Depuis que Descartes a mis à la mode le doute philosophique et la psychologie métaphysique, et surtout depuis que Kant a distingué le phénomène du noumène, l'effort des philosophes s'est, en effet, détourné de l'étude du monde et des objets extérieurs, considérés désormais comme inaccessibles ou même comme inexistants, et s'est orienté vers l'étude de l'esprit et de ses modifications, de la conscience et de ses « données immédiates ». On a parfois donné, à juste titre, à ce mouvement d'idées et aux systèmes qui en découlent le nom de relativisme, parce que toute connaissance y est considérée comme relative au sujet connaissant.
C'est d'ailleurs là, plutôt qu'une doctrine
déterminée, une tendance générale, comportant une infinité de nuances
différentes, depuis le scepticisme littéraire jusqu'au solipsisme, en passant
par les ondoyantes formes diverses du pragmatisme : tous les systèmes peuvent
se ranger sous le nom de relativisme, du moment qu'ils s'opposent à quelque
philosophie plus dogmatique, du moment qu'ils contribuent à la destruction des
illusions de l'absolu, si profondément chevillées dans l'esprit humain par la
routine du sens commun.
C'est à toutes les formes de la connaissance que
s'applique l'action destructive du relativisme, et cependant il semblait
jusqu'à ces dernières années que la science, cette reine de toutes les
connaissances modernes, ait échappé à cette action. Elle y échappait, il est
vrai, grâce à un compromis, ou, si l'on veut, grâce à une vaste concession de
principe faite par les théoriciens de la science aux relativistes et aux
philosophes en général. L'interprétation positiviste en fournissait le point
de départ : la science, disait-on, ne s'occupe que de faits positifs, des faits
expérimentaux; elle cherche à les réunir par des liens qu'elle appelle lois,
théories, principes... Mais elle ne prétend pas par là toucher le fond des
choses. Le langage précis, brutal parfois, des mathématiques, qu'elle est
contrainte d'employer, peut faire illusion par son dogmatisme apparent : il n'y
a en réalité dans les grands principes de la physique que des conventions plus
ou moins commodes... Ce dernier terme évoque les thèses célèbres de
Henri Poincaré. Et ce que Poincaré disait ainsi des grands principes, M. le Roy
a été jusqu'à l'appliquer au fait scientifique lui-même en l'opposant au « fait
brut ». Ainsi derrière les affirmations relativistes des « philosophes
scientifiques », les savants pouvaient poursuivre en paix leur systématisation
du monde, toujours plus mathématique et plus dogmatique."
"L'absolu de la science physico-mathématique, qui
caractérise celle-ci depuis qu'elle existe, est particulièrement visible dans
les principes du système de Newton. [...] Le système newtonien part, comme on
sait, des notions d'espace euclidien et de temps universel,
considérées comme données d'une façon absolue par la nature même de la réalité
extérieure ; l'un et l'autre y sont considérés comme logiquement antérieurs à
ce qu'ils contiennent ; les objets se placent dans l'espace, et les événements
s'inscrivent dans le temps en occupant en quelque sorte une partie de celui-ci
ou de celui-là. C'est également le système de Newton -du moins tel qu'il est
donné sous sa forme mathématique -que Kant avait pris pour base ; seulement
ayant mis en évidence de façon péremptoire les difficultés philosophiques de
cette théorie, il a été conduit à faire de l'espace euclidien et du temps universel,
non pas des données de la nature, mais des formes a priori de
la sensibilité. Constamment intervient dans les prémisses de ses
raisonnements le fait que les principes de la géométrie euclidienne et de la
mécanique newtonienne -basés sur les notions d'espace euclidien et de temps
universel- sont admis comme apodictiques. Et c'est précisément pour pouvoir
maintenir ce caractère apodictique que Kant a été conduit à la notion des
formes a priori de la sensibilité ; en un certain sens, on
peut donc considérer le kantisme comme ayant déjà fait, dans une large
mesure, la « part du feu » en faveur des principes de la science physico-mathématique."
(pp.64-65)
[Glose 1 : Ce qui revient à dire, me semble-t-il,
qu’il n’y a pas de théorie de la connaissance (et de la science) chez Kant.
Kant ne se demande jamais si la connaissance est possible ; il part
du principe que la physique newtonienne est un ensemble de connaissances
valables, et il se demande ensuite à quelles conditions cette science elle est possible. Kant préjuge que la connaissance existe. On comprend dès lors mal le culte bi-centenaire rendu à la Critique
de la raison pure, si elle n’affronte pas la position sceptique, la
position qui maintient le doute ou nie la possibilité de la connaissance…]
"Or voici qu'une théorie nouvelle a surgi depuis
quelques années, partant de résultats expérimentaux qu'elle prétend interpréter
suivant les méthodes classiques de la science, et cette théorie, en deux étapes
rapidement franchies, a successivement affirmé l'abandon nécessaire de la
notion de temps universel, puis l'abandon de celle d'espace euclidien. Ce
système nouveau a d'ailleurs justement pris le nom de théorie de la Relativité. Il semble donc, malgré les efforts des philosophes de la
science depuis Kant jusqu'à Poincaré et Le Roy en passant par Auguste Comte,
malgré la part du feu qu'ils avaient faite largement pour séparer la science du
relativisme envahissant, il semble que l'incendie ait fini par gagner le
domaine qu'on avait réussi à protéger jusque-là, celui des principes
intrinsèques de la science physico-mathématique.
Et c'est bien ainsi que l'ont interprété la
plupart des philosophes contemporains, qui ont salué dans l'avènement des
théories d'Einstein l'embrasement général de la Science par la tendance
philosophique relativiste. Ce qu'ils ont vu surtout dans le système
nouveau, c'est que l'espace et le temps y sont considérés, non plus comme des
données absolues a priori données par la nature de la réalité
extérieure, d'après Newton, ou par celle de l'esprit lui-même, d'après Kant,
-mais comme dépendant essentiellement de la mesure faite par l'homme.
« Ce à quoi les faits ont conduit M. Einstein, dit M. Brunschvicg [dans L'expérience physique
et la causalité], ce qui demeurera dans la pensée humaine, c'est une
conception générale de la mesure. Tout le monde sans doute reconnaissait que la
mesure est un moyen pour mettre en évidence le cours intrinsèque des choses.
Néanmoins la détermination des moyens était érigée en moment séparé qui se
suffisait à lui-même préalablement à son application, qui devenait une sorte de
fin en soi ; de sorte que pour étayer la validité du procédé de mesure, il
fallait se tourner vers un monde de concepts ou de préconcepts, comme celui que
Newton définit au début des Principes, ne lui laissant d'autre
alternative que de résider en Dieu ou de s'effondrer dans le vide. De cette
alternative à laquelle sont liées les oscillations de la philosophie
scientifique à la fin du XIXe siècle, M. Einstein nous a définitivement
délivrés, parce qu'il a su orienter la définition de la mesure vers la réalité
à mesurer et définir cette réalité en fonction même de l'instrument de mesure.
»
Le même auteur écrit encore que, dans la théorie de la
Relativité, « le temps naît du moment où il est mesuré » et « l'espace n'est
pas antérieur à la mesure, il naît de la mesure ».
M. Bergson, dans le livre [Durée et simultanéité] qu'il a consacré spécialement à l'étude de
la théorie d'Einstein, s'exprime d'une façon analogue : « Le principe même de
la théorie de la Relativité... est de ne jamais rien supposer au delà de ce qui
est actuellement constaté et de la mesure effectivement prise. » (pp.65-66)
"Le livre entier de M. Bergson, Durée et
Simultanéité, est consacré à une thèse qui est tout à l'opposé de celles
des physiciens relativistes, et. qui n'est autre que le rétablissement de la
notion de temps absolu, par une interprétation particulière de la théorie de la
Relativité. M. Bergson fait d'ailleurs constamment appel, dans ses
raisonnements, à des notions qui sont celles de l'ancienne mécanique et qui
sont formellement répudiées par la nouvelle, comme c'est le cas de la vision
instantanée à distance : d'après la théorie d'Einstein, non seulement
toute vision de ce genre est impossible, mais encore cette impossibilité tient
à la nature même des choses, de sorte qu'en l'introduisant, même par la pensée,
dans un raisonnement, on affecte ce raisonnement d'un vice fondamental. C'est
aussi en ayant recours aux solutions de l'ancienne mécanique que M. Bergson
traite le problème de la mise en marche d'un système solide à une vitesse
déterminée, problème si délicat et compliqué à aborder dans la théorie d'Einstein.
Il n'est pas étonnant qu'il arrive, dans les applications, à des conclusions
opposées à celles du physicien allemand et de ses disciples." (p.67)
"C'est cependant sur des faits physiques que MM.
Lorentz, Einstein et leurs disciples ont basé leur système : ce sont des
expériences qui ont conduit les théoriciens à le construire pour sauver les
phénomènes ; ce sont des expériences qui, après coup, l'ont vérifié."
(p.69)
"Nous pouvons recourir, pour illustrer ces
notions, à des images familières. Devant moi se trouve un livre fermé, de forme
rectangulaire, posé à plat sur mon bureau, la tranche étant orientée d'une
façon quelconque par rapport au bord de ce bureau. Ce livre a des dimensions
propres : ce sont les distances qui existent entre les différents coins de la
couverture pris deux à deux. Mais si nous choisissons des directions d'axes, le
livre a également des dimensions relatives à ces directions : pour les révéler,
je prends deux instruments bien connus appelés pieds à coulisse ; je place le
premier parallèlement au bord du bureau, et le second perpendiculairement. Au
moyen du premier je mesure une dimension relative que j'appelle longueur, au
moyen du second une autre que j'appelle largeur (je laisse de côté pour le
moment la hauteur). Cela posé, je recommence l'opération en changeant la
direction des deux pieds à coulisse, mais en les maintenant perpendiculaires
l'un à l'autre ; les nombres obtenus comme mesures ont évidemment changés. Si
on continue d'appeler longueur (relative) la dimension mesurée par le premier
instrument et largeur (relative) celle que mesure le second, longueur et
largeur vont se modifier au fur et à mesure du changement de direction des instruments,
et même il arrivera qu'après une rotation de 90 degrés, ce que nous appelions
primitivement longueur sera devenu largeur, et inversement. Les résultats des
mesures ainsi faites correspondent, pour chaque orientation des instruments,
aux dimensions relatives obtenues par le calcul d'après les formules de
transformation pour des systèmes s d'axes de coordonnées exactement orientés
comme les pieds à coulisse, pourvu, bien entendu, que le livre n'ait pas bougé.
Dans cette étude d'un problème-type de changement de
coordonnées, nous aurions pu, pour la commodité du discours, parler d'un
observateur humain qui aurait, par exemple, commencé par se placer en face du
livre et aurait ensuite changé d'orientation en même temps que les instruments
de mesure. Nous aurions dit, dans ce cas, que la longueur relative est la
dimension lue sur le pied à coulisse parallèle à la ligne des yeux de
l'observateur, et la largeur relative la dimension lue sur le pied à coulisse
placé perpendiculairement à cette ligne (ou inversement : peu importe). Mais
cette manière de présenter les choses, excellente sans doute pour un livre de
vulgarisation, risquerait fort de tromper complètement un philosophe habitué à
rechercher et à discerner partout l'influence du sujet pensant sur les
représentations des objets : on arriverait peut-être en effet à faire croire à
ce philosophe que c'est l'orientation même de l'observateur qui l'empêche de
lire les mêmes nombres dans les différentes positions qu'il peut prendre autour
de l'objet à mesurer. Or ce n'est pas l'orientation de l'observateur qui
intervient, c'est celle des axes de coordonnées ; et l'observateur, quelle que
soit son orientation, lira toujours, pour chaque position des instruments, des
nombres qui ne dépendront que de cette position et non de la sienne propre.
Nous pouvons donc définir avec précision ce que nous appelons longueur relative
ci une orientation donnée, largeur relative à une orientation donnée, ces
expressions se rapportant à des propriétés de l'objet (le livre) ou mieux à des
rapports entre l'objet et les directions choisies, mais non à des propriétés du
sujet ou à des rapports entre l'un et l'autre. Cette remarque est extrêmement
importante parce qu'elle permet de dissiper une confusion du même genre qui a
été commise fréquemment dans l'interprétation de la Relativité.
Nous pouvons également tirer de cette étude un
enseignement au sujet de la signification philosophique de la mesure dans
l'esprit du physicien. Pour celui-ci, en effet, nous aurions pu ne pas mesurer
le livre, ses dimensions, relatives à chaque orientation, donnée ou possible, n'en
auraient pas moins existé.
Le savant, lorsqu'il fait de la science, croit
fermement à la réalité du monde extérieur et particulièrement des choses
introduites par la science." (pp.73-75)
"Cette primauté de la réalité sur la mesure
est particulièrement visible dans les cas, assez nombreux du reste, où
l'instrument lui-même « fausse la mesure ». C'est ce qui arrive par exemple
lorsqu'on veut mesurer l'intensité d'un courant électrique en plaçant un
ampèremètre dans le circuit, ou la différence de potentiel entre deux points en
mettant un voltmètre en dérivation. Dans les deux cas, quelle que soit la
perfection de construction de l'appareil, le fait même de le placer modifie
légèrement le courant. Si l'on veut alors une mesure précise et exacte, il faut
appliquer à la lecture que l'on a faite une correction. Dans quel but ? Pour
savoir quelle était l'intensité du courant -ou la différence du potentiel-
lorsque l'appareil de mesure n'y était pas. Car non seulement le physicien
suppose qu'il y a une intensité de courant lorsque aucun instrument n'est là
pour la mesurer, mais, encore il considère que c'est la valeur de cette
dernière qui importe, la mesure qui a été faite sur l'ampèremètre intercalé
dans le circuit n'étant qu'une étape pour arriver à cette valeur.
C'est cette conviction profonde de la réalité des
choses en elles-mêmes, antérieurement à toute mesure, qui s'applique dans la
solution du problème de la transformation de coordonnées. L'indépendance entre
l'objet dont on prend les mesures et le sujet qui l'étudié y est affirmée à
deux échelons distincts :
1° Si des directions d'axes sont données, les
coordonnées (et aussi les dimensions) qui leur sont relatives sont données par
là même ; ces coordonnées (ou ces dimensions) sont révélées à un observateur
quelconque (orienté lui-même d'une façon quelconque) par des lectures faites
sur des instruments de mesure placés suivant les directions indiquées.
2° Les points matériels, ou les ensembles de points
dont on prend les coordonnées ou les dimensions sont considérés comme
existant d'une façon absolue, indépendants non seulement du sujet observant,
mais encore des systèmes d'axes choisis ; et on peut calculer facilement, à
partir des dimensions relatives une fois mesurées, les dimensions propres, qui
sont des caractéristiques intrinsèques de cet objet. Cette condition
est essentielle pour l'étude du problème de la transformation des coordonnées,
qui perd toute espèce de signification si elle n'est pas remplie."
(pp.75-76)
"Si nous voulons noter un événement, nous disons
qu'il s'est placé en tel point - repéré par rapport à un système solide
déterminé, la terre par exemple (par trois coordonnées d'espace) et tel jour, à
telle heure (c'est la coordonnée de temps) : voilà les quatre coordonnées dont
nous avons besoin pour caractériser cet événement ; nous aurons les valeurs de
ces coordonnées en les mesurant par les méthodes classiques, mais cela ne veut
pas dire que nos mesures vont créer ces valeurs : ces valeurs existent avant
que nous les mesurions.
Supposons maintenant que, connaissant les coordonnées
d'un événement par rapport à un système d'axes, nous cherchions à avoir les
coordonnées du même événement par rapport à un autre système ; tant que les
deux systèmes sont immobiles l'un par rapport à l'autre, la solution du
problème est simple : on garde le même « temps » et on applique les formules de
transformation de coordonnées à trois dimensions de la géométrie classique.
Le problème se complique lorsqu'il s'agit de passer à
un système de référence en mouvement par rapport au premier. La mécanique
classique donnait à cette deuxième question une solution, tout à fait analogue
à la précédente, basée sur l'invariabilité du temps. La théorie nouvelle ne
l'admet plus. Est-ce uniquement à cause de « considérations formelles sur les
définitions de la simultanéité des événements ou de l'égalité des temps » comme
le pense M. Brunschvicg ? Nullement. Les physiciens disciples d'Einstein se
croient obligés d'admettre que des horloges parfaites et parfaitement réglées
les unes sur les autres à l'origine se dérèglent progressivement les unes par
rapport aux autres si elles sont en mouvement relatif ; c'est là non pas une
spéculation formelle, mais l'affirmation d'un phénomène physique qui pourra
être constaté, vérifié expérimentalement lorsque nous aurons des horloges assez
précises. Il résulte de là qu'un même événement ne peut être noté de la même
manière, au point de vue temps, dans deux systèmes en mouvement l'un par
rapport à l'autre, car c'est la lecture des horloges qui nous donne la valeur
du temps, de même que les lectures sur lès étalons de longueur nous donnent les
valeurs des dimensions spatiales ; d'ailleurs ces lectures ne créent ni le
temps ni les dimensions relatifs à chaque système, mais elles sont nécessaires
pour nous les révéler." (pp.77-78)
"Ces distances et ces temps relatifs ne dépendent
nullement de l'observateur, mais du système de référence. Si le temps
est relatif, il est relatif aux choses et non aux personnes. De même que la
direction de la verticale est relative au point du globe considéré, de même le
temps qui sépare deux événements est relatif au système de référence
choisi." (pp.78-79)
"On peut donc dire que la théorie d'Einstein,
bien loin d'affirmer la relativité de la connaissance scientifique à l'esprit
du sujet connaissant, pousse au contraire l'affirmation de l'absolu de
la nature bien au-delà de ce qu'avaient posé les théories antérieure."
(p.80)
"Le nom de la théorie nouvelle, qui est justifié
par des raisons historiques et scientifiques respectables, a pu faire illusion
à beaucoup. Il ne doit pas nous faire oublier la signification profonde de
toute science, qui comme telle est une recherche de l'absolu." (p.87)
-André Metz, "Relativité et Relativisme", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 101 (JANVIER A JUIN 1926), pp. 63-87.
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