« Vous êtes tout pénétré de la doctrine d'Aristote et vous réglez votre conduite d'après ses principes. Que serez-vous ?
Votre vie sera belle, moralement belle, ou du moins
votre ambition sera de communiquer à toutes vos actions cette beauté qui les
rend dignes de louange. Vous savez que si le tempérament peut contribuer à la
vertu, elle n'est pourtant pas un pur don de la nature, et que, si les
circonstances peuvent lui venir en aide, elle n'est pas le résultat d'une bonne
fortune : elle est le fruit de l'exercice, de l'habitude, et comme d'un travail
entrepris et poursuivi avec réflexion et liberté. Il y a des actions dont vous
êtes le maître, vous les reconnaissez comme vôtres depuis le commencement
jusqu'à la fin, parce que vous les voyez naître d'un dessein formé par vous et
s'accomplir suivant ce dessein, malgré, les influences contraires et les
obstacles. Vous vous appliquerez donc, avec une énergie persévérante, à agir
d'une manière droite. Ayant en vue un noble but, vous y marcherez d'un pas
ferme. Vous serez courageux et tempérant, libéral et magnanime, vous
pratiquerez la justice, vous observerez l'équité, vous serez un parfait ami.
Tout cela est beau. L'honnêteté morale consiste en cela. Avec ces vertus
morales, on est un honnête homme, un homme comme il faut, un homme de bien
[...] on est de ceux qui font bien en ce monde leur métier d'homme, on vit
d'une manière noble, belle, excellente [...] Mais vous ne devez pas vous en
tenir là. Si la vertu pratique est d'un très grand prix, il y a pourtant une
chose plus éminente encore : c'est la sagesse. Cherchez dans la contemplation
des objets éternels la perfection la plus haute et la félicité la plus grande
qui se puisse concevoir, et ne désespérez pas d'atteindre en quelque sorte la
vie divine elle-même en pensant le divin.
La vertu morale et la vie pratique, la sagesse et la
vie contemplative, ces mots résument tout. Soyez bien un homme et devenez
presque un dieu.
Mais entrons dans le détail.
Ce n'est point pour languir dans l'oisiveté ou pour ne
vous occuper qu'à des bagatelles que vous êtes né. Comme la nature n'est point
inactive et ne fait rien en vain, vous aussi vous ne devez point demeurer
lâchement endormi ou ne vous agiter que pour de futiles objets. La vie est
chose sérieuse, et nul ne sera bon, s'il n'est sérieux.
Actif et sérieusement occupé, vous serez, dans
l'occasion, fort, intrépide, vaillant. Vous n'ignorerez pas le péril, vous ne
le chercherez pas inutilement : vous saurez l'affronter, le braver ; vous
garderez entre la crainte et la témérité un juste milieu, et ainsi vos
dispositions intérieures et vos actions auront cette heureuse mesure qui est le
propre caractère de la beauté morale, de la vertu vraie. Vous serez un homme de
cœur, un homme fort. Le courage, c'est la vigueur qui appartient à l'homme,
c'est la mâle énergie, c'est la virilité. Vous ne briserez point les obstacles
par un aveugle élan, vous n'irez point au devant de la mort sans raison, car
cet emportement irréfléchi et cette impétuosité toute d'instinct conviennent à
la bête plutôt qu'à l'homme. Le courage est fait de force et de lumière. Voyant
les maux qui vous menacent et sachant combien ils sont grands, vous demeurerez néanmoins
intrépide, parce que la mort est préférable à une vie honteuse. Vous voudrez
donc et souffrir et mourir, si cela est beau ; et vous le voudrez, parce que
c'est beau. La nécessité ne fait pas le mérite ni le prix de l'action. Subir ce
qui est imposé parce qu'on ne peut faire autrement, ne donne aucun titre à la
louange due aux courageux. Il faut avoir en vue ce qui est beau pour accomplir
une action belle. Il ne faut pas non plus jeter la vie comme une chose sans
valeur, et se hasarder dans les périls avec une insouciance dédaigneuse. Ainsi
font les mercenaires. Un citoyen courageux, animé de nobles sentiments, sait
qu'il a beaucoup à perdre, il sait ce que vaut la vie ; pour lui qui pratique
les plus belles vertus, elle a un prix particulier; il l'estime puisqu'il la
trouve remplie des biens les plus grands et les plus exquis ; il considère
combien elle est belle, combien honorable, combien douce, et il meurt. Il
sacrifie pour la patrie tous ces avantages. Voilà le courage véritable.
Les occasions de déployer à un degré héroïque cette
vertu sont rares, mais la disposition d'âme qu'elle requiert ou dans laquelle
elle consiste, doit être constante en vous, si vous voulez être bon et
moralement beau. Il faut que vous soyez dans cet état d'âme et comme prêt à
agir en conséquence. La vertu est une habitude, habitude active ; une chose
qu'on a, qu'on possède et dont on est prêt à user. Dans les petites occasions,
vous exercerez votre courage, si vous êtes courageux ; et toujours vous serez
dans la disposition d'un homme qui domine la peur par la raison en vue du beau.
La tempérance se joindra chez vous au courage. L'une
et l'autre vertu vous empêcheront de descendre au-dessous de l'homme, et de
même que vous ne fuirez pas lâchement le danger ni ne vous y jetterez en
aveugle à la façon de la brute, ainsi vous ne vous abandonnerez point aux
plaisirs corporels comme l'animal sans raison. Ici encore vous observerez une
règle, vous garderez la mesure, et, faisant ce qu'il convient de faire, mettant
l'ordre dans vos désirs et dans vos actions, vous serez beau. Vous imposerez un
frein à la concupiscence, vous réprimerez la sensualité, vous serez continent.
Cette retenue exigée par la raison, c'est un vrai empire sur soi-même. Vous
résisterez à la fougue du désir né dans les basses régions, et vous serez
maître de vous. Vous aurez toujours la raison pour guide et vous soumettrez à
sa direction suprême ce qui en vous est sans raison. Vous rendrez raisonnables
les mouvements de votre cœur, vous ferez participer à la raison la passion
même, et tout en vous sera conduit par la raison et comme rempli de sa lumière
et de sa beauté.
Ainsi une admirable harmonie régnera entre vos
puissances.
Modéré dans l'usage des plaisirs, vous userez aussi
des richesses avec mesure. Vous serez libéral et magnifique : vous ne serez ni
cupide, ni avare, ni prodigue. Il n'est digne d'un homme ni d'appeler les
richesses avec ardeur, ni de les entasser avec un soin jaloux, ni de les
répandre au hasard avec mépris. Jamais vous ne préférerez l'argent à la vertu
ou à l'honneur. Vous verrez dans l'argent non un but, mais un moyen, un
instrument, et votre vertu y trouvera une occasion d'agir. Toujours homme et
ami du beau avant tout [...] vous envisagerez dans la fortune la faculté
qu'elle vous offre d'obliger autrui. Ne pouvoir pas donner n'est pas
souhaitable. Il est meilleur de donner que de recevoir. Celui qui fait du bien
aux autres, agit d'une manière excellente, vraiment libre et libérale, il se
montre par là maître de ses biens, et il a le précieux avantage de s'attacher
ceux qu'il oblige, étant la cause et l'auteur de leur prospérité. Que si ces
libéralités entraînent pour lui quelque inconvénient, il se réjouit encore en
cette occurrence puisque sa vertu brille de plus d'éclat à ses propres yeux ;
et de même que les parents aimant d'une amour singulière leurs enfants et les
poètes leurs vers, comme choses nées d'eux-mêmes, trouvent dans la peine même
qu'ils leur coûtent je ne sais quelle douceur, parce que cette peine est un
signe de leur fécondité et de leur puissance presque créatrice, ainsi, quand on
oblige autrui, on n'est pas fâché de rencontrer quelque difficulté, cela fait
mieux voir la grandeur du service rendu et de la reconnaissance méritée, et
l'on trouve dans le spectacle ou plutôt dans la conscience d'une activité plus
grande et plus excellente, un plaisir plus profond et plus doux.
Vous ne redouterez pas ce témoignage intime, vous ne
craindrez pas de savoir ce que vous valez : vous ne serez ni superbe, ni
arrogant, ni insolent, mais vous aurez de votre dignité un juste sentiment, et
vous ne méconnaîtrez pas votre vertu. L'honneur et la gloire sont dus à qui
fait des choses grandes et belles. Pourquoi ne voudriez-vous pas être estimé
par les autres tel que vous êtes ? Étant grand, vous aimerez à être tenu pour
grand ; faisant bien, vous ne dédaignerez pas d'être réputé bon. Non que la
louange vous paraisse une récompense adéquate pour ainsi dire à l'étendue de la
vertu, ni que vous preniez plaisir à être loué par quiconque vous loue : vous
savez bien que la vertu est belle par elle-même ; vous savez aussi que la
louange des sots est sans valeur, comme leur mépris : comment vous soucieriez-
vous du jugement de ceux qui sont incapables de juger ? La haine des méchants
ne vous touche pas non plus. Vous méprisez tout ce que disent de vous ceux que
leur malice ou leur sottise rend incompétents. Mais l'estime des bons a du prix
à vos yeux, et la louange des faibles, quand elle est juste, ressemble aux
hommages que les mortels rendent aux dieux : vous pouvez vous y plaire.
Ayant conscience de votre excellence, vous aimez à
trouver dans les autres l'écho de ce témoignage intérieur. Tout cela est
magnanimité. Ce n'est point à proprement parler une vertu nouvelle, mais c'est
ce qui ajoute à toutes les autres un lustre nouveau, c'est l'éclat même et la
splendeur de cette beauté que les vertus nous communiquent.
Vous ne vivrez donc pas solitaire. Aussi bien n'est-ce
point là votre destinée. La nature ne vous a pas fait pour demeurer seul avec
vous-même. Elle vous a fait sociable. Les liens de la famille et de la société
civile ne sont pas des inventions de l'art ; l'homme est un être né pour vivre
en société [...] Vous n'aurez tout le développement que vous devez souhaiter
que si vous prenez garde aux intérêts des autres. La justice est une vertu qui
concerne autrui, une vertu sociale : vous serez juste. Vous aurez en vue le
bien des autres. Le comble de la méchanceté morale, c'est d'être mauvais non
seulement soi-même et pour soi, mais encore dans ses rapports avec autrui. Le
comble de la perfection morale sera de régler selon la vertu non pas seulement
son propre intérieur, mais la famille, la cité, l'État, et d'observer dans
toutes ses relations avec les hommes, la mesure, la convenance, en un mot la raison.
La justice pourra être considérée comme la vertu complète, parfaite, non que
toute vertu, prise en soi, rentre dans la justice, mais toute vertu, en tant
qu'elle a du rapport avec autrui, est, à ce titre, justice. Aussi n'y a-t-il
rien dans la vertu qui ne puisse devenir l'objet d'une décision, d'une
prescription sociale ; et cela même est loi, qui est commandé par la société
selon les règles de la raison.
La loi détermine et rend sensible ce que la droite
raison conçoit comme beau et bon. La loi en fait un commandement précis. Tout
ce que la loi définit est légitime, tout ce qui est légitime est juste, et
c'est ce qui est selon la vertu, qui, étant prescrit positivement, est légitime
et juste. La lâcheté ou l'intempérance sont choses injustes : le lâche et le
débauché agissent en définitive contre la loi, ils transgressent une
prescription formelle de la loi. Quiconque agit bien, est juste : il agit selon
la loi, il obéit à la loi. Les lois ont des préceptes sur toutes choses. Elles
ont en vue les avantages de tous, ou des meilleurs, ou des chefs de la société ;
et elles déterminent leurs droits respectifs. Tout ce qui produit ou
conserve le bien général et celui des membres de la société, tout cela est
juste. Mais comme la vertu seule procure et assure cet heureux état des
individus et de l'ensemble, la loi ordonne aux citoyens d'être vertueux : elle
leur prescrit de ne pas sortir des rangs dans les combats, de ne pas prendre la
fuite, de ne pas jeter leurs armes, en un mot elle leur commande d'être courageux
; elle leur prescrit de ne pas commettre d'adultères et de ne pas se livrer à
la débauche, elle leur commande d'être tempérants, elle leur défend de se
frapper et de s'injurier les uns les autres, elle veut qu'ils soient doux ; et
ainsi pour toutes les vertus et pour tous les vices. Ce qu'il faut faire, ce
qu'il faut éviter, voilà ce que la loi définit, bien, si elle est bonne,
imparfaitement, si elle n'a pas été préparée avec assez de soin et si elle
improvise, pour ainsi dire, ses décisions.
Toute loi n'est donc pas toujours ce qu'elle pourrait
et devrait être; mais l'essence de la loi, la raison, le principe, la fin de la
loi, c'est d'assurer le complet et parfait développement de la cité, de l'État,
c'est la forme la plus convenable que puisse recevoir la nature humaine, c'est
la plus appropriée à l'homme, la seule où l'homme soit tout à fait lui-même. La
loi, dans son essence, est donc bonne, et c'est pour le bien qu'elle est, pour
le bien de tous et pour le bien de chacun. Qu'elle puisse çà et là s'écarter du
but, le manquer, c'est chose qui ne doit pas étonner. [...] On ne nie point ses
manquements, mais ils ne font pas méconnaître sa direction générale et son
caractère essentiel. Ainsi des lois. Il y a des lois mauvaises ; il y en a qui
vont contre le but ; il y en a qui ne l'atteignent pas. Il faut constater ces
erreurs et maintenir que la loi, généralement parlant, a en vue le bien.
Vous donc qui voulez être vertueux, que ferez-vous ?
Vous distinguerez ce qui est légitime au vrai sens du mot, et ce qui est
purement légal. Vous déclarerez légitime toute prescription de la loi qui est
conforme à la nature et à la droite raison ; et vous aurez pour ces choses
légitimes [...] pour ces prescriptions, ces institutions, ces interdictions,
ces droits, un respect qui ne se démentira pas. La légalité vous semblera
tantôt bonne et tantôt mauvaise : bonne, alors que, ne procédant point, il est
vrai, de la nature, elle ne la contrariera pas non plus: mauvaise, alors
qu'elle n'aura pas d'autre fondement que la volonté arbitraire de celui qui
fait la loi, prince ou peuple. Parmi les dispositions légales, vous en
trouverez donc qui en elles-mêmes vous sembleront indifférentes, comme tel et
tel règlement de police ; vous en trouverez d'autres qui seront foncièrement mauvaises.
Vous serez juste en observant ces prescriptions nées de l'usage, de la coutume
ou de la volonté du législateur, pourvu qu'elle ne commande rien de honteux, de
dépravé ; vous respecterez ces sortes de droits dont la loi est l'unique
origine, droits entièrement positifs, nullement naturels ; vous demeurerez dans
la légalité, et ce sera encore une partie de votre justice.
Toutefois, vous ne demeurerez point exclusivement
enfermé dans d'étroites formules. Si la lettre blesse, cherchez l'esprit.
Corrigez la loi par l'équité, et rentrez ainsi dans la justice. Une stricte
observation de la loi positive a-t-elle je ne sais quoi de dur, de cruel ?
Contre les excessives rigueurs de l'application littérale de telle disposition
légale, ayez recours à une prudente interprétation de ce texte. Demandez à la
vive intelligence, à la sagesse pratique, une décision souveraine. Songez que
la loi est générale, et forcément insuffisante : elle ne peut tout prévoir ; la
meilleure a des lacunes ; il y a des cas qui ne rentrent pas dans les formules
connues. Pour régler alors les relations sociales, la raison de l'homme de bien
a des ressources que ne peut avoir la loi écrite qui est comme une loi morte.
Ainsi dans toutes les choses pratiques, dans toutes les choses humaines, la
parfaite exactitude n'est point possible : partant, la souhaiter, la chercher
là où elle ne peut être, ce n'est pas d'un esprit juste. Il y a une sagacité
naturelle qui se passe des secours de la logique proprement dite ; il y a une
vue pénétrante, une sorte de divination, un art d'aller au vrai sans art
apparent, je ne sais quoi de mobile, de souple, qui n'a point une allure
régulière, qui procède par saillies, méthode sûre, sans être savante, capable
de pourvoir à tout sans rien prévoir, instrument universel, comme la raison
même, ou plutôt organisme vivant qui trouve en soi de quoi suffire à toutes les
occasions sans être d'avance dressé à ceci ou à cela et incapable de sortir
d'un cadre convenu. Des choses qui sont indéterminées la règle aussi doit être
indéterminée. Ni le vrai n'est toujours démontrable, ni l'art n'est toujours
assujetti à des règles précises. Les choses morales à leur tour ne sont pas
susceptibles de ces déterminations exactes, de ces délimitations rigoureuses,
que les mathématiques demandent. Le droit a aussi une partie quelque peu flottante. Sans doute, ce qui regarde la propriété, les pactes, conventions,
traités de toutes sortes entre citoyens, les échanges commerciaux, etc. ; tout
cela peut recevoir des règles fixes, et en reçoit en effet. C'est en cela que
consiste le droit strict, la justice stricte. Mais là même apparaît l'équité,
qui indique ce que veut la loi, plutôt que ce qu'elle dit ; l'équité vaut mieux
que la justice, peut-on dire : non qu'elle soit une autre espèce de justice,
meilleure, plus excellente, mais elle est la justice même, la justice
véritable. Elle s'élève au-dessus de tel ou tel droit positif, parce qu'elle
est le droit selon la saine raison et selon la nature ; elle peut être contre
la loi, ou en dehors de la loi, elle n'est jamais contre le vrai droit, et, en
corrigeant la loi, elle est la perfection du droit même et du juste.
Vous serez donc vraiment juste, vous appliquant à
n'être point transgresseur de la loi, à ne prétendre point avoir plus que
vous ne devez, à ne point tenir à vos droits avec une excessive rigueur. Vous
ne nuirez point à vos concitoyens, vous ne leur ferez aucun tort. Vous garderez
en toute chose l'égalité, comme il convient entre égaux.
Ce n'est pas encore assez d'être juste. L'homme est
par nature ami de l'homme. C'est cette naturelle amitié qui est la première
origine des sociétés. Une sympathie, un attrait, une instinctive inclination à
aimer, rapproche l'homme de l'homme. C'est ce qu'on veut dire quand on déclare
qu'il est né sociable. L'amitié est aussi ce qui maintient les sociétés. Elle a
plus d'empire que la justice même. Si l'on aime, on n'a pas besoin de justice :
c'est-à-dire que l'amitié supplée à la justice, ou mieux, elle
l'implique. Juste, on ne trouve que dans l'amitié ce que la justice toute
seule ne donne pas, et ce sans quoi la justice même est incomplète. L'amitié,
c'est le vrai lien entre les hommes. Aussi est-elle chose très nécessaire
et en même temps belle et excellente. C'est une vertu, ou du moins elle ne va
pas sans vertu. Vous pratiquerez donc les devoirs de l'amitié, et vous tâcherez
d'en réaliser en vous le type parfait.
On aime ce qui est bon, ce qui est agréable, ce qui
est utile. L'utile, n'étant que ce qui procure le bien ou l'agréable, il n'y a
de désirable en soi et pour soi que l'agréable ou le bien ; ce sont des fins,
tandis que l'utile n'est que moyen. La vraie amitié n'est point celle dont
l'intérêt est le principe : car l'ami n'est point aimé alors pour lui-même, il
est aimé pour les avantages qu'il procure. De même, si le plaisir est ce qui
fait aimer, on aime dans son ami autre chose que lui-même. Sans doute, ce qui
est bon en soi et absolument est bon pour nous, et, le connaissant, nous ne
pouvons pas ne pas le goûter, ne pas nous y plaire. Le bien en soi devient
notre bien. Comment le connaître sans le trouver bon et sans en jouir ? L'ami
jouira donc de son ami, et l'amour ne va pas sans le plaisir d'aimer. Mais
aimez-vous à cause de ce plaisir, ou le plaisir est-il une sorte de surcroit ?
La question est là. Si vous aimez pour jouir, ce n'est point la pure amitié.
Aimez à aimer et à être aimé et jouissez de cela : voilà l'ordre et la
perfection.
Que le bien donc vous plaise, parce qu'il est le bien.
Votre ami doit être aimé parce qu'il est lui. C'est sa personne, non votre
intérêt ni votre agrément qu'il faut avoir en vue. Pour lui, vous négligerez,
vous oublierez, vous prodiguerez, vous sacrifierez et ce qui est à vous et
vous-même. Pour lui, vous délaisserez tout ce qui peut servir ou agréer. Vous
abandonnerez tout, s'il y a lieu, vous perdrez tout. Vous ne garderez pour vous
que l'honneur d'agir ainsi. Cette renonciation totale à vos intérêts et à vos
plaisirs a une beauté dont vous serez touché. C'est la seule chose à laquelle
vous ne renoncerez pas. Vous voudrez exceller dans l'amitié, vous aspirerez à
la perfection de la vertu. Les richesses, les honneurs, la renommée, tout ce
qui est avantageux ou doux, tout ce qui a du prix ou du charme, vous le
rechercherez pour votre ami plus que pour vous-même. Parfois vous semblerez
renoncer à la vertu au profit de votre ami, lui laissant délicatement quelque
occasion de bien faire. Vous trouverez plus beau d'être aimé comme la cause
d'une belle action que de l'accomplir vous-même. Vous regarderez donc en tout
votre ami et son bien, vous ne tendrez qu'à cela, vous ferez de cela votre fin,
vous ne voudrez que cela. Volontiers vous mourrez pour votre ami, s'il le faut
: tant il est vrai que ce que vous aurez en vue, ce sera lui, et non pas vous.
Mais, en agissant de la sorte, combien ne serez-vous pas noble, beau, bon,
excellent et par conséquent heureux ! Dans cette amitié parfaitement
désintéressée vous trouverez la perfection de votre vertu, et, sacrifiant tout
à autrui, tout et vous-même, vous serez parfait ; vraiment homme de bien,
vraiment homme, vraiment vous-même.
Sans amitié vous ne pouvez avoir cette vie
belle et louable que vous souhaitez ; sans amitié, vous avez en vous je ne sais
quoi de farouche et d'inhumain, qui n'est pas selon le vœu de la nature ;
sans amitié, vous manquez de mille occasions d'agir bien, vous ne rendez point
de services, vous ne prenez point de peine pour obliger, vous ne vous dépensez
point pour autrui. Votre vertu est privée de ce caractère, beau entre tous, de
cet honneur singulièrement souhaitable : être l'auteur du bonheur des autres.
Pour celui qui a des amis, il y a dans le monde des êtres qui sont, par lui,
par son action, ce qu'ils sont, des êtres qui lui doivent leur félicité, des
êtres qui sont comme les œuvres de ses mains. L'œuvre est chère à qui en est
l'auteur, non moins que son être même. Si vous avez des amis, vous avez cette
joie et cet honneur d'aimer ce qui n'est pas vous, comme s'il était vous :
aussi bien c'est quelque chose qui est par vous d'une certaine manière.
Sans amitié, vous ne connaîtrez point ces mystérieuses
délicatesses de la vertu, vous vous ôterez à vous-même un des plus puissants
ressorts de l'activité : n'est-il pas plus aisé d'oser beaucoup quand on n'est
pas seul ? Il y a des actes difficiles, il y a dans la pratique du bien des
obstacles à vaincre. On a plus de courage, plus de force morale à deux. Le
commerce habituel avec des hommes légers vous communique quelque chose de leur
légèreté. Avec des méchants vous craindriez la contagion du mal. La familiarité
des bons ne vous familiarisera-t-elle pas avec le bien ? Vivant avec les bons,
ne deviendrez -vous pas meilleur ? Et c'est là la vraie amitié, celle qui unit
les bons entre eux. C'est la seule qui puisse être vraiment désintéressée. On ne
trouve point ailleurs cette perfection requise pour l'amitié. Or, par un
continuel commerce entre hommes vertueux, par un perpétuel échange d'idées et
de sentiments entre personnes éprises de la beauté morale, la vertu croit
chaque jour. L'ami est pour son ami un spectacle admirable de vertu, et chacun
voit comme dans un miroir la vive image de sa propre perfection. Il prend ainsi
une conscience plus nette de son excellence, de sa valeur, de sa beauté : se
voyant dans cet autre soi-même, il trouve dans la contemplation de l'activité
parfaite une parfaite joie, et c'est aussi un stimulant à bien agir : ces deux
êtres, si intimement unis par cette mutuelle vue et cette mutuelle jouissance
qui les fond presque l'un dans l'autre, s'excitent sans cesse au bien et sans
cesse se perfectionnent. Alors aimer son ami et s'aimer soi-même, c'est tout
un. Et vraiment il faut s'aimer soi-même, ce n'est pas contraire au plus
parfait désintéressement.
Il y a une manière vulgaire, basse, mesquine ou
mauvaise de s'aimer soi-même. On s'aime petitement, si l'on recherche pour soi
les petites choses. On s'aime mal si l'on s'aime au détriment d'autrui.
Le parfait ami n'a pas d'égoïsme. Mais il a une belle et louable manière de
s'aimer. Oui, il recherche pour soi ce qu'il y a de plus grand et de meilleur,
il prend pour soi les biens les plus précieux, il a l'ambition la plus noble,
il vise à ce qu'il y a de plus haut, il choisit la plus belle part. Tout cela,
c'est s'aimer. La vertu, il veut l'avoir ; l'excellence morale, il la désire, il
la poursuit, il la conquiert. Noble amour de soi, lequel se confond et avec la
vertu et avec l'amitié. Façon désintéressée de s'aimer. L'égoïsme veut les
biens vulgaires et les veut pour soi seul. Le vrai et noble et légitime
amour de soi veut, de tous les biens, les plus grands, mais en les prenant il
n'en exclut pas autrui. Ces biens sont l'objet d'une commune possession, d'une
commune jouissance , sans se partager, sans s'épuiser. Rivalisant de
générosité avec votre ami, plus vous vous dévouez, plus vous prenez pour
vous-même de ces suprêmes et incomparables biens, car votre vertu, votre
honneur, votre excellence sont d'autant plus grands que vous sacrifiez plus
généreusement tout le reste. Mais votre ami peut avoir en même temps le même
mérite. En prenant pour vous ce qu'il y a de meilleur, alors que vous l'aimez,
lui, jusqu'à vous oublier vous-même, vous ne l'empêchez point de vous aimer de
la même manière, vous l'y excitez plutôt, et sa générosité pouvant égaler la
vôtre, sa perfection pourra aussi être égale à la vôtre.
Ainsi l'amitié donne à la vertu plus d'éclat, plus de
consistance, plus de force, plus de douceur, et elle-même n'a que par la vertu
toute la pureté, tout le désintéressement, toute la générosité qui lui donnent
sa perfection et son charme. Point d'amitié véritable sans vertu ; point de
vertu vraiment humaine sans amitié.
Voilà donc votre vie bien réglée; voilà vos mœurs
rendues conformes au beau : la mesure, l'harmonie, l'ordre, la raison règnent
en vous. Vos sentiments sont bons. Vous vous plaisez où il faut, vous vous
affligez où il faut. Vos amours et vos haines, vos joies et vos tristesses sont
selon la raison. Vous leur donnez des objets convenables, et vous en modérez
les mouvements. Vous savez que la passion communique de la vigueur à l'acte
raisonnable où elle se mêle, vous ne redoutez pas la passion, mais vous ne
permettez pas qu'elle soit maîtresse. Dans certaines occasions, vous vous
élevez au-dessus de vous-même. Votre vertu devient héroïque. Comme il y a des
sortes d'excès d'infortune qui semblent passer les forces humaines, il faut
aussi, pour supporter ces misères étranges, une extraordinaire énergie, un
courage surhumain, ce semble, et il n'y a plus de nom dans la langue pour
désigner cette merveilleuse chose, une vertu presque divine. L'homme, par la
sensualité ou par la cruauté, descend au-dessous de lui-même : on appelle cet
excès dans le mal, brutalité et celui qui y tombe n'est plus un homme, c'est
une bête brute. Mais il y a un excès contraire qui rend les choses, de bonnes
qu'elles étaient, meilleures encore : l'homme héroïque est presque un
dieu. » (pp.21-44)
« Vous cultiverez en vous la raison. Elle a ses
vertus propres. Soyez homme de sens, soyez homme de science. Ayez tous les
savoirs, le savoir-vivre et le savoir-faire, dans la bonne acception du mot, et
puis le savoir proprement dit, le savoir par excellence, celui que nous nommons
sagesse. Les vertus intellectuelles sont distinctes des vertus morales ou
pratiques ; mais les vertus intellectuelles sont nécessaires aux vertus
morales. La raison pratique discerne ce qui est à faire en toute occurrence ;
elle tient compte des temps et des lieux et des personnes ; elle apprécie les
circonstances ; elle détermine la conduite à tenir : ce sont des définitions
pratiques, en vue non de la science, mais de l'action. Cette prudence ou
sagesse pratique, ce n'est point la vertu morale, mais c'en est la condition,
parce que c'en est la lumière. Il faut bien penser pour bien agir. Telle est la
nature, tel est le rôle de l'intelligence appliquée au discernement des choses
morales et éclairant, dirigeant la vie pratique. C'est la pensée même soutenant
l'action. Elle devient, selon les circonstances, esprit de conseil et de
précaution, pénétration, sagacité, clairvoyance, vive compréhension des choses,
décision nette et ferme. Ces qualités si précieuses ne sont pas de celles, ce
semble, qu'il y a mérite à posséder. La louange ayant caractère moral ne paraît
pas être de mise ici. Vous méritez d'être loué si vous êtes courageux ou
tempérant. Vous louera-t-on parce que vous êtes intelligent ? On estimera en
vous, on pourra admirer la vigueur ou la finesse, ou la vivacité de l'esprit :
attribuera-t-on à ces dons de la nature une valeur morale ? Oui, sans doute :
ces qualités ayant avec la conduite de la vie une relation étroite, et la
culture qui dépend de vous pouvant les développer, tout caractère moral ne leur
est point refusé, et s'il n'y a pas de mérite à être intelligent, absolument
parlant, il peut y en avoir à travailler à le devenir de plus en plus.
L'exercice, l'application, la réflexion, la méditation, en un mot le soin de
prendre de bonnes habitudes d'esprit, cela est louable, cela est moralement
bon. » (pp.46-47)
« Par l'intelligence alors, on se gouverne, et
l'on gouverne, pour sa part, la famille, la cité, l'État. Mais il est meilleur
encore de vivre de l'intelligence même, et au lieu de pourvoir par elle à tout
le reste, de l'estimer pour elle seule, de la laisser agir seule, de jouir
d'elle seule. Les sciences particulières n'ont pas encore ce désintéressement,
cette liberté, cette souveraine excellence. Elles servent à quelque chose ;
elles ont dans la vie leur emploi: elles reçoivent diverses applications. Elles
gardent, malgré leur beauté, je ne sais quoi de mercenaire et de subalterne.
Elles sont d'un grand prix, mais elles ne valent pas la vertu. Elles sont moins
stables, elles donnent à la nature humaine une moindre satisfaction, et l'homme
qui sait beaucoup sans agir bien est moins homme que celui qui agit bien sans
savoir beaucoup. Le savoir, en ce sens particulier, est inférieur à l'action.
Mais la science suprême, ou plutôt la contemplation, ou sagesse proprement
dite, passe la vertu pratique et morale. Les bonnes résolutions et les bonnes
actions palissent auprès d'elle. C'est la connaissance des choses éternelles et
immuables, la science de l'être en tant qu'être, science du divin, divine
elle-même ; et en même temps convenant parfaitement à l'homme, puisqu'elle est
l'acte le plus élevé, le plus plein, le plus achevé, le meilleur, l'action tout
intérieure, mais merveilleusement puissante de l'intelligence, dégagée de tout
le reste, affranchie de tout lien étranger, sans regard pour les choses
inférieures, fixée en elle-même, action vive, énergique, et repos délicieux,
vue sans labeur, intuition sans effort, possession sans langueur du suprême
objet, union, commerce intime, contact de l'intelligence et de l'intelligible,
toute lumière, toute vie, toute joie. C'est là le terme dernier des aspirations
de l'homme. » (pp.48-49)
« Aristote dit dans sa Poétique que
la tragédie doit représenter les hommes plus grands qu'ils ne sont, avec des
qualités plus hautes, avec cette perfection d'intelligence, de cœur, de volonté
que la vie réelle n'offre point. C'est ainsi que la tragédie prend ce caractère
solennel, auguste, qui en fait la puissance et le charme sévère. Aristote, dans
sa Morale, procède d'une manière analogue : il peint l'homme tel qu'il doit
être, il met sous nos yeux un modèle où toutes les facultés humaines reçoivent
leur complet développement, où la nature humaine s'épanouit tout entière. Et
c'est pourquoi c'est bien une Morale qu'il compose. Mais Aristote, comme tout à
l'heure le poète tragique, demeure fidèle à la réalité en l'épurant. L'homme
parfait, c'est encore l'homme réel, moins les défauts inévitables. Ce n'est pas
autre chose que ce qui est, c'est mieux : disons que c'est ce qui est, mais
dans toute la pureté de son essence. » (pp.52-53)
-Léon Ollé-Laprune, Essai sur la morale d'Aristote, Paris, E. Bélin, 1881, 344 pages.
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