« Etre soi-même est une étrange proposition.
C’est un mot d’ordre qu’on peut croiser à tout les coins de rue, sur les
magazines qui encombrent les kiosques. On dirait presque que quelque chose est
exigé du lecteur, qu’il est interpellé par le rappel d’une norme. A tout le
moins, un idéal le sollicite. Sa banalité et son sourire commercial ont des
chances de désarmer la méfiance du passant. C’est pourtant cette même méfiance
que Nietzsche chérissait comme la première des vertus intellectuelles. En
effet, si l’on commence à réfléchir à ce slogan, on comprend qu’il nous appelle
vers un changement d’état, de situation, à l’issu duquel nous atteindrons une
sorte de cohérence interne, une authenticité dont nous apprenons qu’elle nous
manque encore, mais que nous regagnerons en adoptant telle conduite, en
acquérant telle marchandise. Nous nous sentirons plus complet, plus en accord
avec notre personnalité, avec nos valeurs, une fois l’effort consenti. La
conformité, la fidélité à notre amour de la nature commande l’adoption de ce nouveau
modèle de voiture électrique.
Mais, si pour nous assurer d’avoir bien compris le
message, nous envisageons le comportement alternatif, alors une difficulté
surgit. Ne sommes-nous pas déjà, nécessairement, inévitablement
nous-mêmes ? N’est-il pas manifestement absurde, vide de sens, de
sous-entendre que nous pourrions ne pas être nous-mêmes, c’est-à-dire quelqu’un
d’autre ? « Encore une ânerie publicitaire », pourrait donc
conclure notre passant imaginaire. Cet énoncé était une pure tautologie :
je suis ce que je suis, X est X. En aucun cas un être ne peut être autre chose
que ce qu’il est ; par conséquent, l’invite à être soi-même est un énoncé
dénué de signification ; il ne se réfère à aucune situation réelle ou
possible, il n’a rien de raisonnable, c’est
du bruit avec la bouche.
Mais en y repensant au court de son trajet,
notre passant pourrait en venir à douter, à ne plus être convaincu de
l’absurdité de l’énoncé. En effet, il peut se souvenir de certaines
circonstances où c’est bien une différence entre des changements d’états réels,
observables, qui était était exprimé par cette formule. A la fin de sa vie, son
grand-père, avec ses troubles de la mémoire, n’était plus lui-même. D’ailleurs
son entourage disait qu’on ne le reconnait plus. Il était devenu quelqu’un
d’autre.
C’est l’embarras, la contradiction d’idées dans
laquelle l’a plongé ce souvenir qui pourrait amener ce passant à nous
demander : y-a-t-il un sens à dire que l’on est –ou que l’on n’est pas ou
plus- soi-même ? Que peut bien vouloir dire cette expression ?
Pour
répondre à cette question, nous examinerons d’abord l’idée suivant laquelle
être soi-même signifierait se maîtriser, avoir un contrôle lucide de son
existence. Les difficultés de cette thèse nous conduiront à redéfinir le fait d’être
soi-même comme une puissance, une élimination des contraintes, exigeant
l’opposition absolue de l’individu à toute altérité extérieure. Dans un
troisième temps, nous montrerons que cette définition est trop radicale et
insatisfaisante, en raison du type de subjectivité qu’elle s’imagine possible.
Nous serons amenés à répondre au problème posé en démontrant que,
paradoxalement, être soi-même signifie se savoir autre et rencontrer des
altérités nécessaires à notre développement.
Dans un
premier temps, nous pouvons abonder dans le sens de l’exemple rapporté par
notre passant : les états de crise, de transformation, de franchissement
d’une limite sont intéressants pour cerner, par la négative, ce que veut dire
être soi-même. Ne plus être soi-même, devenir étranger à soi, c’est être
aliéné, comme nous aide à le voir l’étymologie. L’aliénation, c’est la perte
d’une vie authentiquement, pleinement humaine. Elle peut prendre des formes
multiples, par exemple la folie. L’homme est un être de raison, il peut comprendre
la réalité, ce qui existe ; il est en même temps apte au langage, capable
de se donner des buts et de les justifier par des raisons. Au sens psychique et
médical, l’aliénation c’est donc la perte de la compréhension du monde, le
trouble, la folie. Dans une tragédie antique, Sophocle met en scène la folie
d’Ajax, un héros guerrier. Un dieu a privé Ajax de la raison ; dès lors il
n’est plus lui-même. Il ne reconnaît plus que les choses qui l’entourent,
emporté par une rage meurtrière, il massacre du bétail en croyant tuer des
soldats ennemis. Privé de la raison et du langage, il est déchu de
l’humanité ; sa personnalité est détruire. Cet exemple pourrait nous
amener à conclure qu’être soi-même, c’est être capable de se raisonner, de se
maîtriser, de manifester une volonté libre, afin de ne pas être esclaves de ses
passions, c’est-à-dire d’émotions suffisamment fortes pour nous dépasser.
L’homme authentique, celui qui est véritablement lui-même, serait un sage, un
être tempéré, tout à fait lucide sur la nature des choses. C’est l’idéal des
stoïciens ou de Descartes.
Toutefois,
cette définition s’avère insatisfaisante en ceci qu’elle réserve le fait d’être
soi-même à certains humains plutôt qu’à d’autres. Il y a en effet des individus
dont les capacités ne sont pas altérés de façon momentanées, au cours d’une
crise, mais de façon permanente, en raison de leur nature même. Ainsi des
personnes nées avec un handicap mental. Quel sens cela pourrait-il avoir de
dire qu’elles ne sont jamais elles-mêmes, à aucun moment de leurs vies ?
N’y-a-t-il pas, outre le manque de sens auquel conduit cette définition, un
problème dans le fait de tenir leurs vies pour inauthentiques ? De l’idée
d’amoindrissement et d’inexistence d’un rapport authentique à soi, on risque
facilement d’en venir à juger que la vie des personnes handicapées est sans
valeur, infra-humaine, ce qui pave la voie à la barbarie, au meurtre avec bonne
conscience.
On pourrait de surcroît objecter que définir le fait
d’être soi-même par la maîtrise des passions présuppose une faculté
inexistence. Avons-nous vraiment une pareille maîtrise de nous-même ?
Cette conception du « soi », de la personnalité, composé uniquement
par la raison est de plus bien bien étroite. N’est-il pas vrai que nous sommes
sans cesse traversés par des sentiments, des idées, des pensées, des rêves, que
nous ne soupçionnions [sic] pas l’instant d’avant, que nous ne maîtrisons
pas ? Et ne font-ils pas, ces éléments, tout autant partie de nous que
notre réflexion consciente, suivie, diurne ?
Aussi nous faut-il revenir sur nos pas. Sans
doute avions-nous construit une conception trop limité [sic] de l’aliénation en
nous tenons [sic] au cas de l’individu rendu hors de lui par la folie. Il nous
faut élargir ce concept, redéfinir l’aliénation comme relevant de
l’impuissance. L’exemple de la domination politique le fera comprendre
clairement. L’esclave est contraint à une vie inauthentique par la violence, le
pouvoir arbitraire qu’exerce sur lui son propriétaire. Il n’est pas
libre ; il est servile. Pour amadouer son maître, il est contraint à la
servilité, à la flagornerie, au mensonge. Il ne peut pas être son ami, il ne
peut pas lui dire les choses telles qu’elles sont ; il est rendu insincère
par la peur, donc par son impuissance. Il est rendu impuissant par sa situation de domination ; c’est pourquoi il n’est pas lui-même. C’est l’aliénation
politique. Elle prend des formes changeantes dans l’histoire des sociétés.
Ainsi, l’un des encyclopédistes du XVIIIe siècle, le baron d’Holbach, a publié
un Essai sur l’art de ramper à l’usage
des courtisans, dans lequel il se moque de la veulerie des aristocrates qui
sont obligés de flatter le Roi pour mener leurs vies.
Les contraintes qui nous empêchent d’être nous-mêmes
sont variées, elles peuvent aussi être économiques. Le salarié moderne est-il,
par rapport à sa hiérarchie, si différent du courtisan rallié par
d’Holbach ? Au regard du « droit du cuissage » exercée sur des
ouvrières françaises, étudié dans un récent ouvrage de sociologie historique (Lutter comme des mecs), il est permis
d’en douter. Pensons aussi au plus vieux métier du monde, la prostitution,
triste modèle de sexualité inauthentique, dans laquelle c’est la nécessité
économique, voire la violence, qui impose sa conduite à l’individu, sans que
celui-ci puisse exprimer qui il est vraiment en étant fidèle à son désir et en
s’intéressant pour de bon à autrui.
La forme achevée de la dépossession de soi par une
contrainte extérieure, c’est de ne plus pouvoir penser par soi-même, d’être
assommé par sa situation de passivité forcée. Pensons, dans le domaine
économique, à l’abrutissement de l’esprit par le travail industriel, vécu et
relaté par Simone Weil (La Condition ouvrière), ou, sur le plan politique, au contrôle des esprits par la
propagande totalitaire, poussée jusqu’à ses plus extrêmes limites,
l’appauvrissement délibéré du langage, comme l’imagine George Orwell dans son
roman dystopique 1984.
Une
fois acquise l’idée claire de l’aliénation, on pourrait avoir la tentation de
croire qu’être soi-même, c’est opposer fermement sa volonté, son esprit, son
être, à l’extérieur, puisque c’est de lui que viennent les contraintes qui nous
accablent !
Etre soi-même, n’est-ce pas par conséquent refuser de
feindre, de faire des concessions, des politesses ; rejeter toute
limitation, s’affirmer pleinement, orgueilleusement, être intraitable ? Ne
faut-il pas défier le monde pour être fidèle à soi-même ? Cette conception
de la personnalité authentique comme être entier, farouche, a marqué historiquement
certaines formes du romantisme et de l’anarchisme. Par exemple, dans L’Unique et sa propriété (1841), le
philosophe allemand Max Stirner fait cette équivalence entre authenticité et
individualisme absolu. Etre soi-même c’est s’en tenir à soi, être son propre souverain, briser les contraintes extérieures, à commencer par les valeurs supérieures (Dieu, l’Etat, la société, l’humanité). Elles sont autant de« fantômes » (d’ « idoles », écrivit Nietzsche une trentaine d’années après) qui bride notre expression personnelle. L’Unique,
c’est le sujet réellement fidèle à lui-même, qui ne transige pas sur ce qu’il
désire, parce qu’il n’admet pas de concessions, pas de contraintes.
Mais qui suis-je vraiment si je campe sur un rejet
total du monde ? Comment orienter mon action sans valeurs
extérieures ? Se définir comme une pure opposition aux contraintes, c’est
rester vide, sans contenu propre. C’est être libre parce que l’on n’est rien,
et alors il faudrait avouer qu’être soi-même était bien un slogan absurde, tout
compte fait.
Ce problème va hanter l’écrivain français Maurice Barrès. Après avoir acquis une gloire littéraire en célébrant l’individu
(trilogie romanesque du culte du Moi),
Barrès étonne ses contemporains en prenant un tournant politique conservateur
et nationaliste, en rejoignant l’extrême-droite anti-dreyfusarde. Pour sortir
de la stérilité vide et glacée de l’individualisme, Barrès découvre une ligne
de conduite dans un déterminisme intérieur. Etre soi-même, c’est s’affirmer,
mais le moi n’est pas sans contenu. Barrès est un patriote lorrain. Il prend
conscience que le sens de son existence dépend de sa culture, des valeurs qu’il
a reçu. Il veut donc qu’elles survivent. Mais de même que le moi individuel
était l’ennemi de tous les autres ; de même le moi national doit affirmer
sa puissance. La France doit lutter contre les contraintes extérieures et les
facteurs de différentiation, de dissolution interne. Pour être pleinement
lui-même, Barrès fera donc la guerre aux Métèques et aux Juifs ; il
embrassera la colonisation, la xénophobie, le racisme, le militarisme, etc. (cf
Zeev Sternhell, Maurice Barrès et le
nationalisme français). Etre soi-même, c’est s’en tenir à soi ; mais
aucune personnalité n’est pas une feuille blanche ; l’homme n’existe que
dans un peuple particulier, il est enraciné, façonné par « la race, le
moment, le milieu » (Hippolyte Taine).
Seulement
voilà. A s’en tenir là, l’évolution de la personnalité devient
incompréhensible. La conception barrésienne veut garantir la cohérence du moi
par l’isolationnisme culturel ; il faut fixer, figer l’individualité. Etre
soi-même serait rester le même, donc identique. Mais rien ne reste identique,
« tout s’écoule » (Héraclite). Le sujet est dans le monde, et l’être
est mouvement, transformation continue. Donc, si être soi-même doit avoir un
sens, ça n’est pas d’être intraitable, immuable, fermé. La conception
barrésienne est irréaliste ; elle produit un sujet crispé, c’est
l’aliénation identitaire. L’erreur fondamentale qui sous-tend cette conception
est qu’elle présuppose un moi substantiel, un noyau tout fait et immuable de la
personnalité. Elle est essentialiste. Pourtant, qu’est-ce que la personnalité
sinon un ensemble d’habitudes acquises au cours de la vie, de part les
relations entre l’individu et le milieu ? Un philosophe aussi sincèrement
religieux que Pascal explique que la foi elle-même naît par habitude. On se
met à croire à force de prier, en communion avec la présence d’une communauté
religieuse. On commence à croire à ce qu’on fait à force de le faire ; on
devient ce qu’on est à force d’habitude. Chacun trouvera dans sa vie
personnelle des illustrations de ce processus.
Il y a donc une constitution pratique, historique,
sociale du moi qui interdit d’identifier la vie non-aliénée à l’acceptation de
caractéristiques psychiques prétendument originaires et inaltérament [sic]. La
mauvaise foi consiste même dans cette dénégation de notre puissance
d’auto-transformation, ainsi que l’analyse Jean-Paul Sartre dans L’Etre et le néant. Nous sommes certes
marqué par un héritage culturel, mais ne nous sommes pas obligés de répéter
mécaniquement ce qui nous a été transmis.
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