"Pour la génération
de ceux qui, comme moi, sont nés autour de 1969 et qui ont donc débuté des
études de philosophie à peu près au milieu des années 1980, il n'était plus
question que du grand retour de la "philosophie politique": certains
de nos "maîtres", qui avaient alors entre trente-cinq et
quarante-cinq ans, orchestraient la résurrection de la philosophie politique
classique (de Pufendorf à Kant) et procédaient à la redécouverte de l'
"Etat de droit", des "droits de l'Homme", de la
"démocratie" et de l' "humanisme." (p.5)
"Luc Ferry ajoutait
Fichte à la liste, tandis que Blandine Barret-Kriegel s'y refusait, considérant
l'auteur des Discours à la nation allemande comme
l'incarnation de la "seconde" philosophie politique moderne,
c'est-à-dire de la philosophie politique "romantique", comprise comme
la mère de tous les maux de la modernité." (note 1 p.5)
"Le retour de ces
idéaux politiques que la critique, notamment d'inspiration marxienne, avait
longtemps mis à mal en y voyant autant de motifs purement idéologiques, allait
de pair avec le retour à une philosophie politique de type normatif, consistant
non plus à analyser la société telle qu'elle est ou la politique telle qu'elle
se fait, mais à réfléchir à la société et à l'Etat tels qu'ils devraient
être, et donc aux principes normatifs universels qui doivent fonder les
institutions sociales et politiques de telle sorte qu'elles soient conformes
aux valeurs de liberté et d'équité. C'est naturellement dans ce contexte aussi,
et dans ces mêmes années, que la pensée du refondateur de la philosophie
politique normative a été accueillie en France et que la Théorie de la justice
de Rawls a commencé d'exercer une certaine influence sur les débats, avant
d'être finalement traduite en français en 1987. Une telle réouverture de la
dimension normative était une chose (au demeurant utile en elle-même, surtout
dans un contexte théorique français qui avait systématiquement banni cette
dimension), mais qu'elle ait été strictement limitée à la seule sphère
juridico-politique en est une autre : après tout, il n'allait pas de soi [...]
que le renouveau d'une réflexion politique de type normatif doive [...]
s'accompagner systématiquement de l'occultation de toute dimension normative
immanente à la sphère proprement sociale de l'existence humaine. N'y-t-a-t-il
aussi de la normativité à l'œuvre au sein de la vie sociale elle-même, et
pourquoi restreindre a priori la normativité aux seuls principes
juridico-politiques ? Je ne suis pas loin de penser que la démarche rawlsienne
a été d'autant mieux accueillie en France qu'elle repose sur une critique
systématique de l'utilitarisme, et donc sur une critique de l'idée selon
laquelle la norme de l'action humaine en société est la quête de la maximisation
du bien-être pour le plus grande nombre, c'est-à-dire qu'elle repose sur la
critique d'une tradition de pensée qui constitue précisément l'une des sources
importantes de ce que je vais présenter et tenter de défendre ici sous le nom
de de "philosophie sociale".
Pour les artisans de ce
retour à la "philosophie politique classique", il s'agissait d'abord
moins d'enregistrer que de proclamer et, surtout, de tâcher de rendre réelle,
du fait même de sa proclamation, l'émancipation de la philosophie française à
l'égard de ce qui avait exercé une emprise sur elle depuis les années 1950
jusqu'aux années 1970, c'est-à-dire, essentiellement, les sciences sociales,
Heidegger et Marx. Vouant aux gémonies ce qu'eux-mêmes, plus jeunes et auprès
de maîtres plus grands qu'eux, avaient un temps adoré [...] il s'agissait
d'annoncer la "bonne nouvelle": on découvrait ainsi (contre Foucault)
que tout pouvoir n'est pas nécessairement l'exercice d'une domination, dès lors
qu'il s'agit du "bon" pouvoir, c'est-à-dire de celui qui est régulé
par la loi, ou encore (cette fois contre Heidegger) que la subjectivité moderne
ne s'accomplit pas inévitablement dans l'arraisonnement technique du monde, dès
lors qu'il s'agit de la "bonne" subjectivité, à savoir la subjectivité
transcendantale. On annonçait également et en même temps (contre Marx) que la
politique possède bel et bien une autonomie, qu'elle ne se dissout pas dans
l'économie et dans les rapports sociaux, ou encore (cette fois contre la
sociologie et l'anthropologie) que le "sujet" se distingue de l'
"individu" en ce qu'il se définit par son autonomie, et qu'il ne se
dissout donc pas davantage dans la chaîne des causes qui le déterminent: à
l'aide de cette double affirmation, on voit qu'il s'agissait de contester non
seulement l'influence des sciences sociales sur la philosophie, mais aussi, et
plus encore, l'emprise -réelle ou fantasmée- que pouvait encore exercer le
marxisme, et cela alors même qu'un certain nombre de marxistes (et pas des
moindres: Althusser) venaient justement d'expliquer que le marxisme était en
crise.
Où en sommes-nous
aujourd'hui ? A quoi ces petits événements de la sphère philosophique ont-ils
servi d'accompagnement "théorique" et de préparation idéologique ?
Avec les quelques vingt années de recul dont nous disposons maintenant
relativement à l' "œuvre" [...] des artisans du retour à la
philosophie politique classique, voilà quelque chose dont on peut avoir une
idée un peu plus précise aujourd'hui. Notons que s'il convient ici de mettre "œuvre"
entre guillemets, c'est bien parce que l'absence d'œuvre est une
caractéristique majeure de ces petits maîtres qui sont arrivées à maturité à la
fin des années 1970 et qui ont régné ou tenté de régner sur les années 1980 et
1990 : après s'être engouffrés dans l'abaissement théorique sans précédent
provoqué par les soi-disant "nouveaux philosophes" dont l'aventure se
termine maintenant dans le cynisme d'une adhésion au sarkozysme, ceux qui
prétendirent enterrer la génération des Foucault, Deleuze, Derrida, Lyotard,
Althusser, Bourdieu, Granel, etc. laisseront les pâles images de leur triste
parade médiatique et de leur course effrénée aux honneurs publics, mais pas
d'œuvre. [...]
"Saluons le
remarquable résultat de plus de vingt ans d'apologie de l'Etat de droit: elle
visait à terrasser le monstre dont avait accouché le XXe siècle, l' "Etat
totalitaire". C'est réussi, puisque le résultat en est l' "Etat
minoritaire", un Etat au format de poche dont les plus fervents libéraux
n'auraient même pas osé rêver [...] un Etat qui n'a plus guère d'autres
fonctions que de "sauver les banques"." (pp.6-9)
"Le phénomène est
tel qu'il conduit, philosophiquement, à réinvestir une démarche théorique qui
prétend moins dire ce qui doit être ou ce qui est
"de droit", qu'elle n'entend d'abord faire le diagnostic de "ce
qui ne va pas" dans la société telle qu'elle est et de ce
qui, dans l'ordre social existant, non seulement fait obstacle à
l'épanouissement de la plupart des individus, mais leur impose des formes de
vie profondément dégradées et mutilées.
Le constat qui s'impose
aujourd'hui est que les institutions de l'Etat de droit et la garantie
juridique des droits individuels sont parfaitement compatibles avec des
atteintes majeures portées aux conditions élémentaires d'une vie humaine
digne." (p.10)
"Si on a souvent
l'impression de retrouver aujourd'hui des condition sociales qui ne peuvent
qu'évoquer le XIXe siècle, la situation n'est pourtant pas la même [...] alors
qu'au XIXe siècle on pouvait encore attendre d'avancées politiques en matière
de droit et de démocratie qu'elles contribuent à résoudre la "question
sociale", c'est désormais un espoir qu'il n'est plus possible de nourrir.
D'où le fait aussi que la parenthèse du retour à la philosophie politique nous
paraît bel et bien close, en tout cas sous la forme qu'elle a prise,
particulièrement en France, en l'occurrence sous la forme d'une philosophie
politique dépolitisée, dépolitisante, c'est-à-dire (comme disait Bourdieu)
"science-politisée": le retour de et à la philosophie politique des
années 1980 et du début des années 1990, c'était en fait la mise au régime
"science-po" de la philosophie politique, c'est-à-dire l'imposition
d'une manière axiologiquement neutre de poser les problèmes politiques et
sociaux comme de purs problèmes techniques. Cette parenthèse est close et, à
mesure que tombe le masque des pratiques et discours dépolitisants des
gestionnaires du social, c'est le monde social qui semble retrouver des
couleurs politiques. Ce livre veut favoriser une telle repolitisation du
social, ce qui passe, philosophiquement, par l'affirmation de
l'immanence de la politique dans le social comme espace clivé et
fondamentalement conflictuel, mais aussi par un certain déplacement
des interrogations dont nous pouvons aussitôt donner un exemple.
Posons la question [avec
Adorno] "Qu'est-ce qu'une vie humaine dégradée ou mutilée ?", ou
bien, pour dire la même chose, mais de manière à "rester intelligible des
philosophes": "Qu'est-ce qu'une vie aliénée ?". Cette question
n'est évidemment pas sans lien avec une autre, plus fréquemment posée
aujourd'hui, au point d'être même devenue le titre d'un livre [de Luc Ferry]:
"Qu'est-ce qu'une vie réussie ?" Je pourrais aisément prétendre que
la première question a quelque préséance à faire valoir sur la seconde : il
suffirait, pour cela, de partir du constat selon lequel la vie est généralement
vécue et pensée et pensée par la plupart des individus eux-mêmes [...] comme
inaccomplie, incomplète ou insatisfaisante et qu'une vie vécue, représentée et
revendiquée comme réussie est donc plutôt l'exception que la règle. [...]
La plupart des individus auraient sans doute sur la question un jugement nuancé, disant par exemple que, dans tel "secteur" de leur vie (la vie familiale), leur existence est une réussite, alors que, dans un autre "secteur" (la vie professionnelle), elle est un échec. La question resterait évidemment de savoir quel sens il y a à comportimenter ainsi la vie [...]
Quoi
qu'il en soit, la question de savoir pour quelles raisons un aspect au
moins de la vie peut être considéré comme un échec, et comment il est possible
d'y remédier, est une question qui prime sur l'interrogation sur la nature
d'une vie réussie: quel sens cela a-t-il de forger un modèle de vie réussie, si
la plupart des hommes sont convaincus qu'une telle vie n'est pas, voire ne peut
être la leur, qu'il existe des obstacles réels (d'ordre historique,
psychologique ou social) qui font qu'une vie réussie est dans une large mesure
une vie rêvée ou espérée sans grand rapport avec la vie réelle ?
Spinoza, quant à lui, a
su résoudre la difficulté puisque le modèle de vie humaine accomplie qu'il
propose dans la cinquième partie de l'Éthique n'a de sens qu'en
tant qu'il vient après les Parties 3 et 4 où sont examinés les
obstacles que les conditions extérieures et la nature humaine elle-même
opposent à son propre accomplissement." (pp.11-13)
"La question
"Qu'est-ce qu'une vie réussie ?" relève d'une interrogation d'ordre
essentiellement moral. C'est la question morale traditionnelle de savoir quel
type de vie ou quel genre de vie il convient de choisir en fonction d'une fin
visée, qui est généralement le bonheur. Cette interrogation -au demeurant
parfaitement légitime et aussi ancienne que la philosophie elle-même- est
d'abord centrée sur l'individu et elle est pour lui une question de type
"existentiel", au sens où elle engage un choix en faveur de tel ou
tel type de vie -un choix que seul l'individu peut effectuer, qui l'engage
totalement mais qui, aussi n'engage que lui. C'est une question essentiellement
individuelle : il s'agit pour l'individu de déterminer et de choisir quel
type ou quel genre de vie il devrait mener pour augmenter ses chances
d'accomplissement de lui-même. La question "Qu'est-ce qu'une vie mutilée
ou aliénée ?" est d'un autre ordre: elle n'appartient pas à la philosophie
morale ni à l'éthique, mais à la philosophie sociale.
La question de la vie aliénée exige de ne pas prendre la vie individuelle comme cadre déterminant de l'enquête, dans la mesure où le fait et l'expérience de l'aliénation ou de l'inaccomplissement de soi renvoient l'individu aux conditions historiques, sociales et collectives de son existence: si le discours sur la vie réussie et accomplie peut entièrement s'adresser à l'individu que l'on appelle à faire le choix existentiel de tel ou tel genre de vie, le discours sur la vie aliénée, inaccomplie ou mutilée, en revanche, est aussitôt contraint de poser qu'une vie individuelle est inscrite dans un contexte social de vie déterminé. Si les conditions externes d'une vie réussie peuvent certes être mentionnées, elles le sont toujours de façon secondaire et à titre de conditions accessoires qui peuvent aider ou conforter l'individu dans son choix existentiel de vie ; en revanche de telles conditions externes s'imposent immédiatement comme centrales et décisives dès qu'on s'interroge sur ce qu'est une vie aliénée. Le discours sur la vie aliénée ou inaccomplie rencontre aussitôt les conditions extérieures à l'individu qui le contraignent à mener une vie vécue comme limitée ou bornée, impuissante ou mutilée. Au point que même les conditions internes, notamment d'ordre psychique, qui peuvent être mentionnées à titre d'éléments explicatifs d'une vie aliénée, sont des conditions qui renvoient à leur tour au contexte familial et social dans lequel un individu a été de fait contraint de se former.
Bref, la question "Qu'est-ce qu'une vie humaine aliénée ou mutilée ?" est une question qui engage un type particulier de questionnement philosophique et une forme singulière d'enquête relevant de ce qu'on appellera ici la philosophie sociale. Celle-ci ne peut certes pas faire l'économie d'une interrogation sur ce que pourrait ou devrait être une forme de vie humaine accomplie ou "réussie", et elle rejoint assurément par là un questionnement de type éthique, mais elle ne commence pas par cette interrogation : elle prend son point de départ dans les formes et les expériences de vie qui sont vécues par les agents eux-mêmes comme inaccomplies, aliénées, dégradées et mutilées, et elle cherche à identifier dans le contexte social et historique de ces formes de vie les conditions qui en font des formes non réussies au point, souvent, de devenir intolérables et de susciter la protestation ou la révolte." (p.14-15)
"Mais, direz-vous, ne
faut-il pas disposer sinon d'un modèle du moins d'une représentation ou
simplement d'une image de ce que pourrait être une vie humaine réussie et
accomplie pour pouvoir en repérer les formes non réussies et inaccomplies,
auquel cas la préséance reviendrait finalement à la philosophie morale ou à
l'éthique ? Je ne le crois pas, dans la mesure où cette démarche-là revient à
faire abstraction de l'expérience des agents eux-mêmes et à s'engager
immédiatement dans la voie de l'abstraction et de l'élaboration théorique d'un
modèle de vie humaine réussie. Au contraire, la philosophie sociale part de
l'expérience vécue par les individus eux-mêmes en tant qu'ils sont confrontés à
leurs propres conditions sociales d'existence, et en tant que ces conditions
diminuent ou augmentent leurs chances de mener une vie accomplie. L'élaboration
de critères d'une vie humaine accomplie ne peut intervenir ici que dans un
second temps et elle n'a lieu que sur la base de ce que les individus eux-mêmes
en tant qu'ils sont confrontés à leurs propres conditions sociales d'existence,
et en tant que ces conditions diminuent ou augmentent leurs chances de mener
une vie accomplie. L'élaboration de critères d'une vie humaine accomplie ne
peut intervenir ici que dans un second temps et elle n'a lieu que sur la base
de ce que les individus expérimentent et qu'ils peuvent eux-mêmes décrire comme
des conditions sociales qui font obstacle à la réussite de leur vie et qui
minimisent leurs chances d'un possible accomplissement d'eux-mêmes."
(pp.15-16)
"A la différence de
la philosophie politique, la philosophie sociale ne procède pas à un recentrage
sur la philosophie elle-même, ni à une tentative de sauvetage de son autonomie,
encore moins à un essai de restauration de son hégémonie perdue sur les
sciences sociales, mais au contraire à la plus grande ouverture possible aux
démarches et aux résultats des sciences sociales et des sciences humaines en
général: c'est pour elle la condition sans laquelle il est impossible de rendre
compte des expériences sociales négatives et des processus sociaux et
psychiques qui les engendrent. Seule cette ouverture aux sciences sociales et à
leurs résultats est ce qui peut permettre à la philosophie sociale de ne pas en
rester à une critique sociale qui se limiterait à être seulement
"expressive", selon le terme proposé par Éric Pineault pour désigner
un discours critique "qui, pour mieux dénoncer les effets sociaux et
écologiques délétères du capitalisme contemporain, se contente d'un
réquisitoire sommaire de ses "qualités" monstrueuses pour asseoir sa
critique". Je rejoins volontiers É. Pineault pour penser qu'un discours
critique comme celui de A. Negri et M. Hardt, ainsi que d'autres discours post-
ou néodeleuziens relèvent d'un tel régime seulement "expressif" de la
critique sociale. Dans cette sorte de critique, l'effet rhétorique de
dénonciation du capitalisme s'accompagne en même temps d'une forme à peine
dissimulée de fascination devant les capacités d'invention, d'innovation,
d'autotransformation, de redéploiement permanent de cette formation sociale :
au pire, cela conduit à une forme de complicité avec l'objet, au mieux à une
forme de réification du capitalisme vu comme une entité mystérieuse, dotée de
qualités occultes, et à une paralysie de toute capacité d'analyse critique de
ce mode de production. En vue d'articuler une telle critique, et à la
différence de la philosophie morale, la philosophie sociale ne prétend ni à la
découverte de normes universelles, ni à occuper un point de vue impartial ou
neutre : au contraire, elle ne recule pas devant la prise de parti, y compris
(ou d'abord) politique, et elle s'intéresse à la normativité toujours
particulière, locale et incarnée qui est portée et mise en œuvre par les
pratiques des individus et des groupes en quête des conditions objectives d'une
plus grande affirmation d'eux-mêmes.
Ce livre veut tenter de
cerner les conditions, le sens et la portée d'une démarche relevant de la
philosophie sociale. Au-delà de considérations indispensables à montrer d'où
elle vient, comment et sous quelles formes elle s'est développée et existe en
tant que tradition, il s'agira avant tout de contribuer à la légitimation d'une
démarche de philosophie sociale dans un contexte français dont on soulignera à
quel point il est éminemment paradoxal: la philosophie sociale peut en effet y
être l'une des branches actuellement les plus dynamiques et productives de la
philosophie, tout en demeurant non identifiée comme telle et complètement
absente du débat universitaire." (pp.17-18)
"Les facultés et les
départements de philosophie de l'Université française [...] ne dispensent pas
d'enseignement de "philosophie sociale" et ne possèdent pas de
chercheurs officiellement reconnus spécialistes de ce domaine. Par contraste,
si l'on jette ne serait-ce qu'un coup d'œil en Allemagne, on s'aperçoit que la
situation y est assez différente: bien que l'expression de "soziale
Philosophie" ne soit pas originairement allemande, et qu'elle ne soit que
la traduction allemande de l'expression française équivalente, pourtant, en
Allemagne, la "philosophie sociale" est une discipline philosophique
reconnue comme telle, il existe des chaires de philosophie sociale dans les
universités, comme il y en a de philosophie morale, de philosophie politique,
de philosophie des sciences, de philosophie de l'art ou de métaphysique. Et il
est admis, en Allemagne, de qualifier un philosophe de "Sozialphilosoph"
("philosophe social"), comme c'est par exemple le cas sur la plaque
commémorative apposée à Stuttgart sur la façade de la maison natale de Max Horkheimer." (p.20)
"La philosophie
sociale a produit depuis deux siècles (XIXe et XXe siècles) les concepts
philosophiques qui ont le plus profondément pénétré les esprits et la société
elle-même, bien au-delà des cercles restreints auxquels la philosophie est
habituellement limitée. Il s'agit des concepts mêmes par lesquels ou grâce
auxquels les sociétés modernes ont tenté à la fois de se comprendre dans leur
spécificité relativement aux sociétés anciennes et traditionnelles, et de
formuler une conscience critique d'elles-mêmes." (p.23)
"Historiquement, le
premier de ces concepts est très certainement celui d' "aliénation",
mais il y a aussi les concepts majeurs d' "idéologie", de "lutte
des classes", de "fétichisme de la marchandise", de
"nihilisme", de "perte du sens", de "désenchantement du monde", de "modernisation" et de "rationalisation
sociale", de "réification de la conscience", de "perte de
l'aura", d' "appauvrissement de l'expérience", d'
"existence inauthentique" et de "médiocrité du On", d'
"âge de la technique", de "sécularisation", de
"practico-inerte", d' "unidimensionnalité", de
"totalitarisme" et de "banalisation du mal", de
"bureaucratisation", de "discipline" et de
"contrôle", de "colonisation du monde vécu", de "lutte
pour la reconnaissance", etc. Ces concepts sont autant d'outils permettant
une compréhension critique des sociétés modernes : les guillemets qui les
entourent signalent qu'il s'agit de quasi-citations, c'est-à-dire que ce sont à
chaque des concepts signés dont on identifie aisément les auteurs (Feuerbach,
Marx, Nietzsche, Simmel, Weber, Lukàcs, Benjamin, Horkheimer, Adorno,
Heidegger, Sartre, Marcuse, Arendt, Castoriadis, Foucault, Deleuze, Habermas,
Honneth). Cette liste non exhaustive laisse clairement apparaître qu'il y a
largement de quoi faire une histoire de la philosophie sociale à travers
l'étude des concepts qu'elle a produits. [...]
Mais si, au-delà de la
simple énumération, on cherche le dénominateur commun à ces concepts ou
catégories de la philosophie sociale, on constate qu'il s'agit à chaque fois de
concepts à double vocation ou à double prétention : à la fois descriptive et
évaluative (ou critique). Ce sont des concepts qui entendent à la fois décrire certains
phénomènes sociaux comme typiques des sociétés modernes, et articuler à cette
description une critique de ces mêmes sociétés, dans la mesure
où les phénomènes décrits le sont au titre d'évolutions sociales de type pathologique.
Ou, plus précisément, il s'agit d'évolutions sociales que les agents sociaux
peuvent être amenés à décrire eux-mêmes comme pathologiques, soit parce
qu'elles restreignent et diminuent leur puissance sociale d'agir, soit parce
qu'elles engendrent des formes de souffrances sociales, soit parce qu'elles
empêchent la réalisation de leurs attentes sociales. De sorte que le concept
même de "critique", que la philosophie sociale s'approprie à partir
des jeunes-hégéliens et de Marx, constitue certainement la catégorie centrale
de la philosophie sociale. C'est pourquoi [...] il faudrait encore ajouter le
concept de "souffrance sociale" tel qu'Emmanuel Renault l'a récemment
élaboré: comme tous les concepts que nous avons nommés, celui de
"souffrance sociale" appartient de plein droit à la philosophie sociale
dans la mesure où s'agit d'un concept qui articule une dimension
descriptive (description de formes de distorsions de l'expérience
sociale en puisant dans un arsenal de moyens fournis aussi bien par la
sociologie critique que par la psychopathologie du travail) à une dimension
évaluative (s'appuyant sur un besoin humain aussi primordial que la
fuite de la souffrance) qui conduit elle-même à la formulation d'un discours
relevant de la critique sociale." (pp.24-25)
"Si l'on veut
désigner le fond de l'opposition entre la philosophie sociale et la philosophie
politique, je crois qu'on peut dire qu'elles partent de deux images tout à fait
différentes de l'individu humain. Du côté de la philosophie politique, on part
d'un individu indépendant et autonome, considéré comme un agent rationnel et
libre, conscient de son intérêt propre, capable de se donner des buts et de
déterminer les meilleurs moyens de les réaliser. C'est cet individu-là, capable
de mettre en balance les bénéfices et les pertes, que se donne la théorie
politique classique, et cela depuis Hobbes jusqu'à Rawls.
Il en va tout autrement
du côté de la philosophie sociale : en lieu et place d'un individu rationnel et
isolé, elle part d'un individu relationnellement constitué et compris comme
étant d'abord et avant tout un être naturel, c'est-à-dire un être de besoins.
Dans sa considération de l'individu, et par opposition à la philosophie
politique, la philosophie sociale commence toujours par réinjecter de la
naturalité et de la concrétude : en tant qu'être naturel, un individu
est notamment pour elle un être toujours d'abord affecté. C'est
donc un être de sentiments, mais c'est aussi un être qui fait toujours d'abord
l'expérience de sa propre dépendance essentielle à l'égard des
autres, et donc un être qui se rapporte aux autres d'abord sur le mode du besoin.
Etre naturel, être affecté, être de besoins, être en relation de dépendance aux
autres : tous ces aspects nous indiquent que l'homme de la philosophie sociale
est aussi, et essentiellement, un être vulnérable et un être capable de souffrances,
et particulièrement de souffrances qui ont la particularité de pouvoir venir à
lui depuis la société.
En lieu et place d'un
individu rationnel possédant des ressources apparemment indéfinies
d'adaptabilité aux circonstances grâce à sa capacité de corréler non seulement
les moyens aux fins mais aussi ses fins et ses moyens aux circonstances, la
philosophie sociale part de l'existence humaine comme d'une existence
essentiellement, c'est-à-dire vitalement dépendante de conditions objectives
qui favorisent ou, au contraire, limitent ses chances d'affirmation de soi, ces
conditions étant indissociablement naturelles et sociales. Cette dépendance
essentielle aux conditions naturelles et sociales objectives engendre une
fondamentale précarité de l'existence humaine qui n'est pas à comprendre comme
une faiblesse constitutive et essentielle, mais au sens où l'affirmation même
de la puissance qui est propre aux hommes les renvoie à des conditions
objectives [...]
Est-ce à dire que la philosophie
sociale se complaît dans la passivité, dans le pathétique et le sentimental, là
où la philosophie politique concevrait un individu essentiellement actif et
rationnel ? Certes pas, car, comme le disait Marx [dans les Manuscrits de 1844], d'un côté, "en tant qu'être naturel, en tant qu'être de
chair, être sensible et être objectif, l'homme est un être souffrant",
mais, d'un autre côté, "en tant
qu'être naturel et en tant qu'être naturel vivant, il est équipé de forces
naturelles, de forces vitales, il est un être naturel actif". L'homme
dont il est ici question est donc un être qui ne peut faire l'expérience d'une
diminution de sa puissance d'agir que pour autant qu'il se définit
essentiellement et positivement par cette même puissance d'agir, dont il recherche
dans la société les conditions d'une plus grande affirmation aussi bien
individuelle que collective. Quant à la rationalité ici en jeu, elle n'est pas
la faculté purement subjective de calculer les gains et les pertes, d'adapter
les moyens aux fins, mais elle est elle-même une modalité de l'affirmation de
la puissance d'agir propre à chacun, considérée sous la forme particulière ou
spécifique de l'effort que chacun produit pour comprendre son
propre être social et déterminer les conditions d'une plus grande affirmation
individuelle et commune de cet être.
Cette prise en charge
qualitative, par la philosophie sociale, de l'individu dans l'ensemble des
caractères qui font d'abord de lui un être de besoins, et donc un être naturel
et social à la fois, nous conduit à une autre différence remarquable entre la
philosophie politique et la philosophie sociale. Selon la première, il y a dans
la mise en place d'institutions politiques un acte fondateur qui rompt avec la
continuité de la nature ; à l'exception là encore de Spinoza, selon qui les
institutions politiques maintiennent le droit naturel "en état de
marche", la tendance de fond est de concevoir les institutions politiques,
et l'institution même de l'ordre politique comme tel, en référence à un acte fondateur
qui est un acte de rupture qui sépare la "société civile" d'un ordre
naturel considère comme prérationnel [y compris chez un auteur non-contractualiste
comme Hegel].
Caractéristique de la
philosophie sociale est au contraire la tendance à penser le social dans la
continuité avec le naturel, et la politique elle-même dans la continuité à la
fois avec le naturel et avec le social. Contre l'artificialisme typique de la
philosophie politique classique, et renouant avec le thème ancien de l'homme comme
animal vivant naturellement en société, la philosophie sociale considère
l'existence d'individus liés entre eux par des rapports sociaux comme un
phénomène lui-même naturel, caractéristique d'être que la nature elle-même
porte à nouer entre des liens sociaux. Dès lors, elle est également portée à
considérer la société non pas comme une totalité artificiellement construite,
mais comme un organisme [sic] naturellement constitué." (pp.49-53)
"S'appuyant sur un
fond qu'on peut dire aristotélicien, la philosophie sociale [pense] [...] qu'on
a aucune chance de [comprendre le social] en le pensant comme le produit d'un
acte de rupture avec la nature ou avec l'ordre naturel des choses." (p.58)
"Elle ne se présente
pas comme une pensée du politique compris comme un ordre de phénomènes à part
qui viendrait de l'extérieur se surajouter à la société pour l'encadrer [...]
mais comme une pensée comme de la politique comprise comme une modalité de
l'activité sociale elle-même. [...]
D'où aussi l'intérêt particulier que la philosophie sociale porte aux
phénomènes de politisation du social qui ne prennent pas ou pas immédiatement
cette forme étatico-juridique, c'est-à-dire à des formes de politisation qui
n'ont généralement lieu que dans des phases de bouleversements révolutionnaires."
(p.59)
"La critique de la
réalité sociale existant prend, pour la philosophie sociale, la forme d'une
réflexion sur les conditions sociales dont on peut établir qu'elles sont
indispensables au "libre
développement de chacun"." (p.75)
"Ambition du
philosophe social de parvenir à articuler et rendre explicite une souffrance et
une vulnérabilité ordinaires vécues par des individus et des groupes que leur
situation de minorisés ou de subalternes empêche le plus souvent de porter
eux-mêmes à une expression qui puisse être considérée comme légitime dans
l'espace public." (p.83)
"Ceux qui
engagent une lutte pour la reconnaissance ne le font pas sans un espoir de
se faire entendre et d'être entendus ; mais il existe des formes de
marginalisation telles qu'elles en viennent à priver de toute possibilité de se
faire entendre et parviennent finalement jusqu'à étouffer l'espoir même."
(p.87)
"La sociologie est
[...] très largement devenue un langage d'experts et c'est ce qui explique la
méfiance à son égard de la part des dominés, qu'ils soient ou non engagés dans
des luttes. Le grand avantage de la philosophie sociale sur les sciences
sociales me semble précisément tenir au fait que, ne mettant pas en œuvre un
langage technique d'experts, elle est capable de s'articuler directement au
langage ordinaire dans lequel se formulent les raisons de ceux qui luttent
contre les conditions de leur domination. Elle peut réfléchir les usages de ce
langage ordinaire de la lutte, l'amener par exemple à interroger ses propres
présupposés et à conquérir une plus grande clarté à leur sujet, et ceci à
l'intérieur de ces usages eux-mêmes et sans occuper aucune position
d'extériorité ou de surplomb. Pour cela, la philosophie sociale peut elle-même
puiser dans l'arsenal des ressources théoriques produites par les sciences
sociales : de ce point de vue-là, s'il revient une tâche de traduction à la
philosophie sociale, ce n'est pas celle consistant à traduire le langage
ordinaire des luttes dans la langue de la philosophie, mais plutôt à traduire
le langage expert des sciences sociales dans le langage ordinaire, de manière à
rendre utiles aux luttes les outils conceptuels forgés par les sciences
sociales. [...] La philosophie sociale me semble occuper une position
intermédiaire qui la rend capable de jouer un rôle de médiateur entre l'un et
l'autre, de sorte que si elle peut bien servir de caisse de résonance, ce n'est
pas seulement en amplifiant la voix des sans-voix, mais aussi et inversement en
traduisant dans le langage ordinaire les concepts savants issus des langages
experts des sciences sociales." (pp.90-91)
"Déterminer le
rapport qu'entretient la philosophie sociale avec ce sens du "social"
que Littré définissait de la manière suivante: "Social se dit, par
opposition à politique, des conditions qui, laissant en dehors la forme des
gouvernements, se rapportent au développement intellectuel, moral et matériel
des masses populaires". Cette définition, qui est le fait [...] d'un
positiviste disciple de Comte, a comme premier mérite de séparer le social et
le politique: le social, en ce sens, recouvre l'ensemble des savoirs, des
techniques et des pratiques qui sont mis en œuvre pour déterminer les
conditions pouvant permettre aux couches inférieures de la population [...] d'accéder
à un développement physique, matériel, moral et intellectuel le plus proche
possible de ce qu'on peut considérer comme "normal" dans une société
donnée. C'est très exactement cela, "faire du social" : et la
définition que Littré en donne nous indique que, dans un premier temps du moins
(recouvrant en gros la fin du Second Empire et les débuts de la IIIe
République), on n'a pas considéré qu'il s'agissait là d'un objectivement
proprement politique, relevant comme tel de l'Etat. Il s'agit là de la
naissance de l'économie sociale", dont l'un des représentants majeurs est
certainement Frédéric Le Play [...]
Tel que je l'utilisais
dans ma critériologie, le social désignait ce que Durkheim appelle souvent l'
"ordre social", signifiant par là un ordre de phénomènes sui
generis, existant au même titre que les phénomènes naturels ou physiques,
et un ordre de phénomènes que l'on n'a aucun chance de connaître en leur
spécificité propre si on les confonds d'emblée avec les phénomènes politiques
ou si on leur applique une conceptualité élaborée originairement pour les
phénomènes politiques (par exemple lorsqu'on pense pouvoir rendre compte du
social à partir d'une théorie du contrat entre individus, alors que les
concepts mêmes de "contrats" et d' "individus" sont
justement les résultats et les produits d'une certaine évolution du social).
[...]
Bref, ce sens-là du
social n'a rien à voir avec le sens que le même terme possède quand quelqu'un
nous dit qu'il travaille "dans le social", c'est-à-dire que la
profession qu'il exerce relève de ce qu'on appelle le "secteur
social". Mais, précisément, qu'est-ce que le "secteur social" et
que veut dire "social" dans ce cas-là ? Il s'agit du
"social" au sens où Deleuze en parlait comme "ce secteur
bizarre, de formation récente, d'importance grandissante", au sens aussi
où l'un de ses meilleurs théoriciens, Jacques Donzelot, en a parlé comme d'un
"registre hybride", à la croisée de l'économie et de la politique, du
privé et du public : en ce sens, relèveraient du "social" les
problèmes qui naissent dans la sphère économique de la production marchande et
qui nécessitent une intervention de l'Etat qui soit de nature palliative ou
correctrice. Significativement, le social dans ce sens-là désigne moins un
ordre spécifique de phénomènes ou de "faits" qu'un registre
particulier de problèmes, de problèmes à résoudre et de tâches à
accomplir pour les résoudre -et le premier de ces problèmes, ça a précisément
été ce que nous avons plus haut désigné de son nom classique de "question
sociale"." (pp.95-98)
"Dans l'articulation
de ce diagnostic de pathologie sociale [...] [n'est pas] une normativité que le
philosophe importerait et qu'il imposerait aux agents sociaux, mais d'une
normativité dont ces derniers sont eux-mêmes porteurs dans la mesure où ce sont
bien eux qui font la différence entre une souffrance sociale normale et une
souffrance sociale qu'ils jugent eux-mêmes anormale." (pp.151-152)
"La philosophie
sociale ne détermine pas en leur contenu des modèles de vie accomplie ou
réussie, et elle ne critique pas une situation sociale au motif qu'elle
empêcherait la réalisation de tel ou tel modèle de la vie bonne normativement
considéré comme devant être réalisé. Mais elle considère que des individus ne
peuvent poursuivre la réalisation d'un modèle de vie bonne -quel qu'il soit en
son contenu- sans que soient rassemblées un certain nombre de conditions
sociales leur permettant de le faire. La critique sociale n'émerge comme telle
qu'à partir du moment où le constat peut être fait que la société ne met pas à
disposition les conditions qui peuvent permettre au plus grand nombre
d'individus de mener une vie bonne." (pp.158-159)
"Si ce sont les
conditions sociales historiquement déterminées dans lesquelles ils vivent qui
président aux choix que font les individus de telle ou telle fin, alors on
tient là la raison fondamentale pour laquelle ces individus sont également en
droit d'attendre de cette même société, qui décide dans une large
mesure du contenu de ce qu'ils peuvent considérer comme une vie bonne,
qu'elle rassemble aussi en elle les conditions sociales qui peuvent leur
permettre de réaliser les attentes d'accomplissement qui sont contenues dans
leur modèle de la vie bonne." (p.160)
II : Histoire de la
philosophie sociale (France, Allemagne, Angleterre).
"La naissance de la philosophie sociale à la fin du XVIIIe siècle ne peut certainement se comprendre qu'en rapport avec l'évolution qui avait été celle d'un domaine dont elle a fini par s'émanciper, à savoir la philosophie politique.
La tendance de la philosophie politique moderne, disons de Hobbes à
Kant, a consisté à restreindre son domaine propre à la question de savoir
comment et sur quels principes construire un ordre politique et institutionnel
qui soit à la fois stable et susceptible d'être l'objet d'un
assentiment général, c'est-à-dire d'être considéré comme légitime.
Cette conception proprement moderne du questionnement philosophique dans le
domaine de la théorie politique revenait à mettre de côté tout un aspect que la
philosophie politique des Anciens prenait encore en charge et qu'elle
considérait même comme relevant éminemment de son domaine : cet aspect est
celui en vertu duquel le questionnement politique ne porte pas seulement sur la
stabilité et la légitimité des institutions, mais aussi sur la capacité de ces
institutions à permettre et à garantir que les hommes mènent en elles une vie
qui les satisfasse, une existence accomplie, c'est-à-dire ce qu'on peut appeler
une "vie bonne" -raison pour laquelle, selon Aristote, le domaine de l'éthique
conduit à celui de la politique pour s'y accomplir comme en ce qui l'englobe et
dont il dépend.
Cet aspect-là du
questionnement politique avait entre-temps, c'est-à-dire durant la période
médiévale, été pris en charge par l'Église sous la forme du souci pour le salut
de l'âme du chrétien : l'abandon par la philosophie politique moderne de la
réflexion éthique sur les conditions devant permettre des
formes de vie bonne ou de vie accomplie, tient au fait historique de
l'émancipation des Etats modernes à l'égard de l'autorité de l'Église, et à la
quête d'une légitimité à leur propre niveau, c'est-à-dire qui soit indépendante
de l'autorité ecclésiastique. Une sorte de répartition des tâches s'est donc
effectuée : à l'Église et à l'autorité spirituelle la question de la vie bonne
et de la vie humaine accomplie ou réussie, et à l'Etat la question proprement
politique de la stabilisation et de la légitimation des institutions de la vie
collective. Pour le dire en termes foucaldiens, la politique moderne de la
souveraineté est née en se séparant du gouvernement chrétien des âmes. [...]
Il faut évidemment des
exceptions à cette règle générale selon laquelle la philosophie sociale est née
du fait même que la philosophie politique classique a négligé la question des
conditions de possibilité d'une existence humaine accomplie et d'une "vie
bonne". Il y en a certainement d'autres, mais je vois au moins une
exception majeure: Spinoza, qui aborde la question politique du régime et de la
forme du gouvernement sous l'angle de la question éthique de savoir quel type
de vie sociale est promu par tel régime ou tel gouvernement, et si cette vie
sociale consiste ou non en un développement de la "puissance d'agir"
collective, c'est-à-dire si elle permet ou non au plus grand nombre de vivre
sous la conduite de la raison plutôt que sous celle des passions. Cette
perspective spinoziste implique une critique de la philosophie politique et
nommément, dans le cas de Spinoza, une critique de Hobbes." (pp.41-43)
"A une philosophie
politique qui, par exemple avec J. Rawls, se préoccupe de déterminer les
principes d'une répartition juste, c'est-à-dire équitable, des biens sociaux de
base, la philosophie sociale répond que, en admettant même qu'une société dans
laquelle prévaudraient de tels principes de justice vienne à exister, la
question (propre à la philosophie sociale) de savoir si une telle société
rassemble les conditions d'un épanouissement et d'une réalisation de soi du
plus grand nombre de ses membres, est une question qui se poserait encore.
C'est que la réponse à cette question est largement indépendante des principes
politiques et juridiques qui sont ceux d'une constitution, d'une législation et
d'un Etat : cette réponse dépend en revanche directement de la manière dont son
aménagés les rapports sociaux et de la mesure dans laquelle sont réunies ou non
les conditions sociales permettant au plus grand nombre d'individus de mener
une vie accomplie et bonne, satisfaisante tant physiquement que moralement,
culturellement et symboliquement." (p.44)
"Trois phénomènes
historiques spécifiquement européens et modernes ont ici joué un rôle majeur
dans l'émergence du social en tant que sphère autonome: d'abord la naissance de
l'économie de marché et le développement parallèle de l'industrie capitaliste ;
ensuite la formation des grands Etats-nations modernes auxquels se sont
imposées les tâches nouvelles de connaître, de contrôler et de gouverner de
vastes populations dans le but de les mobiliser non plus seulement pour la
guerre, mais aussi pour la production ; et enfin la naissance de la
"question sociale", c'est-à-dire l'apparition d'un paupérisme de
masse touchant non plus les vagabonds et les marginaux, mais la population des
travailleurs de l'industrie.
La philosophie sociale a
donc ses racines dans le XVIIIe siècle, c'est-à-dire à l'époque où le vocable
même de "social" apparaît pour désigner une sphère de rapports et de
relations interhumains qu'il s'agit de comprendre et d'analyser sans dissoudre
aussitôt ces rapports dans les termes politiques du droit, de la loi, de la
légitimité, de la représentation ou de la souveraineté, que ce soit celle du
Prince ou celle du peuple lui-même." (p.45)
"Aron rappelle [...]
qu'à l'entrée "Social" l'Encyclopédie de Diderot et
d'Alembert note: "mot nouveau"." (note 5 p.45)
"La philosophie
sociale est [...] dépendante de l'émergence de savoirs positifs qui prennent la
société (et non plus l'Etat ou les seules institutions politiques) pour objet
[...] Pas de philosophie sociale possible sans la constitutiton de disciplines
comme l'économie politique, la sociologie ou l'anthropologie [...] Dans la
foulée de l'économie politique, les premiers philosophes sociaux seraient en ce
sens Rousseau et Hegel." (pp.63-64)
"Aussi longtemps
qu'on reste dans ce cadre de pensée héritée de la pensée politique classique,
la contrainte qu'exercent les institutions politiques reste impensable, car de
deux choses l'une: soit la contrainte est une vraie contrainte qui s'impose aux
individus, auquel cas elle ne peut venir d'eux ; soit la contrainte résulte
d'un accord entre les individus, mais alors elle n'a de contrainte que le nom
puisqu'elle peut être révoquée à tout moment.
L'invention du concept de société permet au contraire de penser que les
individus sont toujours d'abord soumis à une contrainte sociale première, dont
la contrainte proprement politique exercée par les institutions du même nom
peut être pensée comme dérivée. Voilà qui change radicalement la manière de
poser les problèmes politiques." (p.65)
"Bentham et
l'utilitarisme [...] constituent le troisième pilier de la philosophie sociale
européenne au moment de sa naissance." (note 10 p.49)
"Dans les termes de
Bonald, une société est "politiquement
constituée" à partir du moment où elle se donne une forme explicite et
incarnée à son propre "pouvoir
général", de sorte que ce qui précède une telle constitution politique
de la société, ce ne sont pas des individus atomisés et sans lien les uns avec
les autres, mais bien déjà la société elle-même, et donc aussi le pouvoir
général qu'elle exerce toujours déjà sur les individus. La réalité première
n'est dans ces conditions ni les individus, ni les institutions politiques :
c'est la société elle-même, qui ne se dote d'institutions politiques qu'en vue
de maximiser les chances de sa propre conservation, le pouvoir politique
n'ayant selon Bonald d'autre fonction que celle de conserver la
société.
On voit donc le rôle
majeur joué par cette pensée explicitement conservatrice, notamment parce
qu'elle a complètement transformé la manière de poser le problème politique en
établissant pour la première fois un principe essentiel de la
philosophie sociale: à savoir que l'individuel et les rapports entre les
individus, c'est-à-dire l'interindividuel, ne sont pas à la source du social et
qu'on ne peut pas composer un autre ordre social et politique en partant des
individus et d'un accord ou d'un pacte entre les individus. C'est là une idée
fondamentale qu'Auguste Comte retiendra, ainsi que toute la tradition de la
philosophie sociale, tout en corrigeant la pensée de Bonald sur un point
important: une société, dans la mesure même où elle peut être considérée comme
une réalité si elle y tend, ne parvient pas à se conserver telle quelle, elle
connaît des modifications et subit des transformations, de sorte qu'il ne faut
pas seulement formuler les principes d'une statique sociale, mais aussi ceux
d'une dynamique sociale, et ajouter aux lois de l'
"ordre" social également celles de son "progrès"."
(pp.54-55)
" [Chez Bentham,
Comte et Marx] La critique porte [...] sur le fait que les révolutionnaires se
donnaient comme quelque chose de naturel (l'individu et ses "droits")
ce qui en réalité était quelque chose d'historiquement construit et de
socialement construit." (p.56)
"S'appuyant sur un
fond qu'on peut dire aristotélicien, la philosophie sociale [pense] [...] qu'on
a aucune chance de [comprendre le social] en le pensant comme le produit d'un
acte de rupture avec la nature ou avec l'ordre naturel des choses." (p.58)
"L'émergence de la question
sociale, dès les années 1830, a joué un rôle majeur dans la formation et la
consolidation d'un paradigme philosophique relevant de la critique sociale ou
de la critique de la société, mais elle a joué un rôle tout aussi considérable
dans la constitution du concept de "social" au sens que l'on est en
train d'examiner. [...] On a désigné [...] [par là] le dysfonctionnement majeur
que constituait l'apparition d'un paupérisme touchant [...] la classe
laborieuse [...] On peut certes dire que la question sociale se posait déjà
avant l'ère industrielle, mais qu'elle recouvrait alors les problèmes posés par
la mendicité, le vagabondage et la pauvreté (surtout quand celle-ci était liée
à la maladie) : bref, cette question-là se posait sur les marges de la société
et de la vie sociale. Ce n'est plus le cas de la question sociale du XIXe
siècle [...] Désormais, les pauvres sont des travailleurs, et là se situent à
la fois le problème et la nouveauté du problème. Aussi longtemps que la
pauvreté touchait des oisifs, les non-travailleurs, les vagabonds, les
marginaux et autres "parasites" en tout genre, la pauvreté n'était
qu'un problème moral ; elle ne devient justement un problème "social"
qu'à partir du moment où elle touche et concerne des populations socialement
intégrées qui sont devenues un élément majeur de la division sociale du travail
telle qu'elle caractérise désormais des sociétés de type industriel.
Aussi avons-nous un peu
de mal à suivre Robert Castel lorsqu'il écrit: "la question sociale se
pose explicitement sur les marges de la vie sociale, mais elle met en question
l'ensemble de la société." C'est vrai des formes pré-modernes de la
question sociale, et cela vaut vraisemblablement de nouveau aujourd'hui de
l'une des formes actuelles de la question sociale en tant qu'elle est posée par
les personnes dites désaffiliées [...] mais il est plus contestable de
l'affirmer de la question sociale du monde industriel et salarial de la seconde
moitié du XIXe siècle, la pauvreté [...] [touchait] bel et bien des "inclus",
à savoir les travailleurs salariés et leurs familles." (pp.98-99)
"A la source de
l'invention du social, il y a l'idée que le conflit entre le salariat et le
patronat, entre le travail et le capital n'est qu'un conflit apparent et que,
derrière cette apparence, il y a la réalité plus profonde dont le concept
durkheimien de "solidarité organique" délivre le secret : la division
sociale du travail est ce qui crée entre les individus un lien de dépendance
réciproque en réalité plus fort dans la société industrielle qu'il ne l'a
jamais été auparavant. Mais, le problème, c'est que ce lien est inapparent.
[...] A rendre ce lien visible et à convaincre de son existence comme de son
efficacité, c'est à cela qu'a servi l'invention des techniques assurantielles :
à faire de l'Etat social et assurantiel l' "expression visible du lien invisible qui unit les hommes vivant dans
une même société" [Charles Gide]. Voilà qui permettait [...] [de]
faire que ces rapports ne soient plus ceux de la lutte et du conflit, sur le
modèle de ce que le chancelier Bismarck et ses lois sociales venaient de
parvenir à faire en Allemagne avec des résultats assez remarquables, le plus
remarquable d'entre tous étant d'avoir réussi à stopper la progression en voix
et en effectifs du Parti social-démocrate allemande, c'est-à-dire de la frange
organisée, marxiste et révolutionnaire du prolétariat : c'est le même résultat
qu'escomptaient les républicains des années 1890, ceux que J. Donzelot appelle
les "meilleurs esprits soucieux de trouver des solutions concrètes, non
révolutionnaires, aux problèmes sociaux".
Il faut bien reconnaître
que la tâche de ces "meilleurs esprits" n'a pas été simple, tant
l'introduction du système des assurances obligatoires était considérée, aussi
bien par les libéraux que par les traditionalistes, comme une forme rampante de
socialisme d'Etat : il a fallu les convaincre de ce que "l'assurance
n'était pas l'antichambre du socialisme, mais son antidote"."
(pp.103-105)
"Le fait même que la
question sociale soit posée constitue pour Nietzsche le plus sûr indice de la
faiblesse et de la décadence de la bourgeoisie: elle est une classe incapable
de se donner les moyens de sa propre domination, incapable de soutenir
l'épreuve d'un vrai rapport de force, y compris en sa faveur et à son bénéfice.
C'est donc sa propre faiblesse qui condamne la bourgeoisie à "faire du
social".
Néanmoins, c'est en même
temps un enseignement de la plus grande importance que Nietzsche délivre par la
même occasion aux ouvriers et aux dominés de l'ordre social bourgeois : ceux
qui vous dominent sont des faibles, ils n'ont pas la force de vous affronter
directement et votre nombre seul suffira à leur faire toujours préférer la voie
pacifique de la négociation et du compromis social à celle de l'affrontement. A
vous de voir si vous entrez dans cette négociation ou si vous préférez jouer
votre avantage jusqu'au bout. Mais, la décadence affectant l'ensemble de la
civilisation européenne (et pas seulement ses élites) et l'ouvrier socialiste
étant donc tout aussi décadent que le bourgeois libéral, Nietzsche ne peut que
douter que les ouvriers aillent plus loin que le simple fait [...] de réclamer
quelques nouveaux droits [...] pas plus que la bourgeoisie, la classe ouvrière
n'est capable d'aller véritablement à l'affrontement [...]
On peut retenir que
l'invention du social, avec ses institutions assurantielles et sa recherche du
compromis entre classes sociales, peut se comprendre d'un point de vue
nietzschéen comme la manière qu'une bourgeoisie bien chrétienne a trouvée de
maintenir et de perpétuer sa position dominante, tout en conservant sa bonne
conscience et en évitant d'avoir à regarder en face ce qu'implique réellement
le fait d'être ou de vouloir être une classe dominante. [...]
S'il est évident que la
critique nietzschéenne de l'ordre bourgeois se fait depuis le point de vue
"rétrograde" de la nostalgie à l'égard d'anciennes classes
dominantes, de type aristocratique, qui savaient encore se donner les moyens de
leur but et qui donc ne s'effrayaient pas devant les moyens de leur domination,
cela n'empêche pas pour autant Nietzsche d'être assez clairvoyant au sujet des
stratégies que met en œuvre la bourgeoisie européenne comme classe à la fois
dominante et décadente. Aussi cette posture conservatrice et même réactionnaire
n'épuise-t-elle pas le propos nietzschéen : Nietzsche a compris que la
bourgeoisie pouvait aussi se faire l'apôtre du progrès, et notamment du progrès
social, si cela peut lui permettre de conserver à la fois l'ordre social
existant et la position qu'elle y occupe. Le fait de mener une
"politique" sociale, en la fondant sur la volonté de dépasser la
lutte des classes [...] est une stratégie que la classe dominante déploie dans
le but de maintenir la position qui est la sienne tout en désamorçant la conflictualité
sociale." (p.114-116)
"Dire que le
"social", au sens de l'Etat social et des politiques sociales, peut
être soumis à la critique au motif qu'il ouvre un espace de massification, de
domination imperceptible, ou bien parce qu'il génère une bureaucratisation de
la société, ou encore parce qu'il investit cette dernière d'un ensemble de
techniques de discipline et de contrôle, dire cela, ce n'est pas pour autant
sortir de la philosophie sociale, ce n'est pas critiquer la philosophie social
depuis le point de vue asocial [...] d'un individualisme élitiste [...] ce peut
être, au contraire, encore une manière de faire de la philosophie sociale et
d'en maintenir la fonction critique en état de marche, notamment en restant
conscient du fait qu'il a existé et qu'il existe une "idéologie du
social" qui, sous les apparences du contraire, sert les intérêts
des classes dominantes." (pp.117-118)
"Le fait que la
philosophie dominante en France à la fin du XIXe siècle, dans les années de
naissance de la sociologie, ait été une philosophie réflexive, c'est-à-dire une
philosophie de la conscience tournée vers l'intériorité et la conscience
individuelle, sans lien direct avec l'extériorité du monde historique et
social, ce fait explique sans doute assez largement que le questionnement de la
réalité sociale n'ait pu se faire, en France, que sur les marges, voire en
dehors de la philosophie, et souvent même en rupture avec elle et contre elle.
Du coup la sociologie française, dans sa tradition fondatrice qu'est la
tradition durkheimienne, veut être une démarche proprement scientifique et,
dans cette mesure même, extraphilosophique, mais elle présente en même temps la
caractéristique d'être [...] normative [...]
Durkheim, après avoir
mené l'analyse d'un fait social, n'hésite pas à prescrire des remèdes qui
permettraient de modifier ou de faire évoluer les faits sociaux décrits lorsque
ceux-ci présentent une dimension morbide ou pathologique. Ce dont Max Weber, le
fondateur de la sociologie allemande, s'abstient au contraire le plus possible,
au motif qu'une démarche scientifique, comme celle de la sociologie, repose sur
la neutralisation des jugements de valeur [...] Nous n'avons donc pas ou
pratiquement pas de philosophie sociale en France [...] mais nous avons eu, en
contrepartie, de Durkheim jusqu'à Bourdieu, ce qu'on pourrait appeler une
"sociologie philosophique" ou "philosophante", une
sociologie qui non seulement fait le diagnostic de ce qui "ne va pas"
dans la société (les sociologues allemands le font aussi), mais qui n'hésite
pas à proposer des remèdes et des solutions pratiques.
On voit que l'absence de
philosophie sociale reconnue en France dépend très largement du fait historique
ayant consisté en ce que les seules philosophies sociales que la France ait
connues, à savoir le saint-simonisme et le positivisme comtien, ne soient pas
parvenues à s'institutionnaliser comme philosophies dominantes et aient dû
céder le pas à la tradition réflexive et spiritualiste: en France, entre 1830
et 1870, la lutte idéologie entre la philosophie sociale et le spiritualisme
s'est soldée par la défaite claire et nette de la première et la victoire du
second, porté par l'ascension de la bourgeoisie sous la Monarchie de Juillet et
le Second Empire. Du coup, la philosophie sociale française de tradition
saint-simonienne et comtienne est très largement restée lettre morte pour la
philosophie, avant de féconder, après l'effondrement de 1871, la sociologie
française où elle a enfin pu trouver un débouché." (p.26-28)
"Rien de tel en
Allemagne où la sociologie n'a pas eu à se légitimer en s'opposant à la
philosophie, au contraire: les principaux fondateurs de la sociologie allemande
-Simmel, Tönnies, Weber- n'ont eu aucune difficulté à reconnaître leur dette à
l'égard de la philosophie en général, et [...] en particulier [...] Marx et
Nietzsche. Leur geste inaugural de fondation de la sociologie, loin d'avoir
voulu repousser la philosophie ou se substituer à elle, s'est au contraire
inscrit dans la continuité directe du diagnostic porté par Marx et Nietzsche
sur les sociétés modernes et sur les phénomènes négatifs et pathologiques
engendrés en leur sein par le règne croissant d'une économie marchande et
monétaire couplée à une forme strictement instrumentale de rationalité. [...]
Et non seulement la sociologie allemande n'a pas asséché la philosophie sociale
en la dépossédant de son objet, mais au contraire elle a même en retour fécondé
et relancé la philosophie sociale, comme le montre la façon dont des
philosophes sociaux tels que Lukàcs, Horkheimer ou Adorno ont puisé à la source
des sociologies de Simmel et de Weber.
Que sont allés chercher
Sartre et Aron en Allemagne dans les années 1930, l'un chez Husserl et
Heidegger, l'autre chez Weber et Dilthey, sinon précisément l'inspiration
vivifiante d'une philosophie sociale qui leur permettrait peut-être de sortir
de l'impasse du subjectivisme et du spiritualisme ? Quant au succès historique
des leçons données par Kojève au début de ces années 1930, il a très largement
tenu au fait qu'il importait en France une problématique originale de
philosophie sociale, nourrie de Hegel, de Marx et de Heidegger. Et ne faut-il
pas interroger le fait que les penseurs français les plus originaux aient dû,
de générations en générations, renouveler le même geste de rupture à l'égard de
la philosophie française régnante et de ses traditions dominantes ? Tout a été
bon pour créer l'appel d'air indispensable: la phénoménologie et sa
subjectivité ouverte au monde, située, incarnée (Sartre, Merleau-Ponty), la
psychanalyse et son "cogito fêlé" (Lacan), le marxisme et sa
découverte du "continent Histoire" (Althusser), les sciences humaines
et leur contestation d'une subjectivité fondatrice (Lévi-Strauss et la
linguistique, Canguilhem et la médecine, Foucault et la psychologie, Bourdieu
et la sociologie). En posant que "la philosophie est une réflexion pour
qui toute matière étrangère est bonne, et [...] pour qui toute bonne matière
doit être étrangère", Canguilhem a dit ce que les penseurs français
avaient fait depuis les années 1930: aller chercher hors de la philosophie de
quoi continuer à en faire." (pp.29-32)
"En Allemagne [...]
il y a eu d'autres philosophies sociales que la seule "théorie
critique" issue de Hegel et Marx, et incarnée par l'École de Francfort
[...] le concept même de philosophie sociale a notamment été l'objet d'une
élaboration particulièrement intense au sein de l'école néokantienne de Marburg
dans les deux premières décennies du XXe siècle. [...] Cet oubli est d'autant
plus étrange que notre pays a également connu, à la même époque [...] le
développement d'une philosophie sociale elle aussi d'inspiration kantienne et
fichtéenne, aboutissant notamment au "solidarisme" de Léon
Bourgeois." (pp.33-34)
"Ce qui devient
possible [...] avec et après Weber, c'est une critique sociale qui ne se
contente pas de mesurer les sociétés modernes à l'aune de leurs propres
critères de rationalité (ce que fait Marx), mais qui juge ces critères de
rationalité eux-mêmes à l'aune d'une conception élargie de la rationalité: le
sens de la critique n'est alors plus de dire que les sociétés modernes ne
respectent pas leurs propres critères de rationalité, mais que ces critères de
rationalité n'épuisent pas et ne peuvent pas prétendre épuiser toute la
rationalité parce qu'ils n'en incarnent qu'une forme partielle et limitée parmi
d'autres, une forme partielle dont rien ne peut venir justifier qu'elle se
réalise socialement au détriment d'autres formes de rationalité. Ceux qui ont
exploré le plus cette forme-là de critique sont G. Lukàcs d'abord, puis, à sa
suite, M. Horkheimer et T. W. Adorno, mais il est clair aussi que la mise au
jour par J. Habermas d'une forme "communicationnelle" de rationalité,
qui serait immanente à la pratique langagière et discursive ordinaire, l'a
conduit à la mise en œuvre d'une critique sociale qui relevait également de ce
même type." (p.81)
"Dans le texte qui
sert de préface à la réédition de 1925 de son livre Qu'est-ce que la
sociologie ?, Célestin Bouglé se livre à une défense et illustration de ce
qu'il nomme lui-même la "philosophie sociale" à partir du rôle que
cette philosophie devrait jouer son lui dans l'enseignement et la pédagogie ;
mais il ne le fait pas sans en même temps adresser une très sévère attaque à
une autre philosophie sociale où l'on n'a aucun mal à reconnaître sinon la
pensée de Marx lui-même, du moins l'usage qu'en font ses héritiers socialistes:
"une philosophie sociale vraiment critique et synthétique [...] n'a rien
de commun avec cette espèce de matérialisme fataliste qu'on nous présente
quelques fois comme le dernier mot de la science sociale" [Paris, Félix
Alcan, 1925, pp.XX]. Bouglé revendiquait ainsi pour sa philosophie sociale
d'inspiration durkheimienne, solidariste et républicaine l'appellation de "critique",
ce qui supposait de déposséder par là même la tradition marxienne ou marxisante
de ce même titre, et de l'affubler en retour, par sous-entendu, de celui
-infamant- de dogmatique [...]
"Critique",
dans ce cas, s'oppose [de façon kantienne] à "dogmatique" ; le terme
désigne alors une démarche qui examine les conditions qui rendent une
connaissance possible avant d'affirmer cette connaissance comme réelle. La
philosophie sociale marxisante, telle que Bouglé la comprend, est dite
"dogmatique" au sens où, par exemple, elle prétend formuler des lois
de l'évolution sociale et historique sans se demander au préalable s'il est
possible de le faire s'agissant de la réalité sociale (ce que Cournot, au
contraire, a eu le grand mérite de faire aux yeux de Bouglé) et, si oui, de
quelle sorte peuvent être les lois en question, notamment par rapport aux lois
de la nature. [...] L'erreur des socialistes et des marxistes serait donc
d'avoir posé des lois nécessitantes là où il ne peut y en avoir que de
tendancielles, qui déterminent une évolution sociale comme probable mais jamais
comme certaine.
On aurait beau jeu de
renvoyer à Bouglé son accusation de dogmatisme dans la mesure où il porte ce
jugement sans aucun examen sérieux de la doctrine ou des doctrines auxquelles
il s'oppose. Mais plus important est le fait que la tradition de philosophie
sociale à laquelle Bouglé dispute le titre de "critique" ne prend
justement pas le terme de "critique" dans le sens kantien auquel
Bouglé l'entend : "critique", dans ce cas, veut dire soumettre la
réalité sociale existante à la critique, c'est-à-dire protester contre elle et
se faire le promoteur d'une exigence de transformation de l'ordre social
existant. Bouglé le sait très bien et c'est précisément cette tendance-là de la
philosophie sociale qu'il veut désamorcer politiquement." (pp.36-38)
Ma foi, merci pour cette publication, nous avons ainsi accès au texte quasi intégral de l'ouvrage ! Blague à part, le texte illustre bien les limites de la philosophie politique classique, philosophie politique classique sur laquelle nous vivons au fond toujours et dont le procès reste à faire...
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