"Pour l'anarchisme l'ouverture à l'autre passe […]
par la volonté d'aller jusqu'au bout de ce qui nous constitue, de nos désirs,
de la puissance dont nous sommes porteurs, de cette altérité que nous
portons en nous et qui seule peut nous ouvrir aux autres, rendre
nécessaire, par accroissement de puissance, la relation avec eux, une
relation intime, totalement impliquée dans la réalité des êtres collectifs.
Cette découverte effective de l'autre en nous-même passe le plus souvent par «
une situation exceptionnelle » […], « l'éclair d'un événement exceptionnel », «
présentant extérieurement les aspects d'une révélation » comme l'explique
Simondon et comme le montre le Zarathoustra
de Nietzsche face au corps mort du funambule tombé de son fil, et dont la foule
se détourne puisqu'il vient de perdre les seules fonction et raison d'être que
lui reconnaissait l'ordre existant." (p.49)
"Charge de nature (voir indétermination).
Notion utilisée par Gilbert Simondon pour désigner la puissance du dehors […]
dont tout être collectif est porteur [...] Avec Gilbert Simondon, l'anarchisme
considère que l'expression de la spécificité humaine et son plein
épanouissement ne consistent pas à se distinguer de la nature, mais au
contraire dans la capacité des humains à retrouver en eux et en dehors d'eux -
puisque leur « dedans » n'est qu'un pli du dehors […] - la nature dont ils sont
issus et que leur individuation provisoire et réductrice pousse à
considérer comme un milieu extérieur qu'il convient d'exploiter et de
dominer." (pp.55-56)
"Cette éternité des choses et des êtres - que ce
soit le « geste désespéré, inconnu, de l'esclave révolté » ou le génie d'un «
livre d'Horace » -, Gilbert Simondon la rapporte, d'une façon très proche de
Bakounine, au fait que tout individu est toujours plus que ce qu'il est,
dans ce qui le constitue comme sujet (voir apeiron), mais aussi dans le tissu du « milieu[ ... ] associé» à
son individualité, ce pli ou cette configuration de l'être où s'est exprimé le
monde intérieur de Nicolas Stankévitch, cette marque ou ce symbole […] de la «
solution » singulière que cet individu a constitué à un moment donné pour le
devenir de l'être dans sa totalité. C'est en ce sens que l'on peut dire
également, avec Simondon cette fois, que tout individu est éternel, « non en
tant que substance, sujet ou substance corps, conscience ou matière active »,
mais « en tant qu'être transductif »." (pp.111-112)
"En sélectionnant, à l'intérieur de ce qu'elles
vivent, des formes et des raisons de lutte perçues par elles comme plus
radicales ou plus révolutionnaires, les minorités agissantes prétendent agir
par contagion ou par imitation, entraîner les autres en manifestant à
l'intérieur de leurs propres pratiques un rapport au monde et aux autres potentiellement
présent dans une infinité d'autres situations et susceptible d'être
répétées à une puissance supérieure. En ce sens, et sur le modèle de la cristallisation
proposé par Simondon, les minorités agissantes, au sens libertaire de cette
notion, ne peuvent apparaître que dans un contexte « pré-révolutionnaire », «
un état de sursaturation » « où un événement est tout prêt à se produire », un
événement capable « de traverser, d'animer et de structurer un domaine varié,
des domaines de plus en plus variés et hétérogènes »,« de se propager » à
travers eux." (pp.188-189)
"L'autre, nous le portons en nous-même, non à la
façon d'un double, d'un frère, d'un ange gardien ou d'une âme, mais comme
anarchie, comme totalité indéterminée de l'être, comme réserve d'être,
disait Gilbert Simondon, comme illimité
dans la limite, dit de même et avant lui l'immense tradition taoïste ; un
illimité dans la limite qui autorise les êtres humains à s'ouvrir à tous les
possibles dont le réel est porteur, à découvrir, en s'associant aux autres, la
puissance qu'ils portent en eux et à permettre ainsi l'expression émancipée de
la totalité de ce qui est." (p.242)
"Pour Simondon « la Nature n'est pas le contraire
de l'homme », puisque la spécificité de l'être humain réside justement dans la
possibilité de faire retour à elle, à l'être dans sa totalité, de remobiliser
la totalité des forces du dehors." (p.258)
"Comme le montre Simondon, les relations et la
communication entre groupes et individus se limitent le plus souvent à dire et
faire fonctionner les liens de soumission et d'extériorité qui les unissent
dans le cadre des ordres dominants, à rendre opérants les rôles et les
fonctions nécessaires à ces ordres ; comme ce devait être si longtemps le cas
au sein de la troisième internationale. A ces relations fonctionnelles qu'il
nomme « interindividuelles », Simondon oppose des relations qu'il
appelle transindividuelles, parce qu'elles traversent les
individus et les groupes en faisant appel à ce qui, dans ces individus et ces
groupes, n'est pas réductible à ce qui les définit présentement comme individus
et comme groupes, mais à ce qu'ils contiennent en eux comme plus qu'eux-mêmes,
comme apeiron, et donc comme nouveauté,
comme possibles révolutionnaires." (pp.304-305)
"Pour Simondon, le « sujet est plus qu'individu ». En d'autres termes, il ne
s'identifie pas aux fonctions, identités, dénominations et rôles (familiaux,
professionnels, ethniques, religieux, personnels, etc.) constitutifs des
individus dans un cadre donné et en fonction de ce seul cadre. Il est porteur
de la totalité de la puissance de ce qui est, cette puissance que tout ordre
social tente de réduire, de fixer et de dominer. Il est porteur de l'autre de cet ordre (voir autre et
analogie), de son dehors [...] Comme
l''écrit Simondon, « le sujet est l'ensemble formé par
l'individu individué et l'apeiron qu'il porte en lui. »
(pp.313-314)
"Vital (vitalisme, élan vital, vitalisme
politique) (voir nature, vie et puissance du dehors). Parce que l'anarchisme se
réclame très souvent de la vie, en particulier chez Bakounine, et que son
expression ouvrière a pu, avec beaucoup de raisons, être rapprochée de Bergson et
de Nietzsche, on pourrait être tenté, beaucoup trop rapidement, de
l'assimiler à une forme particulièrement évidente de vitalisme politique.
L'anarchisme n'a pourtant rien à voir avec le vitalisme et ce que l'on entend
généralement par ce mot. La vie dont il se veut l'expression n'est en rien
réductible à une vision biologique ou organique de la réalité. Elle renvoie
d'abord à la puissance de l'être dont le vivant proprement dit n'est qu'une
des manifestations particulières [...] Synonyme de force et de différences
entre forces, la vie anarchiste peut, de ce point de vue, être rapportée à la
notion d' « énergie potentielle »
telle que l'entend Gilbert Simondon, ou encore, au plus près du vocabulaire
libertaire, de « l'énergie » telle que la conçoit Gabriel Tarde, là où sous la
forme d'un « élan » « irrésistible », « anarchique, démiurge, protéiforme », la vie déborde sans cesse tout ordre, fût-il celui des êtres vivants, tous « types
» ordonnés et stables." (p.350)
-Daniel Colson, Petit lexique philosophique de l'anarchisme. De Proudhon à Deleuze, Librairie Générale Française, 2001, 378 pages.
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