dimanche 22 décembre 2024

Agrégation de philosophie 2024 : « L’imagination nous instruit-elle ? »

[Ma copie de 7 pages a reçu la note de 7/20]

« Cela n’existe que dans ta tête ! ». Qui donc n’a pas déjà été ainsi interpelé et démenti dans ses représentations de la réalité, du monde tangible, sensible, critère de la vérité et de la possibilité d’un monde commun. Qui n’a pas été sommé de reconnaître la déliaison, l’inadéquation entre ses propos et l’état du monde ? Qui n’a été accusé de discourir à vide, non sur les choses mêmes, mais sur de simples images, reproductions mentales, et de surcroît déformées ou arbitraires, images coupées du monde, autonomisées, formant une réalité parallèle, fictive, égotique, hallucinée ? « Vous vivez dans votre propre réalité » lançait en deux mille seize Hilary Clintton [sic] à son rival politique républicain. Et puisque le monde est gage de vérité, puisqu’une pensée est vraie par sa conformité avec la chose qu’elle pense, alors l’erreur doit bien provenir de l’individu. Il doit y avoir en lui, dans son esprit, quelque faculté, c’est-à-dire une puissance, de produire ce monde de l’erreur, ces images infidèles. Cette capacité, qu’une longue tradition met en position d’accusée, c’est l’imagination, « maîtresse d’erreurs et de faussetés », selon une formule de Blaise Pascal. On peut tout d’abord la définir, comme le fait Jean-Jacques Wunenberger, comme la faculté de produire et manipuler des images mentales. L’image ainsi définie peut-être [sic] la reproduction d’une perception (visuelle, sonore, etc.) ; on parlera alors d’un acte de l’imagination reproductrice ou perceptuelle. Mais l’imagination peut aussi être une faculté créatrice, comme l’a abondamment étudié Cornelius Castoriadis (L’institution imaginaire de la société, 1975). On peut distinguer dans l’imagination une aptitude à la symbolisation (association d’une image et de l’élément signifié par elle, par exemple la croix pour le christianisme) qui ouvre à la métaphore, aux images langagières et poétiques. L’imagination rend possible un décalage d’avec la réalité objective, perçu [sic] par le sujet et échappant au contrôle arbitraire de sa volonté. Pour Castoriadis, l’aspect fondamental de la faculté imaginative est qu’elle permet de se donner, sur le mode de la représentation, une chose ou une relation qui n’existe pas dans la perception actuelle ou n’a jamais été perçu par le sujet. L’imagination est donc une puissance de distanciation d’avec l’objectivité, nos données sensorielles, et l’état effectif du monde. Cet écart rend possible des singularités du langage et de la pensée humaine, comme le mensonge (dire ce que l’on sait être faux), l’imagination propositionnelle (faire comme si on croyait à l’existence de quelque chose, alors qu’on sait qu’il n’en est rien) ou encore l’ironie. La créativité de l’imagination se rencontre aussi dans le rêve, ou dans le fantasme (que la psychanalyse définit comme une image exprimant un désir plus ou moins conscient, donc un symbole, mais dont la référence à une réalité extérieure au psychisme fait problème). Cette puissance de substition d’une réalité subjective à l’objectivité des choses semble bien légitimer le reproche classique adressée à l’imagination : être une puissance égarante, ennemie de la vérité. « Tu as trop d’imagination », dit-on volontiers à l’enfant dont on réfute les propos. Lorsque le sujet plaque sur la réalité ses propres représentations déliées de celle-ci, on parle de fantasmagorie, de visions délirantes, de folie, etc. C’est toutefois un abus de langage de dire que la fantasmagorie rapportée par le sujet est irréelle, alors qu’elle est simplement mentale et purement subjective. L’imagination semble donc bien capable de nous tromper. Mais faut-il en conclure qu’elle ne nous apprend rien ? Les images que nous suscitons dans notre esprit sont-elles un obstacle épistémologique, qui nous écarte de la vérité ? Pourquoi avons-nous cette aptitude franchement bizarre, et même folle, à nous écarter de la réalité, à délaisser la certitude que nous confère nos sens ? N’est-il pas choquant qu’un pareil ait survécu à des millions d’années de pression évolutionnaire ? Ou bien ne faut-il pas envisager, précisément du fait que l’Homme a évolué avec sa capacité imaginative, que celle-ci doit avoir une utilité quelconque (ne serait-ce que dans un état antérieur du milieu naturel de l’espèce) ? Et peut-être une utilité cognitive ? Y-t-a-il quelque chose que l’imagination nous apprend ? Ou bien les images que manipulent notre esprit ne sont-elles que des chimères ; au mieux la version dégradée d’une réalité suprasensible (Platon) ; au pire une illusion volontaire pour fuir la réalité du monde (Nietzsche) et/ou flatter son orgueil (Pascal) ?

Dans une première partie, nous examinerons ce qu’il nous est permis d’imaginer et nous montrerons que l’imagination, d’une part, nous ouvre à certaines formes de réalités, et d’autre part, n’est pas séparable du monde. Puis, dans un second temps, nous expliquerons que l’imagination, malgré le fait qu’elle constitue un présupposé de la connaissance en général, et malgré ses rôles multiples, stimulant, parfois nécessaires, dans la production de connaissances particulières, n’est pourtant pas, à elle seule, une faculté de connaissance.

          Contre l’imaginaire des détracteurs de l’imagination –c’est-à-dire contre la conception selon laquelle l’imagination serait du côté de la fantaisie, de la liberté poussée jusqu’à l’arbitraire le plus absolu- ; il faut commencer par faire admettre que « l’imagination ne court pas entièrement à l’aventure » (Hume, Enquête sur l’entendement humain). En effet, il y a des limites à l’imagination. Limites du sujet empirique, de tel individu humain (on ne peut pas imaginer un extrait d’une symphonie au Néolithique). Mais aussi et surtout, des limites qui semblent constitutives de la nature humaine. Par exemple, je ne peux pas me représenter un chiliogone (polygone à mille côtés). Et si l’on remettait en cause ce célèbre exemple de Descartes, en faisant peser la limitation sur la seule puissance du cerveau humain actuel, considérons bien que, même avec des capacités démultipliées, je ne pourrais jamais me figurer par avance et dans tous ses détails le contenu de mon expérience consciente et dans le prochain quart d’heure. Le futur n’est pas observable, et il n’est qu’imparfaitement et indirectement figurable. Je peux me faire une image de l’avenir comme répétition du passé ou du présent. Je peux même, à l’occasion, l’imaginer dans sa nouveauté, puisqu’il y a une imagination créatrice, à l’œuvre par exemple dans la « conscience anticipante » (Ernst Bloch), qui rend possible une préfiguration de ce qui peut ou va advenir. Mais malgré les meilleures anticipations, la situation arrive, et le cours prévu des choses amène « un petit rien qui change tout », comme l’écrit plaisamment Bergson. Il y a donc des limitations à l’imagination. La considération de ces limites nous instruit sur une certaine finitude de la condition humaine.

          Par ailleurs, le chaos de la faculté imaginative apparaît comme limité, plus positiviment, par des lois de fonctionnement qui lui sont propres. Bachelard a proposé des lois d’association des matières imaginées. A l’en croire, on peut combiner mentalement des images de deux éléments primordiaux, mais jamais davantage. Moyennant un effort, je peux me figurer une tempête de feu. Mais si j’essaye de m’imaginer une fusion d’eau, de terre et de feu, je n’arrive jamais qu’à une simple juxtaposition (soit temporelle, soit spatiale) de chaque image élémentaire. On pourra contester l’exemple. Il vaut ce que vaut la connaissance introspective, et sa généralisation aux facultés d’autrui repose sur le même postulat que la connaissance compréhensive (empathie), à savoir celui d’une humanité commune. L’examen de mon imagination ne nous apprend quelque chose que si nous sommes relativement semblables.

          Non contente d’être réglée, l’imagination est aussi régulatrice. Kant considérait que l’imagination transcendantale (c’est-à-dire non pas l’imagination de tel individu, avec son imaginaire particulier, mais la structure de l’activité imaginative pour toute conscience possible) est nécessaire pour saisir le monde selon la catégorie de la causalité. La psychologie contemporaine appuie cette idée que l’acquisition du schème causal présuppose l’usage de l’imagination. Soit l’expérience suivante : on donne à des bébés des anneaux à imbriquer pour former une chaîne, mais dont certaines sont inutilisables car bouchés. Ce n’est qu’à partir de dix-huit mois que le bébé, au lieu de procéder par tâtonnements, rejette d’emblée l’anneau bouché. Il sait qu’une certaine causalité (enchaînement des anneaux) est impossible et qu’elle ne l’aurait été que si l’anneau était différent. Il est donc devenu capable d’imaginer l’anneau autrement qu’il n’est (il aurait pu ne pas être bouché). Ces résultats expérimentaux soutiennent que l’acquisition du schème causal (qui est à la base de toute compréhension rationnelle et scientifique du monde, et donc de toute la connaissance autre que logico-mathématique) nécessite d’imaginer.

          Troisièmement, l’imagination est une source d’expériences mentales, qui présentent des spécificités par rapport aux expériences sensorielles. L’imagination me permet de faire l’expérience de situations que je n’ai jamais rencontré objectivement. La visualisation, en rêve, d’un vol au-dessus du paysage, ou la rencontre avec les défunts sont vives et marquantes (ce qui rend douteuse la proposition de Hume de distinguer l’élément imaginaire par la vivacité du ressenti, qui serait moins forte que dans le cas de l’impression sensorielle). L’imagination rend donc possible de tester des situations, plus ou moins vraisemblables, et, bien qu’elles ne soient pas identiques avec la situation objective, d’en tirer des enseignements. Par exemple, si je ressens une gêne à l’idée d’être sur le toit d’un immeuble, je peux estimer probable que je resentirais [sic] la même émotion si la situation avait réellement lieu. L’imagination autorise des expériences de pensées qui peuvent servir à clarifier les idées ou les valeurs du sujet. Par exemple, en philosophie morale, Philippa Foot a conçu le dilemme du tramway (dans lequel il faut s’imaginer faire ou ne pas faire certaines actions pour arrêter ou dévier un tramway menaçant plusieurs personnes). La capacité à s’imaginer à la place d’autrui, à vivre autre chose que son existence actuelle, est nécessaire pour identifier des règles et des principes universelles, et donc acquérir la connaissance morale.

          Parmi ces expériences mentales, on peut souligner la singularité de la formation d’images très abstraites, comme les figures géométriques. Pour Descartes, la visualisation mentale est un moment essentiel de la réflexion mathématique. L’imagination, non seulement reproductrice mais créatrice, est sollicitée par le mathématicien car, selon la tradition logique autrichienne (Frege, mais aussi Husserl) l’objet mathématique n’est pas dérivable de l’objet perçu empiriquement (même par abstraction). De quel objet tangible pourrait, par exemple, provenir le zéro, dont on sait l’usage tardif ? Il y a donc bien une part d’imaginaire dans la mathématique.

          Nous avons donc établi que l’imagination est nécessaire à la formation de la connaissance. Dans bien des situations, elle enrichit l’information fournie par les sens, elle nous offre des expériences nouvelles. Elle vient combler les blancs lorsque nous ne savons pas par observation ou expérience directe. Elle donne des préfigurations de l’avenir. Elle est requise par toutes les sciences qui mobilisent la causalité, le raisonnement mathématique ou la compréhension de l’intentionalité d’autrui (donc, vraisemblablement, pour toute science existante ou possible). Faut-il alors prendre le parti opposé à celui dont nous étions parti [sic], et faire de l’imagination, plutôt que de la raison, la « reine des facultés » (Baudelaire) ? L’accès à la vérité ne trouvait-il pas au contraire dans l’imaginaire sa voie privilégiée, par exemple, dans l’éclat d’une intuition, c’est-à-dire par une compréhension immédiate de la vérité, qui « fièrement et simplement […] devine » (Baudelaire), en faisant l’économie de méthodiques et laborieuses réflexions ?

          En vérité, se demander si l’imagination nous instruit mieux que le raisonnement, ou la perceptions [sic], ou n’importe quel autre faculté, c’est poser un faux problème. Car l’imagination ne produit pas des connaissances. Elle produit ou reproduits des images, des formes, des couleurs… Mais il faut dire aussi, contre Pascal, qu’elle ne nous trompe jamais. Car la vérité et l’erreur présupposent un jugement sur la valeur de vérité d’une proposition, d’un ensemble d’idées, d’un sens. L’erreur est une croyance fausse ; la vérité, la connaissance, signifie une croyance vraie dont on peut justifier pourquoi elle est vraie. L’intuition, même juste, n’est donc pas une connaissance, car l’intuition ne sait pas donner ses raisons. C’est au mieux une vérité muette, et un coup de chance. Et aucun acte d’imagination n’est une connaissance, car il est en amont de la croyance. Je peux ensuite donner mon adhésion à ce que j’imagine. Mais ça n’a rien de nécessaire. C’est la responsabilité du jugement, de la volonté.

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