mardi 1 août 2023

Le peuple contre la démocratie, de Yascha Mounk

Compte-rendu de : Yascha Mounk, Le peuple contre la démocratie, Éditions de l’Observatoire / Humensis, 2018, 525 pages.

Quand un journal de centre-droit aussi organiquement lié aux intérêts de la bourgeoisie que peut l’être le quotidien Les échos décrit un essai comme « brillant », il faut s’attendre au pire.

Hé bien, l’essai du politologue germano-américain Yascha Mounk ne démentira pas cette règle générale. C’est du journalisme politique (et on sait qu’un journaliste moyen contemporain est tout juste alphabétisé), sauce centre-gauche clintonien… Le genre de bouquin qui (je le sais d’observation) servira aux étudiants de manuel de « culture générale » pour passer un concours de la fonction publique ; sitôt lu, sitôt oublié.

On s’étonne de l’écho rencontré (publication simultanée à l’université d’Havard et en Angleterre ; traduction en français la même année…) par un ouvrage aussi plat, aussi imprégné d’un style commercial frivole (du genre : qualifier les prises de positions politiques anti-immigrationniste de « produits d’appels » de partis populistes …).

Le premier défaut du livre est sa pauvreté conceptuelle, sa confusion.

De nombreux concepts ne sont tout bonnement pas définis (« imaginaire politique »…), quand il ne s’agit pas d’oxymores malheureux (ex : « La démocratie hiérarchique [sic] permet aux dirigeants élus par le suffrage populaire de mettre en œuvre la volonté populaire de la manière dont ils l’interprètent, sans se préoccuper des droits et intérêts de minorités agissantes. », p.21).

Considérons par exemple le passage suivant :

« Dans l’imaginaire des populistes, la volonté du peuple n’a pas besoin d’être médiatisée ; tout compromis avec les minorités constituent une forme de corruption. De ce point de vue, les populistes sont de profonds démocrates : ils défendent avec beaucoup plus de ferveur que les politiciens traditionnels la nécessité que le demos soit au pouvoir. Mais ils sont tout aussi profondément antilibéraux : au contraire des figures traditionnelles, ils soutiennent publiquement que ni les institutions indépendantes ni les libertés individuelles ne doivent se trouver sur le chemin de la voix du peuple. » (p.18)

Ce passage tente de définir le populisme, qui constitue apparemment pour l’auteur la menace principale pesant sur la vie publique en Occident. On pourra à la rigueur pardonner l’auteur ne pas s’appuyer sur un petit livre autrement mieux fait, paru l’année précédente (Cas Mudde et Cristóbal Rovira Kaltwasser, Populism : A Very Short Introduction, Oxford, New York, 2017).

Le problème est que sa propre définition agglomère une série de concepts assez différents et mal définis. Que veut-on dire par exemple en disant que les mouvements populistes « refusent tout compromis avec les minorités » ? Quelles minorités ? Ces minorités se ramènent-elles aux élites, ou bien concernent-elles d’autres catégories de la population (ce qui rendrait problématique la démarche typiquement populiste visant à présenter le peuple comme un tout unifié, homogène) ? De quelles natures (économiques ? de mœurs ?) sont les divergences qui devraient conduire à des compromis politiques ? Et que faut-il entendre par « libertés individuelles » ? Si le populisme est foncièrement synonyme d’un Etat antilibéral, comment comprendre les politiques de dérégulations économiques menées par un Donald Trump, un Victor Orban, etc. ? Elles diminuent pourtant la législation au profit de la liberté des acteurs sur le marché, etc. Et dans le cas spécifiquement américain, la défense du droit au port d’armes par le populisme de droite n’était-il pas typiquement une promotion d’une liberté individuelle contre l’Etat ?

L’opposition tranchée entre populisme et libéralisme n’est pas le seul élément problématique de cette définition. L’autre est l’identification du populisme à la démocratie. On comprend bien vite que l’auteur, qui n’est pas familier d’Aristote, appelle « démocratie » le régime représentatif à suffrage universel. Il ne voit apparemment pas de différence entre la dépossession des citoyens au profit d’une oligarchie élective et l’auto-gouvernement direct caractéristique de la démocratie, puisqu’il utilise le même terme à propos des cités grecques de l’Antiquité ! Il n’y a rien de démocratique dans l’abdication de son autonomie politique, que ce soit au profit d’une multitude de dirigeants élus, d’un leader charismatique, d’un parti « révolutionnaire » d’avant-garde, etc. La démocratie ne peut être réduite à l’abstraction (rousseauiste) d’une « volonté du peuple » dont une quelconque fraction de la société se ferait l’interprête et la traductrice. La démocratie n’autorise pas la ventriloquie politique ; elle est l’activité vivante de la pluralité des citoyens débattant et tranchant leurs propres problèmes.

C’est tout de même consternant de médiocrité, surtout quand on prétend être expert d’une soi-disant « science politique » (qui en réalité n’existe pas –il n’y a que d’un côté la détermination des normes du bien public –philosophie politique- et étude scientifique des faits politiques –histoire politique, sociologie politique, etc. Étant moi-même diplomé en science politique, je suis bien placé pour savoir que cette science n’existe pas).

On notera d’ailleurs ici un autre défaut criant de l’ouvrage, son inculture historique, dont témoigne la reprise explicite des âneries de Benjamin Constant sur l’Athènes classique :

« Dans la Grèce antique, l’assemblée du peuple dirigeait d’une manière ouvertement antilibérale, exilant les politiciens impopulaires, exécutant les penseurs critiques et censurant à peu près tout, des discours politiques aux partitions de musique. » (p.26)

Piètre caricature historiographiquement obsolète, contre laquelle on repètera sans se lasser que l’apparition conjointe de la philosophie et de la démocratie grecque sont AU CONTRAIRE solidaires de la formation de sociétés caractérisés par la liberté (et l’égalité) de parole et de critique, l’émergence de l’individu autonome ! :

« La philosophie telle que les Grecs -pas seulement Platon, mais déjà avant Platon, c'est les pré-socratiques- l'ont créés, c'est précisément que je suis libre de penser et que je suis libre de m'interroger. Je ne suis pas arrêté par le fait que dans le Pentateuque, la vérité est déjà dite. [...] La question c'est: qu'est-ce que je dois penser ? Et ça commence par la critique des représentations de la tribu. Les gens croyaient que, et puis viennent les philosophes présocratiques qui disent: mais tout ça c'est des histoires, c'est des fables. [...] Philosopher, c'est se demander qu'est-ce que je dois penser ? Et ça que je peux penser ne peut pas s'éteindre. Une fois que la question a surgi, je suis toujours saisi par cette question. [...] Si les Grecs ont créés quelque chose, c'est la liberté. C'est la liberté de penser et la liberté d'agir. [...] Personne ne peut confondre un vers d'Hésiode avec un vers d'Homère. L'individu créateur apparaît. C'est ça la liberté. »

(Cornelius Castoriadis, interview avec Chris Marker, 1989).

Autre passage qui trahit les mêmes faiblesses conceptuelles et historiques : l’auteur ne fait pas de différence entre la formation des nationalités (phénomène social à base de consentement et d’homogénéisation culturel) et l’aspiration une fantasmagorique homogénéité raciale :

« La fièvre nationaliste qui naquit aux XVIIIe et XIXe siècles prit presque toujours la forme d’un rêve de pureté ethnique autant que [sic] de démocratie. […]

Les Tchèques, les Slovaques et les Hongrois, par exemple, se sentaient lesés d’être gouvernés par un empereur qui ne parlait pas leur langue et ne tenait pas assez compte de leurs coutumes et problèmes locaux. […] La réalisation de la démocratie hongroise impliqua donc que les Autrichiens, les Tchèques, les Slovaques et les Roumains en fussent exclus. » (pp.240-241)

On s’explique plus facilement l’aversion du centre-gauche bourgeois (par exemple macroniste sous nos latitudes) pour la revendication des nations à une existence indépendante et originale, lorsqu’elle est réduite non seulement à ses formes dégradées de nationalisme-populiste, mais même -tant qu’on y est dans la caricature- à un racisme latent. Votons vite pour madame Clinton contre le réveil de la bête immonde, pour Macron contre le Rassemblement national, etc.

Autre passage passablement délirant (et évidemment dénué de sources historiques) : « Durant toute l’histoire de la stabilité démocratique, un seul groupe racial ou ethnique dominait. Aux Etats-Unis et au Canada, il y a toujours eu une hiérarchie raciale claire, permettant aux Blancs de jouir d’innombrables privilèges. En Europe occidentale, cette domination était encore plus appuyée [!]. »

Nous voyons très bien quelle vision du monde sous-tend l’analyse de l’ouvrage, et laquelle ne la sous-tend pas. Il s’agit de sauver le parlementarisme bourgeois, garant d’un capitalisme libéral sage et raisonnable, en lui donnant une aura « progressiste » et ouverte à la diversité des cultures, contre les méchantes vieilles sociétés occidentales, marqué par les préjugés racistes depuis des siècles… Il s’agit, d’un accord tacite avec la réaction, de mettre les catégories de « races » au centre de l’interprétation de la vie sociale. Dans ce gros livre de 500 pages, on cherchera en vain les notions de classes populaires, de classes sociales, de capitalisme, etc. Il y a des silences qui sont des aveux.

« À la fin [Zemmour] ne défend les classes populaires que sur la foi de la passion identitaire et du racisme foncier qu’il leur prête. À la classe, sociale, historique, mobile, il préfère le peuple, territorial, substantiel, fixe. Le peuple est pour toi cette masse indifférenciée dont il y a toujours urgence à réfréner les ardeurs. Le peuple est pour lui cette masse indifférenciée sur laquelle un grand homme conquérant, et de préférence Bonaparte, gagne à s’appuyer. Tous les deux vous dites : le peuple. Et par extension : populisme – pour le revendiquer ou le conspuer, peu importe. Vos lexiques se recoupent, se soutiennent, m’excluent. Moi qui n’ai pas l’usage de pareils termes, je suis dans vos débats le tiers absent.

Dans vos débats intra-bourgeois. » -François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise, Fayard/Pauvert, 2019.

 

Mounk identifie trois causes derrières la montée des contestations populistes (dont les variantes de gauche radicale ne sont du reste jamais analysée) : la stagnation de la croissance économique ; la diversification ethno-culturelle engendrée par la mondialisation ; et (point plus original) la démocratisation des moyens de communication :

« Depuis ses origines, la démocratie a reposé sur trois facteurs cruciaux, qui ne se vérifient plus aujourd’hui. Tout d’abord, pendant la période de stabilité de la démocratie, la plupart des citoyens bénéficièrent d’une augmentation rapide de leur niveau de vie. De 1935 à 1960, par exemple, les revenus du foyer américain moyen doublèrent. De 1960 à 1995, ils doublèrent à nouveau. Depuis, ils plafonnent. […]

Des décennies de migration de masse et d’activisme social ont transformé en profondeur les sociétés. […]

Jusqu’à récemment, les communications de masse étaient le domaine réservé des élites politiques et financières. Les coûts liés à l’impression d’un journal, à la gestion d’une station de radio ou à la supervision d’un réseau de télévision étaient inaccessibles à la plupart des citoyens. Cela a longtemps permis aux politiciens installés de marginaliser les points de vue marginaux. Toutes proportions gardées, la politique était un domaine consensuel.

Au cours du dernier quart de siècle, en revanche, l’émergence d’Internet, et en particulier des réseaux sociaux, a très vite redistribué les rapports de force entre professionnels et non-professionnels de la politique. Aujourd’hui, n’importe quel citoyen a le possibilité de partager à toute vitesse des informations virales avec des millions d’autres. Le coût de l’organisation politique a chuté. Et au fur et à mesure que l’écart technologique séparant le centre de la sériphérie s’est comblé, les fauteurs d’instabilité ont vu croître leur avantage sur les forces de l’ordre. » (pp.28-32)

Que propose Yascha Mounk pour remédier à ces évolutions ? Pas grand-chose. En fait l’auteur évite soigneusement de prendre parti, ce qui a abouti à des passages frustrants, où l’on ne sait pas très bien si ce qu’il décrit ne relève que de la perception des acteurs mentionnés ou constitue vraiment la réalité.

Exemple sur la construction européenne :

« La politique de l’eurozone offre un exemple extrême d’un système politique dans lequel les citoyenns ont la sensation d’avoir de moins en moins à dire à propos de ce qui se passe dans leur vie. […] Dans cette forme de gouvernement, les chicanes procédurales sont suivies avec soin (la plupart du temps), et les droits individuels respectés (le plus souvent). Mais les électeurs en ont néanmoins conclu depuis longtemps que leur influence sur les politiques publiques était mince.

Ils n’ont pas tout à fait tort. » (p.25)

Sur les politiques migratoires :

 « Il y a toujours eu de bonnes raisons de penser que l’immigration de masse devait conduire à de graves tensions : au cours de l’histoire des sociétés démocratiques, les citoyens ont toujours eu peur de laisser des nouveaux venus diluer leurs voix. » (p.243)

« Il n’y a que dans un seul pays membre de l’UE sur vingt-sept que les électeurs ne mentionnèrent pas l’immigration comme une de leurs deux préoccupations majeures. » (p.244)

« Les personnes vivant dans des zones d’immigration importante prennent vite l’habitude de ce que leur communauté n’est pas « pure » et développent aussitôt [ah ?] des moyens de communiquer avec ceux qui ne partagent pas leur langue, leur culture ou leur race. » (pp.252-253)

« Dans beaucoup de communautés d’Europe occidentale, et même d’Amérique du Nord, le niveau d’immigration était si bas il y a trente ou quarante ans que la plupart de leurs habitants ne croisaient que rarement un nouveau venu. De telle sorte qu’ils n’ont pas développé les mêmes habitudes liées au contact avec les immigrés et restent encore attachés à une conception monoethnique de leur population. » (p.253)

« Lorsque le niveau d’immigration monte, il n’y a pas que l’expérience de la vie quotidienne qui change ; l’imaginaire social de ce que le futur du pays réserve est transformé de manière tout aussi importante. C’est pourquoi la croyance suivant laquelle ceux qui font partie de la majorité pourraient devenir membres d’une minorité joue un rôle de plus en plus essentiel dans l’imaginaire politique de l’extrême-droite aussi bien en Europe occidentale qu’en Amérique du Nord. » (p.256)

« Il se pourrait que les premières vagues d’immigration dans une zone spécifique entraînent des effets bien plus négatifs que ceux produits par les vagues ultérieures. Une fois que les habitants de la zone en question se sont accoutumés à la réalité d’une société multiethnique, il est possible qu’ils se rendent compte que leurs craintes ne se sont pas matérialisés –et qu’ils deviennent moins inquiets à propos du processus de changement en cours.

L’expérience de la Californie permet de penser que cette vision plus optimiste des choses se révèle vraie dans certains cas. » (pp.261-262)

C’est dire si les décideurs politiques seront éclairés par la lecture de l’ouvrage…

Concluons sur les causes économiques de la destabilisation de la « démocratie » libérale :

« Une fois que la croissance se tasse, que les inégalités croissent et que l’angoisse monte […] Les électeurs se concentrent à nouveau sur les niveaux les plus bas de la pyramide des besoins de Maslow. Inquiets de leur subsistance, les Blancs sont devenus de plus en plus suspicieux à l’égard des immigrés et des minorités ethniques réclamant leur part des ressources collectives. Et, menacés par les forces en apparence incontrôlable de la mondialisation et du terrorisme, ils en reviennent à des positions moins tolérantes à l’égard des minorités ethniques et religieuses. » (pp.265-266)

Une position de gauche modérée, pas très audacieuse, serait tout simplement de réduire les tensions sociales en favorisant l’accès aux services publics pour tous les citoyens, grâce à des politiques fiscales redistributives. Bref, un bon vieux compromis social-démocrate digne des Trente Glorieuses. Est-ce la solution à laquelle nous convie l’auteur ? Mais que nenni ! C’est encore trop vexant pour les classes possédantes ! Il suffit juste de faire répartir la croissance ! Sarkozy 2007 ! Le MEDEF n’aurait pas dit mieux. 

Mounk n’est visiblement jamais effleuré par le fait que les USA et l’Europe occidentale ont déjà atteint un niveau de production économique historiquement élevé, ce qui rend improbable la soutenabilité environnementale non seulement de la croissance économique, mais déjà de notre niveau de vie actuel. Mais le « mode de vie américain » n’est pas négociable, comme disait George W. Bush ! On prend les mêmes et on recommence ! L’inconscience sociale et environnementale à de beaux jours devant elle, et pereat mundus.

2 commentaires:

  1. Voilà un compte rendu pour le moins vigoureux. Je lisais justement hier des pages d’Ellul, lui aussi très opposé à la démocratie participative et à la constitution d’une classe de « professionnels de la politique »… Malheureusement, les choses ne sont pas toujours si simples, le populisme n’est pas un fantasme mais une réalité, et la lutte contre le « centre mou » aboutit bien souvent à des résultats calamiteux (cf. France 2007, Brexit, Etats-Unis 2016, France 2027 ?).

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il faut lire "démocratie représentative" bien sûr, ma langue a fourché.

      Supprimer