"Amorcés dès le XIVème, des bouleversements économiques et sociaux de grande importance se déroulent en Europe occidentale durant les XVème et XVIème siècles. Une nouvelle société et de nouveaux rapports de production sont en train de naître et de renverser les vieilles habitudes du moyen âge. Les villes connaissent un essor inédit, correspondant à l'affirmation d'une bourgeoisie, petite et grande, qui conquiert peu à peu tous les rouages économiques. Les campagnes sont progressivement distancées, malgré les résistances nobilitaires, vouées à l'échec, face à ses deux ennemis mortels : la puissance de l'argent, dont la vieille noblesse manque de façon chronique, et la puissance du monarque, qui n'a de cesse de faire rentrer dans le rang l'aristocratie guerrière récalcitrante. La naissance du capital et de l'Etat annonce l'agonie de la féodalité. Les activités intellectuelles ne sortent pas perdantes de cette métamorphose, puisqu'elles perçoivent leur part de l'accroissement général des richesses caractérisant cette période.
La conséquence la plus importante de ces
transformations sociales, dans le domaine intellectuel, est l'augmentation des
ressources, tant financières que commerciales, dans certaines zones
privilégiées. Au cours de ces deux siècles,
apparaissent des ensembles de développement urbain, bien localisés, dont la
prospérité repose principalement sur le commerce et les activités bancaires.
Les principales zones se répartissent ainsi (par ordre décroissant
d'importance): le nord de l'Italie avec ses multiples et riches cités ; le nord
européen avec pour centre la Flandre et en périphérie Paris, Londres, et les
Pays-Bas ; le sud de la péninsule ibérique autour de Lisbonne et de Séville ;
et le centre européen avec les grandes villes de l'empire comme Vienne ou
Nuremberg. Malgré les aléas, tous ces espaces connaissent un développement
urbain sans précédent, causé par la hausse des échanges commerciaux et
financiers.
Certaines de ces villes, d'abord les plus
riches et les plus puissantes, tendent à davantage d'autonomie vis-à-vis des
puissants traditionnels que sont le Seigneur et l'Église. Les villes du nord de
l'Italie se constituent en véritables cités-Etats, indépendantes, parfois en
concurrence ouverte avec Rome comme pour Venise. Ce développement autonome des
villes se retrouve en Italie, en Flandre et en Allemagne, où un Etat central ne
parvient pas à s'imposer. Ailleurs les royautés organisent leur contrôle, en
créant un embryon d'administration, mais elles doivent aussi leur concéder
certaines prérogatives pour éviter la confrontation. Finalement, dans chacun de
ces espaces urbains, les bourgeois obtiennent à un degré ou à un autre une
relative indépendance, nécessaire à leur épanouissement, rendue possible par
l'absence ou la faiblesse du pouvoir central. Parce que les autorités royales
n'ont pas les moyens de s'imposer partout dans leur royaume, et parce que
certaines régions leur échappent, la bourgeoisie peut croître et prospérer,
jusqu'au moment où elle est assez forte pour s'allier avec le futur monarque.
Cette tendance générale vaut pour l'ensemble de l'Europe occidentale.
Où la bourgeoisie a-t-elle trouvé les
ressorts de sa croissance ? Et comment les a-t-elle utilisés ? Née dans les
villes du moyen âge, elle s'est ramifiée dès le XVème siècle ; à côté des
grands marchands et des riches artisans, vivent de petits bourgeois,
boutiquiers et autres petits artisans. Parmi les marchands européens, les
italiens arrivent largement en tête, non seulement parce qu'ils contrôlent
géographiquement les échanges avec l'orient, mais aussi parce qu'ils ont
essaimé des succursales commerciales dans les autres royaumes. Ils ont par
exemple la maîtrise de tout le commerce extérieur du royaume de France. Le
grand bourgeois de l'époque est un marchand-banquier, qui passe des ordres
commerciaux et financiers dans toute l'Europe, et qui se fournit sur les
continents les plus éloignés. L'exploration et la conquête de nouvelles terres,
en Amérique, en Afrique et en Asie, offrent des perspectives d'enrichissement
colossales. L'essor commercial européen pousse les aristocraties à s'engager
dans l'aventure coloniale, cette dernière alimentant à son tour la prospérité
des échanges et des fortunes. La bourgeoisie naissante est à la fois cause
et conséquence de ce pillage mondialisé : l'impulsion donnée aux échanges
en Europe met en appétit les conquérants aristocrates ; en même temps, les
retombées du vol, de l'esclavage et de l'exploitation des peuples indigènes
nourrissent les livres de compte des hommes d'affaires.
Les richesses extorquées ne passent que
peu de temps entre les mains des aristocrates, pourtant détenteurs officiels
des terres et des hommes conquis. L'ampleur de leurs besoins n'a d'égale que la
faculté prodigieuse d'accumulation de leurs fournisseurs. Construire un Etat
est coûteux. Quand il ne faut pas lever une armée pour rétablir l'autorité
royale dans une province rebelle, les rigueurs du protocole et le faste d'une
cour engloutissent une bonne part des recettes. De manière générale,
l'aristocratie royale bénéficie de l'enrichissement de la bourgeoisie, en lui
empruntant sa part, parfois gratuitement, et en percevant des impôts sur les
échanges. Le marchand n'a pas vraiment le choix de prêter ou non au premier
seigneur du royaume, étant donné qu'il ne peut rien contre la force des armes
qui lui saisirait sinon sa vie, du moins ses biens. Mais les fortunes prêtées
ou concédées, si vite qu'elles soient avalées, scellent l'alliance entre le
monarque et la bourgeoisie ; les deux partis y trouvent leur compte. Pour
s'affirmer, la royauté tend à centraliser les pouvoirs autour d'elle et à
étendre son autorité sur l'ensemble du royaume. Les conflits avec les seigneurs
locaux ne manquent pas, mais ils sont toujours vaincus par la capacité de
mobilisation, matérielle et financière, du pouvoir central aidé par les villes.
Les rapports de classes propres à cette période sont donc contradictoires :
d'un côté, le contrôle lâche de l'aristocratie sur les villes permet à la
bourgeoisie de s'affirmer, et de l'autre, la royauté cherche à imposer sa
prééminence sur la totalité du territoire, en réduisant les poches féodales
d'insoumission.
Dans la sphère intellectuelle, ces
différents changements ont comme première conséquence d'accroître les besoins
scientifiques et techniques. De nouvelles
connaissances sont nécessaires aux explorateurs, pour naviguer loin et
longtemps, aux grands marchands, pour organiser des comptabilités complexes, et
aux artisans, pour fabriquer de nouveaux navires et des armes plus puissantes.
Ces progrès sont à leur tour générateurs de découvertes, lorsque les
conquistadors ramènent des espèces végétales et animales inconnues, lorsque les
guerres conduisent à des découvertes en médecine, et lorsque divers procédés de
fabrication sont améliorés suite à la hausse des échanges. La connaissance est
donc stimulée par les nouveaux besoins de l'Etat monarchique en formation et de
la bourgeoisie marchande. De façon sensible, les anciennes certitudes sur la
nature et les hommes sont remises en question par la découverte des nouveaux
mondes, ainsi que par l'affirmation de nouveaux types sociaux. L'orthodoxie
n'est plus seulement la cible de quelques marginaux, mais de tous les courants
transformant la société.
Second effet des bouleversements, des
espaces de liberté se forment pour les intellectuels dans les quelques lieux où
les circonstances sont favorables. L'Église n'est plus la seule voie pour une
carrière intellectuelle, bien qu'elle ait encore le monopole de la
formation élémentaire et secondaire. Certaines universités et certaines cours,
de petits ou de grands aristocrates, offrent des subsides à des hommes de
lettres et de sciences, en dehors du contrôle de l'institution religieuse. Si
des entités extra-ecclésiastiques peuvent se permettre d'entretenir ces
individus improductifs, en plus des traditionnels hommes d'armes et de cour,
c'est grâce à l'augmentation des ressources dans les classes dirigeantes,
consécutive au développement commercial et financier. La prospérité économique
permet de dégager les surplus indispensables pour assurer la pitance du savant.
Cet enrichissement profite surtout à la classe montante, la haute aristocratie
et la bourgeoisie, qui peut désormais se payer le luxe d'avoir son philosophe."
(p.175-179)
"La nouveauté passe aussi par la redécouverte
des auteurs antiques, des païens à qui l'on fait confiance pour donner le
véritable accès au savoir. Cette renaissance d'intérêt pour la culture
gréco-latine révèle une quête de savoirs nouveaux et le délaissement du carcan
scolastique. La redécouverte des textes anciens dans les milieux cultivés
marque ainsi un dégoût et une perte de confiance dans l'Église catholique. Les
rivalités de pouvoir dans la haute hiérarchie, le goût du luxe, la recherche
toujours plus grande de revenus monétaires, les mœurs décadentes de certains
membres du clergé, conduisent à une désaffection du catholicisme chez certains
intellectuels." (p.180)
"L'université de Padoue, passée sous le
contrôle de la république de Venise, est le plus brillant de ces espaces de
liberté, sans doute le plus important en taille et en longévité. L'aristocratie
vénitienne contrôle son fonctionnement, par la nomination des professeurs et la
surveillance des étudiants. La liberté ne s'entend donc que relativement, comme
privation de l'ingérence pontificale dans les affaires universitaires. Celle-ci
n'est toutefois pas complète, car il y a tout de même des représentants de
l'inquisition à Padoue. Mais ceux-ci sont dépendants, en dernier ressort, des
autorités vénitiennes, lorsqu'il est question, par exemple, d'expulser un
individu pour le juger à Rome. Le prestige de cette université s'étend à toute
l'Europe, point de passage obligé dans la formation des savants de haut niveau,
désireux de connaître les dernières avancées. Réputée en médecine, dotée d'un
jardin de botanique en 1545, toutes les grandes figures de la science
européenne passent par cette université (Copernic, Bruno, Galilée, Vésale,
etc.). Sans la puissance économique et politique de Venise, Padoue n'aurait pas
mené si loin le savoir, ni abrité des naturalistes comme Pomponazzi. La mise à
distance de l'influence romaine s'est révélée libératrice pour le développement
de la connaissance.
L'aménagement de ces enclaves de liberté
recouvre aussi une dimension sociale. La société du moyen âge offre
traditionnellement une seule alternative aux intellectuels: le clergé bien sûr,
ou le service diplomatique des rois. A partir du XVème siècle, apparaît une
troisième voie avec la possibilité de vivre d'un métier à mi-chemin entre
l'artisanat et la profession libérale. Le médecin (enseignant ou praticien), le
juriste et l'imprimeur parviennent peu à peu à vivre de leurs savoirs,
grâce au développement urbain qui leur donne les clients, les étudiants, les
charges ou les commandes nécessaires à leur survie. Ce sont souvent des hommes
de terrain, pragmatiques, attachés à leur indépendance, parfois inquiétés
par l'Église, comme Étienne Dolet brûlé en 1546 pour avoir publié Rabelais et
Érasme. Eux aussi, dans l'ensemble, en viennent à une forme de naturalisme,
dicté par leur goût de l'observation et par l'habitude des situations concrètes.
Ils sont avant tout des disciples, qui relayent l'enseignement des grands
maîtres, comme Pomponazzi, Erasme, Cardan et d'autres. Ces intellectuels
"à leur compte" constituent le terreau social qui porte la
contestation des anciens modes de pensée. Leur influence est décisive, parce
qu'elle transmet les changements de mentalité au cœur des villes, comme la
médiation entre le sommet et la base." (p.181-182)
"Le premier naturalisme a pour cœur une vision
désacralisée de la nature, appuyée sur une physique en pleine mutation rejetant
les concepts scholastiques. [...] A Padoue, mais aussi dans quelques autres
villes d'Europe occidentale, plusieurs savants se distinguent par un effort de
naturalisation des théories, avec comme corollaire leur adéquation à
l'observation et l'expérience. Ils poursuivent cet objectif à travers le retour
direct aux œuvres grecques, sans le filtre de la tradition chrétienne qui a
volontairement interprété les philosophies païennes selon ses dogmes. Ainsi, la
faculté des Arts de Padoue obtient du sénat vénitien, en 1497, la création
d'une chaire destinée à l'enseignement des textes d'Aristote dans leur langue
d'origine. Tout un courant de philosophes physiciens, en majorité italiens
[...] se constitue à côté de l'orthodoxie scolastique et réussit pour la
première fois à maintenir une opposition intellectuelle sans être étouffé
immédiatement." (p.187)
"La figure initiatrice de ce courant est sans
conteste Pietro Pomponazzi, médecin, philosophe, professeur illustre des universités
italiennes [...] professeur de philosophie naturelle à Padoue, de 1488 à 1509.
Il change d'université et, après un passage à Ferrare, il enseigne à Bologne,
où il publie différents traités qui scellent sa renommée et sa disgrâce aux
yeux du clergé. Niant l'immortalité de l'âme, réfutant le caractère surnaturel
des prodiges et des miracles, la justice papale l'inquiète tout au long de sa
vie. Le clergé de Venise brûle publiquement l'un de ses livres en 1516 [...]
Le professeur padouan se fait remarquer dès 1516 avec
la publication de son De Immortalitate animae, où il discute la
possibilité pour l'âme de prétendre à l'immortalité. [...] L'âme, certes forme
suprême des êtres de la création, n'est pourtant pas capable d'exister sans le
corps. Grâce à son pouvoir de connaissance, elle atteint l'essence des choses,
l'universalité de chaque forme, c'est-à-dire la seule immatérialité accessible
aux hommes, le savoir. [...] En dehors de la nature, c'est-à-dire dans la mort,
l'âme perd son lieu naturel d'existence, le seul cadre possible de sa
manifestation. [...]
Face aux guérisons prétendues miraculeuses, Pomponazzi
développe une argumentation semblable à celle sur l'âme. Il part du principe
qu'une altération des sens est nécessaire pour qu'une guérison s'effectue ; une
transformation matérielle a forcément lieu puisque le malade fait l'expérience
sensorielle de son changement d'état. Plusieurs hypothèses peuvent expliquer
une guérison: les hommes eux-mêmes qui ont le pouvoir de remédier à certains
maux, ou la force de l'imagination individuelle capable d'effets matériels.
Dans tous les cas, il faut une modification de la matière pour qu'un effet soit
produit. [...] La nature devient le seul cadre intelligible possible [...]
Quelle part reste-t-il à Dieu, et comment le concilier avec ce naturalisme ? En bon aristotélicien, Pomponazzi s'appuie sur la division entre le monde des orbes célestes et le monde sublunaire [N1]. Le monde des sphères célestes, qui s'étend au-delà de la Lune, ne connaît pas les affres du temps et la nécessaire corruption des choses en devenir ; il est le lieu de l'éternité et de la perfection. [...] La nature corporelle des choses, par conséquent leur corruptibilité, sont absentes du monde céleste, espace de la divinité. Il est donc impossible d'imaginer un lien de causalité directe, producteur d'effet immédiat, entre les deux mondes. [...]
En Italie d'abord, surtout à Padoue, des disciples
reprennent l'enseignement du maître, en prolongeant le travail entamé par des
philosophies originales. Les naturalistes italiens les plus connus sont
Francesco de Vicomercato, Bernadino Telesio, Giordano Bruno, Cesare Cremonini,
et Giulio Cesare Vanini. [...] Les livres de Pomponazzi traversent les Alpes et
rencontrent en France et en Hollande de multiples adeptes." (pp.188-191)
-Pascal Charbonnat, Histoire des philosophies
matérialistes, Paris, Éditions Kimé, 2013, 706 pages.
[N1] : Ce dualisme dans la compréhension de la nature prit définitivement fin en éclat lorsque la physique de Newton démontra que des lois communes régissent le mouvement des marées (dans le prétendu monde « sublunaire ») et le mouvement des planètes (dans le prétendu monde « supra-lunaire »).
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