"Jamais vieux garçon n'engendra tant d'enfants." (p.8 )
"Anarchiste, Nietzsche ? Nullement. On peut même
affirmer qu'il les exécrait. Il n'économisa jamais ses coups à l'endroit de ce
qu'il nommait, non sans quelque sarcasme, la species anarchistica -l'espèce
anarchiste. Ce livre n'entend pas le rallier sous la bannière du mouvement
libertaire." (pp.8-9)
Il arrive que le temps amende nos passions. Nulle
abjuration, nul désaveu: je ne me qualifierai simplement pas, ou plus, de nietzschéen -tout
épithète a des instincts de geôlier. Je n'ai jamais ignoré les échardes et les
ronces du philosophe, jamais occulté tout ce qui s'opposait au projet socialiste auquel je tâchais et tâche, plus que jamais, d'être fidèle... Il y a
chez Nietzsche, à l'évidence, des mots qui blessent les yeux, des pages que l'on
aimerait ne pas avoir lues et d'autres que l'on craint d'avoir comprises. Le
Nietzsche plein de morgue pour le bas peuple, la plèbe,
la canaille, les petites gens et la populace m'est
insupportable. L'adulateur de Napoléon et du césarisme me répugne. L'autoritaire
hanté par la hiérarchie et le partisan des privilèges suscite en moi plus d'un
mouvement de recul. Mais Nietzsche se voulait nuance. Tentons de
l'être en retour." (pp.8-9)
"Cet ouvrage [...] se propose au contraire de
comprendre comment celui qui traîna la pensée anarchiste dans la boue parvint à
devenir l'un de ses hérauts." (p.12)
"Nietzsche a beaucoup pensé sur le mode
compensatoire. La force, la dureté, la grande santé ?
Projections d'un être continuellement brisé, rongé, anéanti par la maladie et
presque aveugle." (pp.28-29)
"Que peut-on prélever dans
l'œuvre de Nietzsche en vue d'une pensée philosophique et politique socialiste
libertaire ?" (p.29)
"Mort au pur esprit - Nietzsche a littéralement
pulvérisé l'idéalisme qui, de Platon à Kant en passant par le christianisme,
imposait son règne pour la pensée. [...] Pour Platon, il existe un monde
sensible (celui des apparences, des sens) et un monde intelligible (celui des
Idées et du Vrai) ; pour Descartes, il existe une substance étendue (la
matérialité du corps) et une substance pensante (l'immatérialité de l'âme) ;
pour les croyants, il existe un corps (périssable et, parfois, méprisable) et
une âme (destinée à survivre après la mort physique de l'enveloppe charnelle).
Nietzsche pose ses charges explosives et anéantit l'escroquerie dualiste : la
chair et l'esprit ne font qu'un, l'âme immatérielle est une fiction, le pur
esprit une fable. N'a cours, par conséquent, qu'une seule et même réalité
immanente: celle d'un monde terrestre et mortel oublié des dieux."(p.30)
A quelque exceptions près (Tolstoï, Ellul, Sénac...),
l'anarchisme prône l'immanence la plus radicale et le matérialisme le plus
strict. Il ne vise pas seulement à affranchir les individus des chaînes
économiques et sociales (par l'abolition des classes et le partage des
richesses), il compte émanciper les humains des servitudes cléricales et
morales qui obstruent toute possibilité de bâtir une société juste et
égalitaire. L'athéisme est l'une des passerelles les plus solides entre la
tradition libertaire et Nietzsche." (pp.30-32)
"Tendre vers la simplicité volontaire [...]
Nietzsche décrie le pouvoir corrupteur de l'argent et de l'appât du gain. Qui
accumule, qui spécule, qui agiote s'enivre fanatiquement du "désir de
puissance". Le philosophe a toujours vécu modestement: un salaire de
professeur puis, rapidement, une bourse après qu'il eut démissionné de
l'enseignement pour raisons médicales. Il louait des chambres bon marché, sillonnait
la nature des heures durant et se tenait à l'écart des frasques de la ville.
C'est donc en toute cohérence qu'il put vanter, dans Aurore, la
"pauvreté volontaire". Nietzsche aspirait à fuir le salariat (qu'il
compara à la meilleure des polices), quitte à vivre chichement, quitte à
coudoyer "misère, déshonneur, périls pour la santé et pour la vie".
Quiconque possède est possédé. Un aphorisme du Gai savoir rappelle qu'il a
"tout jeté loin de lui" ; un autre condamne la rapacité nord-américaine
et l'obsession du rendement." (p.34)
"Ni obéir ni gouverner [...] La sentence de
Nietzsche, "il m'est aussi odieux de suivre que de guider", trouve un
écho plus que favorable dans les consciences réfractaires de l'anarchie."
(p.37)
"Aimer Nietzsche ne contraint pas à être
Nietzsche [...] Un socialiste nietzschéen (ou, c'est selon, un nietzschéen de
gauche) prélève, détache, extrait. Il cueille les fleurs philosophiques les
plus ardentes puis compose le bouquet qui lui sied -ainsi, par exemple, du
militant à la SFIO Charles Andler, de l'individualiste Georges Palante, de
l'antifranquiste Élie Faure, du communisant Georges Bataille, du résistant René Char, du membre de la CGT Michel Leiris ou encore de l'antifasciste Roger Caillois (notons aussi que le député socialiste Bracke-Desrousseaux a traduit
un ouvrage de Nietzsche)...
Un anarchiste nietzschéen agit de même et fusionne les
laves supposément ennemies: la révolte sociale se mêle à l'élan vital, le désir
d'autonomie se lie à l'exigence individuelle, la haine du pouvoir se fond dans
le dédain des foules et le rejet des religions se joint à la critique de
l'idéalisme." (p.44)
"Allan Antliff propose [dans I am not a
man, i am dynamite ! Nietzsche and the anarchist tradition, 2004] un
portrait d'Ananda Kentish Kumanasvami : le penseur indien, décédé en 1947,
combina la mystique asiatique à l'esthétisme et l'idéal anarchiste à
l'antiproductivisme: "Quel était, dès lors, le rôle de Nietzsche dans
cette révolution ? Kumanasvami estimait que la révolte spirituelle contre le
colonialisme, à l'Est, s'amplifierait grâce à l'essor de l'anarchisme nietzschéen
occidental"." (p.46)
"Louise Michel (1830-1905), communarde déportée
en Nouvelle-Calédonie, déclara: "Nous voulons la conquête du pain, la
conquête du logement et des habits pour tout le monde... Alors le rêve superbe
de Nietzsche, qui prophétisait l'avènement du surhomme, se réalisera."
E. Armand (1872-1963), fils de communard et partisan
des "milieux libres", s'inspira de l'individualisme nietzschéen pour
forger sa pensée. Il célébra l'homme en marge, le solitaire contre le vent,
l'âme ardente qui brûle loin des cendres de la société, le séditieux et
l'insoumis face aux troupeaux consentants ; bref, l'en-dehors. [...]
L'historien allemand Rudolf Rocker (1873-1958)
traduisit Ainsi parlait Zarathoustra en yiddish et cita Nietzsche à quatre
reprises dans son ouvrage le plus célèbre, Nationalisme et culture.
Il y salua ses analyses sur le déclin culturel allemand, se joignit à son rejet
de l'appareil d'Etat mais déplora son "individualisme exorbitant" et
regretta que le "déchirement intérieur" du philosophe (tiraillé entre
ses penchants autoritaires et ses inclinations libertaires) l'ait empêché
d'approfondir sa critique du pouvoir.
Albert Libertad (1875-1908), créateur des
"Causeries populaires" présentait l'œuvre de Nietzsche lors des
conférences qu'il animait. Celui qui fut incarcéré pour avoir crié "A bas
l'armée !" déclamait à qui voulait l'entendre son amour acharné de la vie
et sa haine des pensées afflanquées. [...]
Le peintre Salvador Segui (1886-1923), secrétaire
général de la CNT catalane, était engagé dans le mouvement ouvrier depuis ses
quinze ans. Il fut dans sa jeunesse un fervent partisan de Nietzsche -au point,
selon un article de L'Humanité de 1932, qu'il n'était pas rare
de l'entendre discourir du philosophe immoraliste aux terrasses des cafés ouvriers
(l'anarchiste américain Murray Bookchin a décrit Segui comme un admirateur du
concept de surhumain). Une organisation monarchiste proche du
patronat l'abattit dans une rue de Barcelone un jour du mois de mars 1923.
Federica Montseny (1905-1944) milita auprès de la CNT
avant de devenir, durant la guerre civile espagnole, la première femme à
accéder à un poste de ministre. Elle fût fuir le franquisme puis s'installa à
Toulouse. Nietzsche, qu'elle vénérait (avec Stirner, Ibsen et Reclus) l'avait
amené à célébrer le volontarisme, l'élan vital et la primauté de l'individu sur
la masse.
Le poète Léo Ferré (1916-1993) affirma également avoir
été influencé par Nietzsche -que l'on retrouve dans ses textes "Les
poètes" et "Le chemin d'enfer". Ennemi autoproclamé du pouvoir
-fut-il de gauche [...] des partis, des syndicats et des gouvernements, le
chanteur ne cessa d'étriller les révolutionnaires professionnels (Robespierre,
Lénine, Trotsky, Castro, Mao, Debray) au profit de la Révolte et de
l'insurrection permanente.
L'essayiste et poète Alain Jouffroy (né en 1928),
autoproclamé "anarchiste modéré" -car non-violent-, réhabilita
Nietzsche dans son ouvrage phare De l'individualisme révolutionnaire [...]
L'écrivain belge Marcel Moreau (né en 1933), activiste
du corps, poète du cœur et pourfendeur de la Raison reine et roide, élève le
père de Zarathoustra au rang de professeur. [...] L'homme renvoie dos à dos les
démences collectives du socialisme scientifique et l'ignominie marchande du
libéralisme." (pp.48-49)
"L'essayiste Daniel Colson, professeur de
sociologie à l'université de Saint-Étienne et libraire anarchiste à ses heures,
s'active, au fil de ses textes, à intégrer la pensée nietzschéenne au corpus
anarchiste." (p.50)
"Attardons-nous à présent sur huit personnalités
d'Europe et d'Amérique [...] toutes liées à Nietzsche et toutes affiliées à
l'histoire libertaire: Emma Goldman, Gustav Landauer, Biofilo Panclasta, Renzo Novatore, Victor Serge, Albert Camus, Hakim Bey et Michel Onfray." (p.52)
-Max Leroy, Dionysos au drapeau noir.
Nietzsche et les anarchistes, Atelier de création libertaire, 2014, 151
pages.
Post-scriptum : On pourrait également lier à l’anarchisme nietzschéen le philosophe Gilles Deleuze, ou, parmi les écrivains contemporains, Alain Damasio et François Bégaudeau.
Edit du 14 août 2024 :
"Le fait même que la question sociale soit posée constitue pour Nietzsche le plus sûr indice de la faiblesse et de la décadence de la bourgeoisie: elle est une classe incapable de se donner les moyens de sa propre domination, incapable de soutenir l'épreuve d'un vrai rapport de force, y compris en sa faveur et à son bénéfice. C'est donc sa propre faiblesse qui condamne la bourgeoisie à "faire du social".
Néanmoins, c'est en même temps un enseignement de la plus grande importance que
Nietzsche délivre par la même occasion aux ouvriers et aux dominés de l'ordre
social bourgeois : ceux qui vous dominent sont des faibles, ils n'ont pas la
force de vous affronter directement et votre nombre seul suffira à leur faire
toujours préférer la voie pacifique de la négociation et du compromis social à
celle de l'affrontement. A vous de voir si vous entrez dans cette négociation
ou si vous préférez jouer votre avantage jusqu'au bout. Mais, la décadence
affectant l'ensemble de la civilisation européenne (et pas seulement ses
élites) et l'ouvrier socialiste étant donc tout aussi décadent que le bourgeois
libéral, Nietzsche ne peut que douter que les ouvriers aillent plus loin que le
simple fait [...] de réclamer quelques nouveaux droits [...] pas plus que la
bourgeoisie, la classe ouvrière n'est capable d'aller véritablement à l'affrontement
[...]
On peut retenir que l'invention du social, avec ses institutions assurantielles
et sa recherche du compromis entre classes sociales, peut se comprendre d'un
point de vue nietzschéen comme la manière qu'une bourgeoisie bien chrétienne a
trouvée de maintenir et de perpétuer sa position dominante, tout en conservant
sa bonne conscience et en évitant d'avoir à regarder en face ce qu'implique
réellement le fait d'être ou de vouloir être une classe dominante. [...]
S'il est évident que la critique nietzschéenne de l'ordre bourgeois se fait
depuis le point de vue "rétrograde" de la nostalgie à l'égard
d'anciennes classes dominantes, de type aristocratique, qui savaient encore se
donner les moyens de leur but et qui donc ne s'effrayaient pas devant les
moyens de leur domination, cela n'empêche pas pour autant Nietzsche d'être
assez clairvoyant au sujet des stratégies que met en œuvre la bourgeoisie
européenne comme classe à la fois dominante et décadente. Aussi cette posture
conservatrice et même réactionnaire n'épuise-t-elle pas le propos nietzschéen:
Nietzsche a compris que la bourgeoisie pouvait aussi se faire l'apôtre du
progrès, et notamment du progrès social, si cela peut lui permettre de
conserver à la fois l'ordre social existant et la position qu'elle y occupe. Le
fait de mener une "politique" sociale, en la fondant sur la volonté
de dépasser la lutte des classes [...] est une stratégie que la classe
dominante déploie dans le but de maintenir la position qui est la sienne tout
en désamorçant la conflictualité sociale." (pp.114-116)
"Dire que le
"social", au sens de l'Etat social et des politiques sociales, peut
être soumis à la critique au motif qu'il ouvre un espace de massification, de
domination imperceptible, ou bien parce qu'il génère une bureaucratisation de
la société, ou encore parce qu'il investit cette dernière d'un ensemble de
techniques de discipline et de contrôle, dire cela, ce n'est pas pour autant
sortir de la philosophie sociale, ce n'est pas critiquer la philosophie social
depuis le point de vue asocial [...] d'un individualisme élitiste [...] ce peut
être, au contraire, encore une manière de faire de la philosophie sociale et
d'en maintenir la fonction critique en état de marche, notamment en restant
conscient du fait qu'il a existé et qu'il existe une "idéologie du
social" qui, sous les apparences du contraire, sert les intérêts
des classes dominantes." (pp.117-118)
-Franck Fischbach, Manifeste pour une philosophie sociale, Paris,
La Découverte, 2009, 161 pages, pp.114-116.
Il me semble que cet ouvrage est un peu le pendant de votre propre travail : tandis que vous avez étudié l’influence de Nietzsche sur la droite nationaliste, l’auteur examine ici son influence sur les anarchistes. Ce qui suffirait à démontrer le caractère inclassable de l’auteur de Zarathoustra ! Comme vous le montrez dans votre ouvrage, Nietzsche est surtout un catalyseur pour les passions politiques, plus qu’un théoricien ou un doctrinaire. Dès lors la lecture « de gauche » n’est pas a priori moins légitime que celle « de droite ». J’ai un vieux projet de texte sur Nietzsche, peut-être que je le mènerai à bien un jour, j’ai mes propres hypothèses sur l’angle adéquat pour « prendre » Nietzsche. Tout cela montre en tout cas qu’il ne cesse de stimuler les penseurs de tous bords, ce qui est la marque d’un très grand auteur.
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