jeudi 22 août 2024

Le fond platonicien de la philosophie du désir de Nietzsche

"L' « être » est, au premier chef, un logos. Entendons par là que l'« être » est, a priori, accordé à la pensée, qu'il est Raison. Certes, on rencontre aussi, chez les philosophes grecs, l'idée qu'au-dessus de l'« être » resplendit une réalité qui échappe à la dialectique rationnelle et que Platon nomme le Bien, tandis que les Modernes, de leur côté, admettent que la forme suprême de l'« être » est l'Infini, qui demeure inaccessible à l'intelligence finie de l'homme. Dans les deux cas, néanmoins, il s'agit d'une Perfection nécessairement bienveillante pour l'homme, d'une Perfection qui, loin de menacer l'accord de la pensée et de l'« être », le confirme sur le monde « mystique ».

Dès le début, Nietzsche ne cache pas les doutes que lui inspire la fameuse thèse de Parménide :

« Parménide a dit : « On ne pense pas ce qui n'est pas. » Nous sommes aux antipodes et nous disons : « Ce qui peut être pensé doit certainement être une fiction ». »

Notons que la thèse parménidienne est ici retranscrite par Nietzsche telle qu'elle est transmise par l'idéalisme allemand, et spécialement hégélien, avec l'accent de la subjectivité absolue : « Ce qui est rationnel est réel, et ce qui est réel est rationnel. » On a glissé de la pensée à la raison, en conférant à l'identité parménidienne une valeur exclusivement logique, parce que le logos a déjà perdu son sens grec originaire et se trouve réduit au système des catégories pures, ou Essences.

Cette interprétation domine et détermine l'objection de Nietzsche : « Il n'arrive rien dans la réalité qui corresponde rigoureusement à la logique ». En cela, Nietzsche a pleinement conscience de lancer un défi à Hegel : « L'impétuosité gothique de Hegel à escalader le ciel (c'est un retardataire). Tentative pour introduire une sorte de raison dans l'évolution : moi, à l'opposé, je vois dans la logique elle-même encore une espèce de déraison et de hasard ».

Ce rationalisme est bien la plus extravagante des illusions. » (p.409-410)

"En second lieu, l'« être » est caractérisé par la transparence. « Simple, transparent [...] non contradictoire, stable, restant égal à soi-même, sans replis [...] ni volte-face, ni voile [...] ni forme : un homme de cette espèce conçoit un monde de l'être dont il fait un Dieu à son image » [...]

Mais comme l'expérience sensible inflige un démenti humiliant à cette conviction, le métaphysicien recourt à un stratagème pour sauver sa thèse ontologique. Il choisit de séparer brutalement l'« être » en soi, dont l'apparaître sera une présence évidente, et la mauvaise apparence, qui drainera vers elle les éléments les plus fâcheux de la réalité. L'apparence se voit ainsi déposséder de l'être, elle est un mirage produit par le non-être, une illusion misérable dont la critique philosophique affranchira l'esprit humain." (p.411)

"Le dualisme provoqué par la dissociation de l'apparence et de la réalité véritable reçoit une signification proprement topique dès l'instant où les attributs de cette réalité sont projetés par-delà l'expérience sensible et façonnent l'image d'un « être » métaphysique caché « derrière les choses », d'un « monde intelligible » de type platonicien. Le mécanisme de la projection (dont l'analyse, chez Nietzsche, appelle une comparaison serrée avec Hegel, Marx et Freud) fait de l'ontologie une métaphysique." (p.412)

"Le concept de la substance est ainsi le concept cardinal de l'ontologie métaphysique. En l'exposant Nietzsche récapitule, par une inspection décisive de son essence, toute l'histoire de la philosophie. Comme on l'a reconnu au passage, l'« être » englobe l'Etre de Parménide, le cosmos platonicien des Idées, l'ousia d'Aristote, l'atome de Démocrite et d'Epicure, la res cartésienne, la Substantia spinoziste, la « chose en soi » kantienne, l'Absolu-identité de Schelling. Ce que la métaphysique, depuis Parménide, ne se lasse pas de penser, c'est uniquement la Chose." (p.413)

"Un tel « être » substantiel n'est pas entaché de négativité, on ne saurait déceler en lui des oppositions ou des contradictions ; il n'est déchiré par aucune lutte, ne suscite aucun conflit :« L'apparence, le changement, la contradiction, le combat sont taxés d'immoralité ; aspiration à un monde où tout cela manque ». Il est étranger à la mort et à la douleur. Bref, il est un défi lancé à la réalité authentique, à la réalité « dionysiaque », dont Nietzsche, lui, fait la pierre angulaire de sa méditation tragique, inspirée d'Héraclite." (p.414)

"Il ne reste plus à l'« être » qu'à s'approprier les déterminations de l'unité et de la totalité pour se promouvoir à la dignité de l'Absolu, qui représente le dernier et le plus prestigieux des prédicats transcendantaux. Comme l'application à l'« être » du concept de l'unité oblige à reléguer la pluralité, avec le devenir, dans le monde des apparences, le métaphysicien construit tout exprès une théorie de l'idéalité transcendantale de l'espace et du temps, afin d'assurer, par la disqualification ontologique de ces deux principes du multiple, la perfection morale qui doit être l'apanage de l'Absolu. [...] Les diverses perspectives finies ne sont plus que des aspects ou des moments d'un savoir absolu déjà élaboré de toute éternité. La vérité n'est pas une vérité d'interprétation, irrémédiablement située, exigeant la connivence du vrai et du faux, la vérité est un logos en soi, qui impose à l'homme l'impératif de « la vérité à tout prix », du savoir inconditionné." (p.414-415)

"La chute de l'Absolu laisse alors entrevoir le sol de la nature, où le regard ne discerne plus nulle trace de chose, de fin, d'unité, d'ordre, de vérité substantielle, mais découvre le chaos de la volonté de puissance." (p.415)

"Si, en effet, l'origine est bien toujours la volonté de puissance, puisque celle-ci marque « le dernier fait auquel nous descendons », cette origine, enseigne Nietzsche, est scindée en deux pôles : vie ascendante et volonté du néant [...]

Le désir exprime exactement cette faiblesse de la volonté de puissance qui, au lieu de s'accomplir par la maîtrise du réel, s'abandonne aux fantasmes et aux rêves. Il est donc bien encore une impulsion effective, procédant de l'être en tant que volonté de puissance, mais pour n'en manifester que la décrépitude, et s'offrir ainsi au diagnostic d'une Symptomatologie de la décadence vitale.

Le désir est la grande lassitude qui submerge l'homme lorsqu'il cesse de créer des valeurs à la pointe du combat pour la puissance -la nostalgie d'un absolu imaginaire-, la maladie de la volonté de puissance, comme le prouve la corrélation essentielle, dégagée par la méthode généalogique, entre la volonté décadente, le désir et la production de l'Idéal : « On ne saurait avoir assez de respect pour l'homme, quand on observe comment il sait se tirer d'affaire, tenir bon, tirer parti des circonstances, abattre ses adversaires ; si, au contraire, on envisage l'homme dans ce qu'il désire [...] c'est la plus absurde des brutes... Il semble qu'il ait besoin d'une région où laisser s'ébattre sa lâcheté, sa paresse, sa faiblesse, sa mièvrerie, sa servilité, où puissent se détendre ses vertus fortes et mâles. Voyez quels sont les vœux des humains, leurs « idéals » ! Dans ce qu'imagine son rêve [...] l'homme cherche à se délasser de ce qu'il porte de plus précieux en lui, de son activité ; il s'abandonne à des songes vains, absurdes, frivoles, puérils. Cet animal si inventif et si ingénieux déploie alors une pauvreté intellectuelle et une absence d'inventivité qui ont quelque chose de terrifiant. « L'idéal » est une sorte d'impôt que l'homme est tenu d'acquitter sur l'énorme dépense qu'exigent ses tâches réelles et pressantes. Dès que la réalité cesse, surviennent le rêve, la lassitude, la faiblesse ; « l'Idéal » est justement une forme du rêve, de la lassitude, de la faiblesse... Les plus vigoureux et les plus débiles se ressemblent tous quand cet état les envahit. » (pp.420-421)

"Cette révélation bouleversante place la philosophie devant une exigence abyssale. Pour surmonter la métaphysique et triompher du nihilisme, il lui est imposé de renoncer au désir." (p.422)

-Jean Granier, "Nietzsche et la question de l'être", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 160 (1970), pp. 407-422.

Post-scriptum : J’aurais bien sûr pu titrer, avec plus de justesse, que la pensée du désir de Nietzsche a un fond schopenhauerien.

En effet, que partagent l’idéalisme spiritualiste de Platon et l’idéalisme post-kantien de Schopenhauer ? Une conception pessimiste du désir comme état de manque, de souffrance. L’être désirant n’est pas un être dans sa plénitude, c’est un être qui manque d’être. Il n’est pas la force débordante, surabondance, impersonnelle, qui caractérise l’image nietzschéenne du surhumain. Il n’agit ni ne crée de part la seule nécessité de son être, mais se meut en vue d’un but (donc, du point de vue de Nietzsche, d’une fiction –l’en-soi ne comportant aucun but), en vue d’un idéal (que Nietzsche oppose à la réalité, c'est-à-dire à ce qui n'est pas imaginaire mais perçu. Or le dualisme du monde idéal et du monde sensible et perceptible est là-aussi originairement platonicien). Or le surhumain selon Nietzsche n’habite rien d’autre que le monde de l’apparence, le monde tel qu’il se présente. Il n’est pas gouverné par la morale ou un idéal quelconque, il tend à n’être qu’une force vivante impersonnelle, comme la pluie ou la tempête… Au fond de la philosophie de Nietzsche, il y a un pessimisme de la connaissance et un pessimisme du désir –c’est-à-dire un anti-humanisme, une conception « anti-Lumières ».

Ne s’ensuit-il pas que Nietzsche aurait dû écrire, non pas « deviens ce que tu es », mais « deviens ce que tu n’es pas », c’est-à-dire un être au-delà du désir… ? Mais n’est-ce pas là encore un déni d’humanité ? « Mais que tout cela est donc brutal ! », comme disait en 1902 Maurice Barrès de l’auteur d’Aurore.

Pour montrer que l’opposition avancée par Nietzsche est tout à fait factice, il n’est même pas besoin d’introduire, avec Bachelard, une dialectique du rêve et de la création (la méditation onirique comme moment d’un cycle incluant le travail et la création artistique). Il suffit de s’en référer à un simple fait positif qu’est l’expérience de la dépression : là nous savons intimement que s’enfuit tout à la fois et le désir, et l’imagination rêveuse, et l’effort créateur.

3 commentaires:

  1. Voilà un thème qui m’intéresse grandement puisque, comme je crois vous l’avoir dit quelque part, je projette un petit essai sur Nietzsche et Platon, qui devrait sortir, si tout se passe bien, (et si je parviens à mener ma tâche à son terme (ce qui n’est pas dit !)), en 2025. Il est indéniable qu’il y a une parenté de nature, sinon d’idéal, entre Platon et Nietzsche. Ce sont deux penseurs de la même trempe. Nietzsche se situe précisément dans le paradigme platonicien, et le renversement qu’il entend mener à son égard manifeste bien qu’ils ont une façon commune d’appréhender les grands problèmes philosophiques. À cet égard votre rapprochement est tout à fait pertinent. Je serais plus circonspect sur une éventuelle critique nietzschéenne du « désir ». Tout d’abord parce que je n’ai pas pu trouver le long extrait cité par J. Granier dans mes Œuvres complètes de Nietzsche – ce qui est tout de même embêtant ! Ensuite parce que j’ai le sentiment que dans votre post-scriptum vous employez ce terme de désir dans une acception moderne, un peu deleuzienne, post-soixante-huitarde en un mot, alors le terme n’avait pas du tout les mêmes résonnances pour Nietzsche, en raison de facteurs socio-historiques tout d’abord (l’époque n’était pas la même !), et du fait que Nietzsche ne se situait pas du tout dans cette perspective basique du désir telle que nous l’entendons de nos jours. D’ailleurs dans l’extrait cité, lorsque Nietzsche parle du désir, il bascule tout de suite vers – l’idéal… Ce qui est très révélateur du sens dans lequel il employait ce mot…

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    1. Bonjour Laconique. Ravi d'apprendre que vous vous lancez dans l'écriture d'un ouvrage ! Nietzsche est souvent rapproché de Platon -à raison car les différences sont aussi intéressantes que les similitudes. Je vous conseille de jeter un œil à l'ouvrage de Monique Dixsaut (Platon - Nietzsche, 2015) qui a traité le sujet.

      S'agissant de mon post-scriptum, il y a effectivement un parti-pris interprétatif. J'avoue que j'ai été très surpris en découvrant la fin du texte de Granier. Mais en réfléchissant, je trouve qu'il y a effectivement chez Nietzsche (contrairement à une lecture hédoniste superficielle) une distance vis-à-vis du corps, de la sexualité (que ne rattrape pas entièrement sa dénonciation de l'ascétisme et du dolorisme chrétien). Et il n'est pas impossible que cette appréciation s'étende au désir en général (le désir en tant que manque, mais aussi en tant qu'il exprime l'individuation, la séparation de l'individu d'avec le monde...thème schopenhauerien du reste). Dans la Naissance de la tragédie, ne lisons-nous pas que "nous exigeons, dans toute manifestation artistique et à tous les degrés de l’art, avant tout et en premier lieu la victoire sur le subjectif, l’affranchissement de la tyrannie du « moi », l’abolition de toute volonté et de tout désir individuel." ?

      On trouvera bien sûr aussi des textes allant dans le sens contraire. Comment trancher ?

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    2. Je vous remercie pour la référence. Mon premier geste a été bien sûr de consulter l’ouvrage de M. Dixsaut, spécialiste reconnue de Platon. L’ouvrage a ses qualités, mais je pense que l’optique qui sera la mienne me permettra de traiter le sujet sans trop de redites. En tout cas cela prouve que le sujet a son intérêt !

      Oui, en ce qui concerne Nietzsche vous avez sans doute raison, et d’ailleurs l’extrait que vous citez de La Naissance de la tragédie a des tonalités très schopenhaueriennes. Votre intuition d’une inclination de Nietzsche vers un certain idéalisme me semble justifiée. Il n’y a qu’à voir ses lectures, ses centres d’intérêts (Platon, Schopenhauer, la Bible). C’est un univers qui lui était très familier, et qui a sans doute déteint sur sa conception de la vie en général (sans même parler des déterminations familiales et culturelles qui étaient les siennes).

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