"Chez Bakounine,
deux lectures possibles de Spinoza :
Avec, d’un côté, un
Spinoza théologien, certes atypique, mais théologien quand même, pour qui Dieu
s’identifie à la nature, à la substance, mais toujours sous la forme d’un
principe premier et transcendant, cause absolue et infinie d’une infinité
d’êtres finis, irrémédiablement renvoyés au néant de leur finitude.
De l’autre, un Spinoza
athée, inspirateur silencieux, via Schelling et Diderot, d’une conception de la
nature pensée sous la forme d’une « combinaison
universelle, naturelle, nécessaire et réelle, nullement prédéterminée »,
d’une « infinité d’actions et de
réactions particulières ». Une nature qu’il importe peu alors qu’on
l’appelle Dieu ou absolu."
"Proudhon ignore
longtemps Spinoza. Ses cahiers de lectures, soigneusement répertoriés de 1838 à
1844, ne le mentionnent jamais. Il est absent de De la création de
l’ordre (publié en 1843), alors que ce livre consacre deux grandes
parties à la philosophie et à la métaphysique. À l’exception de rares
allusions, en passant, dans les Contradictions
économiques, il faut attendre 1858 et son grand ouvrage De la
Justice dans la Révolution et dans l’Église pour que Proudhon s’engage
enfin dans une critique de Spinoza ; à la mesure de tout ce qui peut
rapprocher, donc opposer, les deux pensées, et d’une façon qui manifeste une
lecture directe et attentive des textes. Cité plusieurs fois, Spinoza fait
l’objet de trois développements critiques ; dans la quatrième étude, à propos
du problème de l’État ; dans la septième, à propos de l’absolu ; dans la
huitième, à propos de la conscience et de la liberté.
De ces trois critiques,
c’est certainement la première qui est la plus sévère et la plus expéditive.
Proudhon range Spinoza aux côtés de Platon et de Hegel, du côté du despotisme.
« Saint de la philosophie »,
persécuté par toutes les Églises, Spinoza a su, avec Machiavel et Hobbes, se
libérer des ombres et des dominations de la religion. Mais « en désapprenant l’Évangile » il s’est
contenté de « rapprendre le destin »,
le fatum des Anciens, la raison
d’État de Platon. Nécessité et raison, tel est l’insupportable couple
conceptuel que réinventent Machiavel, Hobbes et Spinoza ; un couple qui
justifie le « plus effroyable despotisme
». En effet, parce qu’il obéit au principe de nécessité, l’État échappe à tout
jugement, à toute distinction entre le bien et le mal. Il « a le droit de gouverner, au besoin par la
violence, et d’envoyer, même pour les causes les plus légères, les citoyens à
la mort ». « Balancées » par la
seule et hypothétique prudence du souverain face à une révolte toujours
possible des gouvernés, les formes gouvernementales, longtemps monarchiques ou
aristocratiques, ont beau devenir démocratiques, elles ne cessent jamais
d’obéir à la raison d’État, à la raison politique.
La seconde critique ne
vise plus les ouvrages politiques de Spinoza, mais l’Éthique, son œuvre philosophique majeure. On pourrait la résumer
par cette formule de Proudhon :
« Spinoza [...] commence [...] par un acte de foi dans l’absolu. » On
retrouve la critique de Bakounine. Comme pour la plupart des philosophes,
l’erreur de Spinoza est dans son point de départ. « Principe d’illusion et de charlatanisme », l’absolu peut bien s’« incarne(r) dans la personne [...], dans la
race, dans la cité, la corporation, l’État, l’Église », il aboutit
inévitablement à Dieu. Que Spinoza, dans l’Éthique, commence directement par
Dieu est donc à mettre au crédit de son extrême rigueur, mais la rigueur d’un «
grand esprit dévoyé par l’absolu ».
Cette erreur du
commencement n’est pas seulement philosophique. Pour Proudhon elle est
directement au fondement des conceptions politiques de Spinoza, de sa
célébration inévitable du despotisme et de la raison d’État. En effet, face à
l’absolu, être infini, que peut l’homme du fond de sa finitude, de l’esclavage
de ses passions ? Rien, sinon se soumettre à « une discipline de fer organisée sur le double principe de la raison
théologique et de la raison d’État ».
« Spinoza, qui croyait faire l’éthique de l’humanité, a refait, more geometrico, l’éthique de l’Être suprême, c’est-à-dire le système de la tyrannie
politique et religieuse sur lequel l’humanité vit depuis soixante siècles. On
l’a accusé d’athéisme : c’est le plus profond des théologiens. »
La troisième critique,
peut-être la plus discutable, est en même temps la plus intéressante, pour
trois raisons : 1) parce qu’en abordant la question de la liberté elle est au
cœur du problème spinoziste, le problème du couple nécessité-liberté ; 2) parce
que, en pensant déceler une contradiction dans le système de Spinoza, Proudhon
ouvre, à ses yeux, une faille dans ce système, dans l’enchaînement nécessaire
(donc despotique) de ses développements ; 3) parce que, ce faisant, Proudhon
est conduit à expliciter toute une dimension de ses propres conceptions de la
liberté et, peut-être, les liens que celles-ci entretiennent avec le
spinozisme. Rappelons l’essentiel de la thèse de Proudhon. Fidèle à son
habitude du paradoxe et du contre-pied, Proudhon prétend montrer : 1) comment
Descartes, partisan du libre arbitre, construit une théorie qui aboutit à le
nier ; 2) comment Spinoza, négateur du libre arbitre, propose au contraire une
théorie qui le suppose nécessairement.
Descartes philosophe du
despotisme, Spinoza philosophe de la liberté. Au-delà de l’intérêt qu’une telle
thèse peut avoir pour une oreille anarchiste, et avant même de considérer la
force de l’intuition de Proudhon, on ne peut tout d’abord qu’être surpris par
son inconséquence apparente. Comment Spinoza, le philosophe de l’absolu, de la
nécessité et de la raison d’État, qui, très logiquement, refuse toute
signification au libre arbitre, peut-il être en même temps le philosophe de la
liberté, une liberté inhérente à son système ? Entraîné par son goût de la
provocation, Proudhon est conduit à développer une argumentation paradoxale.
Ennemi du libre arbitre,
Spinoza ne l’est que parce qu’il est d’abord un cartésien conséquent. En
affirmant avec Descartes la nécessité absolue de l’Être (Dieu), Spinoza se
contente de montrer l’inconséquence d’une pensée qui se réclame par ailleurs de
la liberté, puisque, en dehors de Dieu lui-même, un tel système exclut toute
liberté. Mais cette incohérence de Descartes, que Spinoza met au jour à partir
du système de Descartes, on la retrouve, inversée, dans la philosophie de
Spinoza, sous le regard de Proudhon cette fois. Comment Spinoza peut-il nier le
libre arbitre, puisque, dans l’Éthique,
il prétend montrer comment l’homme, création dégradée et misérable de la toute-puissance
divine, soumise à l’obscurité et aux illusions des passions, peut malgré tout «
remonter le courant de la nécessité »
qui l’a produit, s’affranchir des passions qui l’entravent et le trompent,
accéder à la « liberté aux dépens de la
nécessité qu’elle se subordonne » ?"
"Pour le tardif
Spinoza anarchiste de Matheron, et contre le Spinoza communiste de Negri, il
n’y aurait rien à attendre du politique, fût-il démocratique, puisque « la forme élémentaire de la démocratie, selon
Spinoza, c’est le lynchage » et que la « puissance de la multitude » ne cherche qu’à assurer la sécurité des
« conformistes » et à réprimer les « déviants ». En conséquence, seule une « communauté de sages » pourrait prétendre
à une vie collective libérée de la crainte et de l’obéissance, mais, comme le
remarque A. Matheron, « nous aurions
alors une démocratie sans imperium,
et ce ne serait plus vraiment un État ». L’anarchie donc."
"Balibar a raison de
souligner, contre Negri, en quoi l’individualité humaine spinoziste n’est en
rien assimilable à un sujet, une conscience ou une personne. Il a raison
d’expliquer que l’objet de l’Éthique
n’est pas l’individu (au sens moderne du terme) [N1], mais « la forme de l’individualité » ; raison
d’affirmer, après Proudhon, que « toute
individualité humaine est prise [...] dans l’entre-deux des formes
d’individualité inférieures qui se composent en elle, mais ne s’y dissolvent
pas pour autant, et des formes d’individualité supérieures dans lesquelles elle
peut entrer [...] »."
"Rapporter ces
expériences ou ces actions de composition aux formes d’intériorité toujours
plus complexes et étendues que constituent les composés humains ; par sélection
chez le Spinoza de Deleuze, sélection des « corps
qui conviennent avec le nôtre, et qui nous donnent de la joie, c’est-à-dire
augmentent notre puissance » ; par intériorisation des rapports de travail
chez Proudhon, une intériorisation immémoriale (à l’origine de l’humanité comme
de chaque individu) mais sans cesse répétée et élargie au plan de composition
infinie de l’industrie humaine.
Corps et âme parmi
d’autres corps et d’autres âmes, mais « le
plus puissant des modes finis », et « libre
quand il entre en possession de sa puissance d’agir », l’homme a ainsi le
pouvoir d’expérimenter, d’apprendre à connaître ce qui est bon et mauvais pour
sa puissance d’agir, pour sa liberté. Et c’est à travers cette expérimentation
des rapports qui lui conviennent, à l’intérieur et à l’extérieur de ce qui le
constitue, des refus et des accords, des oui et des non, des associations
toujours révocables, qu’il peut étendre ces rapports à des formes
d’associations toujours plus larges, disposer d’une puissance toujours plus «
intense », là où il ne s’agit plus d’utilisations ou de captures, mais de
sociabilités et de communautés.
Contrairement à la cité
politique dont rêve Negri, l’émancipation philosophique et libertaire que l’on
peut lire chez Spinoza cesse alors d’être fondée sur la crainte ou l’angoisse,
la récompense et le châtiment. Comme le voulaient Proudhon et Bakounine, elle
cesse de s’en remettre à l’État et de lui confier le soin de tenir lieu de
raison à ceux qui n’en ont pas, au plus grand nombre, aux esclaves. Renonçant à
toute coercition extérieure, même lorsque celle-ci se dit éclairée,
l’émancipation peut naître « des rapports
qui se composent directement et naturellement », « des puissances ou des droits qui s’additionnent naturellement
»."
-Daniel Colson,
"Lectures anarchistes de Spinoza", Article paru dans la revue Réfractions,
No. 2 (été 1998) pp. 119-148.
[N1] : Cette
conception relationnelle de l’individualité
fait évidemment penser celle de Simondon (lequel maintient cependant un
concept du sujet).
"Proudhon a du sans
aucun doute apprécier cette tension entre liberté et nécessité, une liberté
humaine qui pour échapper aux contraintes auxquelles on l’oppose habituellement
(dans une autre dialectique), doit au contraire trouver sa source dans sa
propre nécessité, sa propre nature. Et ceci à la manière de « Dieu », ce «
monopole » exorbitant à qui les théologiens prétendent la réserver."
"Comment être libre
? Comment parvenir à agir « par soi seul
» ? Comment devenir sa propre « cause
» ? Des questions éminemment spinozistes que l’anarchisme répète et auxquelles
il répond à son tour, mais autrement et ceci sur le double terrain de la
théorie et de la pratique."
"Dans la démarche
anarchiste, la substance spinoziste (c’est-à-dire « Dieu » ou « la Nature » se
défait de ses illusions totalisantes et déterminantes. Elle se disperse dans la
multitude infinie de ses modes (l’anarchie) qui acquièrent ainsi la possibilité
de devenir « la cause de soi », « d’agir » (agendum) par eux-mêmes, à la
manière et à la place du Dieu de Spinoza et ceci de deux façons: en cessant
d’« opérer» (operandum) en fonction des « dispositifs » extérieurs
irrémédiablement contraignants dont parlent Foucault et Agamben (le marché,
la loi, mais aussi, l’école, les rôles masculins, les téléphones portables, la
sociologie ou les cuisines intégrées par exemple); en s’associant et en se «
composant » autrement, « directement » diront Deleuze et les syndicalistes
d’action directe, « pour former un
nouveau rapport » grâce au « jeu
infini de la nécessité externe et de la nécessité interne », là où « il ne s’agit plus d’utilisations et de
captures mais de sociabilités et de communautés ».
Matérialiste et
libertaire, libertaire parce que matérialiste, l’anarchisme le plus théorique
affirme ainsi deux choses :
• Dieu (sive natura, « c’est-à-dire la Nature ») est bien « le tout de l’être » dont parle Robert
Misrahi, mais il n’est pas « la source
causale de l’activité de ce tout ». Pour l’anarchisme le rapport est inverse.
Comme le dit Bakounine, la nature (ou « Dieu » si l’on veut lui donner
ce nom) n’est pas une cause mais un « effet
», ou plus précisément la « résultante
» toujours changeante d’une « infinité d’actions et de réactions particulières
que toutes les choses réellement existantes exercent incessamment les unes sur
les autres ». Comme l’explique également Proudhon: « L’unité de la création (..) si elle est, ne peut être que
l’effet d’un concours, concert ou conflit, peu importe le mot, et doit être
considérée comme une résultante.
» Une formulation que l’on retrouve sous la plume de Bakounine dans des termes
presque identiques."
"Mettre en œuvre par
eux-mêmes, à partir de leurs seules déterminations singulières, ce que les
textes des théoriciens anarchistes affirment par ailleurs, mais par ailleurs
justement, comme toute chose : l’auto-organisation, la libre association de
forces libres, l’affirmation d’entités et de subjectivités (syndicats, « sociétés
», « idées », ligues, fédérations, communes, squats, familles, confédérations,
individus, affinités, groupes) à la fois absolues, radicalement autonomes et
pourtant composées d’autres entités tout aussi absolues et autonomes,
elles-mêmes composées… à l’infini, des plus petites aux plus grandes."
(p.74)
"L’intuition, l’évidence
et la force sans médiation de pratiques et de modes d’être où il s’agit
toujours d’agir par soi-même, de ne jamais s’en remettre à d’autres, puisque
c’est justement et uniquement dans ce combat pour soi et par soi [...] que l’on
peut retrouver les autres, s’associer à eux, intimement, et construire ainsi un
être ou une entité commune plus forte (vis-à-vis des autres) et plus puissante
et plus libre pour elle-même, du point de vue de ce qui la constitue. À la
question philosophique que posent Spinoza et le premier livre de Jean Préposiet
– comment agir « par soi seul » ? comment devenir sa propre « cause » ? bref,
comment être libre ? –, ce sont les textes mêmes des mouvements à caractère
libertaire qui prétendent répondre, et ceci (plus particulièrement) à travers
un concept directement inventé par ces mouvements : « l’action directe »,
c’est-à-dire et très précisément l’agendum émancipateur et émancipé
du livre I de l’Éthique, « directe » parce que libérée même brièvement,
d’un operandum où ce sont les autres, les « dispositifs »
extérieurs de l’ordre social (du travail, du marché, de la vie politique,
familiale…) qui déterminent nos actes, notre existence et notre subjectivité.
Comme le disent par exemple, et de façon lumineuse, non plus Archinov ou
Cœurderoy, mais les textes d’Emile Pouget ou de Victor Griffuelhes, deux
leaders de la CGT française (du temps de sa brève grandeur révolutionnaire), par
« l’Action Directe » qui « bande le ressort humain », « trempe les caractères », « affine les énergies » on « apprend à avoir
confiance en soi ! À ne s’en
remettre qu’à soi ! À être maître de soi » ; on « devient soi-même ». En « puisant en soi ses moyens d’action » et
de pensée, et comme devait le répéter Archinov quelques années plus tard, il
devient possible de retrouver le « profond
courant d’autonomie » et la « surabondance
de vitalité » que la mise en « mouvement » et la « connexité des corporations » ouvrières autorisent. « Maître de ses actes », le mouvement
ouvrier (du temps de Pouget et de Griffuelhes) pouvait ainsi devenir l’« arbitre de ses destinées » et, avec
beaucoup d’autres choses (et mouvements analogues), établir en quoi les
questions philosophiques trouvent d’abord leur sens et leurs réponses dans la
vie et dans les pratiques les plus immédiates, les plus ordinaires."
(p.76)
-Daniel Colson, "La liberté, l’anarchisme et Spinoza. À propos de la réédition d’un livre de Jean Préposiet", Réfraction, 27.
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