Un tel renversement
témoigne d'une mutation significative de notre rapport au temps. Car la « crise
», quel que soit son domaine d'application, s'inscrit et se développe dans une
temporalité. Elle est indissociable d'une conception et d'une expérience du
temps : c'est dans une certaine durée que se cristallise le moment critique où
il convient de faire des choix, de prendre telle ou telle décision avec «
discernement ». Dans la temporalité antique, qu'il s'agisse de la médecine, de
la sphère judiciaire ou de l'histoire politique, la crise avait partie liée
avec une expérience du temps qui n'est plus la nôtre.
Ce n'est donc pas un hasard
si au XVIIIe siècle la notion de crise sort de son usage « technique » et
restreint (essentiellement limité au Moyen Âge au domaine de la médecine) et
vient au premier plan chez les Modernes, en relation avec un nouveau concept
d'histoire. Son insertion dans la pensée moderne de la temporalité et de
l'historicité marque une inflexion significative voire une mutation. La crise
prend désormais la forme d'une rupture généralisée, d'une négation radicale de
l'ancien par le nouveau, au nom d'une certaine conception du progrès. « Nous
approchons de l'état de crise et du siècle des révolutions », écrira Rousseau
en une formule célèbre.
Non seulement le terme se
diffuse et vient à désigner toute période de trouble et de tension mais il
traduit l'émergence d'une subjectivité sensible aux désordres ainsi que la
conscience de grands bouleversements politiques et économiques : les crises
politiques s'inscrivent dans un certain rapport avec les philosophies de l'histoire
qui les accompagnent. [...]
Ce qui caractérise la
modernité, c'est sa volonté d'arrachement au passé et à la tradition : volonté
qui se manifeste à la fois comme un projet d'auto-fondation rationnelle
(juger par soi-même) et d'auto-institution politique (la société
n'est plus un établissement divin et elle ne repose plus sur un ordre extérieur
à l'homme). Paul Hazard parlait, dans les années 1930, d'une crise de
la conscience européenne pour qualifier le nouvel ordre des choses qui avait
émergé au cours des XVIIe et XVIIIe siècles.
Pourquoi parler de « crise
» ? Précisément parce que la rupture initiée par la modernité a touché aux fondements mêmes du savoir et de l'autorité et a entraîné un questionnement
incessant sur sa propre légitimité. La volonté d'émancipation des Modernes à
l'égard de toutes les significations établies, héritées de la coutume et de la
tradition, a fait qu'il n'y a plus de sens univoque qui vaille avec une
évidence incontestée. La dissolution des repères de la certitude se traduit par
une triple rupture ou une triple crise : crise des fondements, crise de la normativité,
crise de l'identité. De cette rupture déclarée procède pour la modernité la
nécessité de trouver sa normativité en elle-même. Elle ne peut dès lors que se
donner sur le mode d'une distance réflexive, d'un questionnement sans cesse
renouvelé sur son être, sa valeur et son inscription dans le temps.
C'est la raison pour
laquelle le projet moderne, inachevé et inachevable, est, en tant que
tel, habité par la crise. Elle lui est consubstantielle : c'est de là qu'il
faut partir pour éclairer certains traits actuels de la généralisation de la
crise. On dit souvent que nous vivons aujourd'hui une modernité « avancée », «
tardive », une « seconde », une « hyper » ou une « ultra » modernité. La
diversité et le flottement de ces épithètes traduit a minima la perception d'un
changement qualitatif par rapport à ce que donnait à voir la modernité «
triomphante » telle qu'elle s'était déployée depuis le XVIIe siècle jusqu'à la
première moitié du XXe. Si le temps historique de la modernité était
caractérisé –telle était sa « nouveauté »– par la distance croissante entre
l'ensemble des expériences héritées du passé et les attentes de plus en plus
impatientes à l'égard du futur, il était habité par la croyance en une
accélération qui devait rendre perceptible l'amélioration du genre humain :
l'idée de progrès avait investi l'horizon des expériences possibles. Au sein de
cette histoire envisagée comme un processus téléologiquement orienté (si
problématique soit-il apparu aux yeux de certains penseurs), les « crises » jouaient
un rôle essentiel : elles étaient pensées comme des étapes nécessaires (mais
vouées à être dépassées dans une résolution dialectique) ou comme des moments
cruciaux qui portent les individus à s'interroger sur leurs positions
subjectives, à interroger leur rapport à la réalité." (pp.10-12)
"Les mutations
qualitatives qui touchent l'expérience contemporaine sont telles qu'on peut
souscrire à l'idée que nous sommes confrontés à un processus de
détemporalisation. Le temps n'est plus dynamisé en force historique, il n'est
plus le moteur d'une histoire à faire, d'une tâche politique à accomplir. Il
est devenu, après l'effondrement de la croyance en un avenir téléologiquement
orienté vers le mieux, un temps sans promesses. Le schéma qui prédomine aujourd'hui
est celui d'un futur infigurable et indéterminé.
Cette nouvelle manière d'«
être au temps » affecte à la fois le regard que la société porte sur son avenir
collectif voué à l'incertitude et les représentations que les individus se font
de l'orientation (tout aussi incertaine) de leur existence. Si la logique de
l'accélération qui prévalait déjà dans la « première » modernité s'est encore
amplifiée, elle a quelque peu changé de nature. Elle a été décrite, à juste
titre, comme la logique paradoxale d'une immobilité fulgurante où tout semble
changer de manière frénétique alors qu'en réalité rien ne bouge dans un monde
pétrifié et immobile. À cela s'ajoutent les processus de désynchronisation et
d'éclatement des temporalités et des rythmes désormais privés de tout horizon
de sens unificateur. La crise du temps politique en est l'un des signes les
plus éclatants car, dans cette dynamique paradoxale, on assiste à
l'affaiblissement voire à la perte de la capacité de la société à se
transformer elle-même par l'activité politique. Le constat d'une défaite ou
d'une impuissance de la politique face à la rapidité et à la complexité des
mutations économiques et technologiques est pour beaucoup une évidence. [...]
L'horizon d'attente étant
en quelque sorte vidé de sa substance, le présent –temps de l'initiative– s'en
trouve d'autant paralysé même s'il se donne à voir comme une succession
effrénée d'instants éphémères. [...]
Une société peut-elle se
passer d'envisager ses perspectives d'avenir et renoncer à l'idée d'une action
collective orientée par un horizon de sens ? Peut-elle vivre sans un « sens »
de l'histoire ?" (pp.13-15)
"Ce qui caractérise la
notion de « crise », c'est qu'elle lie indissolublement la réalité objective et
l'expérience que nous en avons. La crise est aussi le vécu de l'homme moderne.
Et si aujourd'hui, après la perte d'un certain nombre d'espérances séculières,
nous sommes tenus de reprendre en charge la question du « tout de l'histoire »,
il ne s'agit pas d'un problème théorique et spéculatif : il a également trait à
une expérience existentielle." (p.15)
"Nous vivons dans un
monde en crise : la chose est connue, mais elle est sans doute trop connue pour
être bien connue. En sorte que ce qui est à expliquer ou à interpréter se
retourne en pseudo-explication : c'est à cause de la crise, c'est la faute à la
crise. La crise est alors livrée à une vacuité qui autorise tous les
remplissements et toutes les confusions." (p.18)
[III: L'expérience
contemporaine du temps. La crise sans fin]
"[François Hartog,
2003 a avancé] l'hypothèse du « présentisme », envisagé comme l'expérience
contemporaine d'« un présent perpétuel, insaisissable et quasiment immobile,
cherchant malgré tout à produire pour lui-même son propre temps historique ». La
rupture entre expérience et attente est telle que le rapport lui-même s'est
brisé au profit d'un présent hypertrophié, sans futur et sans
passé, sans autre horizon existentiel que lui-même. Le présent devient la seule
dimension temporelle disponible pour l'action." (p.114)
"L'expérience de
l'accélération qui distingue les Temps modernes du temps passé est à la fois
politique (liée aux grandes révolutions modernes, à l'ampleur des conquêtes
napoléoniennes et aux mutations politiques du XIXe siècle), technique et
technologique (bouleversement des modes de production, révolution de
l'organisation du travail, de l'industrie, des transports, des moyens de
communication) et spirituelle ou intellectuelle." (p.116)
"L'action humaine
–privée des repères et des garanties de la précédence– doit se légitimer par
son inscription dans un devenir. La distance creusée entre l'espace
d'expérience et l'horizon d'attente peut certes faire du passé un passé révolu
–un passé dont on ne peut plus s'autoriser– mais elle entraîne une projection
rétroactive de l'avenir sur le présent : le passé n'éclairant plus l'avenir,
c'est à l'avenir qu'il revient de justifier le présent. De là procèdent un
certain nombre de conséquences : le singulier-collectif qu'est l'Histoire
constitue un référent temporel unificateur, fût-ce par la médiation d'autres
singuliers-collectifs tels que la Révolution, la Nation, le Peuple, la
République." (p.119)
"Depuis quelques
décennies, les thématiques inhérentes à la temporalisation de l'expérience
historique sont elles-mêmes en crise. Qu'il s'agisse de l'idée de temps
nouveaux, de la croyance en une accélération de la marche au progrès ou de la
représentation d'une histoire disponible, d'une histoire à faire dont l'homme
aurait totalement la maîtrise, chacun de ces trois éléments est révoqué en
doute. L'hypertrophie de la rationalité technique et instrumentale et les
déploiements catastrophiques des systèmes totalitaires ont remis en cause
l'idée des « temps nouveaux », au moins en ce qui concerne le double fantasme
du commencement absolu et de la « régénération » de l'homme nouveau. Quant à
l'accélération, elle ne nous rapproche plus des temps meilleurs. Bien au
contraire : l'écart croissant entre l'espace d'expérience et l'horizon
d'attente fait reculer celui-ci dans les lointains au fur et à mesure que nous
avançons. Nous n'adhérons plus aujourd'hui à l'espérance des Lumières de voir
se réaliser, y compris de manière asymptotique, la marche de l'humanité vers le
mieux. Certains – sous les espèces du « catastrophisme » (fût-il « éclairé ») –
y voient même une marche vers le pire." (p.120)
"Non seulement le
pouvoir de tout conquérir mais celui de se produire lui-même –de faire
l'histoire et de faire histoire– s'est aujourd'hui retournée en désillusion,
voire en effroi et en terreur [...] Les interventions humaines ont introduit
l'idée que l'humanité future est infiniment fragile et périssable. Cette
fragilité n'est pas celle d'une humanité vouée à la mort (nous avons toujours
su que les hommes sont mortels) : elle est inhérente au fait que l'homme est
devenu dangereux pour l'homme. Dangereux pour les autres et pour lui-même dans
la mesure où il met en péril la vie qui le porte et la nature qui est l'enclos
au sein duquel il construit son monde social." (pp.121)
"L'accélération
technique n'obéit pas au même rythme que celle du rythme de la vie et elle
n'est pas non plus homogène à l'accélération de la vitesse des transformations
sociales et culturelles. Elle ne recouvre donc pas un processus uniforme : elle
s'intensifie dans un monde désynchronisé, un monde où les temporalités, les
rythmes ne sont pas seulement diversifiés ou pluralisés (après tout, on sait
depuis longtemps que le temps est multiple, que les temporalités et les rythmes
ne sont pas homogènes les uns aux autres et qu'il existe bien des manières de
relier le passé, le présent et le futur) mais éclatés. Éclatement qui renvoie à
l'absence de tout horizon de sens unificateur. Les sous-systèmes sociaux ne
peuvent plus se rapporter à un référent temporel qui produirait, sinon une
certitude, du moins un horizon de certitude. La question n'est pas tant celle
de la multiplicité des temps que celle de leur harmonisation, même
dissonante." (p.127)
"Plus encore que
l'accélération, la désynchronisation et l'éclatement sont les signes majeurs de
la détemporalisation." (p.128)
"La détemporalisation
a ainsi entraîné le renversement des traits essentiels que dénotait la notion
de crise :
"L'analyse de Hartmut Rosa fait de la désynchronisation et de l'autonomisation croissante des sphères
sociales une sorte de rouleau compresseur qui écrase sous le poids des
structures les actions individuelles ou collectives. L'attention portée aux «
processus » oblitère ou efface la part des sujets et de leurs potentialités. Le
présent n'est plus le présent vivant, celui de l'initiative." (p.141)
"Est-il concevable
d'envisager de manière positive l'incertitude de l'avenir et de partir de cette
hypothèse pour inverser la démarche ? Comment donner sens et forme à
l'incertitude pour en faire un espace de possibilités ouvert ?" (p.145)
"Dans l'état actuel de
la désynchronisation, la puissance politique n'est plus une puissance
souveraine : elle n'a plus la maîtrise du temps. [...]
Le temps du politique (qui
implique un élément de loisir, de libre discussion et de délibération) entre
ainsi en contradiction avec les contraintes de l'accélération contemporaine. Et
surtout, la dynamique de l'accélération est une menace pour la politique
elle-même car elle entame la capacité de la société à se transformer elle-même
par l'activité politique. Le risque d'anachronisme et même de déshérence pèse
aujourd'hui sur la politique démocratique. Dans ces conditions, comment
ressaisir les possibles capacités d'intervention du politique face au temps ?
Un contrôle démocratique du temps est-il possible et selon quelles modalités ?
Synchronisation ne signifie pas homogénéité : un système totalitaire
synchronise en uniformisant alors que la temporalité démocratique doit
harmoniser des temps différents sans les ramener à l'unité. Elle met en œuvre
une politique différentielle des temps." (pp.146-147)
"Dans la perspective
de la déshéroïsation propre à la politique moderne, Max Weber avait analysé les
effets de la domination rationnelle fondée sur la croyance en la légalité des
règles instituées par le système bien plus que sur la croyance en la force
héroïque du chef ou de sa valeur exemplaire. La relative dépersonnalisation qui
accompagne la rationalité bureaucratique est une composante essentielle d'une
politique déshéroïsée parce que soumise à l'emprise croissante de la
rationalité selon les fins, autrement dit de l'efficacité. Il est difficile,
dans les conditions de cette rationalité politique tendant à l'anonymat, de
penser ce que pourrait être un « charisme » démocratique sinon sous la forme
d'une rupture (temporaire) du désenchantement. La politique « post-héroïque »
désigne aujourd'hui, plus particulièrement, la fin des grands récits et de leur
capacité à canaliser les énergies collectives." (p.148)
"La notion d'événement
a une teneur particulière : un événement n'est pas seulement un fait. Il est ce
qui fait rupture et résiste, par son caractère inédit, à sa dissolution dans un
schéma causal. Il répugne tout autant à s'inscrire comme une « étape » dans un
processus finalisé, orienté vers son achèvement. Autant dire qu'il déborde
toujours les causes qu'on peut lui assigner : si tel n'est pas le cas, il
s'abolit en tant qu'événement. Du fait de la disparité des « causes » et des «
effets », c'est uniquement lorsque quelque chose d'irréversible s'est produit
que nous pouvons, par une démarche à rebours, tenter d'en retrouver l'histoire.
« L'événement éclaire son propre passé, il ne saurait en être déduit. » Le
cadre épistémologique que fournit la causalité s'avère inopérant et même source
de distorsion tant la signification de l'événement est en excès sur les causes
qu'on peut lui assigner. Nos pires craintes ou nos pires espérances ne nous
préparent jamais à ce qui va réellement se produire car dès qu'un événement
(même « prévu ») survient, tout se modifie et nous n'y sommes jamais – que ce
soit dans l'existence individuelle ou dans l'histoire humaine – entièrement
préparés. Chaque événement historique fait surgir « un paysage inattendu,
d'actions, de passions et de potentialités neuves » [Hannah Arendt, «
Compréhension et politique », La Nature du totalitarisme, trad. par M.-I.
Brudny de Launay, Paris, Payot, 1990, p. 55]." (p.158)
" [L'évènement]
bouleverse et met à bas nos catégories de pensée. Il constitue une épreuve qui
nous contraint à élaborer un autre mode de compréhension." (pp.159-160)
"Dans la filiation de
Husserl, Arendt mobilise l'idée selon laquelle les préjugés –avant d'être
sources d'erreur– sont dotés d'une signification historique : ils sont de
l'ordre du sédimentaire. Liés au sol de l'irréfléchi, ils ne se réduisent pas à
des idiosyncrasies personnelles renvoyant à la sphère du jugement privé. Une
partie du passé se dissimule toujours en eux : de là procèdent à la fois leur
efficacité et leur danger. Autrefois porteurs d'une « teneur de vérité », ils
sont devenus, au cours du temps, des entraves. Solidifiés en pseudo-théories «
qui proposent des visions du monde refermées sur elles-mêmes » ou en idéologies
qui « prétendent tout expliquer et saisir dans son ensemble toute la réalité historique
», ils « protègent » en quelque sorte de l'expérience car ils présupposent que
toute réalité est déjà prévue. Ils rendent impossible une véritable expérience
du présent. Abordée sous cet angle, la crise ne constitue une catastrophe que
si nous y répondons par des idées toutes faites, autrement dit par la
réitération de préjugés devenus inadéquats." (pp.162-163)
"Pour Aristote,
premier philosophe à la théoriser, la métaphore est quelque chose qui arrive au
nom, un écart de sens attribué à la seule dénomination : au lieu de donner à
une chose son nom usuel, commun, on la désigne par un nom d'emprunt, transféré
(méta-phore) d'une chose étrangère. La métaphore s'inscrit alors dans une
théorie de la substitution et relève d'une théorie des tropes (figures du
discours). Mais si, comme le fait Ricœur, on opère un déplacement en passant de
la métaphore-mot à la métaphore énoncé, autrement dit si on la replace dans le
cadre de la phrase, l'approche est différente et tout à fait nouvelle. La
métaphore peut être traitée non plus comme une dénomination « déviante » mais
comme une « prédication impertinente » ou « bizarre».
La métaphore se voit alors
dotée d'une fonction heuristique, elle relève d'une heuristique de la pensée
car elle « ne viole un ordre que pour en créer un autre », elle « ne
déconstruit que pour redécrire ». Définie en termes de mouvement plus que
d'écart, elle produit du sens par la transgression et le désordre qu'elle
induit. Une « nouvelle pertinence prédicative » se fait jour ; elle conduit à
considérer que la métaphore est une innovation, un événement sémantique: on est
confronté à une stratégie de discours qui, comme le récit, développe la
puissance créatrice du langage. Investi par l'imagination, l'énoncé
métaphorique « fait sens » en tant que totalité. [...]
La métaphore est donc la
capacité à produire un sens nouveau, mais celui-ci donne accès à une situation
originelle, primordiale, de l'existence et du langage. L'expression
métaphorique est à la fois innovante et révélante: elle ouvre à un monde auquel
nous appartenons et qui précède notre capacité à poser des objets, à objectiver
le réel. Elle porte au jour un sol pré-objectif, pré-catégorial. La même
fonction est impartie à la fiction et au récit: toute littérature « poétique »
ou de fiction abolit la référence au monde donné, elle « détruit » le monde.
Mais elle le rejoint à un autre niveau, plus profond [...]
Cette théorie de la
métaphore s'inscrit dans une certaine orientation philosophique. Elle relève
d'un questionnement sur le « monde vécu », le « monde de la vie », entendu
comme « réserve de sens », comme ce « surplus de sens de l'expérience vive» qui
rend possible l'attitude objectivante et explicative. Car la Lebenswelt ne
peut être atteinte– par un questionnement à rebours (Rückfrage)– que comme un
sol originaire, comme la couche primordiale dans laquelle s'enracine toute
donation de sens et, notamment, avant toutes les interprétations scientifiques
qui n'en sont que des expressions secondes. Merleau-Ponty, dans l'avant-propos
de la Phénoménologie de la perception, parle magnifiquement de ce
monde toujours « déjà-là », avant la réflexion, telle une présence inaliénable.
Toute détermination scientifique, dit-il, en est « signitive » et dépendante «
comme la géographie à l'égard du paysage où nous avons d'abord appris ce que
c'est qu'une forêt, une prairie ou une rivière ». Il convient donc de
retrouver, avant que soient énoncées des propositions à validité scientifique,
la donation de sens originelle qui leur fraye la voie. La Lebenswelt est
ce tissu de modes de penser, de sentir qui se trouve à l'arrière-plan de tout
ce que nous énonçons et pensons: un être-au-monde qui est le « toujours déjà-là
» à partir duquel nous nous projetons. Mais cet « horizon d'immédiateté »,
toujours présupposé, n'est jamais donné. Il est, paradoxalement, une
présupposition à reconstruire. Nous ne devons pas considérer, à la
manière de Descartes, que l'évidence de la vérité nous oblige à éradiquer tous
les présupposés et préjugés de façon à nous assurer un nouveau point de départ
pour fonder un discours de vérité. Nous ne pouvons pas effacer le sol
originaire de l'anté-prédicatif et du pré-catégorial. Ce monde pré-objectif
n'est pas un résidu mais un préalable." (pp.174-177)
"La métaphore est,
selon Blumenberg, une voie d'accès privilégiée lorsque l'univocité n'est pas ou
ne peut pas être atteinte. Or la modernité, on l'a vu, ne peut pas prétendre à
l'univocité. Qu'on la qualifie d'inachevée, d'inclôturable, qu'on la désigne comme
époque et non comme période, qu'on mette l'accent sur sa conscience réflexive
et sur son « attitude », toutes ces approches convergent vers l'idée que la
modernité est inassignable à un concept univoque. Elle a partie liée avec une
culture divisée où s'affrontent des modes de légitimité antagonistes. Max Weber
parlait de « polythéisme des valeurs » pour désigner cette situation
existentielle de l'homme moderne, aux prises avec des choix qui ne s'imposent
plus à lui avec une évidence incontestée. Il fait face à des conflits de
valeurs parfois irréductibles. Comment les ordonner? Comment les hiérarchiser
? L'homme moderne vit le déchirement des valeurs et la crise est ce
vécu lui-même. Mais, pour cette raison même, il doit se situer par rapport au
monde et lui prêter un sens, ou plutôt des sens.
S'il est une métaphore
privilégiée de la crise qui habite la modernité, c'est bien celle de la «
révolution copernicienne ». Ce n'est pas seulement une façon de parler: elle
est l'horizon de sens à l'intérieur duquel se meut toute pensée nouvelle, toute
nouvelle forme de vie. Elle est l'indice d'une attitude que Blumenberg aura
opposée, dans La Légitimité des Temps modernes, à l'absolutisme théologique du
Moyen Âge.
« Métaphore absolue » de la
modernité, la révolution copernicienne désigne ce qui ne peut pas être « résolu
en conceptualité ». Si la question « Qu'est-ce que le monde ?» ne peut recevoir
une réponse théorique satisfaisante (car le monde est une totalité
insaisissable en tant qu'objet), c'est pourtant une question qu'on ne peut
ignorer et dont il est impossible de se débarrasser, comme l'atteste la
multiplicité des métaphores (monde-théâtre, monde-horloge, monde-organisme,
monde-livre…) qui ont accompagné l'histoire de ses représentations."
(pp.182-183)
"C'est en tant que
régime de crise que la modernité porte en elle quelque chose
d'inconceptualisable.
C'est aussi parce qu'elle
révèle les rapports indécidables de l'homme moderne à son temps, à son monde et
à lui-même que la révolution copernicienne est la métaphore absolue
(fondatrice) de la modernité. Elle contraint l'homme à prendre position
sans qu'aucune conceptualité rigoureuse ne permette d'accéder au sens de son
expérience, à une conscience claire et univoque de son identité.
Ici se rencontrent la
métaphore de la révolution copernicienne et celles de la terra
incognita et de l'univers inachevé: avec les grandes explorations qui
accompagnent la naissance des Temps modernes, les hommes prennent pied sur des
terres inconnues. Ils voyagent dans un monde habité par le risque et
l'insécurité à tel point que la navigation n'a plus pour terme le débarquement
dans un port sûr.
Le naufrage a ainsi « perdu
l'intrigue qui lui servait de cadre » et il faut se préparer à « dériver
durablement sur la mer ». La métaphore de la navigatio vitae demande
alors à être réinvestie dans une nouvelle variante: faute de pouvoir ramener le
bateau en cale sèche pour le réparer, nous devons le faire en pleine mer. Plus
encore, en l'absence d'une terre ferme que l'on puisse atteindre, le bateau
doit déjà être construit en pleine mer. À quoi renvoie cette nouvelle variante
? Nous pourrions l'interpréter librement comme une métaphorisation de la crise
dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui. L'absence de terre ferme n'est pas
seulement la perte du sol des évidences assurées, c'est aussi ce futur d'autant
plus indéterminé qu'aucune expérience du passé ne nous aide à le cerner. Toute
la question est de savoir si nous sommes voués à dériver comme le malheureux
naufragé qui s'accroche à sa planche ou à son radeau ou bien si nous pouvons
transformer cette errance sur la mer de la vie en une autre situation
existentielle: celle qui consiste à accepter de naviguer dans l'incertitude et
l'inachèvement, d'y construire et d'y réparer les bateaux." (pp.186-187)
-Myriam Revault d'Allonnes, La crise sans fin. Essai sur l'expérience moderne du temps, Seuil, 2012, 200 pages.
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