mercredi 28 août 2024

« Technoprogressisme. Au-delà de la technophilie et de la technophobie », par Dale Carrico.

« Partie I. Technocentrisme, technophilie et technophobie.

Un technophile est une personne à laquelle nous attribuons un enthousiasme naïf ou a-critique pour la technologie, tandis qu'un technophobe est une personne à laquelle nous attribuons une crainte ou une hostilité non moins non dénué d’esprit critique à l'égard de la technologie. Mais qu’apprenons-nous apprend du fait qu'il n'existe pas de mot familier comparable pour simplement décrire une personne qui juge l’influence de la technologie d'une manière critique, attentive à la fois à ses promesses et à ses dangers ?

Pourquoi toute perspective technocentrique sur les questions culturelles, historiques, politiques et sociales est-elle toujours considérée comme technophile ou technophobe ? Est-il vraiment impossible de concevoir un technocentrisme critique qui soit à la fois attentif aux promesses réelles et aux dangers réels ?

Je pense que l'absence d'un tel mot familier révèle des limites profondes et en fait dangereuses dans la manière dont nous comprenons le rôle des changements technologiques dans nos vies, dans les espoirs et les craintes dont nous les investissons, et dans notre capacité à prendre en charge ces transformations et à les façonner activement de manière à ce qu'ils reflètent mieux nos espoirs.

Parce que je crois que le développement technologique est la dernière force historique qui subsiste dans le monde que l'on peut raisonnablement qualifier de révolutionnaire, et parce que je crois que nous pourrions faire du développement technologique notre espoir le plus tangible de voir l'humanité éliminer réellement et définitivement la pauvreté, les souffrances inutiles, l'analphabétisme, l'exploitation, l'inégalité devant la loi et l'injustice sociale pour tous les habitants de la planète, on me prend souvent pour un technophile.

Et parce que je crois que chaque fois que le développement technologique n'est pas régi par des processus démocratiques légitimes, chaque fois qu'il est conduit par des intérêts nationaux, économiques ou idéologiques unilatéraux, il sera presque toujours une force profondément dangereuse et souvent dévastatrice, exacerbant les inégalités existantes, facilitant l'exploitation, exagérant le mécontentement légitime et encourageant ainsi de dangereuses instabilités sociales, menaçant de risques sans précédent et infligeant des dommages inédits aux individus, aux sociétés, aux espèces et à l'environnement dans son ensemble, on me prend souvent pour un technophobe.

Au cours de la vie de plusieurs millions d'êtres humains actuels, les technologies médicales génétiques, prothétiques et cognitives émergentes nous fourniront probablement les moyens d'éliminer de nombreuses maladies et de renégocier les l’espérance de vie, ainsi que de rendre les traits de morphologie et de tempérament de base radicalement plus discrétionnaires. Avec un soutien approprié, les nouvelles technologies des énergies renouvelables pourraient fournir des alternatives abondantes, propres et peu coûteuses aux combustibles fossiles pour les sociétés développées et en développement, tandis que les nouvelles biotechnologies pourraient réinventer l'agriculture pour nourrir des populations en plein essor ou pour créer des micro-organismes afin d'aider à inverser les dégâts des industries primitives sur l'écosystème de la planète. Les nouvelles technologies numériques de l'information et de la communication en réseau sont déjà en train de remodeler les cultures et les économies mondiales, et fournissent de nouveaux outils pour faciliter la collaboration et faire proliférer l'intelligence, l'invention et la critique. Grâce à ces outils, nous pourrions étendre la portée et la force de la démocratie, soutenir des institutions internationales plus représentatives et plus responsables, et contribuer à garantir les droits de l’Homme dans le monde entier.

Je fais régulièrement la distinction entre deux sensibilités contemporaines largement technocentriques qui semblent inévitablement naître en réponse à la perspective de tels développements ou à l'apparition de leurs précurseurs aujourd'hui : le technoprogressisme et le bioconservatisme.

Le technoprogressisme part du principe que les développements technoscientifiques peuvent être porteurs d'autonomie et d'émancipation tant qu'ils sont réglementés par des autorités démocratiques légitimes et responsables afin de garantir que leurs coûts, leurs risques et leurs avantages soient équitablement partagés par les parties prenantes à ces développements. Le technoprogressisme est une position de soutien à ce développement technologique en général, et aux pratiques humaines consensuelles de modification génétique, prothétique et cognitive en particulier.

Le bioconservatisme, quant à lui, est une position d'hésitation à l'égard du développement technologique en général et tend à maintenir une forte opposition à la modification génétique, prothétique ou cognitive des êtres humains en particulier. Qu'elles découlent d'une politique ordinairement à droite de conservatisme religieux/culturel ou d'une politique ordinairement à gauche d’écologisme, les positions bioconservatrices s'opposent aux interventions médicales et autres interventions technologiques dans ce qui est largement perçu comme les limites humaines et culturelles actuelles, au nom d'une défense de la « naturel » déployée en tant que catégorie morale.

Au fond, le technoprogressisme consiste simplement à insister sur le fait que chaque fois que nous parlons de « progrès », nous devons toujours garder à l'esprit et dans notre action à la fois ses dimensions scientifiques/instrumentales et ses dimensions politiques/morales. Dans une perspective technoprogressiste, le progrès technologique sans progrès vers une distribution plus juste des coûts, des risques et des bénéfices de ce développement technologique ne sera pas considéré comme un véritable progrès. […]

Dans leurs versions les plus raisonnables, les technoprogressistes et les bioconservateurs s'opposeront tous deux aux formes de développement technologique dangereuses, injustes, non démocratiques et non délibératives, et reconnaîtront tous deux que ces modes de développement peuvent faciliter une insouciance et une exploitation inacceptables, exacerber l'injustice et incuber un dangereux mécontentement social. Presque tout le monde ressentira de temps à autre, en fonction de ses expériences et de ses espoirs personnels, l'attraction irrésistible et raisonnable de l'une ou l'autre de ces sensibilités plus larges. Ces deux sensibilités, souvent profondément opposées dans des campagnes particulières de plaidoyer, d'activisme, d'élaboration de politiques, de création de sens et d'éducation, partageront néanmoins au moins suffisamment de points communs pour qu'un dialogue productif soit possible entre leurs adeptes.

Il est également essentiel de reconnaître que les sensibilités, rhétoriques et politiques bioconservatrices et technoprogressistes sont nées et exercent leur force uniquement en conséquence de ce que je décrirais comme la dénaturalisation en cours de la vie humaine dans ce moment historique.

Cette dénaturalisation est une tendance sociale et culturelle générale, à peu près analogue et structurellement liée à d'autres tendances générales comme, par exemple, la sécularisation et l'industrialisation. Elle consiste essentiellement en deux tendances : Premièrement, la dénaturalisation désigne une méfiance croissante (qui peut provoquer soit de la peur, soit de l'espoir, parfois sous des formes hyperboliques) à l'égard de la force normative et idéologique des affirmations faites au nom de la « nature » et en particulier de la « nature humaine », inspirée par la reconnaissance de l’effet déstabilisant des développements technologiques sur des capacités et des normes sociales données. Deuxièmement, la dénaturalisation consiste à prendre conscience de la mesure dans laquelle les modalités et le rythme du développement technologique, ainsi que la répartition de ses coûts, de ses risques et de ses avantages, apparaissent de plus en plus clairement comme l'espace principal de la lutte sociale dans le monde.

C'est un truisme de dire que les moyens techniques d'éliminer la pauvreté et l'analphabétisme pour tous les êtres humains de la planète existent depuis le XVIIIe siècle, mais que les formes sociales et la volonté politique n'ont cessé de faire échouer ces objectifs. Pour la plupart des technoprogressistes, l'objectif reste d'utiliser les technologies émergentes pour transformer l'administration des besoins sociaux, afin de fournir un toit, une alimentation, des soins de santé et une éducation à tous. À cette fin, il est essentiel d'approfondir et d'élargir la participation démocratique à la gouvernance, à l'administration et aux délibérations sur le développement, ainsi que l'obligation de rendre des comptes, grâce aux nouvelles technologies de l'information et de la communication en réseau. Pour les technoprogressistes, l'impératif est toujours présent : Utiliser la technologie pour approfondir la démocratie, utiliser la démocratie pour s'assurer que la technologie profite à tous.


Deuxième partie. Vivre longtemps et prospérer : Un programme de démocratie sociale technoprogressive.

La préoccupation la plus légitime de certains bioconservateurs sensés (et de ceux qui tendent à sympathiser avec leurs arguments pour l'instant), et certainement de la plupart des technoprogressistes, est que les riches et les puissants profiteront des « améliorations » médicales et de la longévité bien avant le reste d'entre nous, ou que les élites puissantes contrôleront les technologies de surveillance numérique ou des capacités nanotechnologiques sans précédent qui consolideront leur pouvoir d'une manière inimaginable.

La convergence NBIC des technologies à l'échelle nanométrique, des technologies biomédicales, des technologies de l'information et des technologies cognitives et neurologiques promet une émancipation humaine sans précédent, mais ne menace rien de moins que la réécriture littérale de l'injustice sociale sous la forme d'une effroyable différentiation.

Je souhaite proposer la réparation programmatique initiale et provisoire de l'injustice sociale qui précède, en tant qu'élément indispensable d'une politique proprement technoprogressiste de lutte sociale technodéveloppementale radicale et perturbatrice. Des propositions alternatives tout aussi technoprogressives sont les bienvenues et même nécessaires, bien sûr, et il est fort probable qu'elles soient abondantes assez rapidement :

Une première campagne technoprogressive :

Les technoprogressistes doivent exiger un revenu de base garanti comme complément indispensable à tout soutien général aux développements technologiques perturbateurs. Cela permettrait d'éliminer la pauvreté de la vie sociale et de de garantir à chaque citoyen d’être partie prenante de la société avec suffisamment de liberté pour définir les termes de sa participation comme il l'entend. Ce revenu (associé à une subvention à l'éducation et à la reconversion tout au long de la vie) mettrait en évidence la valeur de la participation citoyenne dans une civilisation démocratique correctement technoprogressive, en permettant aux citoyens d'apporter un contenu créatif gratuit, y compris la recherche et le développement technoscientifiques, de participer à de nouvelles formes collaboratives de contrôle des médias et de délibération politique, en plus de voter sur les mesures politiques et les représentants pour les fonctions publiques.

L'offre publique d'un revenu de base garanti tout au long de la vie devrait être considérée avant tout comme une mise en œuvre de mesures de protection contre les abus de pouvoir arbitraires sur le lieu de travail. Il donnerait à chacun les moyens de "se retirer" des circonstances actuelles dans lesquelles il obtient ses moyens de subsistance. Elle permettrait ainsi de contrôler en permanence les abus de pouvoir sur le lieu de travail en institutionnalisant une position permanente de sécurité à partir de laquelle les travailleurs pourraient renégocier les conditions de leur emploi et demander réparation pour les abus sans craindre des représailles injustes. Il encouragerait également les gens à grandir et à prendre des risques, à essayer de nouvelles choses, à acquérir de nouvelles compétences, à investir dans de nouvelles entreprises au bénéfice de tous, et tout cela sans la menace d'une dévastation totale pour les décourager et les contraindre. Un monde doté d'un revenu de base garanti serait toujours un monde dans lequel de nombreuses personnes travailleraient pour le profit, bien sûr, et dans lequel de nombreuses autres personnes travailleraient volontairement dans des projets qui sont particulièrement importants ou satisfaisants pour elles, ou qui leur procurent des avantages uniques.

Ces droits impliqueraient les citoyens dans des projets incomparables pour établir une justice égalitaire, garantir la tranquillité locale, assurer la sécurité mondiale et promouvoir le bien-être général, à la fois en tant que citoyens-critiques sur les réseaux mondiaux, en assurant la surveillance des médias, la résolution des problèmes, le contenu créatif gratuit, la surveillance participative, la délibération politique en matière de développement et la compensation pour les pertes de revenus, mais aussi en nous apportant une compensation (et en renforçant notre capacité de consentement réel) alors que nous assumons de plus en plus de risques et que nous perdons une part réelle de notre vie privée habituelle dans notre rôle émergent de citoyens-sujets expérimentaux, en tant que "points de données" indispensables dans les projets expérimentaux mondiaux visant à accélérer et à réguler la longévité émergente et la médecine modificatrice.

Il est essentiel de se rappeler que les médias ont toujours été subventionnés par l'État. Même dans l'Amérique relativement "minarchiste" de l'ère fondatrice, les architectes de la république ont reconnu le caractère indispensable des médias pour le fonctionnement d'une démocratie à l'échelle du continent : d'où la mise en place d'un service postal et de routes, puis le subventionnement et la réglementation de chaque forme de média au fur et à mesure de son apparition sur la scène, jusqu'à la création et le soutien récents de l'internet. De ce point de vue, un revenu de base garanti peut être défendu comme une subvention comparable des réseaux et des médias peer-to-peer (y compris des formes collaboratives de sécurité et de surveillance approfondies), indépendamment de ses nombreuses autres justifications.

Les progressistes défendent les garanties de revenu de base comme l'accomplissement différé de la promesse émancipatrice des luttes contre l'esclavage et la conscription, en éliminant enfin la contrainte économique qui contraint tant de gens aujourd'hui à l'esclavage salarié et aux armées volontaires qui font les affaires sanglantes des élites corporatistes et militaires. Les technoprogressistes ajoutent à ces défenses que les garanties de revenu de base offrent également des moyens de résister aux résultats technodéveloppementaux favorisés exclusivement par les élites, ainsi que d’éviter les concentrations antidémocratiques ostensibles de richesses facilitées par l'automatisation. Je décris cette concentration pernicieuse de richesse technoconstituée, ainsi que les dislocations technodéveloppementales facilitées par des réseaux de communication et de transport sophistiqués, comme l'abjection technodéveloppementale (les discussions sur l'"externalisation" des emplois peuvent souvent être utilement traduites en ces termes).

Une deuxième campagne technoprogressiste :

Les technoprogressistes doivent exiger la fourniture universelle de soins de santé de base ainsi qu'une subvention des citoyens pour soutenir un recours consensuel à la médecine de modification tout au long de la vie, en tant que complément indispensable à toute promotion générale de la recherche, du développement et du soutien à la médecine génétique, prothétique et cognitive. Cela permet d'éliminer la plus grande menace qui pèse sur la vie des personnes relativement moins puissantes (les souffrances inutiles, le fardeau des maladies non traitées, ainsi que les pressions exercées par les puissants pour qu'ils s'engagent dans des traitements et des modifications non désirés) et d'enrôler chaque citoyen comme participant à une expérience d'égal à égal à l'échelle de la civilisation en matière de fourniture de soins de santé de meilleure qualité et de médecine de rajeunissement. Cette subvention aux soins de santé et à l'amélioration de la santé mettrait en avant la valeur de la liberté morphologique […] dans notre civilisation démocratique, en permettant aux citoyens de s'engager dans des projets prolifiques de création de soi, en tant qu’individus égaux célébrant une réinvention prothétisée par laquelle ils incarnent une diversité culturelle vivante.

Pour les démocrates et les technoprogressistes, la justice sociale ne peut tolérer une répartition inégale de l'autorité au-delà d'un certain point (nous avons, je le crains, largement dépassé ce point dans les démocraties précaires de l'Atlantique Nord) -mais il est tout aussi vrai que notre sens de la justice exige la préservation et la célébration de l'inégalité sous ses formes de distinction et de diversité. […]

Une troisième campagne technoprogressiste :

Les technoprogressistes doivent exiger la mise en œuvre d'un fédéralisme mondial démocratique, reconnaissant que les problèmes planétaires exigent une gouvernance planétaire et que la gouvernance démocratique n'est pas moins légitime à l'échelle mondiale qu'elle ne l'est à l'échelle nationale ou locale.

La lutte sociale technodéveloppementale se déroule à l'échelle planétaire et ses acteurs ne sont pas confinés à une nation, une culture, une région, une classe, une race, un sexe ou une foi. Tous les êtres humains habitent et influencent la même biosphère et le même environnement indispensables, tout comme ils sont tous menacés par leur vulnérabilité face à l'insouciance humaine. Tous les êtres humains produisent, consomment, collaborent et commercent par le biais d'un artifice rituel de normes, de lois et de protocoles, tous interdépendants de manière inéluctable, redevables d'un héritage commun d'intelligence et d'accomplissement créatifs, tout comme nous sommes tous menacés par des interprétations exceptionnistes des normes, des applications sélectives de la loi ou des protocoles injustes qui articulent la production et le commerce. […]

Bien entendu, diverses campagnes progressistes sont déjà en cours pour mettre en œuvre des garanties de revenu de base, des soins de santé universels, une éducation mondiale et un fédéralisme mondial démocratique (que ce soit par la réforme démocratique et le renforcement des institutions existantes telles que les Nations unies, la Cour pénale internationale, l'Organisation internationale du travail, par l'action directe par le biais de mouvements populaires mondiaux pour la paix, les droits de l'homme, le commerce équitable, la durabilité, la transparence, ou par une combinaison de ces campagnes et d'autres campagnes similaires). La critique, l'éducation, l'agitation et l'organisation technoprogressives identifient de nouveaux liens entre ces luttes démocratiques radicales familières et promettent donc de les revigorer. Les perspectives technoprogressistes sont sensibles aux différents enjeux historiques au milieu des dangers et des promesses sans précédent de la technoscience perturbatrice, et reconnaissent également différentes opportunités stratégiques sur le terrain technodéveloppemental dynamique sur lequel ces luttes se déroulent. Mais ceux qui imaginent que la politique "technoprogressiste" se résume à une indulgence sans fin pour les utopies et dystopies "futuristes" […] seront, je le crains, plutôt déçus par ma propre compréhension du terme et par les priorités démocratiques radicales plutôt familières qui découlent de cette compréhension.

Pour moi, il est essentiel de comprendre que la principale distinction entre les orientations politiques technoprogressistes et bioconservatrices n'est pas de savoir si les politiques sont "tech-positives" ou "tech-négatives", puisque la "technologie" n'a pas vraiment d'existence politique intéressante à ce niveau de généralité. Ce que l'on souhaite, ce sont des résultats technodéveloppementaux démocratiques, consensuels, durables, émancipateurs et équitables. Ce à quoi l'on s'oppose, ce sont les résultats technodéveloppementaux qui consolident les élites, sont non consensuels, non durables, exploitants et injustes. Un revenu de base garanti au niveau mondial, des soins de santé et une éducation universels, ainsi qu'un fédéralisme mondial démocratique me semblent constituer le contexte le plus propice à l'obtention de résultats technodéveloppementaux progressistes, démocratiques et durables.

Partie III.

La politique de la liberté morphologique :

La liberté morphologique désigne le droit des êtres humains à conserver ou à modifier leur propre corps, selon leurs propres choix, en recourant de manière informée, non contrainte et consensuelle à la médecine réparatrice ou modificatrice disponible, ou en la refusant.

Les combattants de la liberté morphologique luttent aujourd'hui contre la guerre raciste contre (certaines) drogues (au moyen d'autres drogues), ils sont des expérimentateurs psychédéliques, des radicaux du sexe, des queers, des transsexuels et des défenseurs des personnes intersexuées, des adeptes du body-modding, des féministes qui luttent pour que l'avortement reste sûr, légal et universellement disponible, ainsi que des personnes qui luttent pour élargir l'accès aux technologies d'assistance à la procréation (ART), des personnes qui luttent pour la position, les droits et la vie des personnes différemment capables, y compris les défenseurs dont l'objectif est de garantir les droits des personnes handicapées en tant que citoyens, quelles que soient leurs différences, ainsi que ceux dont l'objectif est de garantir l'accès aux thérapies génétiques, prothétiques et cognitives transformatrices -que ces thérapies soient "normalisantes" ou non, les militants qui luttent pour garantir le droit des personnes à mettre fin à leur vie selon leurs propres choix ainsi que les défenseurs qui cherchent à garantir que les personnes souffrantes et vulnérables ne sont pas insensiblement reléguées dans une situation d'insignifiance sociale qui les incite au suicide.

Ainsi, la politique de la liberté morphologique rassemble de nombreuses luttes qui partagent un engagement commun en faveur de la valeur, du statut et de la lisibilité sociale de la plus grande variété possible (et toujours croissante) de morphologies et de modes de vie souhaités. Plus précisément, la liberté morphologique est une expression du pluralisme libéral traditionnel, du cosmopolitisme progressiste séculaire ou des multiculturalismes humaniste et posthumaniste, mais appliquée à une ère de changement technoscientifique planétaire perturbateur, et en particulier à la transformation palpable en cours et de la compréhension de la pratique médicale, qui passe d'une visée classique de remède à une auto-création consensuelle, par le biais de modifications génétiques, prothétiques et cognitives.

J'ai rencontré le terme "liberté morphologique" pour la première fois dans un court article du neuroscientifique Anders Sandberg, qui le définit tout simplement comme "le droit de se modifier soi-même selon ses désirs". Dans la formulation de Sandberg, le droit à la liberté morphologique découle d'une doctrine libérale conventionnelle de la propriété du corps [!] et équivaut, plus ou moins, à une application directe de la liberté négative à la situation de la médecine de modification. La force politique d'un tel engagement dans les conditions contemporaines de changement technoscientifique perturbateur est tout à fait claire : il fait appel à des intuitions libérales largement affirmées sur la liberté individuelle, le choix et l'autonomie afin de contrecarrer les programmes bioconservateurs qui cherchent à ralentir, à limiter ou à interdire complètement la recherche médicale potentiellement souhaitable et les pratiques thérapeutiques individuellement appréciées, généralement parce qu'elles sont considérées comme menaçant les normes sociales et culturelles établies.

Mais je crains que cette formulation de la liberté morphologique, aussi séduisante et sensée qu'elle puisse être au départ, ne soit entachée des difficultés qui entravent toutes les représentations libérales de la liberté. Parce que toute intuition universelle sur l'indubitabilité de la "propriété de soi" corporelle va radicalement sous-déterminer les droits et protocoles spécifiques qui prétendront en être dérivés, de tels gestes fondateurs mobiliseront toujours des projets compensatoires pour nier et désavouer d'éventuelles formations alternatives. Ces projets visant à "naturaliser" et donc à dépolitiser ce qui est en fait des conventions historiquement contingentes et vulnérables privilégieront inévitablement certaines circonscriptions établies par rapport à d'autres et aboutiront donc tout aussi inévitablement à une forme ou une autre de politique conservatrice. Dans ma propre compréhension du terme, au contraire, l'engagement en faveur de la liberté morphologique découle principalement et également d'engagements en faveur de la diversité et du consentement.

La force de l'engagement en faveur de la diversité me semble impliquer que la politique de liberté morphologique s'appliquera de la même manière à ceux qui recourraient de manière consensuelle à la médecine corrective ou modificatrice souhaitée, ainsi qu'à ceux qui s'abstiendraient de recourir à une telle médecine. Je désapprouve le fort parti pris en faveur de l'intervention et de la modification au cœur de nombreuses formulations actuelles du principe de liberté morphologique. Bien que ce parti pris soit tout à fait compréhensible étant donné le parti pris précisément contraire de la politique bioconservatrice que le principe est censé combattre, je crains qu'un parti pris interventionniste ne menace de circonscrire l'éventail de la diversité morphologique et des modes de vie soutenus par la politique de la liberté morphologique. Je soupçonne que certains prendront ma propre mise en avant de l'engagement en faveur de la diversité comme un effort pour détourner la politique de la liberté morphologique du "relativisme postmoderne" ou d'autres absurdités de ce genre. Mais la simple vérité est que toute compréhension de la "liberté morphologique" qui donne la priorité à l'intervention sur la diversité menacera de soutenir des projets eugénistes enclins à s'imaginer émancipateurs même lorsqu'ils ne sont pas consensuels, et contraindra la variation souhaitée à une conformité qui s'appelle elle-même "santé optimale", gestion du stress, ou allocation la plus "efficace" possible de ressources limitées (quelles que soient les disparités de richesse qui prévalent à ce moment-là).

La force de l'engagement en faveur du consentement me semble impliquer que les politiques de liberté morphologique sont en phase avec les politiques de la gauche démocratique. Je désapprouve le fort biais en faveur des formulations libérales négatives de la liberté au cœur de nombreuses formulations actuelles du principe de liberté morphologique. Bien que les formulations néolibérales, néoconservatrices et libertariennes du marché semblent souvent se contenter de décrire tout résultat "contractuel" ou soi-disant "de marché" comme consensuel par définition, il est tout à fait clair qu'en réalité, ces résultats sont régulièrement et ostensiblement contraints par la menace ou le fait de la force physique, par la fraude et par l'injustice. Ainsi, chaque fois que je parle de mon propre engagement en faveur d'une culture du consentement, je veux indiquer très spécifiquement un engagement en faveur de ce que j'appelle un consentement justifié plutôt que de ce que je rejetterais comme un consentement vide. Un engagement en faveur du consentement fondé exige un accès universel à des informations fiables, à un revenu de base garanti et à des soins de santé universels (en fait, les personnes de bonne volonté soucieuses de démocratie pourraient bien proposer des ensembles concurrents de droits pour satisfaire l'engagement en faveur du consentement fondé, tout comme j'ai proposé ici une version simplifiée du mien), tout cela pour garantir que les performances socialement lisibles du consentement sont toujours à la fois aussi informées et aussi peu contraignantes que possible. Je soupçonne que certains prendront ma propre mise en avant de l'engagement en faveur du consentement justifié comme un effort pour détourner la politique de la liberté morphologique vers la social-démocratie. Mais la simple vérité est que toute compréhension de la "liberté morphologique" qui exige autre chose que des scènes démocratiquement responsables et socialement fondées de consentement informé et non contraint menacera de soutenir des moralistes autoritaires disposant de pouvoirs technologiques sans précédent qui imposeraient leurs perspectives paroissiales à l'échelle planétaire, tout à fait satisfaits de rationaliser rétroactivement le bien-fondé même des massacres et des capitulations de masse.

Partie IV.

Le principe de précaution proportionné (PPP) en tant que cadre démocratisant pour la délibération sur le développement :

Au 20e siècle, certains humains ont acquis, grâce au développement technologique, la capacité sans précédent de détruire toute la civilisation humaine, l'ensemble de la race humaine et, en fait, toute vie sur Terre. Symbolisées par l'explosion de la première bombe atomique en 1945, les décennies suivantes du siècle dernier ont été marquées par une prolifération impressionnante d'armes de destruction massive, d'agents pathogènes issus de la bio-ingénierie et d'autres technologies potentiellement apocalyptiques. De nouveaux dilemmes liés à l'industrialisation mondiale sont également apparus, caractérisés par une complexité sans précédent, des causes diffuses et des résultats profondément inquiétants et mal compris. Parmi ces problèmes, citons l'augmentation des gaz résiduels tels que le dioxyde de carbone et le méthane dans l'atmosphère, l'épuisement rapide, voire catastrophique, des ressources en combustibles fossiles peu coûteux, l'introduction généralisée de toxines dans les sols et les eaux souterraines, l'utilisation excessive et la diminution de l'efficacité des antibiotiques, ainsi que la perte de biodiversité à l'échelle planétaire.

Bien que les normes de prudence aient toujours dû tenir compte de la difficulté d'estimer les meilleurs résultats face à l'incertitude future, à la connaissance imparfaite et aux conséquences involontaires, ces normes n'ont jamais réussi à s'étirer suffisamment pour s'adapter confortablement aux nouveaux enjeux de l'incertitude à une époque de technologies potentiellement apocalyptiques. L'une des tentatives de délimitation de ces normes a été baptisée "principe de précaution".

De nombreux technoprogressistes défendent ce que l'on pourrait appeler le principe de précaution proportionné (ou "PPP"), une version qui préconise ce qui suit :

[1] Nous devrions toujours être prudents face à un dommage possible ;

[2] Au fur et à mesure que les évaluations des risques et des dommages deviennent plus sévères selon le consensus scientifique, la charge de leur justification incombe à juste titre de manière de plus en plus évidente à ceux qui proposent soit de les imposer, soit de s'abstenir de les améliorer ; et

[3] Les processus par lesquels ces justifications et leurs évaluations se déroulent correctement doivent être ouverts, fondés sur des preuves, et impliquer toutes les parties prenantes réelles à la question en jeu.

Les technophiles qui valorisent un développement technologique plus rapide dans l'espoir qu'il fournira plus tôt des biens d'une valeur incomparable, aiment parfois laisser entendre que tous les défenseurs de la Précaution sont indifférents aux risques qui découlent parfois de l'abstention, ou évaluent les risques réels de manière inutilement stricte, ou font preuve d'une sorte d'hostilité générale à l'égard des réalisations des technocultures médico-industrielles (dont, bien sûr, les Précautionneux dépendent eux-mêmes pour leur propre niveau de vie).

Bien que tout cela soit certainement vrai pour certains défenseurs bioconservateurs de la précaution -et les partisans des deux camps peuvent bien sûr toujours trouver des spécimens photogéniques à présenter pour soutenir leurs préjugés- ces accusations ne tiennent pas compte du fait que le principe de précaution a été introduit précisément en réponse à des recherches gouvernementales ou auto-sponsorisées nuisibles et favorables aux entreprises, qui encadraient et publiaient leurs résultats de manière sélective, et en réponse au déploiement de normes de certitude impossibles à atteindre pour créer la fausse impression que des soupçons et des inquiétudes largement répandus et fondés étaient en fait trop controversés pour justifier une réglementation.

Ces critiques de la précaution ont également tendance à ignorer que bon nombre des formulations les plus influentes du principe de précaution (qui n'a pas encore d'expression définitive ou canonique) limitent leur attention aux cas (1) de dommages non réversibles probables pour la santé des individus ou (2) de dommages environnementaux susceptibles d'imposer des coûts de remédiation supérieurs aux bénéfices qu'ils génèrent ou enfin (3) aux menaces existentielles.

Dans les formulations proportionnées de la précaution, la rigueur de la charge justificative pesant sur les acteurs est pondérée en fonction de l'ampleur, de la portée, du caractère et de l'intensité des conséquences du développement anticipées par les parties prenantes à ce développement et justifiées par des normes éthiques et factuelles partagées.

Il se trouve que peu de formulations du Principe sont en fait inconscientes de la dimension inéluctable du risque inhérente à toute conduite humaine, y compris les décisions de "s'abstenir" d'agir. (Il est essentiel de se rappeler que le statu quo naît rarement de l'inaction, mais qu'il doit lui-même être reproduit activement par ceux qui ont ou s'imaginent avoir un intérêt dans son maintien). Même si je reconnais qu'il n'a pas encore été souvent mobilisé dans des arguments de ce type, le principe de précaution me semblerait inciter au développement et au déploiement de technologies et de techniques émergentes pour s'attaquer plus efficacement aux problèmes mondiaux, à la malnutrition et à la mauvaise santé, à certains risques existentiels qui n'ont jusqu'à présent pas pu faire l'objet d'une réponse efficace (par exemple, une défense contre les impacts d'astéroïdes, ou un système d'alerte mondial pour informer les populations vulnérables des tsunamis et autres, le suivi de la prolifération des armes ou des pandémies mondiales).

Pour ses adeptes technoprogressistes, le PPP est un cadre délibératif démocratisant pour le développement durable, qui incite à une répartition plus équitable des coûts, des risques et des bénéfices du développement technologique entre toutes les parties prenantes, tout en assurant une collaboration plus large de ces dernières dans le processus même de la recherche et de l'évaluation de ses résultats.

Régulation entre la renonciation et la démission (RRR)

À notre époque, le développement technologique pose une série de problèmes sans précédent, dont les débats contemporains angoissants sur la médecine génétique, la surveillance omniprésente et l'automatisation généralisée ne sont que de faibles prémonitions. Confrontées à l'horrible réalité ou à la perspective de nouvelles menaces technologiques, les démocraties de l'Atlantique Nord sont presque assurées que leur première réaction consistera en une expansion compensatoire malencontreuse de la surveillance et du contrôle de l'État.

Bill Joy, entre autres, souligne que des technologies dont l’apparition est probablement imminentes pourraient exploiter des capacités d'auto-récursion (par exemple, des logiciels qui pourraient programmer des versions toujours plus sophistiquées d'eux-mêmes sans intervention humaine directe ou sans compréhension) et d'auto-réplication (par exemple, des biotechnologies ou des nanotechnologies moléculaires qui pourraient reproduire des versions d'eux-mêmes se propageant de manière exponentielle) qui les rendront à la fois incroyablement puissantes et difficilement contrôlables.

Joy est tellement horrifié par le potentiel destructeur de ces technologies qu'il propose notoirement d'en interdire totalement le développement. La réplique typique des technophiles à la proposition de Joy d'un abandon de principe face à un risque sans précédent est qu'elle est inapplicable et qu'elle ne ferait que déplacer le développement et l'utilisation de ces technologies vers des personnes moins scrupuleuses et dans des conditions moins réglementées. Cela exacerberait, bien entendu, les risques mêmes que la renonciation vise à réduire.

La plupart des technoprogressistes reconnaissent la force de cette réplique, mais se méfient des interprétations erronées de ses implications. Le fait que les lois interdisant le meurtre n'éliminent pas la pratique n'implique certainement pas que nous devrions les supprimer. Si l'abandon technologique de Joy était en fait le meilleur ou le seul espoir pour la survie de l'humanité, nous serions bien sûr obligés de le suivre quels que soient les défis à relever.

Mais la raison la plus forte de remettre en question ce renoncement est sans doute le fait qu'il nous priverait des avantages extraordinaires des technologies émergentes : des matériaux et des produits manufacturés spectaculairement sûrs, solides et bon marché issus de l'ingénierie nanométrique ; des produits alimentaires abondants issus de la bio-ingénierie ; de nouvelles technologies d'énergie renouvelable ; et des interventions médicales d'une efficacité incomparable.

Les futurologues et les technocrates néolibéraux semblent souvent trop enthousiastes à l'idée de prétendre que […] les résultats du développement qu'ils souhaitent sont "inévitables". Mais bien sûr, la forme que prendra le développement -son rythme, sa distribution, ses applications- est tout sauf inévitable. Et tout développement technologique est évidemment et absolument susceptible d'être régulé, pour le meilleur ou pour le pire, par des lois légitimes soutenues par la force, ainsi que par des normes morales, des signaux de marché et des limites structurelles.

Les technophiles libéraux se plaisent souvent à suggérer que tout effort visant à réglementer le développement technologique équivaut essentiellement aux efforts des bioconservateurs visant à l'interdire complètement. Nombreux sont ceux qui déclarent croire que la recherche et l'investissement scientifiques sont les mieux à même de se défendre contre les menaces que la science elle-même libère. C'est une foi que de nombreux technoprogressistes partagent largement avec eux, mais seulement dans la mesure où nous reconnaissons qu'une grande partie de ce qui rend la science "robuste" est produite et maintenue dans le contexte de traditions de recherche bien soutenues, d'institutions stables, de financements réguliers et d'une surveillance rigoureuse, dont la plupart ressemblent beaucoup à la "réglementation" que les libertariens abhorrent par ailleurs. Pour moi (et c'est un sujet sur lequel les technoprogressistes ont de nombreux avis divergents), la culture scientifique consensuelle elle-même est une expression, un accomplissement et une mise en œuvre de l'idée démocratique, et certainement pas une sorte d'"ordre spontané".

Les idéologues néolibéraux, néoconservateurs et fondamentalistes du marché préconisent souvent une sorte de résignation "marchande" qui me semble exactement aussi désastreuse dans ses conséquences que la recommandation de renoncement de n'importe quel bioconservateur. En fait, la conséquence de ces deux politiques semble précisément la même : abandonner le développement technologique aux forces les moins scrupuleuses, les moins délibérantes et les moins responsables qui soient. En disant cela, il ne s'agit pas de diaboliser le commerce, bien sûr, mais simplement de reconnaître qu'une bonne gouvernance encourage les bonnes pratiques commerciales et décourage les pratiques antisociales, tandis qu'un climat de commerce équitable et de prospérité générale est également le meilleur soutien à une bonne gouvernance démocratique.

Partie V.

Humanisme humaniste et post-humaniste :

Par-dessus tout, il est difficile à mon avis de voir comment les défenses bioconservatrices de ce qui passe actuellement pour la "nature humaine" pourraient finalement nous aider beaucoup dans ces projets démocratiques louables. Je ne veux pas dédaigner l'humanisme, mais il me semble qu'historiquement parlant, les soi-disant réalisations universelles célébrées sous la bannière de l'humanisme depuis la Renaissance jusqu'à aujourd'hui ont rarement été accessibles à plus qu'un groupe privilégié d'hommes, et occasionnellement à quelques femmes, au sein de strates socio-économiques strictement limitées. Même dans sa version la plus large, toute éthique anthropocentrique fondée sur l’exceptionnalisme humain restera perplexe face à la demande des grands singes, des dauphins et d'autres animaux non humains d'être considérés et respectés. En outre, la catégorie de l'"humanité" semble rarement avoir fourni une couverture protectrice aux êtres humains "exemplaires", même sains d'esprit et matures, pris dans les dislocations technoconstituées et génocidaires de l'ère moderne.

Un certain nombre de discours post-humanistes sont apparus pour exprimer ces insatisfactions face aux limites du projet humaniste traditionnel. Il est important de reconnaître que le "post-humain" ne doit pas évoquer le spectacle éventuellement effrayant ou tragique d'une humanité posthume, la fin des meilleures aspirations de la civilisation humaine, ou même une répudiation de l'humanisme lui-même, mais plutôt un nouvel effort émergeant de l'humanisme, un éloignement de l'humanisme en tant que point de départ, une demande de quelque chose de nouveau de sa part, peut-être la demande que l'humanisme soit pour une fois à la hauteur de l'image universalisante qu'il se fait de lui-même.

Les bioconservateurs expriment souvent la crainte générale que les nouvelles technologies nous "privent" de notre humanité. Mais pour moi, l'essence de notre humanité, si tant est qu'elle puisse exister, est simplement notre capacité à explorer ensemble ce que signifie être humain. Aucune secte, aucune tribu, aucun système de croyance ne possède ce que signifie être humain. Je crois que nos pratiques prothétiques personnelles et collectives sont des contributions à la conversation que nous avons sur ce dont l'humanité est capable, et que ceux qui veulent figer cette conversation à l'image de leurs platitudes risquent de violer cette "humanité" aussi sûrement que le ferait un expérimentalisme irréfléchi.

Les technoprogressistes comprennent que nous sommes tous devenus trop […] prothétiques pour être séduits par le langage de l'innocente "nature" ou par les doux éloges bioconservateurs de la soi-disant "dignité humaine" ou au "sens profond" que l'on peut trouver dans la douleur et la souffrance liées à des maladies potentiellement traitables. Les technoprogressistes croient que nous pouvons exiger l'équité, la durabilité, la responsabilité et la liberté des forces du développement technologique dans lesquelles nous sommes tous immergés et auxquelles nous collaborons tous, et que cette exigence est la contribution de cette génération vivante à la conversation permanente de l'humanité. […]

Le désespoir est aussi destructeur de nos espoirs démocratiques que l'arrogance ou la nostalgie des élites. Ni les rêves de nos technophiles, ni les cauchemars catastrophistes de nos technophobes ne nous disent où nous devrions construire le prochain tronçon de route ensemble (bien que les uns et les autres nous fassent parfois savoir quand nous nous sommes complètement écartés de la voie).

Je crois qu'une grande partie de ce que les gens veulent vraiment dire lorsqu'ils louent ou vouent aux gémonies quelque chose qu'ils appellent, d'une manière générale, "technologie", c'est qu'ils parlent plutôt des valeurs politiques et des pratiques concrètes qui animent la lutte sociale technodéveloppementale d'un moment à l'autre sur le terrain.

Le même militarisme d'entreprise qui, en Amérique, a dévasté les médias indépendants, coopté nos élections, débauché nos représentants, alimenté le battement de tambour de la déréglementation sans fin qui a présidé au vaste pillage de notre infrastructure publique, et démantelé nos libertés civiles, est bien sûr le même militarisme d'entreprise qui enfermerait ce qui est aujourd’hui créatif, qui soutient les industries pétrochimiques extractives primitives tout en limitant l'émergence et la mise en œuvre d'alternatives renouvelables en réseau, qui mène une guerre puritaine contre les drogues récréatives au moyen de drogues de docilité et de distraction approuvées par les entreprises, qui arme les machines diaboliques qui trempent le monde dans le sang et la violence.

Entre les mains des élites et au service de leurs programmes, les technologies exacerbent trop souvent l'inégalité et l'exploitation. Alors que dans les sociétés plus démocratiques, les technologies ont le meilleur espoir de servir des fins émancipatrices : Réglementées par des autorités démocratiques légitimes pour garantir qu'elles sont aussi sûres que possible. Et réglementées également pour garantir au mieux que leurs coûts, leurs risques et leurs avantages soient partagés par toutes les parties prenantes. Et tout cela dans le contexte d'une culture du consentement éclairé et non contraint, c'est-à-dire avec un accès ouvert aux connaissances scientifiques consensuelles et en l'absence de la contrainte de la force physique, de la ruine financière ou de l'humiliation ostensible.

Les formations démocratiques actuelles ont démontré leur extrême vulnérabilité face aux déprédations du militarisme des entreprises, tout comme l'ont fait des millions de personnes parmi les plus vulnérables du monde. Nous devons nous emparer des nouveaux médias numériques en réseau pair-à-pair et des logiciels sociaux pour reconquérir et remodeler nos démocraties, tout comme nous devons nous emparer des nouvelles technologies renouvelables pour alléger l'empreinte écologique humaine sur notre terre, même si nous accueillons toujours plus d'esprits et de vies humaines dans la communauté de la citoyenneté démocratique. Ces deux efforts sont indispensables à toute mondialisation réalisable de la promesse de démocratie ainsi qu'à tout effort sérieux visant à inverser la tendance mondiale anti-démocratique des entreprises et de l'armée. […]

Sans responsabilité démocratique, sans obligation de rendre des comptes […] la terre ne sera plus qu'un tas de cendres […]

Ce qu'il faut au contraire, en ce moment historique sans précédent de doute et de confusion technoconstitués, ce sont de nouveaux technocriticismes progressistes, durables et démocratisants. Ce qu'il faut, ce sont de nouveaux discours et pratiques technocentriques critiques, attentifs aux coûts, risques, bénéfices, promesses, plaisirs et dangers complexes et concurrents des développements technologiques et des pratiques prothétiques perturbatrices et intimes.

La technologie a besoin de la démocratie, la démocratie a besoin de la technologie.

Au cours de ma vie, les idéologues conservateurs ont semblé formuler leurs projets corporatistes, militaristes et dérégulateurs habituels de plus en plus en termes apparemment révolutionnaires. Ils semblent hyperventiler de manière de plus en plus ostensible et insistante sur leurs habituelles prises d'argent et de pouvoir dans les cadences faussement révolutionnaires de la "liberté en marche" et avec des visions faussement révolutionnaires des "marchés libres" qui déferlent, grouillent, se cristallisent et pour ainsi dire éjaculent dans le monde entier. Et au cours de ces mêmes années de ma vie, la gauche démocratique -déjà démoralisée, peut-être, par les échecs de vocabulaires révolutionnaires longtemps privilégiés- a semblé presque somnoler dans la position peu inspirante de défendre les fragiles réalisations institutionnelles d'États-providence imparfaitement représentatifs et imparfaitement fonctionnels en des termes apparemment conservateurs. Ils ont lutté raisonnablement mais trop souvent inefficacement, envoûtés par l'inquiétude concernant les dommages réels causés aux personnes réelles qui ont accompagné le démantèlement long mais apparemment irrésistible du statu quo social-démocrate, tel qu'il était.

C'était et c'est toujours un problème pour la gauche démocratique radicale. D'une part, il semble qu'il y ait une incapacité permanente à prendre au sérieux les vastes ressources et l'époustouflante discipline organisationnelle qui peuvent être mobilisées par le désespoir réel des élites religieuses et fondamentalistes du marché, paniquées par la sécularisation mondiale et les menaces qu'elle fait peser sur les vocabulaires traditionnels, paroissiaux et "naturels" qui ont légitimé jusqu'à présent leurs privilèges et leur autorité, par ailleurs non mérités. D'autre part, il y a tout simplement eu un manque de courage et, pire, d'imagination dans les efforts difficiles pour formuler un vocabulaire démocratique révolutionnaire post-marxiste attrayant qui pourrait inspirer les gens à lutter pour l'émancipation générale à long terme plutôt que pour le gain personnel à court terme.

Pour moi, bien sûr, ce nouveau vocabulaire révolutionnaire devrait être manifestement technoprogressif. Il consisterait à croire et à exiger que le développement technologique mondial soit redevable des intérêts de toutes ses parties prenantes telles qu'elles les expriment elles-mêmes, que les pouvoirs technologiques existants soient déployés pour réparer les injustices, atténuer les souffrances, diminuer les dangers, remédier aux dommages du développement technologique antérieur et actuel (en particulier les héritages d'une industrialisation extractive et pétrochimique non durable), et enfin que de nouvelles technologies soient développées pour émanciper, autonomiser et démocratiser le monde d'une manière incomparable.

Le conservatisme ne peut s'approprier une vision technoprogressiste, car toute conception du progrès qui insiste à la fois sur ses dimensions techniques et sociales menacera indiscutablement les pouvoirs établis. Mais il ne fait aucun doute que les conservateurs s'approprieront la politique technodéveloppementale à leurs propres fins. En effet, les technophiles militaro-industriels conservateurs, les technocrates néolibéraux et les futurologues de l'entreprise mondiale définissent déjà largement les termes dans lesquels les politiques technodéveloppementales se déroulent dans le monde contemporain. La politique technodéveloppementale conservatrice, dans son mode corporatiste-conservateur, continuera d'insister sur le fait que le "progrès" est une question d'accumulation socialement indifférente d'inventions utiles dont profitent d'abord et surtout les élites auxquelles s'identifient certains conservateurs. Et dans ses modes bioconservateurs, la politique technodéveloppementale conservatrice continuera à se complaire dans des rêves d'interdictions inapplicables de la recherche scientifique et de désinventions générales de la modernité tardive (en essayant tout de même de ne pas trop penser aux disparitions génocidaires qu'impliquent de tels fantasmes pastoraux) de la part des écologistes profonds et des activistes anti-choix.

Pour ne pas être trop précis, je crois que sans la démocratie, la technologie détruira probablement le monde vivant, et que sans la technologie, la démocratie s'étiolera probablement dans l'irrévérence et détruira ainsi le monde humain. Mais je ne crois pas moins qu'une politique démocratique radicale du développement technologique mondial émancipera enfin l'humanité. La démocratie radicale doit reprendre sa position révolutionnaire, gagner et refaire le monde pour nous tous avant que le monde ne soit complètement perdu pour nous tous.

Au-delà de la technophilie et de la technophobie ? Il existe des mondes entiers de nouvelles réponses, de nouvelles réactivités et de nouvelles responsabilités.

Découvrons ce dont nous sommes capables. »

-Dale Carrico, "Technoprogressivism. BeyondTechnophilia and Technophobia", 2006-08-12.

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