dimanche 12 mai 2024

Démystifier la nature. L’université de Padoue, Pietro Pomponazzi et le naturalisme philosophique de la Renaissance italienne.

"Amorcés dès le XIVème, des bouleversements économiques et sociaux de grande importance se déroulent en Europe occidentale durant les XVème et XVIème siècles. Une nouvelle société et de nouveaux rapports de production sont en train de naître et de renverser les vieilles habitudes du moyen âge. Les villes connaissent un essor inédit, correspondant à l'affirmation d'une bourgeoisie, petite et grande, qui conquiert peu à peu tous les rouages économiques. Les campagnes sont progressivement distancées, malgré les résistances nobilitaires, vouées à l'échec, face à ses deux ennemis mortels : la puissance de l'argent, dont la vieille noblesse manque de façon chronique, et la puissance du monarque, qui n'a de cesse de faire rentrer dans le rang l'aristocratie guerrière récalcitrante. La naissance du capital et de l'Etat annonce l'agonie de la féodalité. Les activités intellectuelles ne sortent pas perdantes de cette métamorphose, puisqu'elles perçoivent leur part de l'accroissement général des richesses caractérisant cette période.

La conséquence la plus importante de ces transformations sociales, dans le domaine intellectuel, est l'augmentation des ressources, tant financières que commerciales, dans certaines zones privilégiées. Au cours de ces deux siècles, apparaissent des ensembles de développement urbain, bien localisés, dont la prospérité repose principalement sur le commerce et les activités bancaires. Les principales zones se répartissent ainsi (par ordre décroissant d'importance): le nord de l'Italie avec ses multiples et riches cités ; le nord européen avec pour centre la Flandre et en périphérie Paris, Londres, et les Pays-Bas ; le sud de la péninsule ibérique autour de Lisbonne et de Séville ; et le centre européen avec les grandes villes de l'empire comme Vienne ou Nuremberg. Malgré les aléas, tous ces espaces connaissent un développement urbain sans précédent, causé par la hausse des échanges commerciaux et financiers.

Certaines de ces villes, d'abord les plus riches et les plus puissantes, tendent à davantage d'autonomie vis-à-vis des puissants traditionnels que sont le Seigneur et l'Église. Les villes du nord de l'Italie se constituent en véritables cités-Etats, indépendantes, parfois en concurrence ouverte avec Rome comme pour Venise. Ce développement autonome des villes se retrouve en Italie, en Flandre et en Allemagne, où un Etat central ne parvient pas à s'imposer. Ailleurs les royautés organisent leur contrôle, en créant un embryon d'administration, mais elles doivent aussi leur concéder certaines prérogatives pour éviter la confrontation. Finalement, dans chacun de ces espaces urbains, les bourgeois obtiennent à un degré ou à un autre une relative indépendance, nécessaire à leur épanouissement, rendue possible par l'absence ou la faiblesse du pouvoir central. Parce que les autorités royales n'ont pas les moyens de s'imposer partout dans leur royaume, et parce que certaines régions leur échappent, la bourgeoisie peut croître et prospérer, jusqu'au moment où elle est assez forte pour s'allier avec le futur monarque. Cette tendance générale vaut pour l'ensemble de l'Europe occidentale.

Où la bourgeoisie a-t-elle trouvé les ressorts de sa croissance ? Et comment les a-t-elle utilisés ? Née dans les villes du moyen âge, elle s'est ramifiée dès le XVème siècle ; à côté des grands marchands et des riches artisans, vivent de petits bourgeois, boutiquiers et autres petits artisans. Parmi les marchands européens, les italiens arrivent largement en tête, non seulement parce qu'ils contrôlent géographiquement les échanges avec l'orient, mais aussi parce qu'ils ont essaimé des succursales commerciales dans les autres royaumes. Ils ont par exemple la maîtrise de tout le commerce extérieur du royaume de France. Le grand bourgeois de l'époque est un marchand-banquier, qui passe des ordres commerciaux et financiers dans toute l'Europe, et qui se fournit sur les continents les plus éloignés. L'exploration et la conquête de nouvelles terres, en Amérique, en Afrique et en Asie, offrent des perspectives d'enrichissement colossales. L'essor commercial européen pousse les aristocraties à s'engager dans l'aventure coloniale, cette dernière alimentant à son tour la prospérité des échanges et des fortunes. La bourgeoisie naissante est à la fois cause et conséquence de ce pillage mondialisé : l'impulsion donnée aux échanges en Europe met en appétit les conquérants aristocrates ; en même temps, les retombées du vol, de l'esclavage et de l'exploitation des peuples indigènes nourrissent les livres de compte des hommes d'affaires.

Les richesses extorquées ne passent que peu de temps entre les mains des aristocrates, pourtant détenteurs officiels des terres et des hommes conquis. L'ampleur de leurs besoins n'a d'égale que la faculté prodigieuse d'accumulation de leurs fournisseurs. Construire un Etat est coûteux. Quand il ne faut pas lever une armée pour rétablir l'autorité royale dans une province rebelle, les rigueurs du protocole et le faste d'une cour engloutissent une bonne part des recettes. De manière générale, l'aristocratie royale bénéficie de l'enrichissement de la bourgeoisie, en lui empruntant sa part, parfois gratuitement, et en percevant des impôts sur les échanges. Le marchand n'a pas vraiment le choix de prêter ou non au premier seigneur du royaume, étant donné qu'il ne peut rien contre la force des armes qui lui saisirait sinon sa vie, du moins ses biens. Mais les fortunes prêtées ou concédées, si vite qu'elles soient avalées, scellent l'alliance entre le monarque et la bourgeoisie ; les deux partis y trouvent leur compte. Pour s'affirmer, la royauté tend à centraliser les pouvoirs autour d'elle et à étendre son autorité sur l'ensemble du royaume. Les conflits avec les seigneurs locaux ne manquent pas, mais ils sont toujours vaincus par la capacité de mobilisation, matérielle et financière, du pouvoir central aidé par les villes. Les rapports de classes propres à cette période sont donc contradictoires : d'un côté, le contrôle lâche de l'aristocratie sur les villes permet à la bourgeoisie de s'affirmer, et de l'autre, la royauté cherche à imposer sa prééminence sur la totalité du territoire, en réduisant les poches féodales d'insoumission.

Dans ces conditions, l'Église catholique, en tant qu'émanation de la vieille féodalité, doit lutter pour maintenir sa puissance, tant sur le plan matériel que spirituel. Elle résiste aux nouveaux courants sociaux qui brisent les anciens cadres, en cherchant de nouvelles voies pour s'exprimer. De façon générale, Rome est confrontée à des rivalités et à des souhaits d'émancipation. Elle doit d'abord faire face à la grande vague de contestation religieuse qu'est la Réforme, débutée dans la zone du nord de l'Europe. L'omnipotence catholique est remise en cause avec Luther et Calvin qui se posent comme des concurrents crédibles à la papauté romaine. Ce ne sont plus de simples hérétiques car ils trouvent de solides protecteurs, agacés de la tutelle pontificale. D'autre part, des princes et des monarques, dans leur quête centralisatrice, se heurtent aux prétentions romaines d'avoir prise sur les affaires politiques et économiques de toute la chrétienté. Ainsi une bonne partie de l'Europe du nord se désengage progressivement du catholicisme pour fonder de nouvelles Églises, réformées sur le dogme, et surtout inféodées au seul souverain local. Même dans les pays demeurés catholiques, le pouvoir du pape ne s'impose pas aussi facilement qu'avant. La république de Venise, par exemple, gagne son indépendance malgré l'hostilité de Rome grâce à sa puissance maritime et commerciale exceptionnelle. Elle se dote d'un régime oligarchique, dans lequel une aristocratie se partage le pouvoir avec le doge, monarque élu à vie. L'influence catholique y est réduite à la sphère spirituelle et aux intrigues diplomatiques.

L'émergence conjointe de la bourgeoisie et de l'Etat centralisé conduit à une remise en cause du pouvoir temporel de la papauté. Ce dernier concurrence directement les monarques sur leurs territoires, par les décrets pris à Rome, valablement universellement devant la souveraineté aristocratique. En même temps, les catholiques se sont toujours montrés méprisants vis-à-vis des activités financières, reléguant les marchands à une place subalterne, malgré la création d'un véritable marché des indulgences. La puissance économique de l'Église repose sur d'immenses propriétés foncières, disséminées dans toute l'Europe occidentale, qu'elle fait fructifier à la manière féodale par l'exploitation des terres et des serfs. Les activités commerciales et bancaires lui sont étrangères, ce qui contribue à agrandir le fossé qui la sépare de la bourgeoisie. La puissance ecclésiastique s'oppose donc naturellement aux nouvelles forces sociales, le capital et l'Etat, qui lui démontrent sans ménagement que son règne ne peut plus concerner que les esprits.

Dans la sphère intellectuelle, ces différents changements ont comme première conséquence d'accroître les besoins scientifiques et techniques. De nouvelles connaissances sont nécessaires aux explorateurs, pour naviguer loin et longtemps, aux grands marchands, pour organiser des comptabilités complexes, et aux artisans, pour fabriquer de nouveaux navires et des armes plus puissantes. Ces progrès sont à leur tour générateurs de découvertes, lorsque les conquistadors ramènent des espèces végétales et animales inconnues, lorsque les guerres conduisent à des découvertes en médecine, et lorsque divers procédés de fabrication sont améliorés suite à la hausse des échanges. La connaissance est donc stimulée par les nouveaux besoins de l'Etat monarchique en formation et de la bourgeoisie marchande. De façon sensible, les anciennes certitudes sur la nature et les hommes sont remises en question par la découverte des nouveaux mondes, ainsi que par l'affirmation de nouveaux types sociaux. L'orthodoxie n'est plus seulement la cible de quelques marginaux, mais de tous les courants transformant la société.

Second effet des bouleversements, des espaces de liberté se forment pour les intellectuels dans les quelques lieux où les circonstances sont favorables. L'Église n'est plus la seule voie pour une carrière intellectuelle, bien qu'elle ait encore le monopole de la formation élémentaire et secondaire. Certaines universités et certaines cours, de petits ou de grands aristocrates, offrent des subsides à des hommes de lettres et de sciences, en dehors du contrôle de l'institution religieuse. Si des entités extra-ecclésiastiques peuvent se permettre d'entretenir ces individus improductifs, en plus des traditionnels hommes d'armes et de cour, c'est grâce à l'augmentation des ressources dans les classes dirigeantes, consécutive au développement commercial et financier. La prospérité économique permet de dégager les surplus indispensables pour assurer la pitance du savant. Cet enrichissement profite surtout à la classe montante, la haute aristocratie et la bourgeoisie, qui peut désormais se payer le luxe d'avoir son philosophe." (p.175-179)

"La nouveauté passe aussi par la redécouverte des auteurs antiques, des païens à qui l'on fait confiance pour donner le véritable accès au savoir. Cette renaissance d'intérêt pour la culture gréco-latine révèle une quête de savoirs nouveaux et le délaissement du carcan scolastique. La redécouverte des textes anciens dans les milieux cultivés marque ainsi un dégoût et une perte de confiance dans l'Église catholique. Les rivalités de pouvoir dans la haute hiérarchie, le goût du luxe, la recherche toujours plus grande de revenus monétaires, les mœurs décadentes de certains membres du clergé, conduisent à une désaffection du catholicisme chez certains intellectuels." (p.180)

"L'université de Padoue, passée sous le contrôle de la république de Venise, est le plus brillant de ces espaces de liberté, sans doute le plus important en taille et en longévité. L'aristocratie vénitienne contrôle son fonctionnement, par la nomination des professeurs et la surveillance des étudiants. La liberté ne s'entend donc que relativement, comme privation de l'ingérence pontificale dans les affaires universitaires. Celle-ci n'est toutefois pas complète, car il y a tout de même des représentants de l'inquisition à Padoue. Mais ceux-ci sont dépendants, en dernier ressort, des autorités vénitiennes, lorsqu'il est question, par exemple, d'expulser un individu pour le juger à Rome. Le prestige de cette université s'étend à toute l'Europe, point de passage obligé dans la formation des savants de haut niveau, désireux de connaître les dernières avancées. Réputée en médecine, dotée d'un jardin de botanique en 1545, toutes les grandes figures de la science européenne passent par cette université (Copernic, Bruno, Galilée, Vésale, etc.). Sans la puissance économique et politique de Venise, Padoue n'aurait pas mené si loin le savoir, ni abrité des naturalistes comme Pomponazzi. La mise à distance de l'influence romaine s'est révélée libératrice pour le développement de la connaissance.

L'aménagement de ces enclaves de liberté recouvre aussi une dimension sociale. La société du moyen âge offre traditionnellement une seule alternative aux intellectuels: le clergé bien sûr, ou le service diplomatique des rois. A partir du XVème siècle, apparaît une troisième voie avec la possibilité de vivre d'un métier à mi-chemin entre l'artisanat et la profession libérale. Le médecin (enseignant ou praticien), le juriste et l'imprimeur parviennent peu à peu à vivre de leurs savoirs, grâce au développement urbain qui leur donne les clients, les étudiants, les charges ou les commandes nécessaires à leur survie. Ce sont souvent des hommes de terrain, pragmatiques, attachés à leur indépendance, parfois inquiétés par l'Église, comme Étienne Dolet brûlé en 1546 pour avoir publié Rabelais et Érasme. Eux aussi, dans l'ensemble, en viennent à une forme de naturalisme, dicté par leur goût de l'observation et par l'habitude des situations concrètes. Ils sont avant tout des disciples, qui relayent l'enseignement des grands maîtres, comme Pomponazzi, Erasme, Cardan et d'autres. Ces intellectuels "à leur compte" constituent le terreau social qui porte la contestation des anciens modes de pensée. Leur influence est décisive, parce qu'elle transmet les changements de mentalité au cœur des villes, comme la médiation entre le sommet et la base." (p.181-182)

"Le premier naturalisme a pour cœur une vision désacralisée de la nature, appuyée sur une physique en pleine mutation rejetant les concepts scholastiques. [...] A Padoue, mais aussi dans quelques autres villes d'Europe occidentale, plusieurs savants se distinguent par un effort de naturalisation des théories, avec comme corollaire leur adéquation à l'observation et l'expérience. Ils poursuivent cet objectif à travers le retour direct aux œuvres grecques, sans le filtre de la tradition chrétienne qui a volontairement interprété les philosophies païennes selon ses dogmes. Ainsi, la faculté des Arts de Padoue obtient du sénat vénitien, en 1497, la création d'une chaire destinée à l'enseignement des textes d'Aristote dans leur langue d'origine. Tout un courant de philosophes physiciens, en majorité italiens [...] se constitue à côté de l'orthodoxie scolastique et réussit pour la première fois à maintenir une opposition intellectuelle sans être étouffé immédiatement." (p.187)

"La figure initiatrice de ce courant est sans conteste Pietro Pomponazzi, médecin, philosophe, professeur illustre des universités italiennes [...] professeur de philosophie naturelle à Padoue, de 1488 à 1509. Il change d'université et, après un passage à Ferrare, il enseigne à Bologne, où il publie différents traités qui scellent sa renommée et sa disgrâce aux yeux du clergé. Niant l'immortalité de l'âme, réfutant le caractère surnaturel des prodiges et des miracles, la justice papale l'inquiète tout au long de sa vie. Le clergé de Venise brûle publiquement l'un de ses livres en 1516 [...]

Le professeur padouan se fait remarquer dès 1516 avec la publication de son De Immortalitate animae, où il discute la possibilité pour l'âme de prétendre à l'immortalité. [...] L'âme, certes forme suprême des êtres de la création, n'est pourtant pas capable d'exister sans le corps. Grâce à son pouvoir de connaissance, elle atteint l'essence des choses, l'universalité de chaque forme, c'est-à-dire la seule immatérialité accessible aux hommes, le savoir. [...] En dehors de la nature, c'est-à-dire dans la mort, l'âme perd son lieu naturel d'existence, le seul cadre possible de sa manifestation. [...]

Face aux guérisons prétendues miraculeuses, Pomponazzi développe une argumentation semblable à celle sur l'âme. Il part du principe qu'une altération des sens est nécessaire pour qu'une guérison s'effectue ; une transformation matérielle a forcément lieu puisque le malade fait l'expérience sensorielle de son changement d'état. Plusieurs hypothèses peuvent expliquer une guérison: les hommes eux-mêmes qui ont le pouvoir de remédier à certains maux, ou la force de l'imagination individuelle capable d'effets matériels. Dans tous les cas, il faut une modification de la matière pour qu'un effet soit produit. [...] La nature devient le seul cadre intelligible possible [...]

Quelle part reste-t-il à Dieu, et comment le concilier avec ce naturalisme ? En bon aristotélicien, Pomponazzi s'appuie sur la division entre le monde des orbes célestes et le monde sublunaire [N1]. Le monde des sphères célestes, qui s'étend au-delà de la Lune, ne connaît pas les affres du temps et la nécessaire corruption des choses en devenir ; il est le lieu de l'éternité et de la perfection. [...] La nature corporelle des choses, par conséquent leur corruptibilité, sont absentes du monde céleste, espace de la divinité. Il est donc impossible d'imaginer un lien de causalité directe, producteur d'effet immédiat, entre les deux mondes. [...]

L'apport du philosophe padouan est décisif, malgré son créationnisme, car il annonce l'émancipation de la connaissance de la nature. [...] L'effet polémique n'est pas mince: "Ainsi c'est pour le peuple qu'on a inventé les anges et les démons, bien que leurs inventeurs sussent bien que leur existence est impossible." [Pomponazzi, Les causes des merveilles de la nature, 1556, ouvrage mis à l'Index en 1596] [...]

En Italie d'abord, surtout à Padoue, des disciples reprennent l'enseignement du maître, en prolongeant le travail entamé par des philosophies originales. Les naturalistes italiens les plus connus sont Francesco de Vicomercato, Bernadino Telesio, Giordano Bruno, Cesare Cremonini, et Giulio Cesare Vanini. [...] Les livres de Pomponazzi traversent les Alpes et rencontrent en France et en Hollande de multiples adeptes." (pp.188-191)

-Pascal Charbonnat, Histoire des philosophies matérialistes, Paris, Éditions Kimé, 2013, 706 pages.

[N1] : Ce dualisme dans la compréhension de la nature prit définitivement fin en éclat lorsque la physique de Newton démontra que des lois communes régissent le mouvement des marées (dans le prétendu monde « sublunaire ») et le mouvement des planètes (dans le prétendu monde « supra-lunaire »).

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