samedi 6 avril 2024

CAPES Externe de philosophie 2023 : « « Être soi-même », cela a-t-il un sens ? »

[Ce travail de 8 pages a reçu la note de 11/20]

« Etre soi-même est une étrange proposition. C’est un mot d’ordre qu’on peut croiser à tout les coins de rue, sur les magazines qui encombrent les kiosques. On dirait presque que quelque chose est exigé du lecteur, qu’il est interpellé par le rappel d’une norme. A tout le moins, un idéal le sollicite. Sa banalité et son sourire commercial ont des chances de désarmer la méfiance du passant. C’est pourtant cette même méfiance que Nietzsche chérissait comme la première des vertus intellectuelles. En effet, si l’on commence à réfléchir à ce slogan, on comprend qu’il nous appelle vers un changement d’état, de situation, à l’issu duquel nous atteindrons une sorte de cohérence interne, une authenticité dont nous apprenons qu’elle nous manque encore, mais que nous regagnerons en adoptant telle conduite, en acquérant telle marchandise. Nous nous sentirons plus complet, plus en accord avec notre personnalité, avec nos valeurs, une fois l’effort consenti. La conformité, la fidélité à notre amour de la nature commande l’adoption de ce nouveau modèle de voiture électrique.

Mais, si pour nous assurer d’avoir bien compris le message, nous envisageons le comportement alternatif, alors une difficulté surgit. Ne sommes-nous pas déjà, nécessairement, inévitablement nous-mêmes ? N’est-il pas manifestement absurde, vide de sens, de sous-entendre que nous pourrions ne pas être nous-mêmes, c’est-à-dire quelqu’un d’autre ? « Encore une ânerie publicitaire », pourrait donc conclure notre passant imaginaire. Cet énoncé était une pure tautologie : je suis ce que je suis, X est X. En aucun cas un être ne peut être autre chose que ce qu’il est ; par conséquent, l’invite à être soi-même est un énoncé dénué de signification ; il ne se réfère à aucune situation réelle ou possible, il n’a rien de raisonnable, c’est du bruit avec la bouche.

           Mais en y repensant au court de son trajet, notre passant pourrait en venir à douter, à ne plus être convaincu de l’absurdité de l’énoncé. En effet, il peut se souvenir de certaines circonstances où c’est bien une différence entre des changements d’états réels, observables, qui était était exprimé par cette formule. A la fin de sa vie, son grand-père, avec ses troubles de la mémoire, n’était plus lui-même. D’ailleurs son entourage disait qu’on ne le reconnait plus. Il était devenu quelqu’un d’autre.

C’est l’embarras, la contradiction d’idées dans laquelle l’a plongé ce souvenir qui pourrait amener ce passant à nous demander : y-a-t-il un sens à dire que l’on est –ou que l’on n’est pas ou plus- soi-même ? Que peut bien vouloir dire cette expression ?

          Pour répondre à cette question, nous examinerons d’abord l’idée suivant laquelle être soi-même signifierait se maîtriser, avoir un contrôle lucide de son existence. Les difficultés de cette thèse nous conduiront à redéfinir le fait d’être soi-même comme une puissance, une élimination des contraintes, exigeant l’opposition absolue de l’individu à toute altérité extérieure. Dans un troisième temps, nous montrerons que cette définition est trop radicale et insatisfaisante, en raison du type de subjectivité qu’elle s’imagine possible. Nous serons amenés à répondre au problème posé en démontrant que, paradoxalement, être soi-même signifie se savoir autre et rencontrer des altérités nécessaires à notre développement.

          Dans un premier temps, nous pouvons abonder dans le sens de l’exemple rapporté par notre passant : les états de crise, de transformation, de franchissement d’une limite sont intéressants pour cerner, par la négative, ce que veut dire être soi-même. Ne plus être soi-même, devenir étranger à soi, c’est être aliéné, comme nous aide à le voir l’étymologie. L’aliénation, c’est la perte d’une vie authentiquement, pleinement humaine. Elle peut prendre des formes multiples, par exemple la folie. L’homme est un être de raison, il peut comprendre la réalité, ce qui existe ; il est en même temps apte au langage, capable de se donner des buts et de les justifier par des raisons. Au sens psychique et médical, l’aliénation c’est donc la perte de la compréhension du monde, le trouble, la folie. Dans une tragédie antique, Sophocle met en scène la folie d’Ajax, un héros guerrier. Un dieu a privé Ajax de la raison ; dès lors il n’est plus lui-même. Il ne reconnaît plus que les choses qui l’entourent, emporté par une rage meurtrière, il massacre du bétail en croyant tuer des soldats ennemis. Privé de la raison et du langage, il est déchu de l’humanité ; sa personnalité est détruire. Cet exemple pourrait nous amener à conclure qu’être soi-même, c’est être capable de se raisonner, de se maîtriser, de manifester une volonté libre, afin de ne pas être esclaves de ses passions, c’est-à-dire d’émotions suffisamment fortes pour nous dépasser. L’homme authentique, celui qui est véritablement lui-même, serait un sage, un être tempéré, tout à fait lucide sur la nature des choses. C’est l’idéal des stoïciens ou de Descartes.

          Toutefois, cette définition s’avère insatisfaisante en ceci qu’elle réserve le fait d’être soi-même à certains humains plutôt qu’à d’autres. Il y a en effet des individus dont les capacités ne sont pas altérés de façon momentanées, au cours d’une crise, mais de façon permanente, en raison de leur nature même. Ainsi des personnes nées avec un handicap mental. Quel sens cela pourrait-il avoir de dire qu’elles ne sont jamais elles-mêmes, à aucun moment de leurs vies ? N’y-a-t-il pas, outre le manque de sens auquel conduit cette définition, un problème dans le fait de tenir leurs vies pour inauthentiques ? De l’idée d’amoindrissement et d’inexistence d’un rapport authentique à soi, on risque facilement d’en venir à juger que la vie des personnes handicapées est sans valeur, infra-humaine, ce qui pave la voie à la barbarie, au meurtre avec bonne conscience.

On pourrait de surcroît objecter que définir le fait d’être soi-même par la maîtrise des passions présuppose une faculté inexistence. Avons-nous vraiment une pareille maîtrise de nous-même ? Cette conception du « soi », de la personnalité, composé uniquement par la raison est de plus bien bien étroite. N’est-il pas vrai que nous sommes sans cesse traversés par des sentiments, des idées, des pensées, des rêves, que nous ne soupçionnions [sic] pas l’instant d’avant, que nous ne maîtrisons pas ? Et ne font-ils pas, ces éléments, tout autant partie de nous que notre réflexion consciente, suivie, diurne ?

           Aussi nous faut-il revenir sur nos pas. Sans doute avions-nous construit une conception trop limité [sic] de l’aliénation en nous tenons [sic] au cas de l’individu rendu hors de lui par la folie. Il nous faut élargir ce concept, redéfinir l’aliénation comme relevant de l’impuissance. L’exemple de la domination politique le fera comprendre clairement. L’esclave est contraint à une vie inauthentique par la violence, le pouvoir arbitraire qu’exerce sur lui son propriétaire. Il n’est pas libre ; il est servile. Pour amadouer son maître, il est contraint à la servilité, à la flagornerie, au mensonge. Il ne peut pas être son ami, il ne peut pas lui dire les choses telles qu’elles sont ; il est rendu insincère par la peur, donc par son impuissance. Il est rendu impuissant par sa situation de domination ; c’est pourquoi il n’est pas lui-même. C’est l’aliénation politique. Elle prend des formes changeantes dans l’histoire des sociétés. Ainsi, l’un des encyclopédistes du XVIIIe siècle, le baron d’Holbach, a publié un Essai sur l’art de ramper à l’usage des courtisans, dans lequel il se moque de la veulerie des aristocrates qui sont obligés de flatter le Roi pour mener leurs vies.

Les contraintes qui nous empêchent d’être nous-mêmes sont variées, elles peuvent aussi être économiques. Le salarié moderne est-il, par rapport à sa hiérarchie, si différent du courtisan rallié par d’Holbach ? Au regard du « droit du cuissage » exercée sur des ouvrières françaises, étudié dans un récent ouvrage de sociologie historique (Lutter comme des mecs), il est permis d’en douter. Pensons aussi au plus vieux métier du monde, la prostitution, triste modèle de sexualité inauthentique, dans laquelle c’est la nécessité économique, voire la violence, qui impose sa conduite à l’individu, sans que celui-ci puisse exprimer qui il est vraiment en étant fidèle à son désir et en s’intéressant pour de bon à autrui.

La forme achevée de la dépossession de soi par une contrainte extérieure, c’est de ne plus pouvoir penser par soi-même, d’être assommé par sa situation de passivité forcée. Pensons, dans le domaine économique, à l’abrutissement de l’esprit par le travail industriel, vécu et relaté par Simone Weil (La Condition ouvrière), ou, sur le plan politique, au contrôle des esprits par la propagande totalitaire, poussée jusqu’à ses plus extrêmes limites, l’appauvrissement délibéré du langage, comme l’imagine George Orwell dans son roman dystopique 1984.

          Une fois acquise l’idée claire de l’aliénation, on pourrait avoir la tentation de croire qu’être soi-même, c’est opposer fermement sa volonté, son esprit, son être, à l’extérieur, puisque c’est de lui que viennent les contraintes qui nous accablent !

Etre soi-même, n’est-ce pas par conséquent refuser de feindre, de faire des concessions, des politesses ; rejeter toute limitation, s’affirmer pleinement, orgueilleusement, être intraitable ? Ne faut-il pas défier le monde pour être fidèle à soi-même ? Cette conception de la personnalité authentique comme être entier, farouche, a marqué historiquement certaines formes du romantisme et de l’anarchisme. Par exemple, dans L’Unique et sa propriété (1841), le philosophe allemand Max Stirner fait cette équivalence entre authenticité et individualisme absolu. Etre soi-même c’est s’en tenir à soi, être son propre souverain, briser les contraintes extérieures, à commencer par les valeurs supérieures (Dieu, l’Etat, la société, l’humanité). Elles sont autant de« fantômes » (d’ « idoles », écrivit Nietzsche une trentaine d’années après) qui bride notre expression personnelle. L’Unique, c’est le sujet réellement fidèle à lui-même, qui ne transige pas sur ce qu’il désire, parce qu’il n’admet pas de concessions, pas de contraintes.

Mais qui suis-je vraiment si je campe sur un rejet total du monde ? Comment orienter mon action sans valeurs extérieures ? Se définir comme une pure opposition aux contraintes, c’est rester vide, sans contenu propre. C’est être libre parce que l’on n’est rien, et alors il faudrait avouer qu’être soi-même était bien un slogan absurde, tout compte fait.

Ce problème va hanter l’écrivain français Maurice Barrès. Après avoir acquis une gloire littéraire en célébrant l’individu (trilogie romanesque du culte du Moi), Barrès étonne ses contemporains en prenant un tournant politique conservateur et nationaliste, en rejoignant l’extrême-droite anti-dreyfusarde. Pour sortir de la stérilité vide et glacée de l’individualisme, Barrès découvre une ligne de conduite dans un déterminisme intérieur. Etre soi-même, c’est s’affirmer, mais le moi n’est pas sans contenu. Barrès est un patriote lorrain. Il prend conscience que le sens de son existence dépend de sa culture, des valeurs qu’il a reçu. Il veut donc qu’elles survivent. Mais de même que le moi individuel était l’ennemi de tous les autres ; de même le moi national doit affirmer sa puissance. La France doit lutter contre les contraintes extérieures et les facteurs de différentiation, de dissolution interne. Pour être pleinement lui-même, Barrès fera donc la guerre aux Métèques et aux Juifs ; il embrassera la colonisation, la xénophobie, le racisme, le militarisme, etc. (cf Zeev Sternhell, Maurice Barrès et le nationalisme français). Etre soi-même, c’est s’en tenir à soi ; mais aucune personnalité n’est pas une feuille blanche ; l’homme n’existe que dans un peuple particulier, il est enraciné, façonné par « la race, le moment, le milieu » (Hippolyte Taine).

          Seulement voilà. A s’en tenir là, l’évolution de la personnalité devient incompréhensible. La conception barrésienne veut garantir la cohérence du moi par l’isolationnisme culturel ; il faut fixer, figer l’individualité. Etre soi-même serait rester le même, donc identique. Mais rien ne reste identique, « tout s’écoule » (Héraclite). Le sujet est dans le monde, et l’être est mouvement, transformation continue. Donc, si être soi-même doit avoir un sens, ça n’est pas d’être intraitable, immuable, fermé. La conception barrésienne est irréaliste ; elle produit un sujet crispé, c’est l’aliénation identitaire. L’erreur fondamentale qui sous-tend cette conception est qu’elle présuppose un moi substantiel, un noyau tout fait et immuable de la personnalité. Elle est essentialiste. Pourtant, qu’est-ce que la personnalité sinon un ensemble d’habitudes acquises au cours de la vie, de part les relations entre l’individu et le milieu ? Un philosophe aussi sincèrement religieux que Pascal explique que la foi elle-même naît par habitude. On se met à croire à force de prier, en communion avec la présence d’une communauté religieuse. On commence à croire à ce qu’on fait à force de le faire ; on devient ce qu’on est à force d’habitude. Chacun trouvera dans sa vie personnelle des illustrations de ce processus.

Il y a donc une constitution pratique, historique, sociale du moi qui interdit d’identifier la vie non-aliénée à l’acceptation de caractéristiques psychiques prétendument originaires et inaltérament [sic]. La mauvaise foi consiste même dans cette dénégation de notre puissance d’auto-transformation, ainsi que l’analyse Jean-Paul Sartre dans L’Etre et le néant. Nous sommes certes marqué par un héritage culturel, mais ne nous sommes pas obligés de répéter mécaniquement ce qui nous a été transmis.

Et c’est donc dans la conscience de cette part d’altérité que nous portons en nous-mêmes que réside, au-delà de nos habitudes d’une période limité, la possibilité d’être pleinement et entièrement soi-même, c’est-à-dire ouvert, évolutif, en devenir. C’est en ce sens que Gilbert Simondon pouvait écrire dans sa thèse principale (1958) que : « le Sujet est plus qu’individu ». Nous portons en nous l’aptitude à nous individuer, nous transformer ; devenir autre et meilleur que nous ne sommes. Nous ne sommes nous-même que dans la mesure où nous renversons des aliénations, où nous sortons de l’impuissance. Loin qu’autrui soit toujours et uniquement la limite de ma puissance, il est ce par quoi est possible une heureuse rencontre, c’est-à-dire une synérgie [sic], une intensification de mon être qui ne réalise plus profondément. On comprend dès lors qu’être soi-même c’est être inachevé, en train de changer et de rechercher ce qui nous est adéquat, nous amplifie, ce qui parfait notre être. Etre soi-même est donc beaucoup moins affaire de rationalité que de liberté, c’est-à-dire de développement affectif de ce que nous pouvons faire avec les autres. L’accomplissement a lieu dans et par les collectifs qui nous permettent de faire plus et autre chose que cela n’est possible à la subjectivité aliéné par l’identitarisme et le refus de son altérité intrinsèque, de la puissance de différentiation, d’écart et de rupture avec nos habitudes, qui fait l’autre moitié indispensable de ce que nous sommes. »

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