[Notes pour un exposé en 2015. On a du reste déjà croisé l’auteur ici].
La problématique de la sécularisation :
Après que Nietzsche l’eu introduite en philosophie en
écrivant dans Ecce Homo que « La philosophie allemande est au fond une
théologie dissimulée », la problématique de la sécularisation, celle du
passage des catégories théologiques dans un domaine extra-théologique, fit une
entrée fracassante dans la sociologie allemande naissante, avec Max Weber et Werner
Sombart, sous les noms de « désenchantement du monde » et d’origine religieuse
de l’esprit du capitalisme (protestante pour Weber, juive pour Sombart). Souterrainement,
elle continua de hanter la sociologie, à telle point que Pierre Bourdieu
pouvait écrire dans son ouvrage de 1992 intitulé :
« Il faudrait
refaire [...] une histoire de l'esthétique pure, et montrer par exemple comment
les philosophes professionnels ont importé dans le domaine de l'art des
concepts originellement élaborés dans la tradition théologique, notamment la
conception de l'artiste comme "créateur". »
(Pierre Bourdieu, Les
règles de l'art : genèse et structure du champ littéraire, Seuil, 1998
(1992 pour la première édition), 572 pages, p.479).
Mais pour ce qui nous intéresse, il faut prendre le
développement de la problématique de la sécularisation à un moment précis ; en
revenir à l’origine théologique des concepts du droit public, c’est-à-dire au
paradigme de la théologie politique, élaboré par une autre figure de la
Révolution Conservatrice allemande.
« All
significant concepts of the modern theory of the state are secularized theological
concepts not only because of their historical development -in which they
were transferred from theology to the theory of the state, whereby, for example,
the omnipotent God became the omnipotent lawgiver- but also because of their
systematic structure, the recognition of which is necessary for a sociological
consideration of these concepts. The exception in jurisprudence is analogous
to the miracle in theology. Only by being aware of this analogy can we
appreciate the manner in which the philosophical ideas of the state developed
in the last centuries. »
(Carl Schmitt, Théologie
politique - Quatre chapitres sur le concept de souveraineté, 1922. D'après
la traduction anglaise de George Schwab, The MIT Press, Cambridge,
Massachusetts, and London, England, 1985, 70 pages, p.36).
« Si par
"sécularisation" on entend seulement l'essor du séculier et l'éclipse
concomitante d'un monde transcendant, alors il est indéniable que la conscience
historique moderne lui est intimement liée. Cela, pourtant, n'implique aucunement
la transformation douteuse de catégories religieuses et transcendantes en buts
et normes terrestres et immanents sur laquelle ont récemment insisté les
historiens des idées. La sécularisation signifie en premier lieu simplement la
séparation de la religion et de la politique, et cela affecta les deux si
fondamentalement que rien n'est moins vraisemblable que cette transformation
progressive de catégories religieuses en concepts séculiers que tentent
d'établir les partisans d'une continuité sans rupture. »
(Hannah Arendt, Le
concept d'Histoire: antique et moderne, in La Crise de la Culture. Huit exercices de pensée politique, 1961,
repris dans Hannah Arendt. L'Humaine Condition, Gallimard, coll. Quarto, 2012,
1050 pages, p.652).
De toute évidence, Arendt critique ici Schmitt (qu’elle
connaissait et cite dans une note de bas de page des Origines du Totalitarisme) et sans doute aussi une autre figure de
la Révolution Conservatrice, un autre juif allemand naturalisé américain,
l’historien Ernst Kantorowicz, qui avait fait paraître quatre ans plus tôt, en
1957, Les Deux Corps du roi. Essai sur la
théologie politique au Moyen Âge.
Alors pourquoi ce long préambule sinueux ? Simplement,
pour défricher un peu le terrain et faire ressortir le champ d’inscription, la
toile de références dans laquelle s’insère le propos du philosophe italien Giorgio
Agamben, dont nous allons discuter sans plus attendre. En effet,
l’investigation philosophique d’Agamben, entamé en 1995 avec la parution de Homo Sacer I. (sous-titré Le pouvoir souverain et la vie nue) discute notamment et
explicitement Schmitt, Arendt (et Foucault) dans le tome I, alors que le second
tome de cette enquête, État d'Exception
(2003), dialogue avec l’œuvre de Kantorowicz, et que le troisième tome
mentionne L’Éthique protestante de
Weber dès la page 20.
Les thématiques extrêmement vastes des deux premiers
moments cette enquête, allant de la nature de la politique à l’extension de
l’exception dans les nations démocratiques, diffèrent partiellement du troisième
tome (Le Règne et la Gloire. Pour une
généalogie théologique de l'économie et du gouvernement, 2007), mais la
continuité est malgré tout palpable. Comme l’écrit :
« Ce qui est jeu
ici, au travers des controverses théologiques internes au christianisme et de
la signification économique de Dieu (son articulation trinitaire) c’est la
naissance de la gouvernementalité moderne et de la communication comme
sécularisation du gouvernement divin (le règne) et de la glorification de Dieu
(la gloire). »
(Laurent Giassi, Vie,
Multitude, Évènement. Agamben, Negri et Badiou, Philopsis, 2009).
Les thèses d’Agamben :
Au chapitre 1, intitulé Les Deux paradigmes, Agamben
valide, contre Arendt, la thèse schmittienne de « théorie moderne de l’Etat »
comme forme sécularisée de la théologie chrétienne, mais met immédiatement en
miroir ce paradigme théologico-politique avec un nouveau. Il écrit :
« La théologie
chrétienne a donné naissance à deux paradigmes politiques au sens large,
paradigmes antinomiques mais qui ont fonctionné de manière connexe: la
théologie politique, qui fonde dans le Dieu unique la transcendance du pouvoir
souverain, et la théologie économique, qui y substitue l'idée d'une oikonomia,
conçue comme un ordre immanent -domestique et non politique au sens strict- à
la vie divine et à la vie humaine. Du premier paradigme dérivent la philosophie
politique et la théorie moderne de la souveraineté ; du second, la biopolitique
moderne, qui s'étend jusqu'au triomphe actuel de l'économie et du gouvernement
sur tout autre aspect de la vie sociale. » (p.17)
Mais à peine quelques pages plus loin, Agamben suggère
une inversion du mouvement historique entre théologie et économie, qui
deviennent, à ce point d’indétermination, presque interchangeables : « La thèse selon laquelle l’économie pourrait
être un paradigme théologique sécularisé a néanmoins un effet rétroactif sur la
théologie elle-même, puisqu’elle implique que la vie divine tout autant que
l’histoire de l’humanité ont été conçues, depuis le début de la théologie, comme
une oikonomia. » (p.19)
Agamben s’appuie ensuite (p.22) sur Karl Löwith pour
confirmer le soupçon de Nietzsche cité en préambule, à savoir que « la philosophie de l’histoire de l’idéalisme
allemand comme l’idée de progrès des Lumières n’étaient rien d’autre qu’une
sécularisation de la théologie de l’histoire et de l’eschatologie chrétiennes ».
[Soit dit en passant, cette remarque vaut également pour la philosophie de
l’histoire marxiste : « Toutes les situations qui se sont succédées dans l'histoire
ne sont que des étapes transitoires dans le développement sans fin de la
société humaine progressant de l'inférieur vers le supérieur. » -Friedrich
Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la
philosophie classique allemande, 1888]
Aux alentours de la page 27, Agamben retrace l’origine
du paradigme théologiquo-politique. A la suite du théologien allemand Erik
Peterson, il montre qu’il provient de la christianisation de la métaphysique
aristotélicienne, et plus particulièrement du moteur immobile, principe
immatériel et unique du mouvement dans l’univers. C’est ce « Dieu » aristotélicien
qui va servir de justification théologico-politiques du pouvoir monarchique,
dans la période de christianisation de l’Empire romain. C’est en particulier
Eusèbe de Césarée (265-329), qui va permettre de fonder en théologie
l’équivalence de l’universalisme chrétien et impérial. Agamben écrit : « Eusèbe établit une correspondance entre la
venue de Christ sur la terre en tant que sauveur de toutes les nations et l’instauration
par Auguste d’un pouvoir impérial sur toute la terre. » (p.29)
Selon Peterson, qui est un rival de Carl Schmitt et
qui essaye de dénier le caractère chrétien de sa théologie politique « mondaine
», c’est cette correspondance entre l’Empire et le christianisme que l’émergence
du paradigme économico-théologique viendrait rompre, au moment de la querelle
de l’arianisme (4ème siècle ap. Jc).
Le dogme trinitaire, celui du Dieu unique en trois
modes d’êtres, définitivement adopté au concile de Constantinople en 381, était
une réponse théologique à l’arianisme, qui affirmait que le Christ procédait du
Père et lui était donc subordonné. Pour les adversaires de l’arianisme, cette
conception était hérétique et accentuait outre mesure les traits humains du
Christ.
« Certains
hérétiques soutiennent que le Fils est inférieur au Père. »
(Augustin d'Hippone, De la Trinité, Livre Premier, Chapitre VII).
Le concept de Trinité permettait d’établir une égalité
et une unité en définissant le Père, le Fils et le Saint-Esprit non comme des
personnes (risque de polythéisme ou d’introduction d’une division en Dieu) mais
comme des relations au sein d’une substance unique.
« Saint Jean
nous dit « qu’au commencement était le « Verbe, que le Verbe était avec
Dieu, et que le Verbe était Dieu ». Or
l’on ne peut nier que nous ne reconnaissions en ce Verbe qui est Dieu, le Fils
unique de Dieu [...] Quand l’Evangéliste [Jean] dit que tout a été fait par le
Verbe, il entend évidemment parler de tout ce qui a été créé; et nous en tirons
cette rigoureuse conséquence que le Verbe lui-même n’a pas été fait par Celui qui
a fait toutes choses. Mais s’il n’a pas été fait, il n’est donc pas créature,
et s’il n’est pas créature, il est donc de la même substance ou nature que le
Père. »
(Augustin d'Hippone, De la Trinité, Livre Premier,
Chapitre VII).
« Le Père, le
Fils et l’Esprit-Saint sont un en unité de nature, ou de substance, et parfaitement
égaux entre eux. » (Augustin d'Hippone, De la Trinité, Livre Premier,
Chapitre IV).
Or, c’est pour penser ce dispositif trinitaire que
le concept d’oikonomia devenait nécessaire. Dieu, pour être unique et sauvegarder
en même temps la nature divine du Christ, ne peut donc plus être pensé à
l’image de la monarchie terrestre, mais dans un nouveau paradigme
économico-théologique.
Le chapitre 2, intutilé « Le mystère de l’économie »,
cherche à comprendre comment le concept grec d’oikonomia a pu devenir central
dans la théologie chrétienne des Pères de l’Église. Le terme d’oikonomia, comme
vous le savez, signifie l’administration de la maison (oikos), et, dans un traité attribué à Aristote, est distinguée de
l’activité politique, qui relève de la sphère de la polis. D’après Agamben, qui cite Xénophon, l’oikonomia est l’activité
de bonne gestion, de bonne disposition des choses. Dès cette période, le
concept migre dans d’autres sphères, devenant, par métaphore, l’ataraxie recherché
par les stoïciens, ou la disposition ordonnée des éléments d’un texte en
rhétorique. Il y a donc l’idée d’organisation, de choix, d’ordonnancement, de disposition
des choses. Cicéron traduit d’ailleurs le terme oikonomia en latin par dispositio, ce qui fait irrésistiblement
penser au terme de dispositif (Et ce n’est sans doute pas un hasard si Agamben
a écrit un autre ouvrage intitulé Qu'est-ce
qu'un dispositif ?).
Chez Paul de Tarse (St. Paul), au 1er siècle après J.
C, le terme d’oikonomia est employé par l’apôtre pour parler de sa tâche :
annoncer la bonne nouvelle (évangile) aux païens. C’est ainsi que Paul parle
d’une économie du mystère.
D’une manière générale, le Christ, les apôtres, la
communauté des chrétiens, sont désignés à l’époque par des termes relevant de
la vie domestique, et non par le vocabulaire politique qu’emploieront ultérieurement
les monarchiens. Cette prudence terminologique s’explique en partie par la
situation marginale et persécuté de la communauté chrétienne dans l’Empire
romain, à cette époque du moins.
C’est dans l’Oraison aux Grecs de Tatien le Syrien, un
auteur du 2ème siècle, que le terme d’oikonomia est pour la première utilisé
dans un but théologique, pour qualifier la relation entre le Père et le Fils,
qui est le logos, la parole de Dieu (souvenez-vous de la migration du concept
dans le champ de la rhétorique).
Mais le véritablement retournement du concept intervient
dans la lutte contre les monarchiens qui craignent la rechute dans le polythéisme.
Contre le paradigme de la théologie politique, Hippolyte et Tertullien affirment
le dogme trinitaire et inverse la formule paulinienne de l’économie du mystère
en mystère de l’économie [auquel il faut croire, alors que chez Paul il n’y
avait que révélation]. A partir de là, le terme d’oikonomia renvoie un double
sens que la théologie moderne essaye, selon Agamben, de dissocier, à savoir,
d’une part, l’Incarnation et la Révélation de Dieu dans le temps (sa
visibilité), et, d’autre part, les relations à l’intérieur de la divinité entre
les trois pôles : Père, Fils, Saint-Esprit (circulation) [On soupçonne un lien
obscur avec le texte de Benjamin sur la valeur cultuelle et la valeur
d’exposition]. Comme l’écrit Agamben (p.69) : « Il s’agit donc bien moins de deux signification que de deux aspects
d’une unique activité de gestion « économique » de la vie divine, qui s’étend
de la maison céleste à sa manifestation terrestre ».
Le caractère mystérieux de l’oikonomia est désormais
l’activité de la divinité elle-même, le « plan caché de Dieu », c’est-à-dire la
Providence, le contrôle divin sur l’histoire, contrôle indirect puisque les
hommes sont dotés, dans le christianisme, d’un libre-arbitre. Ce n’est plus Dieu
qui est mystérieux et qu’il s’agissait de révéler avec Paul, c’est le mécanisme
de son action qui devient embrumé (pour reprendre le champ lexical du Capital de Marx à propos de la marchandise).
La théologie va désormais élaborer, non l’essence de Dieu (qui est cause libre,
c’est-à-dire plus le moteur immobile aristotélicien), mais à la façon dont il
gouverne le monde (le terme d’oikonomia signifiant à la fois disposition et
administration). Là où il y avait, chez Aristote, un Dieu dont l’essence était
inséparable de son action, émerge dans le paradigme économico-théologique ce
que Pascal appellera des siècles plus tard un « Deus absconditus », un Dieu caché, dont l’action dans le monde
passe par la médiation du Fils.
« Dieu est un
Dieu caché […] depuis la corruption de la nature il […] a laissés [toutes les
éléments de la nature] dans un aveuglement dont ils ne peuvent sortir que par
J.-C., hors duquel toute communication avec Dieu est ôtée. » (Pascal, Pensées).
« [La] fracture
ontologique entre l’être de Dieu et son agir pose un problème fondamental :
quel peut être le rapport entre Dieu et sa création, si on exclut l’identification
(panthéisme) et l’indifférence (contraire à la doctrine du salut) ? ». (Laurent
Giassi, Vie, Multitude, Évènement.
Agamben, Negri et Badiou, Philopsis, 2009).
La réponse réside dans le gouvernement du monde par le
Fils, qui agit au nom du Père, qui se contente de régner sans gouverner,
qui délègue l’action.
« Le Père et le
Fils agissent donc inséparablement : toutefois ce n’est pas le Père qui
s’assujettit toutes choses, mais c’est le Fils qui lui soumet toutes choses,
qui lui remet son royaume, et qui anéantit tout empire, toute domination et
toute puissance. »
(Augustin d'Hippone, De la Trinité, Livre Premier, Chapitre VIII).
« Jésus-Christ
étant comme Fils de Dieu égal à son Père, n’a point reçu en cette qualité le
pouvoir de juger, puisqu’il le possède intrinsèquement avec le Père. Mais il
l’a reçu comme homme, et c’est en qualité de Fils de l’homme qu’il l’exercera,
et qu’il sera vu des bons et des méchants. »
(Augustin d'Hippone, De la Trinité, Livre Premier, Chapitre XII).
(On retrouve l’opposition entre le Dieu mystérieusement
caché et le Christ visible et agissant).
Conclusion :
Ce sont les conséquences politiques de cette doctrine qui sont intéressantes, puisqu’elle introduit une machine (deux pôles, le Père et le Fils, le ciel du mystère et la terre gouvernée) divine du gouvernement du monde, avec un Dieu souverain, omnipotent mais inactif, dont la puissance ne s’exerce que par l’intermédiaire du Christ. C’est la relation vacataire [ou « vicariante »], la gestion indirecte du monde, qu’Agamben identifie comme le dispositif théologique à l’origine de la représentation politique des démocraties modernes.
Hum, oui, j'avais déjà exprimé mon adhésion à cette thèse en 2015, et je ne peux que la réitérer. Tout cela me semble très motivé, et le lien entre théologie et politique me semble tout à fait justifié, même si, contrairement aux autres cultures du passé, il est plus ou moins dissimulé en occident, du fait de la conception laïque intrinsèque au christianisme. Pour une fois je n'ai donc rien à reprendre ou à critiquer, d'autant que votre formulation est excellente.
RépondreSupprimer