dimanche 1 septembre 2024

« Manifeste pour une philosophie sociale », par Franck Fischbach

I : Démarche et positionnement du philosophe social.

"Pour la génération de ceux qui, comme moi, sont nés autour de 1969 et qui ont donc débuté des études de philosophie à peu près au milieu des années 1980, il n'était plus question que du grand retour de la "philosophie politique": certains de nos "maîtres", qui avaient alors entre trente-cinq et quarante-cinq ans, orchestraient la résurrection de la philosophie politique classique (de Pufendorf à Kant) et procédaient à la redécouverte de l' "Etat de droit", des "droits de l'Homme", de la "démocratie" et de l' "humanisme." (p.5)

"Luc Ferry ajoutait Fichte à la liste, tandis que Blandine Barret-Kriegel s'y refusait, considérant l'auteur des Discours à la nation allemande comme l'incarnation de la "seconde" philosophie politique moderne, c'est-à-dire de la philosophie politique "romantique", comprise comme la mère de tous les maux de la modernité." (note 1 p.5)

"Le retour de ces idéaux politiques que la critique, notamment d'inspiration marxienne, avait longtemps mis à mal en y voyant autant de motifs purement idéologiques, allait de pair avec le retour à une philosophie politique de type normatif, consistant non plus à analyser la société telle qu'elle est ou la politique telle qu'elle se fait, mais à réfléchir à la société et à l'Etat tels qu'ils devraient être, et donc aux principes normatifs universels qui doivent fonder les institutions sociales et politiques de telle sorte qu'elles soient conformes aux valeurs de liberté et d'équité. C'est naturellement dans ce contexte aussi, et dans ces mêmes années, que la pensée du refondateur de la philosophie politique normative a été accueillie en France et que la Théorie de la justice de Rawls a commencé d'exercer une certaine influence sur les débats, avant d'être finalement traduite en français en 1987. Une telle réouverture de la dimension normative était une chose (au demeurant utile en elle-même, surtout dans un contexte théorique français qui avait systématiquement banni cette dimension), mais qu'elle ait été strictement limitée à la seule sphère juridico-politique en est une autre : après tout, il n'allait pas de soi [...] que le renouveau d'une réflexion politique de type normatif doive [...] s'accompagner systématiquement de l'occultation de toute dimension normative immanente à la sphère proprement sociale de l'existence humaine. N'y-t-a-t-il aussi de la normativité à l'œuvre au sein de la vie sociale elle-même, et pourquoi restreindre a priori la normativité aux seuls principes juridico-politiques ? Je ne suis pas loin de penser que la démarche rawlsienne a été d'autant mieux accueillie en France qu'elle repose sur une critique systématique de l'utilitarisme, et donc sur une critique de l'idée selon laquelle la norme de l'action humaine en société est la quête de la maximisation du bien-être pour le plus grande nombre, c'est-à-dire qu'elle repose sur la critique d'une tradition de pensée qui constitue précisément l'une des sources importantes de ce que je vais présenter et tenter de défendre ici sous le nom de de "philosophie sociale".

Pour les artisans de ce retour à la "philosophie politique classique", il s'agissait d'abord moins d'enregistrer que de proclamer et, surtout, de tâcher de rendre réelle, du fait même de sa proclamation, l'émancipation de la philosophie française à l'égard de ce qui avait exercé une emprise sur elle depuis les années 1950 jusqu'aux années 1970, c'est-à-dire, essentiellement, les sciences sociales, Heidegger et Marx. Vouant aux gémonies ce qu'eux-mêmes, plus jeunes et auprès de maîtres plus grands qu'eux, avaient un temps adoré [...] il s'agissait d'annoncer la "bonne nouvelle": on découvrait ainsi (contre Foucault) que tout pouvoir n'est pas nécessairement l'exercice d'une domination, dès lors qu'il s'agit du "bon" pouvoir, c'est-à-dire de celui qui est régulé par la loi, ou encore (cette fois contre Heidegger) que la subjectivité moderne ne s'accomplit pas inévitablement dans l'arraisonnement technique du monde, dès lors qu'il s'agit de la "bonne" subjectivité, à savoir la subjectivité transcendantale. On annonçait également et en même temps (contre Marx) que la politique possède bel et bien une autonomie, qu'elle ne se dissout pas dans l'économie et dans les rapports sociaux, ou encore (cette fois contre la sociologie et l'anthropologie) que le "sujet" se distingue de l' "individu" en ce qu'il se définit par son autonomie, et qu'il ne se dissout donc pas davantage dans la chaîne des causes qui le déterminent: à l'aide de cette double affirmation, on voit qu'il s'agissait de contester non seulement l'influence des sciences sociales sur la philosophie, mais aussi, et plus encore, l'emprise -réelle ou fantasmée- que pouvait encore exercer le marxisme, et cela alors même qu'un certain nombre de marxistes (et pas des moindres: Althusser) venaient justement d'expliquer que le marxisme était en crise.

Où en sommes-nous aujourd'hui ? A quoi ces petits événements de la sphère philosophique ont-ils servi d'accompagnement "théorique" et de préparation idéologique ? Avec les quelques vingt années de recul dont nous disposons maintenant relativement à l' "œuvre" [...] des artisans du retour à la philosophie politique classique, voilà quelque chose dont on peut avoir une idée un peu plus précise aujourd'hui. Notons que s'il convient ici de mettre "œuvre" entre guillemets, c'est bien parce que l'absence d'œuvre est une caractéristique majeure de ces petits maîtres qui sont arrivées à maturité à la fin des années 1970 et qui ont régné ou tenté de régner sur les années 1980 et 1990 : après s'être engouffrés dans l'abaissement théorique sans précédent provoqué par les soi-disant "nouveaux philosophes" dont l'aventure se termine maintenant dans le cynisme d'une adhésion au sarkozysme, ceux qui prétendirent enterrer la génération des Foucault, Deleuze, Derrida, Lyotard, Althusser, Bourdieu, Granel, etc. laisseront les pâles images de leur triste parade médiatique et de leur course effrénée aux honneurs publics, mais pas d'œuvre. [...]

"Saluons le remarquable résultat de plus de vingt ans d'apologie de l'Etat de droit: elle visait à terrasser le monstre dont avait accouché le XXe siècle, l' "Etat totalitaire". C'est réussi, puisque le résultat en est l' "Etat minoritaire", un Etat au format de poche dont les plus fervents libéraux n'auraient même pas osé rêver [...] un Etat qui n'a plus guère d'autres fonctions que de "sauver les banques"." (pp.6-9)

"Le phénomène est tel qu'il conduit, philosophiquement, à réinvestir une démarche théorique qui prétend moins dire ce qui doit être ou ce qui est "de droit", qu'elle n'entend d'abord faire le diagnostic de "ce qui ne va pas" dans la société telle qu'elle est et de ce qui, dans l'ordre social existant, non seulement fait obstacle à l'épanouissement de la plupart des individus, mais leur impose des formes de vie profondément dégradées et mutilées.

Le constat qui s'impose aujourd'hui est que les institutions de l'Etat de droit et la garantie juridique des droits individuels sont parfaitement compatibles avec des atteintes majeures portées aux conditions élémentaires d'une vie humaine digne." (p.10)

"Si on a souvent l'impression de retrouver aujourd'hui des condition sociales qui ne peuvent qu'évoquer le XIXe siècle, la situation n'est pourtant pas la même [...] alors qu'au XIXe siècle on pouvait encore attendre d'avancées politiques en matière de droit et de démocratie qu'elles contribuent à résoudre la "question sociale", c'est désormais un espoir qu'il n'est plus possible de nourrir. D'où le fait aussi que la parenthèse du retour à la philosophie politique nous paraît bel et bien close, en tout cas sous la forme qu'elle a prise, particulièrement en France, en l'occurrence sous la forme d'une philosophie politique dépolitisée, dépolitisante, c'est-à-dire (comme disait Bourdieu) "science-politisée": le retour de et à la philosophie politique des années 1980 et du début des années 1990, c'était en fait la mise au régime "science-po" de la philosophie politique, c'est-à-dire l'imposition d'une manière axiologiquement neutre de poser les problèmes politiques et sociaux comme de purs problèmes techniques. Cette parenthèse est close et, à mesure que tombe le masque des pratiques et discours dépolitisants des gestionnaires du social, c'est le monde social qui semble retrouver des couleurs politiques. Ce livre veut favoriser une telle repolitisation du social, ce qui passe, philosophiquement, par l'affirmation de l'immanence de la politique dans le social comme espace clivé et fondamentalement conflictuel, mais aussi par un certain déplacement des interrogations dont nous pouvons aussitôt donner un exemple.

Posons la question [avec Adorno] "Qu'est-ce qu'une vie humaine dégradée ou mutilée ?", ou bien, pour dire la même chose, mais de manière à "rester intelligible des philosophes": "Qu'est-ce qu'une vie aliénée ?". Cette question n'est évidemment pas sans lien avec une autre, plus fréquemment posée aujourd'hui, au point d'être même devenue le titre d'un livre [de Luc Ferry]: "Qu'est-ce qu'une vie réussie ?" Je pourrais aisément prétendre que la première question a quelque préséance à faire valoir sur la seconde : il suffirait, pour cela, de partir du constat selon lequel la vie est généralement vécue et pensée et pensée par la plupart des individus eux-mêmes [...] comme inaccomplie, incomplète ou insatisfaisante et qu'une vie vécue, représentée et revendiquée comme réussie est donc plutôt l'exception que la règle. [...]

La plupart des individus auraient sans doute sur la question un jugement nuancé, disant par exemple que, dans tel "secteur" de leur vie (la vie familiale), leur existence est une réussite, alors que, dans un autre "secteur" (la vie professionnelle), elle est un échec. La question resterait évidemment de savoir quel sens il y a à comportimenter ainsi la vie [...]

Quoi qu'il en soit, la question de savoir pour quelles raisons un aspect au moins de la vie peut être considéré comme un échec, et comment il est possible d'y remédier, est une question qui prime sur l'interrogation sur la nature d'une vie réussie: quel sens cela a-t-il de forger un modèle de vie réussie, si la plupart des hommes sont convaincus qu'une telle vie n'est pas, voire ne peut être la leur, qu'il existe des obstacles réels (d'ordre historique, psychologique ou social) qui font qu'une vie réussie est dans une large mesure une vie rêvée ou espérée sans grand rapport avec la vie réelle ?

Spinoza, quant à lui, a su résoudre la difficulté puisque le modèle de vie humaine accomplie qu'il propose dans la cinquième partie de l'Éthique n'a de sens qu'en tant qu'il vient après les Parties 3 et 4 où sont examinés les obstacles que les conditions extérieures et la nature humaine elle-même opposent à son propre accomplissement." (pp.11-13)

"La question "Qu'est-ce qu'une vie réussie ?" relève d'une interrogation d'ordre essentiellement moral. C'est la question morale traditionnelle de savoir quel type de vie ou quel genre de vie il convient de choisir en fonction d'une fin visée, qui est généralement le bonheur. Cette interrogation -au demeurant parfaitement légitime et aussi ancienne que la philosophie elle-même- est d'abord centrée sur l'individu et elle est pour lui une question de type "existentiel", au sens où elle engage un choix en faveur de tel ou tel type de vie -un choix que seul l'individu peut effectuer, qui l'engage totalement mais qui, aussi n'engage que lui. C'est une question essentiellement individuelle : il s'agit pour l'individu de déterminer et de choisir quel type ou quel genre de vie il devrait mener pour augmenter ses chances d'accomplissement de lui-même. La question "Qu'est-ce qu'une vie mutilée ou aliénée ?" est d'un autre ordre: elle n'appartient pas à la philosophie morale ni à l'éthique, mais à la philosophie sociale.

La question de la vie aliénée exige de ne pas prendre la vie individuelle comme cadre déterminant de l'enquête, dans la mesure où le fait et l'expérience de l'aliénation ou de l'inaccomplissement de soi renvoient l'individu aux conditions historiques, sociales et collectives de son existence: si le discours sur la vie réussie et accomplie peut entièrement s'adresser à l'individu que l'on appelle à faire le choix existentiel de tel ou tel genre de vie, le discours sur la vie aliénée, inaccomplie ou mutilée, en revanche, est aussitôt contraint de poser qu'une vie individuelle est inscrite dans un contexte social de vie déterminé. Si les conditions externes d'une vie réussie peuvent certes être mentionnées, elles le sont toujours de façon secondaire et à titre de conditions accessoires qui peuvent aider ou conforter l'individu dans son choix existentiel de vie ; en revanche de telles conditions externes s'imposent immédiatement comme centrales et décisives dès qu'on s'interroge sur ce qu'est une vie aliénée. Le discours sur la vie aliénée ou inaccomplie rencontre aussitôt les conditions extérieures à l'individu qui le contraignent à mener une vie vécue comme limitée ou bornée, impuissante ou mutilée. Au point que même les conditions internes, notamment d'ordre psychique, qui peuvent être mentionnées à titre d'éléments explicatifs d'une vie aliénée, sont des conditions qui renvoient à leur tour au contexte familial et social dans lequel un individu a été de fait contraint de se former.

Bref, la question "Qu'est-ce qu'une vie humaine aliénée ou mutilée ?" est une question qui engage un type particulier de questionnement philosophique et une forme singulière d'enquête relevant de ce qu'on appellera ici la philosophie sociale. Celle-ci ne peut certes pas faire l'économie d'une interrogation sur ce que pourrait ou devrait être une forme de vie humaine accomplie ou "réussie", et elle rejoint assurément par là un questionnement de type éthique, mais elle ne commence pas par cette interrogation : elle prend son point de départ dans les formes et les expériences de vie qui sont vécues par les agents eux-mêmes comme inaccomplies, aliénées, dégradées et mutilées, et elle cherche à identifier dans le contexte social et historique de ces formes de vie les conditions qui en font des formes non réussies au point, souvent, de devenir intolérables et de susciter la protestation ou la révolte." (p.14-15)

"Mais, direz-vous, ne faut-il pas disposer sinon d'un modèle du moins d'une représentation ou simplement d'une image de ce que pourrait être une vie humaine réussie et accomplie pour pouvoir en repérer les formes non réussies et inaccomplies, auquel cas la préséance reviendrait finalement à la philosophie morale ou à l'éthique ? Je ne le crois pas, dans la mesure où cette démarche-là revient à faire abstraction de l'expérience des agents eux-mêmes et à s'engager immédiatement dans la voie de l'abstraction et de l'élaboration théorique d'un modèle de vie humaine réussie. Au contraire, la philosophie sociale part de l'expérience vécue par les individus eux-mêmes en tant qu'ils sont confrontés à leurs propres conditions sociales d'existence, et en tant que ces conditions diminuent ou augmentent leurs chances de mener une vie accomplie. L'élaboration de critères d'une vie humaine accomplie ne peut intervenir ici que dans un second temps et elle n'a lieu que sur la base de ce que les individus eux-mêmes en tant qu'ils sont confrontés à leurs propres conditions sociales d'existence, et en tant que ces conditions diminuent ou augmentent leurs chances de mener une vie accomplie. L'élaboration de critères d'une vie humaine accomplie ne peut intervenir ici que dans un second temps et elle n'a lieu que sur la base de ce que les individus expérimentent et qu'ils peuvent eux-mêmes décrire comme des conditions sociales qui font obstacle à la réussite de leur vie et qui minimisent leurs chances d'un possible accomplissement d'eux-mêmes." (pp.15-16)

"A la différence de la philosophie politique, la philosophie sociale ne procède pas à un recentrage sur la philosophie elle-même, ni à une tentative de sauvetage de son autonomie, encore moins à un essai de restauration de son hégémonie perdue sur les sciences sociales, mais au contraire à la plus grande ouverture possible aux démarches et aux résultats des sciences sociales et des sciences humaines en général: c'est pour elle la condition sans laquelle il est impossible de rendre compte des expériences sociales négatives et des processus sociaux et psychiques qui les engendrent. Seule cette ouverture aux sciences sociales et à leurs résultats est ce qui peut permettre à la philosophie sociale de ne pas en rester à une critique sociale qui se limiterait à être seulement "expressive", selon le terme proposé par Éric Pineault pour désigner un discours critique "qui, pour mieux dénoncer les effets sociaux et écologiques délétères du capitalisme contemporain, se contente d'un réquisitoire sommaire de ses "qualités" monstrueuses pour asseoir sa critique". Je rejoins volontiers É. Pineault pour penser qu'un discours critique comme celui de A. Negri et M. Hardt, ainsi que d'autres discours post- ou néodeleuziens relèvent d'un tel régime seulement "expressif" de la critique sociale. Dans cette sorte de critique, l'effet rhétorique de dénonciation du capitalisme s'accompagne en même temps d'une forme à peine dissimulée de fascination devant les capacités d'invention, d'innovation, d'autotransformation, de redéploiement permanent de cette formation sociale : au pire, cela conduit à une forme de complicité avec l'objet, au mieux à une forme de réification du capitalisme vu comme une entité mystérieuse, dotée de qualités occultes, et à une paralysie de toute capacité d'analyse critique de ce mode de production. En vue d'articuler une telle critique, et à la différence de la philosophie morale, la philosophie sociale ne prétend ni à la découverte de normes universelles, ni à occuper un point de vue impartial ou neutre : au contraire, elle ne recule pas devant la prise de parti, y compris (ou d'abord) politique, et elle s'intéresse à la normativité toujours particulière, locale et incarnée qui est portée et mise en œuvre par les pratiques des individus et des groupes en quête des conditions objectives d'une plus grande affirmation d'eux-mêmes.

Ce livre veut tenter de cerner les conditions, le sens et la portée d'une démarche relevant de la philosophie sociale. Au-delà de considérations indispensables à montrer d'où elle vient, comment et sous quelles formes elle s'est développée et existe en tant que tradition, il s'agira avant tout de contribuer à la légitimation d'une démarche de philosophie sociale dans un contexte français dont on soulignera à quel point il est éminemment paradoxal: la philosophie sociale peut en effet y être l'une des branches actuellement les plus dynamiques et productives de la philosophie, tout en demeurant non identifiée comme telle et complètement absente du débat universitaire." (pp.17-18)

"Les facultés et les départements de philosophie de l'Université française [...] ne dispensent pas d'enseignement de "philosophie sociale" et ne possèdent pas de chercheurs officiellement reconnus spécialistes de ce domaine. Par contraste, si l'on jette ne serait-ce qu'un coup d'œil en Allemagne, on s'aperçoit que la situation y est assez différente: bien que l'expression de "soziale Philosophie" ne soit pas originairement allemande, et qu'elle ne soit que la traduction allemande de l'expression française équivalente, pourtant, en Allemagne, la "philosophie sociale" est une discipline philosophique reconnue comme telle, il existe des chaires de philosophie sociale dans les universités, comme il y en a de philosophie morale, de philosophie politique, de philosophie des sciences, de philosophie de l'art ou de métaphysique. Et il est admis, en Allemagne, de qualifier un philosophe de "Sozialphilosoph" ("philosophe social"), comme c'est par exemple le cas sur la plaque commémorative apposée à Stuttgart sur la façade de la maison natale de Max Horkheimer." (p.20)

"La philosophie sociale a produit depuis deux siècles (XIXe et XXe siècles) les concepts philosophiques qui ont le plus profondément pénétré les esprits et la société elle-même, bien au-delà des cercles restreints auxquels la philosophie est habituellement limitée. Il s'agit des concepts mêmes par lesquels ou grâce auxquels les sociétés modernes ont tenté à la fois de se comprendre dans leur spécificité relativement aux sociétés anciennes et traditionnelles, et de formuler une conscience critique d'elles-mêmes." (p.23)

"Historiquement, le premier de ces concepts est très certainement celui d' "aliénation", mais il y a aussi les concepts majeurs d' "idéologie", de "lutte des classes", de "fétichisme de la marchandise", de "nihilisme", de "perte du sens", de "désenchantement du monde", de "modernisation" et de "rationalisation sociale", de "réification de la conscience", de "perte de l'aura", d' "appauvrissement de l'expérience", d' "existence inauthentique" et de "médiocrité du On", d' "âge de la technique", de "sécularisation", de "practico-inerte", d' "unidimensionnalité", de "totalitarisme" et de "banalisation du mal", de "bureaucratisation", de "discipline" et de "contrôle", de "colonisation du monde vécu", de "lutte pour la reconnaissance", etc. Ces concepts sont autant d'outils permettant une compréhension critique des sociétés modernes : les guillemets qui les entourent signalent qu'il s'agit de quasi-citations, c'est-à-dire que ce sont à chaque des concepts signés dont on identifie aisément les auteurs (Feuerbach, Marx, Nietzsche, Simmel, Weber, Lukàcs, Benjamin, Horkheimer, Adorno, Heidegger, Sartre, Marcuse, Arendt, Castoriadis, Foucault, Deleuze, Habermas, Honneth). Cette liste non exhaustive laisse clairement apparaître qu'il y a largement de quoi faire une histoire de la philosophie sociale à travers l'étude des concepts qu'elle a produits. [...]

Mais si, au-delà de la simple énumération, on cherche le dénominateur commun à ces concepts ou catégories de la philosophie sociale, on constate qu'il s'agit à chaque fois de concepts à double vocation ou à double prétention : à la fois descriptive et évaluative (ou critique). Ce sont des concepts qui entendent à la fois décrire certains phénomènes sociaux comme typiques des sociétés modernes, et articuler à cette description une critique de ces mêmes sociétés, dans la mesure où les phénomènes décrits le sont au titre d'évolutions sociales de type pathologique. Ou, plus précisément, il s'agit d'évolutions sociales que les agents sociaux peuvent être amenés à décrire eux-mêmes comme pathologiques, soit parce qu'elles restreignent et diminuent leur puissance sociale d'agir, soit parce qu'elles engendrent des formes de souffrances sociales, soit parce qu'elles empêchent la réalisation de leurs attentes sociales. De sorte que le concept même de "critique", que la philosophie sociale s'approprie à partir des jeunes-hégéliens et de Marx, constitue certainement la catégorie centrale de la philosophie sociale. C'est pourquoi [...] il faudrait encore ajouter le concept de "souffrance sociale" tel qu'Emmanuel Renault l'a récemment élaboré: comme tous les concepts que nous avons nommés, celui de "souffrance sociale" appartient de plein droit à la philosophie sociale dans la mesure où s'agit d'un concept qui articule une dimension descriptive (description de formes de distorsions de l'expérience sociale en puisant dans un arsenal de moyens fournis aussi bien par la sociologie critique que par la psychopathologie du travail) à une dimension évaluative (s'appuyant sur un besoin humain aussi primordial que la fuite de la souffrance) qui conduit elle-même à la formulation d'un discours relevant de la critique sociale." (pp.24-25)

"Si l'on veut désigner le fond de l'opposition entre la philosophie sociale et la philosophie politique, je crois qu'on peut dire qu'elles partent de deux images tout à fait différentes de l'individu humain. Du côté de la philosophie politique, on part d'un individu indépendant et autonome, considéré comme un agent rationnel et libre, conscient de son intérêt propre, capable de se donner des buts et de déterminer les meilleurs moyens de les réaliser. C'est cet individu-là, capable de mettre en balance les bénéfices et les pertes, que se donne la théorie politique classique, et cela depuis Hobbes jusqu'à Rawls.

Il en va tout autrement du côté de la philosophie sociale : en lieu et place d'un individu rationnel et isolé, elle part d'un individu relationnellement constitué et compris comme étant d'abord et avant tout un être naturel, c'est-à-dire un être de besoins. Dans sa considération de l'individu, et par opposition à la philosophie politique, la philosophie sociale commence toujours par réinjecter de la naturalité et de la concrétude : en tant qu'être naturel, un individu est notamment pour elle un être toujours d'abord affecté. C'est donc un être de sentiments, mais c'est aussi un être qui fait toujours d'abord l'expérience de sa propre dépendance essentielle à l'égard des autres, et donc un être qui se rapporte aux autres d'abord sur le mode du besoin. Etre naturel, être affecté, être de besoins, être en relation de dépendance aux autres : tous ces aspects nous indiquent que l'homme de la philosophie sociale est aussi, et essentiellement, un être vulnérable et un être capable de souffrances, et particulièrement de souffrances qui ont la particularité de pouvoir venir à lui depuis la société.

En lieu et place d'un individu rationnel possédant des ressources apparemment indéfinies d'adaptabilité aux circonstances grâce à sa capacité de corréler non seulement les moyens aux fins mais aussi ses fins et ses moyens aux circonstances, la philosophie sociale part de l'existence humaine comme d'une existence essentiellement, c'est-à-dire vitalement dépendante de conditions objectives qui favorisent ou, au contraire, limitent ses chances d'affirmation de soi, ces conditions étant indissociablement naturelles et sociales. Cette dépendance essentielle aux conditions naturelles et sociales objectives engendre une fondamentale précarité de l'existence humaine qui n'est pas à comprendre comme une faiblesse constitutive et essentielle, mais au sens où l'affirmation même de la puissance qui est propre aux hommes les renvoie à des conditions objectives [...]

Est-ce à dire que la philosophie sociale se complaît dans la passivité, dans le pathétique et le sentimental, là où la philosophie politique concevrait un individu essentiellement actif et rationnel ? Certes pas, car, comme le disait Marx [dans les Manuscrits de 1844], d'un côté, "en tant qu'être naturel, en tant qu'être de chair, être sensible et être objectif, l'homme est un être souffrant", mais, d'un autre côté, "en tant qu'être naturel et en tant qu'être naturel vivant, il est équipé de forces naturelles, de forces vitales, il est un être naturel actif". L'homme dont il est ici question est donc un être qui ne peut faire l'expérience d'une diminution de sa puissance d'agir que pour autant qu'il se définit essentiellement et positivement par cette même puissance d'agir, dont il recherche dans la société les conditions d'une plus grande affirmation aussi bien individuelle que collective. Quant à la rationalité ici en jeu, elle n'est pas la faculté purement subjective de calculer les gains et les pertes, d'adapter les moyens aux fins, mais elle est elle-même une modalité de l'affirmation de la puissance d'agir propre à chacun, considérée sous la forme particulière ou spécifique de l'effort que chacun produit pour comprendre son propre être social et déterminer les conditions d'une plus grande affirmation individuelle et commune de cet être.

Cette prise en charge qualitative, par la philosophie sociale, de l'individu dans l'ensemble des caractères qui font d'abord de lui un être de besoins, et donc un être naturel et social à la fois, nous conduit à une autre différence remarquable entre la philosophie politique et la philosophie sociale. Selon la première, il y a dans la mise en place d'institutions politiques un acte fondateur qui rompt avec la continuité de la nature ; à l'exception là encore de Spinoza, selon qui les institutions politiques maintiennent le droit naturel "en état de marche", la tendance de fond est de concevoir les institutions politiques, et l'institution même de l'ordre politique comme tel, en référence à un acte fondateur qui est un acte de rupture qui sépare la "société civile" d'un ordre naturel considère comme prérationnel [y compris chez un auteur non-contractualiste comme Hegel].

Caractéristique de la philosophie sociale est au contraire la tendance à penser le social dans la continuité avec le naturel, et la politique elle-même dans la continuité à la fois avec le naturel et avec le social. Contre l'artificialisme typique de la philosophie politique classique, et renouant avec le thème ancien de l'homme comme animal vivant naturellement en société, la philosophie sociale considère l'existence d'individus liés entre eux par des rapports sociaux comme un phénomène lui-même naturel, caractéristique d'être que la nature elle-même porte à nouer entre des liens sociaux. Dès lors, elle est également portée à considérer la société non pas comme une totalité artificiellement construite, mais comme un organisme [sic] naturellement constitué." (pp.49-53)

"S'appuyant sur un fond qu'on peut dire aristotélicien, la philosophie sociale [pense] [...] qu'on a aucune chance de [comprendre le social] en le pensant comme le produit d'un acte de rupture avec la nature ou avec l'ordre naturel des choses." (p.58)

"Elle ne se présente pas comme une pensée du politique compris comme un ordre de phénomènes à part qui viendrait de l'extérieur se surajouter à la société pour l'encadrer [...] mais comme une pensée comme de la politique comprise comme une modalité de l'activité sociale elle-même. [...]
D'où aussi l'intérêt particulier que la philosophie sociale porte aux phénomènes de politisation du social qui ne prennent pas ou pas immédiatement cette forme étatico-juridique, c'est-à-dire à des formes de politisation qui n'ont généralement lieu que dans des phases de bouleversements révolutionnaires." (p.59)

"La critique de la réalité sociale existant prend, pour la philosophie sociale, la forme d'une réflexion sur les conditions sociales dont on peut établir qu'elles sont indispensables au "libre développement de chacun"." (p.75)

"Ambition du philosophe social de parvenir à articuler et rendre explicite une souffrance et une vulnérabilité ordinaires vécues par des individus et des groupes que leur situation de minorisés ou de subalternes empêche le plus souvent de porter eux-mêmes à une expression qui puisse être considérée comme légitime dans l'espace public." (p.83)

"Ceux qui engagent une lutte pour la reconnaissance ne le font pas sans un espoir de se faire entendre et d'être entendus ; mais il existe des formes de marginalisation telles qu'elles en viennent à priver de toute possibilité de se faire entendre et parviennent finalement jusqu'à étouffer l'espoir même." (p.87)

"La sociologie est [...] très largement devenue un langage d'experts et c'est ce qui explique la méfiance à son égard de la part des dominés, qu'ils soient ou non engagés dans des luttes. Le grand avantage de la philosophie sociale sur les sciences sociales me semble précisément tenir au fait que, ne mettant pas en œuvre un langage technique d'experts, elle est capable de s'articuler directement au langage ordinaire dans lequel se formulent les raisons de ceux qui luttent contre les conditions de leur domination. Elle peut réfléchir les usages de ce langage ordinaire de la lutte, l'amener par exemple à interroger ses propres présupposés et à conquérir une plus grande clarté à leur sujet, et ceci à l'intérieur de ces usages eux-mêmes et sans occuper aucune position d'extériorité ou de surplomb. Pour cela, la philosophie sociale peut elle-même puiser dans l'arsenal des ressources théoriques produites par les sciences sociales : de ce point de vue-là, s'il revient une tâche de traduction à la philosophie sociale, ce n'est pas celle consistant à traduire le langage ordinaire des luttes dans la langue de la philosophie, mais plutôt à traduire le langage expert des sciences sociales dans le langage ordinaire, de manière à rendre utiles aux luttes les outils conceptuels forgés par les sciences sociales. [...] La philosophie sociale me semble occuper une position intermédiaire qui la rend capable de jouer un rôle de médiateur entre l'un et l'autre, de sorte que si elle peut bien servir de caisse de résonance, ce n'est pas seulement en amplifiant la voix des sans-voix, mais aussi et inversement en traduisant dans le langage ordinaire les concepts savants issus des langages experts des sciences sociales." (pp.90-91)

"Déterminer le rapport qu'entretient la philosophie sociale avec ce sens du "social" que Littré définissait de la manière suivante: "Social se dit, par opposition à politique, des conditions qui, laissant en dehors la forme des gouvernements, se rapportent au développement intellectuel, moral et matériel des masses populaires". Cette définition, qui est le fait [...] d'un positiviste disciple de Comte, a comme premier mérite de séparer le social et le politique: le social, en ce sens, recouvre l'ensemble des savoirs, des techniques et des pratiques qui sont mis en œuvre pour déterminer  les conditions pouvant permettre aux couches inférieures de la population [...] d'accéder à un développement physique, matériel, moral et intellectuel le plus proche possible de ce qu'on peut considérer comme "normal" dans une société donnée. C'est très exactement cela, "faire du social" : et la définition que Littré en donne nous indique que, dans un premier temps du moins (recouvrant en gros la fin du Second Empire et les débuts de la IIIe République), on n'a pas considéré qu'il s'agissait là d'un objectivement proprement politique, relevant comme tel de l'Etat. Il s'agit là de la naissance de l'économie sociale", dont l'un des représentants majeurs est certainement Frédéric Le Play [...]

Tel que je l'utilisais dans ma critériologie, le social désignait ce que Durkheim appelle souvent l' "ordre social", signifiant par là un ordre de phénomènes sui generis, existant au même titre que les phénomènes naturels ou physiques, et un ordre de phénomènes que l'on n'a aucun chance de connaître en leur spécificité propre si on les confonds d'emblée avec les phénomènes politiques ou si on leur applique une conceptualité élaborée originairement pour les phénomènes politiques (par exemple lorsqu'on pense pouvoir rendre compte du social à partir d'une théorie du contrat entre individus, alors que les concepts mêmes de "contrats" et d' "individus" sont justement les résultats et les produits d'une certaine évolution du social). [...]

Bref, ce sens-là du social n'a rien à voir avec le sens que le même terme possède quand quelqu'un nous dit qu'il travaille "dans le social", c'est-à-dire que la profession qu'il exerce relève de ce qu'on appelle le "secteur social". Mais, précisément, qu'est-ce que le "secteur social" et que veut dire "social" dans ce cas-là ? Il s'agit du "social" au sens où Deleuze en parlait comme "ce secteur bizarre, de formation récente, d'importance grandissante", au sens aussi où l'un de ses meilleurs théoriciens, Jacques Donzelot, en a parlé comme d'un "registre hybride", à la croisée de l'économie et de la politique, du privé et du public : en ce sens, relèveraient du "social" les problèmes qui naissent dans la sphère économique de la production marchande et qui nécessitent une intervention de l'Etat qui soit de nature palliative ou correctrice. Significativement, le social dans ce sens-là désigne moins un ordre spécifique de phénomènes ou de "faits" qu'un registre particulier de problèmes, de problèmes à résoudre et de tâches à accomplir pour les résoudre -et le premier de ces problèmes, ça a précisément été ce que nous avons plus haut désigné de son nom classique de "question sociale"." (pp.95-98)

"Dans l'articulation de ce diagnostic de pathologie sociale [...] [n'est pas] une normativité que le philosophe importerait et qu'il imposerait aux agents sociaux, mais d'une normativité dont ces derniers sont eux-mêmes porteurs dans la mesure où ce sont bien eux qui font la différence entre une souffrance sociale normale et une souffrance sociale qu'ils jugent eux-mêmes anormale." (pp.151-152)

"La philosophie sociale ne détermine pas en leur contenu des modèles de vie accomplie ou réussie, et elle ne critique pas une situation sociale au motif qu'elle empêcherait la réalisation de tel ou tel modèle de la vie bonne normativement considéré comme devant être réalisé. Mais elle considère que des individus ne peuvent poursuivre la réalisation d'un modèle de vie bonne -quel qu'il soit en son contenu- sans que soient rassemblées un certain nombre de conditions sociales leur permettant de le faire. La critique sociale n'émerge comme telle qu'à partir du moment où le constat peut être fait que la société ne met pas à disposition les conditions qui peuvent permettre au plus grand nombre d'individus de mener une vie bonne." (pp.158-159)

"Si ce sont les conditions sociales historiquement déterminées dans lesquelles ils vivent qui président aux choix que font les individus de telle ou telle fin, alors on tient là la raison fondamentale pour laquelle ces individus sont également en droit d'attendre de cette même société, qui décide dans une large mesure du contenu de ce qu'ils peuvent considérer comme une vie bonne, qu'elle rassemble aussi en elle les conditions sociales qui peuvent leur permettre de réaliser les attentes d'accomplissement qui sont contenues dans leur modèle de la vie bonne." (p.160)

 

II : Histoire de la philosophie sociale (France, Allemagne, Angleterre).

"La naissance de la philosophie sociale à la fin du XVIIIe siècle ne peut certainement se comprendre qu'en rapport avec l'évolution qui avait été celle d'un domaine dont elle a fini par s'émanciper, à savoir la philosophie politique.

La tendance de la philosophie politique moderne, disons de Hobbes à Kant, a consisté à restreindre son domaine propre à la question de savoir comment et sur quels principes construire un ordre politique et institutionnel qui soit à la fois stable et susceptible d'être l'objet d'un assentiment général, c'est-à-dire d'être considéré comme légitime. Cette conception proprement moderne du questionnement philosophique dans le domaine de la théorie politique revenait à mettre de côté tout un aspect que la philosophie politique des Anciens prenait encore en charge et qu'elle considérait même comme relevant éminemment de son domaine : cet aspect est celui en vertu duquel le questionnement politique ne porte pas seulement sur la stabilité et la légitimité des institutions, mais aussi sur la capacité de ces institutions à permettre et à garantir que les hommes mènent en elles une vie qui les satisfasse, une existence accomplie, c'est-à-dire ce qu'on peut appeler une "vie bonne" -raison pour laquelle, selon Aristote, le domaine de l'éthique conduit à celui de la politique pour s'y accomplir comme en ce qui l'englobe et dont il dépend.

Cet aspect-là du questionnement politique avait entre-temps, c'est-à-dire durant la période médiévale, été pris en charge par l'Église sous la forme du souci pour le salut de l'âme du chrétien : l'abandon par la philosophie politique moderne de la réflexion éthique sur les conditions devant permettre des formes de vie bonne ou de vie accomplie, tient au fait historique de l'émancipation des Etats modernes à l'égard de l'autorité de l'Église, et à la quête d'une légitimité à leur propre niveau, c'est-à-dire qui soit indépendante de l'autorité ecclésiastique. Une sorte de répartition des tâches s'est donc effectuée : à l'Église et à l'autorité spirituelle la question de la vie bonne et de la vie humaine accomplie ou réussie, et à l'Etat la question proprement politique de la stabilisation et de la légitimation des institutions de la vie collective. Pour le dire en termes foucaldiens, la politique moderne de la souveraineté est née en se séparant du gouvernement chrétien des âmes. [...]

Il faut évidemment des exceptions à cette règle générale selon laquelle la philosophie sociale est née du fait même que la philosophie politique classique a négligé la question des conditions de possibilité d'une existence humaine accomplie et d'une "vie bonne". Il y en a certainement d'autres, mais je vois au moins une exception majeure: Spinoza, qui aborde la question politique du régime et de la forme du gouvernement sous l'angle de la question éthique de savoir quel type de vie sociale est promu par tel régime ou tel gouvernement, et si cette vie sociale consiste ou non en un développement de la "puissance d'agir" collective, c'est-à-dire si elle permet ou non au plus grand nombre de vivre sous la conduite de la raison plutôt que sous celle des passions. Cette perspective spinoziste implique une critique de la philosophie politique et nommément, dans le cas de Spinoza, une critique de Hobbes." (pp.41-43)

"A une philosophie politique qui, par exemple avec J. Rawls, se préoccupe de déterminer les principes d'une répartition juste, c'est-à-dire équitable, des biens sociaux de base, la philosophie sociale répond que, en admettant même qu'une société dans laquelle prévaudraient de tels principes de justice vienne à exister, la question (propre à la philosophie sociale) de savoir si une telle société rassemble les conditions d'un épanouissement et d'une réalisation de soi du plus grand nombre de ses membres, est une question qui se poserait encore. C'est que la réponse à cette question est largement indépendante des principes politiques et juridiques qui sont ceux d'une constitution, d'une législation et d'un Etat : cette réponse dépend en revanche directement de la manière dont son aménagés les rapports sociaux et de la mesure dans laquelle sont réunies ou non les conditions sociales permettant au plus grand nombre d'individus de mener une vie accomplie et bonne, satisfaisante tant physiquement que moralement, culturellement et symboliquement." (p.44)

"Trois phénomènes historiques spécifiquement européens et modernes ont ici joué un rôle majeur dans l'émergence du social en tant que sphère autonome: d'abord la naissance de l'économie de marché et le développement parallèle de l'industrie capitaliste ; ensuite la formation des grands Etats-nations modernes auxquels se sont imposées les tâches nouvelles de connaître, de contrôler et de gouverner de vastes populations dans le but de les mobiliser non plus seulement pour la guerre, mais aussi pour la production ; et enfin la naissance de la "question sociale", c'est-à-dire l'apparition d'un paupérisme de masse touchant non plus les vagabonds et les marginaux, mais la population des travailleurs de l'industrie.

La philosophie sociale a donc ses racines dans le XVIIIe siècle, c'est-à-dire à l'époque où le vocable même de "social" apparaît pour désigner une sphère de rapports et de relations interhumains qu'il s'agit de comprendre et d'analyser sans dissoudre aussitôt ces rapports dans les termes politiques du droit, de la loi, de la légitimité, de la représentation ou de la souveraineté, que ce soit celle du Prince ou celle du peuple lui-même." (p.45)

"Aron rappelle [...] qu'à l'entrée "Social" l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert note: "mot nouveau"." (note 5 p.45)

"La philosophie sociale est [...] dépendante de l'émergence de savoirs positifs qui prennent la société (et non plus l'Etat ou les seules institutions politiques) pour objet [...] Pas de philosophie sociale possible sans la constitutiton de disciplines comme l'économie politique, la sociologie ou l'anthropologie [...] Dans la foulée de l'économie politique, les premiers philosophes sociaux seraient en ce sens Rousseau et Hegel." (pp.63-64)

"Aussi longtemps qu'on reste dans ce cadre de pensée héritée de la pensée politique classique, la contrainte qu'exercent les institutions politiques reste impensable, car de deux choses l'une: soit la contrainte est une vraie contrainte qui s'impose aux individus, auquel cas elle ne peut venir d'eux ; soit la contrainte résulte d'un accord entre les individus, mais alors elle n'a de contrainte que le nom puisqu'elle peut être révoquée à tout moment.
L'invention du concept de société permet au contraire de penser que les individus sont toujours d'abord soumis à une contrainte sociale première, dont la contrainte proprement politique exercée par les institutions du même nom peut être pensée comme dérivée. Voilà qui change radicalement la manière de poser les problèmes politiques." (p.65)

"Bentham et l'utilitarisme [...] constituent le troisième pilier de la philosophie sociale européenne au moment de sa naissance." (note 10 p.49)

"Dans les termes de Bonald, une société est "politiquement constituée" à partir du moment où elle se donne une forme explicite et incarnée à son propre "pouvoir général", de sorte que ce qui précède une telle constitution politique de la société, ce ne sont pas des individus atomisés et sans lien les uns avec les autres, mais bien déjà la société elle-même, et donc aussi le pouvoir général qu'elle exerce toujours déjà sur les individus. La réalité première n'est dans ces conditions ni les individus, ni les institutions politiques : c'est la société elle-même, qui ne se dote d'institutions politiques qu'en vue de maximiser les chances de sa propre conservation, le pouvoir politique n'ayant selon Bonald d'autre fonction que celle de conserver la société.

On voit donc le rôle majeur joué par cette pensée explicitement conservatrice, notamment parce qu'elle a complètement transformé la manière de poser le problème politique en établissant pour la première fois un principe essentiel de la philosophie sociale: à savoir que l'individuel et les rapports entre les individus, c'est-à-dire l'interindividuel, ne sont pas à la source du social et qu'on ne peut pas composer un autre ordre social et politique en partant des individus et d'un accord ou d'un pacte entre les individus. C'est là une idée fondamentale qu'Auguste Comte retiendra, ainsi que toute la tradition de la philosophie sociale, tout en corrigeant la pensée de Bonald sur un point important: une société, dans la mesure même où elle peut être considérée comme une réalité si elle y tend, ne parvient pas à se conserver telle quelle, elle connaît des modifications et subit des transformations, de sorte qu'il ne faut pas seulement formuler les principes d'une statique sociale, mais aussi ceux d'une dynamique sociale, et ajouter aux lois de l' "ordre" social également celles de son "progrès"." (pp.54-55)

" [Chez Bentham, Comte et Marx] La critique porte [...] sur le fait que les révolutionnaires se donnaient comme quelque chose de naturel (l'individu et ses "droits") ce qui en réalité était quelque chose d'historiquement construit et de socialement construit." (p.56)

"S'appuyant sur un fond qu'on peut dire aristotélicien, la philosophie sociale [pense] [...] qu'on a aucune chance de [comprendre le social] en le pensant comme le produit d'un acte de rupture avec la nature ou avec l'ordre naturel des choses." (p.58)

"L'émergence de la question sociale, dès les années 1830, a joué un rôle majeur dans la formation et la consolidation d'un paradigme philosophique relevant de la critique sociale ou de la critique de la société, mais elle a joué un rôle tout aussi considérable dans la constitution du concept de "social" au sens que l'on est en train d'examiner. [...] On a désigné [...] [par là] le dysfonctionnement majeur que constituait l'apparition d'un paupérisme touchant [...] la classe laborieuse [...] On peut certes dire que la question sociale se posait déjà avant l'ère industrielle, mais qu'elle recouvrait alors les problèmes posés par la mendicité, le vagabondage et la pauvreté (surtout quand celle-ci était liée à la maladie) : bref, cette question-là se posait sur les marges de la société et de la vie sociale. Ce n'est plus le cas de la question sociale du XIXe siècle [...] Désormais, les pauvres sont des travailleurs, et là se situent à la fois le problème et la nouveauté du problème. Aussi longtemps que la pauvreté touchait des oisifs, les non-travailleurs, les vagabonds, les marginaux et autres "parasites" en tout genre, la pauvreté n'était qu'un problème moral ; elle ne devient justement un problème "social" qu'à partir du moment où elle touche et concerne des populations socialement intégrées qui sont devenues un élément majeur de la division sociale du travail telle qu'elle caractérise désormais des sociétés de type industriel.

Aussi avons-nous un peu de mal à suivre Robert Castel lorsqu'il écrit: "la question sociale se pose explicitement sur les marges de la vie sociale, mais elle met en question l'ensemble de la société." C'est vrai des formes pré-modernes de la question sociale, et cela vaut vraisemblablement de nouveau aujourd'hui de l'une des formes actuelles de la question sociale en tant qu'elle est posée par les personnes dites désaffiliées [...] mais il est plus contestable de l'affirmer de la question sociale du monde industriel et salarial de la seconde moitié du XIXe siècle, la pauvreté [...] [touchait] bel et bien des "inclus", à savoir les travailleurs salariés et leurs familles." (pp.98-99)

"A la source de l'invention du social, il y a l'idée que le conflit entre le salariat et le patronat, entre le travail et le capital n'est qu'un conflit apparent et que, derrière cette apparence, il y a la réalité plus profonde dont le concept durkheimien de "solidarité organique" délivre le secret : la division sociale du travail est ce qui crée entre les individus un lien de dépendance réciproque en réalité plus fort dans la société industrielle qu'il ne l'a jamais été auparavant. Mais, le problème, c'est que ce lien est inapparent. [...] A rendre ce lien visible et à convaincre de son existence comme de son efficacité, c'est à cela qu'a servi l'invention des techniques assurantielles : à faire de l'Etat social et assurantiel l' "expression visible du lien invisible qui unit les hommes vivant dans une même société" [Charles Gide]. Voilà qui permettait [...] [de] faire que ces rapports ne soient plus ceux de la lutte et du conflit, sur le modèle de ce que le chancelier Bismarck et ses lois sociales venaient de parvenir à faire en Allemagne avec des résultats assez remarquables, le plus remarquable d'entre tous étant d'avoir réussi à stopper la progression en voix et en effectifs du Parti social-démocrate allemande, c'est-à-dire de la frange organisée, marxiste et révolutionnaire du prolétariat : c'est le même résultat qu'escomptaient les républicains des années 1890, ceux que J. Donzelot appelle les "meilleurs esprits soucieux de trouver des solutions concrètes, non révolutionnaires, aux problèmes sociaux".

Il faut bien reconnaître que la tâche de ces "meilleurs esprits" n'a pas été simple, tant l'introduction du système des assurances obligatoires était considérée, aussi bien par les libéraux que par les traditionalistes, comme une forme rampante de socialisme d'Etat : il a fallu les convaincre de ce que "l'assurance n'était pas l'antichambre du socialisme, mais son antidote"." (pp.103-105)

"Le fait même que la question sociale soit posée constitue pour Nietzsche le plus sûr indice de la faiblesse et de la décadence de la bourgeoisie: elle est une classe incapable de se donner les moyens de sa propre domination, incapable de soutenir l'épreuve d'un vrai rapport de force, y compris en sa faveur et à son bénéfice. C'est donc sa propre faiblesse qui condamne la bourgeoisie à "faire du social".

Néanmoins, c'est en même temps un enseignement de la plus grande importance que Nietzsche délivre par la même occasion aux ouvriers et aux dominés de l'ordre social bourgeois : ceux qui vous dominent sont des faibles, ils n'ont pas la force de vous affronter directement et votre nombre seul suffira à leur faire toujours préférer la voie pacifique de la négociation et du compromis social à celle de l'affrontement. A vous de voir si vous entrez dans cette négociation ou si vous préférez jouer votre avantage jusqu'au bout. Mais, la décadence affectant l'ensemble de la civilisation européenne (et pas seulement ses élites) et l'ouvrier socialiste étant donc tout aussi décadent que le bourgeois libéral, Nietzsche ne peut que douter que les ouvriers aillent plus loin que le simple fait [...] de réclamer quelques nouveaux droits [...] pas plus que la bourgeoisie, la classe ouvrière n'est capable d'aller véritablement à l'affrontement [...]

On peut retenir que l'invention du social, avec ses institutions assurantielles et sa recherche du compromis entre classes sociales, peut se comprendre d'un point de vue nietzschéen comme la manière qu'une bourgeoisie bien chrétienne a trouvée de maintenir et de perpétuer sa position dominante, tout en conservant sa bonne conscience et en évitant d'avoir à regarder en face ce qu'implique réellement le fait d'être ou de vouloir être une classe dominante. [...]

S'il est évident que la critique nietzschéenne de l'ordre bourgeois se fait depuis le point de vue "rétrograde" de la nostalgie à l'égard d'anciennes classes dominantes, de type aristocratique, qui savaient encore se donner les moyens de leur but et qui donc ne s'effrayaient pas devant les moyens de leur domination, cela n'empêche pas pour autant Nietzsche d'être assez clairvoyant au sujet des stratégies que met en œuvre la bourgeoisie européenne comme classe à la fois dominante et décadente. Aussi cette posture conservatrice et même réactionnaire n'épuise-t-elle pas le propos nietzschéen : Nietzsche a compris que la bourgeoisie pouvait aussi se faire l'apôtre du progrès, et notamment du progrès social, si cela peut lui permettre de conserver à la fois l'ordre social existant et la position qu'elle y occupe. Le fait de mener une "politique" sociale, en la fondant sur la volonté de dépasser la lutte des classes [...] est une stratégie que la classe dominante déploie dans le but de maintenir la position qui est la sienne tout en désamorçant la conflictualité sociale." (p.114-116)

"Dire que le "social", au sens de l'Etat social et des politiques sociales, peut être soumis à la critique au motif qu'il ouvre un espace de massification, de domination imperceptible, ou bien parce qu'il génère une bureaucratisation de la société, ou encore parce qu'il investit cette dernière d'un ensemble de techniques de discipline et de contrôle, dire cela, ce n'est pas pour autant sortir de la philosophie sociale, ce n'est pas critiquer la philosophie social depuis le point de vue asocial [...] d'un individualisme élitiste [...] ce peut être, au contraire, encore une manière de faire de la philosophie sociale et d'en maintenir la fonction critique en état de marche, notamment en restant conscient du fait qu'il a existé et qu'il existe une "idéologie du social" qui, sous les apparences du contraire, sert les intérêts des classes dominantes." (pp.117-118)

"Le fait que la philosophie dominante en France à la fin du XIXe siècle, dans les années de naissance de la sociologie, ait été une philosophie réflexive, c'est-à-dire une philosophie de la conscience tournée vers l'intériorité et la conscience individuelle, sans lien direct avec l'extériorité du monde historique et social, ce fait explique sans doute assez largement que le questionnement de la réalité sociale n'ait pu se faire, en France, que sur les marges, voire en dehors de la philosophie, et souvent même en rupture avec elle et contre elle. Du coup la sociologie française, dans sa tradition fondatrice qu'est la tradition durkheimienne, veut être une démarche proprement scientifique et, dans cette mesure même, extraphilosophique, mais elle présente en même temps la caractéristique d'être [...] normative [...]

Durkheim, après avoir mené l'analyse d'un fait social, n'hésite pas à prescrire des remèdes qui permettraient de modifier ou de faire évoluer les faits sociaux décrits lorsque ceux-ci présentent une dimension morbide ou pathologique. Ce dont Max Weber, le fondateur de la sociologie allemande, s'abstient au contraire le plus possible, au motif qu'une démarche scientifique, comme celle de la sociologie, repose sur la neutralisation des jugements de valeur [...] Nous n'avons donc pas ou pratiquement pas de philosophie sociale en France [...] mais nous avons eu, en contrepartie, de Durkheim jusqu'à Bourdieu, ce qu'on pourrait appeler une "sociologie philosophique" ou "philosophante", une sociologie qui non seulement fait le diagnostic de ce qui "ne va pas" dans la société (les sociologues allemands le font aussi), mais qui n'hésite pas à proposer des remèdes et des solutions pratiques.

On voit que l'absence de philosophie sociale reconnue en France dépend très largement du fait historique ayant consisté en ce que les seules philosophies sociales que la France ait connues, à savoir le saint-simonisme et le positivisme comtien, ne soient pas parvenues à s'institutionnaliser comme philosophies dominantes et aient dû céder le pas à la tradition réflexive et spiritualiste: en France, entre 1830 et 1870, la lutte idéologie entre la philosophie sociale et le spiritualisme s'est soldée par la défaite claire et nette de la première et la victoire du second, porté par l'ascension de la bourgeoisie sous la Monarchie de Juillet et le Second Empire. Du coup, la philosophie sociale française de tradition saint-simonienne et comtienne est très largement restée lettre morte pour la philosophie, avant de féconder, après l'effondrement de 1871, la sociologie française où elle a enfin pu trouver un débouché." (p.26-28)

"Rien de tel en Allemagne où la sociologie n'a pas eu à se légitimer en s'opposant à la philosophie, au contraire: les principaux fondateurs de la sociologie allemande -Simmel, Tönnies, Weber- n'ont eu aucune difficulté à reconnaître leur dette à l'égard de la philosophie en général, et [...] en particulier [...] Marx et Nietzsche. Leur geste inaugural de fondation de la sociologie, loin d'avoir voulu repousser la philosophie ou se substituer à elle, s'est au contraire inscrit dans la continuité directe du diagnostic porté par Marx et Nietzsche sur les sociétés modernes et sur les phénomènes négatifs et pathologiques engendrés en leur sein par le règne croissant d'une économie marchande et monétaire couplée à une forme strictement instrumentale de rationalité. [...] Et non seulement la sociologie allemande n'a pas asséché la philosophie sociale en la dépossédant de son objet, mais au contraire elle a même en retour fécondé et relancé la philosophie sociale, comme le montre la façon dont des philosophes sociaux tels que Lukàcs, Horkheimer ou Adorno ont puisé à la source des sociologies de Simmel et de Weber.

Que sont allés chercher Sartre et Aron en Allemagne dans les années 1930, l'un chez Husserl et Heidegger, l'autre chez Weber et Dilthey, sinon précisément l'inspiration vivifiante d'une philosophie sociale qui leur permettrait peut-être de sortir de l'impasse du subjectivisme et du spiritualisme ? Quant au succès historique des leçons données par Kojève au début de ces années 1930, il a très largement tenu au fait qu'il importait en France une problématique originale de philosophie sociale, nourrie de Hegel, de Marx et de Heidegger. Et ne faut-il pas interroger le fait que les penseurs français les plus originaux aient dû, de générations en générations, renouveler le même geste de rupture à l'égard de la philosophie française régnante et de ses traditions dominantes ? Tout a été bon pour créer l'appel d'air indispensable: la phénoménologie et sa subjectivité ouverte au monde, située, incarnée (Sartre, Merleau-Ponty), la psychanalyse et son "cogito fêlé" (Lacan), le marxisme et sa découverte du "continent Histoire" (Althusser), les sciences humaines et leur contestation d'une subjectivité fondatrice (Lévi-Strauss et la linguistique, Canguilhem et la médecine, Foucault et la psychologie, Bourdieu et la sociologie). En posant que "la philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et [...] pour qui toute bonne matière doit être étrangère", Canguilhem a dit ce que les penseurs français avaient fait depuis les années 1930: aller chercher hors de la philosophie de quoi continuer à en faire." (pp.29-32)

"En Allemagne [...] il y a eu d'autres philosophies sociales que la seule "théorie critique" issue de Hegel et Marx, et incarnée par l'École de Francfort [...] le concept même de philosophie sociale a notamment été l'objet d'une élaboration particulièrement intense au sein de l'école néokantienne de Marburg dans les deux premières décennies du XXe siècle. [...] Cet oubli est d'autant plus étrange que notre pays a également connu, à la même époque [...] le développement d'une philosophie sociale elle aussi d'inspiration kantienne et fichtéenne, aboutissant notamment au "solidarisme" de Léon Bourgeois." (pp.33-34)

"Ce qui devient possible [...] avec et après Weber, c'est une critique sociale qui ne se contente pas de mesurer les sociétés modernes à l'aune de leurs propres critères de rationalité (ce que fait Marx), mais qui juge ces critères de rationalité eux-mêmes à l'aune d'une conception élargie de la rationalité: le sens de la critique n'est alors plus de dire que les sociétés modernes ne respectent pas leurs propres critères de rationalité, mais que ces critères de rationalité n'épuisent pas et ne peuvent pas prétendre épuiser toute la rationalité parce qu'ils n'en incarnent qu'une forme partielle et limitée parmi d'autres, une forme partielle dont rien ne peut venir justifier qu'elle se réalise socialement au détriment d'autres formes de rationalité. Ceux qui ont exploré le plus cette forme-là de critique sont G. Lukàcs d'abord, puis, à sa suite, M. Horkheimer et T. W. Adorno, mais il est clair aussi que la mise au jour par J. Habermas d'une forme "communicationnelle" de rationalité, qui serait immanente à la pratique langagière et discursive ordinaire, l'a conduit à la mise en œuvre d'une critique sociale qui relevait également de ce même type." (p.81)

"Dans le texte qui sert de préface à la réédition de 1925 de son livre Qu'est-ce que la sociologie ?, Célestin Bouglé se livre à une défense et illustration de ce qu'il nomme lui-même la "philosophie sociale" à partir du rôle que cette philosophie devrait jouer son lui dans l'enseignement et la pédagogie ; mais il ne le fait pas sans en même temps adresser une très sévère attaque à une autre philosophie sociale où l'on n'a aucun mal à reconnaître sinon la pensée de Marx lui-même, du moins l'usage qu'en font ses héritiers socialistes: "une philosophie sociale vraiment critique et synthétique [...] n'a rien de commun avec cette espèce de matérialisme fataliste qu'on nous présente quelques fois comme le dernier mot de la science sociale" [Paris, Félix Alcan, 1925, pp.XX]. Bouglé revendiquait ainsi pour sa philosophie sociale d'inspiration durkheimienne, solidariste et républicaine l'appellation de "critique", ce qui supposait de déposséder par là même la tradition marxienne ou marxisante de ce même titre, et de l'affubler en retour, par sous-entendu, de celui -infamant- de dogmatique [...]

"Critique", dans ce cas, s'oppose [de façon kantienne] à "dogmatique" ; le terme désigne alors une démarche qui examine les conditions qui rendent une connaissance possible avant d'affirmer cette connaissance comme réelle. La philosophie sociale marxisante, telle que Bouglé la comprend, est dite "dogmatique" au sens où, par exemple, elle prétend formuler des lois de l'évolution sociale et historique sans se demander au préalable s'il est possible de le faire s'agissant de la réalité sociale (ce que Cournot, au contraire, a eu le grand mérite de faire aux yeux de Bouglé) et, si oui, de quelle sorte peuvent être les lois en question, notamment par rapport aux lois de la nature. [...] L'erreur des socialistes et des marxistes serait donc d'avoir posé des lois nécessitantes là où il ne peut y en avoir que de tendancielles, qui déterminent une évolution sociale comme probable mais jamais comme certaine.

On aurait beau jeu de renvoyer à Bouglé son accusation de dogmatisme dans la mesure où il porte ce jugement sans aucun examen sérieux de la doctrine ou des doctrines auxquelles il s'oppose. Mais plus important est le fait que la tradition de philosophie sociale à laquelle Bouglé dispute le titre de "critique" ne prend justement pas le terme de "critique" dans le sens kantien auquel Bouglé l'entend : "critique", dans ce cas, veut dire soumettre la réalité sociale existante à la critique, c'est-à-dire protester contre elle et se faire le promoteur d'une exigence de transformation de l'ordre social existant. Bouglé le sait très bien et c'est précisément cette tendance-là de la philosophie sociale qu'il veut désamorcer politiquement." (pp.36-38)

-Franck Fischbach, Manifeste pour une philosophie sociale, Paris, La Découverte, 2009, 161 pages. 

1 commentaire:

  1. Ma foi, merci pour cette publication, nous avons ainsi accès au texte quasi intégral de l'ouvrage ! Blague à part, le texte illustre bien les limites de la philosophie politique classique, philosophie politique classique sur laquelle nous vivons au fond toujours et dont le procès reste à faire...

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