dimanche 26 décembre 2021

Agamben sur les origines théologiques des paradigmes de la souveraineté et de la représentation 

[Notes pour un exposé en 2015. On a du reste déjà croisé l’auteur ici].

 

La problématique de la sécularisation :

Après que Nietzsche l’eu introduite en philosophie en écrivant dans Ecce Homo que « La philosophie allemande est au fond une théologie dissimulée », la problématique de la sécularisation, celle du passage des catégories théologiques dans un domaine extra-théologique, fit une entrée fracassante dans la sociologie allemande naissante, avec Max Weber et Werner Sombart, sous les noms de « désenchantement du monde » et d’origine religieuse de l’esprit du capitalisme (protestante pour Weber, juive pour Sombart). Souterrainement, elle continua de hanter la sociologie, à telle point que Pierre Bourdieu pouvait écrire dans son ouvrage de 1992 intitulé :

« Il faudrait refaire [...] une histoire de l'esthétique pure, et montrer par exemple comment les philosophes professionnels ont importé dans le domaine de l'art des concepts originellement élaborés dans la tradition théologique, notamment la conception de l'artiste comme "créateur". »

(Pierre Bourdieu, Les règles de l'art : genèse et structure du champ littéraire, Seuil, 1998 (1992 pour la première édition), 572 pages, p.479).

Mais pour ce qui nous intéresse, il faut prendre le développement de la problématique de la sécularisation à un moment précis ; en revenir à l’origine théologique des concepts du droit public, c’est-à-dire au paradigme de la théologie politique, élaboré par une autre figure de la Révolution Conservatrice allemande.

« All significant concepts of the modern theory of the state are secularized theological concepts not only because of their historical development -in which they were transferred from theology to the theory of the state, whereby, for example, the omnipotent God became the omnipotent lawgiver- but also because of their systematic structure, the recognition of which is necessary for a sociological consideration of these concepts. The exception in jurisprudence is analogous to the miracle in theology. Only by being aware of this analogy can we appreciate the manner in which the philosophical ideas of the state developed in the last centuries. »

(Carl Schmitt, Théologie politique - Quatre chapitres sur le concept de souveraineté, 1922. D'après la traduction anglaise de George Schwab, The MIT Press, Cambridge, Massachusetts, and London, England, 1985, 70 pages, p.36).

 

« Si par "sécularisation" on entend seulement l'essor du séculier et l'éclipse concomitante d'un monde transcendant, alors il est indéniable que la conscience historique moderne lui est intimement liée. Cela, pourtant, n'implique aucunement la transformation douteuse de catégories religieuses et transcendantes en buts et normes terrestres et immanents sur laquelle ont récemment insisté les historiens des idées. La sécularisation signifie en premier lieu simplement la séparation de la religion et de la politique, et cela affecta les deux si fondamentalement que rien n'est moins vraisemblable que cette transformation progressive de catégories religieuses en concepts séculiers que tentent d'établir les partisans d'une continuité sans rupture. »

(Hannah Arendt, Le concept d'Histoire: antique et moderne, in La Crise de la Culture. Huit exercices de pensée politique, 1961, repris dans Hannah Arendt. L'Humaine Condition, Gallimard, coll. Quarto, 2012, 1050 pages, p.652).

 

De toute évidence, Arendt critique ici Schmitt (qu’elle connaissait et cite dans une note de bas de page des Origines du Totalitarisme) et sans doute aussi une autre figure de la Révolution Conservatrice, un autre juif allemand naturalisé américain, l’historien Ernst Kantorowicz, qui avait fait paraître quatre ans plus tôt, en 1957, Les Deux Corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge.

Alors pourquoi ce long préambule sinueux ? Simplement, pour défricher un peu le terrain et faire ressortir le champ d’inscription, la toile de références dans laquelle s’insère le propos du philosophe italien Giorgio Agamben, dont nous allons discuter sans plus attendre. En effet, l’investigation philosophique d’Agamben, entamé en 1995 avec la parution de Homo Sacer I. (sous-titré Le pouvoir souverain et la vie nue) discute notamment et explicitement Schmitt, Arendt (et Foucault) dans le tome I, alors que le second tome de cette enquête, État d'Exception (2003), dialogue avec l’œuvre de Kantorowicz, et que le troisième tome mentionne L’Éthique protestante de Weber dès la page 20.

Les thématiques extrêmement vastes des deux premiers moments cette enquête, allant de la nature de la politique à l’extension de l’exception dans les nations démocratiques, diffèrent partiellement du troisième tome (Le Règne et la Gloire. Pour une généalogie théologique de l'économie et du gouvernement, 2007), mais la continuité est malgré tout palpable. Comme l’écrit :

« Ce qui est jeu ici, au travers des controverses théologiques internes au christianisme et de la signification économique de Dieu (son articulation trinitaire) c’est la naissance de la gouvernementalité moderne et de la communication comme sécularisation du gouvernement divin (le règne) et de la glorification de Dieu (la gloire). »

(Laurent Giassi, Vie, Multitude, Évènement. Agamben, Negri et Badiou, Philopsis, 2009).

 

Les thèses d’Agamben :

Au chapitre 1, intitulé Les Deux paradigmes, Agamben valide, contre Arendt, la thèse schmittienne de « théorie moderne de l’Etat » comme forme sécularisée de la théologie chrétienne, mais met immédiatement en miroir ce paradigme théologico-politique avec un nouveau. Il écrit :

« La théologie chrétienne a donné naissance à deux paradigmes politiques au sens large, paradigmes antinomiques mais qui ont fonctionné de manière connexe: la théologie politique, qui fonde dans le Dieu unique la transcendance du pouvoir souverain, et la théologie économique, qui y substitue l'idée d'une oikonomia, conçue comme un ordre immanent -domestique et non politique au sens strict- à la vie divine et à la vie humaine. Du premier paradigme dérivent la philosophie politique et la théorie moderne de la souveraineté ; du second, la biopolitique moderne, qui s'étend jusqu'au triomphe actuel de l'économie et du gouvernement sur tout autre aspect de la vie sociale. » (p.17)

Mais à peine quelques pages plus loin, Agamben suggère une inversion du mouvement historique entre théologie et économie, qui deviennent, à ce point d’indétermination, presque interchangeables : « La thèse selon laquelle l’économie pourrait être un paradigme théologique sécularisé a néanmoins un effet rétroactif sur la théologie elle-même, puisqu’elle implique que la vie divine tout autant que l’histoire de l’humanité ont été conçues, depuis le début de la théologie, comme une oikonomia. » (p.19)

Agamben s’appuie ensuite (p.22) sur Karl Löwith pour confirmer le soupçon de Nietzsche cité en préambule, à savoir que « la philosophie de l’histoire de l’idéalisme allemand comme l’idée de progrès des Lumières n’étaient rien d’autre qu’une sécularisation de la théologie de l’histoire et de l’eschatologie chrétiennes ». [Soit dit en passant, cette remarque vaut également pour la philosophie de l’histoire marxiste : « Toutes les situations qui se sont succédées dans l'histoire ne sont que des étapes transitoires dans le développement sans fin de la société humaine progressant de l'inférieur vers le supérieur. » -Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, 1888]

Aux alentours de la page 27, Agamben retrace l’origine du paradigme théologiquo-politique. A la suite du théologien allemand Erik Peterson, il montre qu’il provient de la christianisation de la métaphysique aristotélicienne, et plus particulièrement du moteur immobile, principe immatériel et unique du mouvement dans l’univers. C’est ce « Dieu » aristotélicien qui va servir de justification théologico-politiques du pouvoir monarchique, dans la période de christianisation de l’Empire romain. C’est en particulier Eusèbe de Césarée (265-329), qui va permettre de fonder en théologie l’équivalence de l’universalisme chrétien et impérial. Agamben écrit : « Eusèbe établit une correspondance entre la venue de Christ sur la terre en tant que sauveur de toutes les nations et l’instauration par Auguste d’un pouvoir impérial sur toute la terre. » (p.29)

Selon Peterson, qui est un rival de Carl Schmitt et qui essaye de dénier le caractère chrétien de sa théologie politique « mondaine », c’est cette correspondance entre l’Empire et le christianisme que l’émergence du paradigme économico-théologique viendrait rompre, au moment de la querelle de l’arianisme (4ème siècle ap. Jc).

Le dogme trinitaire, celui du Dieu unique en trois modes d’êtres, définitivement adopté au concile de Constantinople en 381, était une réponse théologique à l’arianisme, qui affirmait que le Christ procédait du Père et lui était donc subordonné. Pour les adversaires de l’arianisme, cette conception était hérétique et accentuait outre mesure les traits humains du Christ.

« Certains hérétiques soutiennent que le Fils est inférieur au Père. »

(Augustin d'Hippone, De la Trinité, Livre Premier, Chapitre VII).

Le concept de Trinité permettait d’établir une égalité et une unité en définissant le Père, le Fils et le Saint-Esprit non comme des personnes (risque de polythéisme ou d’introduction d’une division en Dieu) mais comme des relations au sein d’une substance unique.

« Saint Jean nous dit « qu’au commencement était le « Verbe, que le Verbe était avec Dieu, et que le Verbe était Dieu ». Or l’on ne peut nier que nous ne reconnaissions en ce Verbe qui est Dieu, le Fils unique de Dieu [...] Quand l’Evangéliste [Jean] dit que tout a été fait par le Verbe, il entend évidemment parler de tout ce qui a été créé; et nous en tirons cette rigoureuse conséquence que le Verbe lui-même n’a pas été fait par Celui qui a fait toutes choses. Mais s’il n’a pas été fait, il n’est donc pas créature, et s’il n’est pas créature, il est donc de la même substance ou nature que le Père. »

(Augustin d'Hippone, De la Trinité, Livre Premier, Chapitre VII).

« Le Père, le Fils et l’Esprit-Saint sont un en unité de nature, ou de substance, et parfaitement égaux entre eux. » (Augustin d'Hippone, De la Trinité, Livre Premier, Chapitre IV).

Or, c’est pour penser ce dispositif trinitaire que le concept d’oikonomia devenait nécessaire. Dieu, pour être unique et sauvegarder en même temps la nature divine du Christ, ne peut donc plus être pensé à l’image de la monarchie terrestre, mais dans un nouveau paradigme économico-théologique.

Le chapitre 2, intutilé « Le mystère de l’économie », cherche à comprendre comment le concept grec d’oikonomia a pu devenir central dans la théologie chrétienne des Pères de l’Église. Le terme d’oikonomia, comme vous le savez, signifie l’administration de la maison (oikos), et, dans un traité attribué à Aristote, est distinguée de l’activité politique, qui relève de la sphère de la polis. D’après Agamben, qui cite Xénophon, l’oikonomia est l’activité de bonne gestion, de bonne disposition des choses. Dès cette période, le concept migre dans d’autres sphères, devenant, par métaphore, l’ataraxie recherché par les stoïciens, ou la disposition ordonnée des éléments d’un texte en rhétorique. Il y a donc l’idée d’organisation, de choix, d’ordonnancement, de disposition des choses. Cicéron traduit d’ailleurs le terme oikonomia en latin par dispositio, ce qui fait irrésistiblement penser au terme de dispositif (Et ce n’est sans doute pas un hasard si Agamben a écrit un autre ouvrage intitulé Qu'est-ce qu'un dispositif ?).

Chez Paul de Tarse (St. Paul), au 1er siècle après J. C, le terme d’oikonomia est employé par l’apôtre pour parler de sa tâche : annoncer la bonne nouvelle (évangile) aux païens. C’est ainsi que Paul parle d’une économie du mystère.

D’une manière générale, le Christ, les apôtres, la communauté des chrétiens, sont désignés à l’époque par des termes relevant de la vie domestique, et non par le vocabulaire politique qu’emploieront ultérieurement les monarchiens. Cette prudence terminologique s’explique en partie par la situation marginale et persécuté de la communauté chrétienne dans l’Empire romain, à cette époque du moins.

C’est dans l’Oraison aux Grecs de Tatien le Syrien, un auteur du 2ème siècle, que le terme d’oikonomia est pour la première utilisé dans un but théologique, pour qualifier la relation entre le Père et le Fils, qui est le logos, la parole de Dieu (souvenez-vous de la migration du concept dans le champ de la rhétorique).

Mais le véritablement retournement du concept intervient dans la lutte contre les monarchiens qui craignent la rechute dans le polythéisme. Contre le paradigme de la théologie politique, Hippolyte et Tertullien affirment le dogme trinitaire et inverse la formule paulinienne de l’économie du mystère en mystère de l’économie [auquel il faut croire, alors que chez Paul il n’y avait que révélation]. A partir de là, le terme d’oikonomia renvoie un double sens que la théologie moderne essaye, selon Agamben, de dissocier, à savoir, d’une part, l’Incarnation et la Révélation de Dieu dans le temps (sa visibilité), et, d’autre part, les relations à l’intérieur de la divinité entre les trois pôles : Père, Fils, Saint-Esprit (circulation) [On soupçonne un lien obscur avec le texte de Benjamin sur la valeur cultuelle et la valeur d’exposition]. Comme l’écrit Agamben (p.69) : « Il s’agit donc bien moins de deux signification que de deux aspects d’une unique activité de gestion « économique » de la vie divine, qui s’étend de la maison céleste à sa manifestation terrestre ».

Le caractère mystérieux de l’oikonomia est désormais l’activité de la divinité elle-même, le « plan caché de Dieu », c’est-à-dire la Providence, le contrôle divin sur l’histoire, contrôle indirect puisque les hommes sont dotés, dans le christianisme, d’un libre-arbitre. Ce n’est plus Dieu qui est mystérieux et qu’il s’agissait de révéler avec Paul, c’est le mécanisme de son action qui devient embrumé (pour reprendre le champ lexical du Capital de Marx à propos de la marchandise). La théologie va désormais élaborer, non l’essence de Dieu (qui est cause libre, c’est-à-dire plus le moteur immobile aristotélicien), mais à la façon dont il gouverne le monde (le terme d’oikonomia signifiant à la fois disposition et administration). Là où il y avait, chez Aristote, un Dieu dont l’essence était inséparable de son action, émerge dans le paradigme économico-théologique ce que Pascal appellera des siècles plus tard un « Deus absconditus », un Dieu caché, dont l’action dans le monde passe par la médiation du Fils.

« Dieu est un Dieu caché […] depuis la corruption de la nature il […] a laissés [toutes les éléments de la nature] dans un aveuglement dont ils ne peuvent sortir que par J.-C., hors duquel toute communication avec Dieu est ôtée. » (Pascal, Pensées).

« [La] fracture ontologique entre l’être de Dieu et son agir pose un problème fondamental : quel peut être le rapport entre Dieu et sa création, si on exclut l’identification (panthéisme) et l’indifférence (contraire à la doctrine du salut) ? ». (Laurent Giassi, Vie, Multitude, Évènement. Agamben, Negri et Badiou, Philopsis, 2009).

La réponse réside dans le gouvernement du monde par le Fils, qui agit au nom du Père, qui se contente de régner sans gouverner, qui délègue l’action.

« Le Père et le Fils agissent donc inséparablement : toutefois ce n’est pas le Père qui s’assujettit toutes choses, mais c’est le Fils qui lui soumet toutes choses, qui lui remet son royaume, et qui anéantit tout empire, toute domination et toute puissance. »

(Augustin d'Hippone, De la Trinité, Livre Premier, Chapitre VIII).

« Jésus-Christ étant comme Fils de Dieu égal à son Père, n’a point reçu en cette qualité le pouvoir de juger, puisqu’il le possède intrinsèquement avec le Père. Mais il l’a reçu comme homme, et c’est en qualité de Fils de l’homme qu’il l’exercera, et qu’il sera vu des bons et des méchants. »

(Augustin d'Hippone, De la Trinité, Livre Premier, Chapitre XII).

(On retrouve l’opposition entre le Dieu mystérieusement caché et le Christ visible et agissant).

 

Conclusion :

Ce sont les conséquences politiques de cette doctrine qui sont intéressantes, puisqu’elle introduit une machine (deux pôles, le Père et le Fils, le ciel du mystère et la terre gouvernée) divine du gouvernement du monde, avec un Dieu souverain, omnipotent mais inactif, dont la puissance ne s’exerce que par l’intermédiaire du Christ. C’est la relation vacataire [ou « vicariante »], la gestion indirecte du monde, qu’Agamben identifie comme le dispositif théologique à l’origine de la représentation politique des démocraties modernes.

1 commentaire:

  1. Hum, oui, j'avais déjà exprimé mon adhésion à cette thèse en 2015, et je ne peux que la réitérer. Tout cela me semble très motivé, et le lien entre théologie et politique me semble tout à fait justifié, même si, contrairement aux autres cultures du passé, il est plus ou moins dissimulé en occident, du fait de la conception laïque intrinsèque au christianisme. Pour une fois je n'ai donc rien à reprendre ou à critiquer, d'autant que votre formulation est excellente.

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