Compte-rendu de : Yascha Mounk, Le peuple contre la démocratie, Éditions de l’Observatoire / Humensis, 2018, 525 pages.
Quand un journal de centre-droit aussi organiquement
lié aux intérêts de la bourgeoisie que peut l’être le quotidien Les échos décrit un essai comme « brillant », il faut s’attendre au
pire.
Hé bien, l’essai du politologue germano-américain Yascha Mounk ne démentira pas cette règle générale. C’est du journalisme politique (et on sait qu’un journaliste moyen contemporain est tout juste alphabétisé), sauce centre-gauche clintonien… Le genre de bouquin qui (je le sais d’observation) servira aux étudiants de manuel de « culture générale » pour passer un concours de la fonction publique ; sitôt lu, sitôt oublié.
On s’étonne de l’écho rencontré (publication
simultanée à l’université d’Havard et en Angleterre ; traduction en
français la même année…) par un ouvrage aussi plat, aussi imprégné d’un style
commercial frivole (du genre : qualifier les prises de positions
politiques anti-immigrationniste de « produits
d’appels » de partis populistes …).
Le premier défaut du livre est sa pauvreté
conceptuelle, sa confusion.
De nombreux concepts ne sont tout bonnement pas
définis (« imaginaire politique »…),
quand il ne s’agit pas d’oxymores malheureux (ex : « La démocratie hiérarchique [sic] permet aux
dirigeants élus par le suffrage populaire de mettre en œuvre la volonté
populaire de la manière dont ils l’interprètent, sans se préoccuper des droits
et intérêts de minorités agissantes. », p.21).
Considérons par exemple le passage suivant :
« Dans
l’imaginaire des populistes, la volonté du peuple n’a pas besoin d’être
médiatisée ; tout compromis avec les minorités constituent une forme de
corruption. De ce point de vue, les populistes sont de profonds
démocrates : ils défendent avec beaucoup plus de ferveur que les
politiciens traditionnels la nécessité que le demos soit au pouvoir. Mais ils
sont tout aussi profondément antilibéraux : au contraire des figures
traditionnelles, ils soutiennent publiquement que ni les institutions indépendantes
ni les libertés individuelles ne doivent se trouver sur le chemin de la voix du
peuple. » (p.18)
Ce passage tente de définir le populisme, qui constitue apparemment pour l’auteur la menace principale pesant sur la vie publique en Occident. On pourra à la rigueur pardonner l’auteur ne pas s’appuyer sur un petit livre autrement mieux fait, paru l’année précédente (Cas Mudde et Cristóbal Rovira Kaltwasser, Populism : A Very Short Introduction, Oxford, New York, 2017).
Le problème est que sa propre définition agglomère une série de concepts assez différents et mal définis. Que veut-on dire par exemple en disant que les mouvements populistes « refusent tout compromis avec les minorités » ? Quelles minorités ? Ces minorités se ramènent-elles aux élites, ou bien concernent-elles d’autres catégories de la population (ce qui rendrait problématique la démarche typiquement populiste visant à présenter le peuple comme un tout unifié, homogène) ? De quelles natures (économiques ? de mœurs ?) sont les divergences qui devraient conduire à des compromis politiques ? Et que faut-il entendre par « libertés individuelles » ? Si le populisme est foncièrement synonyme d’un Etat antilibéral, comment comprendre les politiques de dérégulations économiques menées par un Donald Trump, un Victor Orban, etc. ? Elles diminuent pourtant la législation au profit de la liberté des acteurs sur le marché, etc. Et dans le cas spécifiquement américain, la défense du droit au port d’armes par le populisme de droite n’était-il pas typiquement une promotion d’une liberté individuelle contre l’Etat ?
L’opposition tranchée entre populisme et libéralisme n’est pas le seul élément problématique de cette définition. L’autre est l’identification du populisme à la démocratie. On comprend bien vite que l’auteur, qui n’est pas familier d’Aristote, appelle « démocratie » le régime représentatif à suffrage universel. Il ne voit apparemment pas de différence entre la dépossession des citoyens au profit d’une oligarchie élective et l’auto-gouvernement direct caractéristique de la démocratie, puisqu’il utilise le même terme à propos des cités grecques de l’Antiquité ! Il n’y a rien de démocratique dans l’abdication de son autonomie politique, que ce soit au profit d’une multitude de dirigeants élus, d’un leader charismatique, d’un parti « révolutionnaire » d’avant-garde, etc. La démocratie ne peut être réduite à l’abstraction (rousseauiste) d’une « volonté du peuple » dont une quelconque fraction de la société se ferait l’interprête et la traductrice. La démocratie n’autorise pas la ventriloquie politique ; elle est l’activité vivante de la pluralité des citoyens débattant et tranchant leurs propres problèmes.
C’est tout de même consternant de médiocrité, surtout
quand on prétend être expert d’une soi-disant « science politique »
(qui en réalité n’existe pas –il n’y a que d’un côté la détermination des
normes du bien public –philosophie politique-
et étude scientifique des faits politiques –histoire
politique, sociologie politique, etc.
Étant moi-même diplomé en science politique, je suis bien placé pour savoir que
cette science n’existe pas).
On notera d’ailleurs ici un autre défaut criant de l’ouvrage, son inculture historique, dont témoigne la reprise explicite des âneries de Benjamin Constant sur l’Athènes classique :
« Dans la
Grèce antique, l’assemblée du peuple dirigeait d’une manière ouvertement
antilibérale, exilant les politiciens impopulaires, exécutant les penseurs
critiques et censurant à peu près tout, des discours politiques aux partitions
de musique. » (p.26)
Piètre caricature historiographiquement obsolète,
contre laquelle on repètera sans se lasser que l’apparition conjointe de la
philosophie et de la démocratie grecque sont AU CONTRAIRE solidaires de la
formation de sociétés caractérisés par la
liberté (et l’égalité) de parole et de critique, l’émergence de l’individu autonome ! :
« La
philosophie telle que les Grecs -pas seulement Platon, mais déjà avant Platon,
c'est les pré-socratiques- l'ont créés, c'est précisément que je suis libre de
penser et que je suis libre de m'interroger. Je ne suis pas arrêté par le fait
que dans le Pentateuque, la vérité est déjà dite. [...] La question c'est:
qu'est-ce que je dois penser ? Et ça commence par la critique des
représentations de la tribu. Les gens croyaient que, et puis viennent les
philosophes présocratiques qui disent: mais tout ça c'est des histoires, c'est
des fables. [...] Philosopher, c'est se demander qu'est-ce que je dois penser ?
Et ça que je peux penser ne peut pas s'éteindre. Une fois que la question a
surgi, je suis toujours saisi par cette question. [...] Si les Grecs ont
créés quelque chose, c'est la liberté. C'est la liberté de penser et la liberté
d'agir. [...] Personne ne peut confondre un vers d'Hésiode avec un vers
d'Homère. L'individu créateur apparaît. C'est ça la liberté. »
(Cornelius Castoriadis, interview avec Chris Marker, 1989).
Autre passage qui trahit les mêmes faiblesses
conceptuelles et historiques : l’auteur ne fait pas de différence entre la
formation des nationalités (phénomène
social à base de consentement et d’homogénéisation culturel) et l’aspiration
une fantasmagorique homogénéité raciale :
« La fièvre
nationaliste qui naquit aux XVIIIe et XIXe siècles prit presque toujours la
forme d’un rêve de pureté ethnique autant que [sic] de démocratie. […]
Les
Tchèques, les Slovaques et les Hongrois, par exemple, se sentaient lesés d’être
gouvernés par un empereur qui ne parlait pas leur langue et ne tenait pas assez
compte de leurs coutumes et problèmes locaux. […] La réalisation de la
démocratie hongroise impliqua donc que les Autrichiens, les Tchèques, les
Slovaques et les Roumains en fussent exclus. »
(pp.240-241)
On s’explique plus facilement l’aversion du centre-gauche bourgeois (par exemple macroniste sous nos latitudes) pour la revendication des nations à une existence indépendante et originale, lorsqu’elle est réduite non seulement à ses formes dégradées de nationalisme-populiste, mais même -tant qu’on y est dans la caricature- à un racisme latent. Votons vite pour madame Clinton contre le réveil de la bête immonde, pour Macron contre le Rassemblement national, etc.
Autre passage passablement délirant (et évidemment dénué de sources historiques) : « Durant toute l’histoire de la stabilité
démocratique, un seul groupe racial ou ethnique dominait. Aux Etats-Unis et au
Canada, il y a toujours eu une hiérarchie raciale claire, permettant aux Blancs
de jouir d’innombrables privilèges. En Europe occidentale, cette domination
était encore plus appuyée [!]. »
Nous voyons très bien quelle vision du monde
sous-tend l’analyse de l’ouvrage, et laquelle ne la sous-tend pas. Il s’agit de sauver le parlementarisme
bourgeois, garant d’un capitalisme libéral sage et raisonnable, en lui donnant
une aura « progressiste » et ouverte à la diversité des cultures,
contre les méchantes vieilles sociétés occidentales, marqué par les préjugés
racistes depuis des siècles… Il s’agit, d’un accord tacite avec la réaction, de
mettre les catégories de « races » au centre de l’interprétation de
la vie sociale. Dans ce gros livre de 500 pages, on cherchera en vain
les notions de classes populaires, de
classes sociales, de capitalisme, etc. Il y a des silences
qui sont des aveux.
Mounk identifie trois causes derrières la
montée des contestations populistes (dont les variantes de gauche radicale ne
sont du reste jamais analysée) : la stagnation de la croissance
économique ; la diversification ethno-culturelle engendrée par
la mondialisation ; et (point plus original) la démocratisation des
moyens de communication :
« Depuis ses origines, la démocratie a reposé sur
trois facteurs cruciaux, qui ne se vérifient plus aujourd’hui. Tout d’abord,
pendant la période de stabilité de la démocratie, la plupart des citoyens
bénéficièrent d’une augmentation rapide de leur niveau de vie. De 1935 à 1960,
par exemple, les revenus du foyer américain moyen doublèrent. De 1960 à 1995,
ils doublèrent à nouveau. Depuis, ils plafonnent. […]
Des décennies de migration de masse et d’activisme
social ont transformé en profondeur les sociétés. […]
Jusqu’à récemment, les communications de masse étaient
le domaine réservé des élites politiques et financières. Les coûts liés à
l’impression d’un journal, à la gestion d’une station de radio ou à la
supervision d’un réseau de télévision étaient inaccessibles à la plupart des
citoyens. Cela a longtemps permis aux politiciens installés de marginaliser les
points de vue marginaux. Toutes proportions gardées, la politique était un
domaine consensuel.
Au cours du dernier quart de siècle, en revanche,
l’émergence d’Internet, et en particulier des réseaux sociaux, a très vite
redistribué les rapports de force entre professionnels et non-professionnels de
la politique. Aujourd’hui, n’importe quel citoyen a le possibilité de partager
à toute vitesse des informations virales avec des millions d’autres. Le coût de
l’organisation politique a chuté. Et au fur et à mesure que l’écart
technologique séparant le centre de la sériphérie s’est comblé, les fauteurs
d’instabilité ont vu croître leur avantage sur les forces de l’ordre. »
(pp.28-32)
Que propose Yascha Mounk pour remédier à ces
évolutions ? Pas grand-chose. En fait l’auteur évite soigneusement de
prendre parti, ce qui a abouti à des passages frustrants, où l’on ne sait
pas très bien si ce qu’il décrit ne relève que de la perception des acteurs
mentionnés ou constitue vraiment la réalité.
Exemple sur la construction européenne :
« La politique de l’eurozone offre un exemple
extrême d’un système politique dans lequel les citoyenns ont la sensation
d’avoir de moins en moins à dire à propos de ce qui se passe dans leur vie. […]
Dans cette forme de gouvernement, les chicanes procédurales sont suivies avec
soin (la plupart du temps), et les droits individuels respectés (le plus
souvent). Mais les électeurs en ont néanmoins conclu depuis longtemps que leur
influence sur les politiques publiques était mince.
Ils n’ont pas tout à fait tort. » (p.25)
Sur les politiques migratoires :
« Il y a
toujours eu de bonnes raisons de penser que l’immigration de masse devait
conduire à de graves tensions : au cours de l’histoire des sociétés
démocratiques, les citoyens ont toujours eu peur de laisser des nouveaux venus
diluer leurs voix. » (p.243)
« Il n’y a que dans un seul pays membre de l’UE
sur vingt-sept que les électeurs ne mentionnèrent pas l’immigration comme une
de leurs deux préoccupations majeures. » (p.244)
« Les personnes vivant dans des zones d’immigration
importante prennent vite l’habitude de ce que leur communauté n’est pas
« pure » et développent aussitôt [ah ?] des moyens de
communiquer avec ceux qui ne partagent pas leur langue, leur culture ou leur
race. » (pp.252-253)
« Dans beaucoup de communautés d’Europe
occidentale, et même d’Amérique du Nord, le niveau d’immigration était si bas
il y a trente ou quarante ans que la plupart de leurs habitants ne croisaient
que rarement un nouveau venu. De telle sorte qu’ils n’ont pas développé les
mêmes habitudes liées au contact avec les immigrés et restent encore attachés à
une conception monoethnique de leur population. » (p.253)
« Lorsque le niveau d’immigration monte, il n’y a
pas que l’expérience de la vie quotidienne qui change ; l’imaginaire
social de ce que le futur du pays réserve est transformé de manière tout aussi
importante. C’est pourquoi la croyance suivant laquelle ceux qui font partie de
la majorité pourraient devenir membres d’une minorité joue un rôle de plus en
plus essentiel dans l’imaginaire politique de l’extrême-droite aussi bien en
Europe occidentale qu’en Amérique du Nord. » (p.256)
« Il se pourrait que les premières vagues
d’immigration dans une zone spécifique entraînent des effets bien plus négatifs
que ceux produits par les vagues ultérieures. Une fois que les habitants de la
zone en question se sont accoutumés à la réalité d’une société multiethnique,
il est possible qu’ils se rendent compte que leurs craintes ne se sont pas
matérialisés –et qu’ils deviennent moins inquiets à propos du processus de
changement en cours.
L’expérience de la Californie permet de penser que
cette vision plus optimiste des choses se révèle vraie dans certains cas. »
(pp.261-262)
C’est dire si les décideurs politiques seront éclairés
par la lecture de l’ouvrage…
Concluons sur les causes économiques de la
destabilisation de la « démocratie » libérale :
« Une fois que la croissance se tasse, que les
inégalités croissent et que l’angoisse monte […] Les électeurs se concentrent à
nouveau sur les niveaux les plus bas de la pyramide des besoins de Maslow.
Inquiets de leur subsistance, les Blancs sont devenus de plus en plus
suspicieux à l’égard des immigrés et des minorités ethniques réclamant leur
part des ressources collectives. Et, menacés par les forces en apparence
incontrôlable de la mondialisation et du terrorisme, ils en reviennent à des
positions moins tolérantes à l’égard des minorités ethniques et
religieuses. » (pp.265-266)
Une position de gauche modérée, pas très audacieuse,
serait tout simplement de réduire les
tensions sociales en favorisant l’accès aux services publics pour tous les
citoyens, grâce à des politiques fiscales redistributives. Bref, un bon
vieux compromis social-démocrate digne des Trente Glorieuses. Est-ce la
solution à laquelle nous convie l’auteur ? Mais que nenni ! C’est
encore trop vexant pour les classes possédantes ! Il suffit juste de faire
répartir la croissance ! Sarkozy 2007 ! Le MEDEF n’aurait pas dit
mieux.
Mounk n’est visiblement jamais effleuré par le fait que les USA et l’Europe occidentale ont déjà atteint un niveau de production économique historiquement élevé, ce qui rend improbable la soutenabilité environnementale non seulement de la croissance économique, mais déjà de notre niveau de vie actuel. Mais le « mode de vie américain » n’est pas négociable, comme disait George W. Bush ! On prend les mêmes et on recommence ! L’inconscience sociale et environnementale à de beaux jours devant elle, et pereat mundus.
Voilà un compte rendu pour le moins vigoureux. Je lisais justement hier des pages d’Ellul, lui aussi très opposé à la démocratie participative et à la constitution d’une classe de « professionnels de la politique »… Malheureusement, les choses ne sont pas toujours si simples, le populisme n’est pas un fantasme mais une réalité, et la lutte contre le « centre mou » aboutit bien souvent à des résultats calamiteux (cf. France 2007, Brexit, Etats-Unis 2016, France 2027 ?).
RépondreSupprimerIl faut lire "démocratie représentative" bien sûr, ma langue a fourché.
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