dimanche 18 juin 2023

Simondon et la pensée anarchiste. Une lecture de Daniel Colson


"Reprise dans la pensée moderne, en particulier par Gilbert Simondon, la notion d'apeiron est très proche de la notion d'anarchie qu'elle contribue à penser." (p.38)

"Pour l'anarchisme l'ouverture à l'autre passe […] par la volonté d'aller jusqu'au bout de ce qui nous constitue, de nos désirs, de la puissance dont nous sommes porteurs, de cette altérité que nous portons en nous et qui seule peut nous ouvrir aux autres, rendre nécessaire, par accroissement de puissance, la relation avec eux, une relation intime, totalement impliquée dans la réalité des êtres collectifs. Cette découverte effective de l'autre en nous-même passe le plus souvent par « une situation exceptionnelle » […], « l'éclair d'un événement exceptionnel », « présentant extérieurement les aspects d'une révélation » comme l'explique Simondon et comme le montre le Zarathoustra de Nietzsche face au corps mort du funambule tombé de son fil, et dont la foule se détourne puisqu'il vient de perdre les seules fonction et raison d'être que lui reconnaissait l'ordre existant." (p.49)  

"Charge de nature (voir indétermination). Notion utilisée par Gilbert Simondon pour désigner la puissance du dehors […] dont tout être collectif est porteur [...] Avec Gilbert Simondon, l'anarchisme considère que l'expression de la spécificité humaine et son plein épanouissement ne consistent pas à se distinguer de la nature, mais au contraire dans la capacité des humains à retrouver en eux et en dehors d'eux - puisque leur « dedans » n'est qu'un pli du dehors […] - la nature dont ils sont issus et que leur individuation provisoire et réductrice pousse à considérer comme un milieu extérieur qu'il convient d'exploiter et de dominer." (pp.55-56)

"Cette éternité des choses et des êtres - que ce soit le « geste désespéré, inconnu, de l'esclave révolté » ou le génie d'un « livre d'Horace » -, Gilbert Simondon la rapporte, d'une façon très proche de Bakounine, au fait que tout individu est toujours plus que ce qu'il est, dans ce qui le constitue comme sujet (voir apeiron), mais aussi dans le tissu du « milieu[ ... ] associé» à son individualité, ce pli ou cette configuration de l'être où s'est exprimé le monde intérieur de Nicolas Stankévitch, cette marque ou ce symbole […] de la « solution » singulière que cet individu a constitué à un moment donné pour le devenir de l'être dans sa totalité. C'est en ce sens que l'on peut dire également, avec Simondon cette fois, que tout individu est éternel, « non en tant que substance, sujet ou substance corps, conscience ou matière active », mais « en tant qu'être transductif »." (pp.111-112)

"En sélectionnant, à l'intérieur de ce qu'elles vivent, des formes et des raisons de lutte perçues par elles comme plus radicales ou plus révolutionnaires, les minorités agissantes prétendent agir par contagion ou par imitation, entraîner les autres en manifestant à l'intérieur de leurs propres pratiques un rapport au monde et aux autres potentiellement présent dans une infinité d'autres situations et susceptible d'être répétées à une puissance supérieure. En ce sens, et sur le modèle de la cristallisation proposé par Simondon, les minorités agissantes, au sens libertaire de cette notion, ne peuvent apparaître que dans un contexte « pré-révolutionnaire », « un état de sursaturation » « où un événement est tout prêt à se produire », un événement capable « de traverser, d'animer et de structurer un domaine varié, des domaines de plus en plus variés et hétérogènes »,« de se propager » à travers eux." (pp.188-189)

"L'autre, nous le portons en nous-même, non à la façon d'un double, d'un frère, d'un ange gardien ou d'une âme, mais comme anarchie, comme totalité indéterminée de l'être, comme réserve d'être, disait Gilbert Simondon, comme illimité dans la limite, dit de même et avant lui l'immense tradition taoïste ; un illimité dans la limite qui autorise les êtres humains à s'ouvrir à tous les possibles dont le réel est porteur, à découvrir, en s'associant aux autres, la puissance qu'ils portent en eux et à permettre ainsi l'expression émancipée de la totalité de ce qui est." (p.242)

"Pour Simondon « la Nature n'est pas le contraire de l'homme », puisque la spécificité de l'être humain réside justement dans la possibilité de faire retour à elle, à l'être dans sa totalité, de remobiliser la totalité des forces du dehors." (p.258)

"Comme le montre Simondon, les relations et la communication entre groupes et individus se limitent le plus souvent à dire et faire fonctionner les liens de soumission et d'extériorité qui les unissent dans le cadre des ordres dominants, à rendre opérants les rôles et les fonctions nécessaires à ces ordres ; comme ce devait être si longtemps le cas au sein de la troisième internationale. A ces relations fonctionnelles qu'il nomme « interindividuelles », Simondon oppose des relations qu'il appelle transindividuelles, parce qu'elles traversent les individus et les groupes en faisant appel à ce qui, dans ces individus et ces groupes, n'est pas réductible à ce qui les définit présentement comme individus et comme groupes, mais à ce qu'ils contiennent en eux comme plus qu'eux-mêmes, comme apeiron, et donc comme nouveauté, comme possibles révolutionnaires." (pp.304-305)

"Pour Simondon, le « sujet est plus qu'individu ». En d'autres termes, il ne s'identifie pas aux fonctions, identités, dénominations et rôles (familiaux, professionnels, ethniques, religieux, personnels, etc.) constitutifs des individus dans un cadre donné et en fonction de ce seul cadre. Il est porteur de la totalité de la puissance de ce qui est, cette puissance que tout ordre social tente de réduire, de fixer et de dominer. Il est porteur de l'autre de cet ordre (voir autre et analogie), de son dehors [...] Comme l''écrit Simondon, « le sujet est l'ensemble formé par l'individu individué et l'apeiron qu'il porte en lui. » (pp.313-314)

"Vital (vitalisme, élan vital, vitalisme politique) (voir nature, vie et puissance du dehors). Parce que l'anarchisme se réclame très souvent de la vie, en particulier chez Bakounine, et que son expression ouvrière a pu, avec beaucoup de raisons, être rapprochée de Bergson et de Nietzsche, on pourrait être tenté, beaucoup trop rapidement, de l'assimiler à une forme particulièrement évidente de vitalisme politique. L'anarchisme n'a pourtant rien à voir avec le vitalisme et ce que l'on entend généralement par ce mot. La vie dont il se veut l'expression n'est en rien réductible à une vision biologique ou organique de la réalité. Elle renvoie d'abord à la puissance de l'être dont le vivant proprement dit n'est qu'une des manifestations particulières [...] Synonyme de force et de différences entre forces, la vie anarchiste peut, de ce point de vue, être rapportée à la notion d' « énergie potentielle » telle que l'entend Gilbert Simondon, ou encore, au plus près du vocabulaire libertaire, de « l'énergie » telle que la conçoit Gabriel Tarde, là où sous la forme d'un « élan » « irrésistible », « anarchique, démiurge, protéiforme », la vie déborde sans cesse tout ordre, fût-il celui des êtres vivants, tous « types » ordonnés et stables." (p.350)

-Daniel ColsonPetit lexique philosophique de l'anarchisme. De Proudhon à Deleuze, Librairie Générale Française, 2001, 378 pages.

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