« C'est […] en termes d'appropriation par une classe, un groupe ou une élite, de la puissance collective qu'il faut comprendre la genèse du pouvoir politique. Mais, cette genèse est cachée dans la formulation habituellement donnée du système politique représentatif appelé, par un abus de langage, démocratique. Nous essayerons de dévoiler ici quelques aspects de la longue histoire de cette usurpation contenue dans la « représentation politique ».
Par voie de conséquence l'État, se réclamant de la volonté du peuple ou du
droit divin, tant qu'il existera, sera toujours la réalisation d'une aliénation
et d'une appropriation. » (p.5)
« Aristote constate : « on admet généralement que la
désignation aux magistratures par voie de tirage au sort est de nature
démocratique, et que la désignation par l'élection de nature oligarchique. »
[La Politique. IV, 9. 1294-b]. » (p.14)
« Le supporteur d'une équipe sportive s'écrie : « Nous
avons gagné » quand l'enseigne de son choix remporte une victoire. Si nous
élisons un objet du monde en l'investissant de notre affection (amour ou haine)
il y a une partie de nous qui reste adhérée à la matière de nos préférences,
soit-il une personne, un emblème, un drapeau, ou n'importe quelle autre figure.
Ce que l'objet investi fait c'est nous qui le faisons. […]
Généralement, les mouvements identificatoires
inconscients, par lesquels le sujet se constitue, ont un sens positif - on ne
prend pas comme modèle les aspects considérés pauvres, dégradés ou dénigrés de
son entourage -, ce sont les représentations imaginaires socialement valorisées
dans une culture androcentrique, l'autorité, la force, la richesse, qui se
présentent en tant qu'objets sécurisants ou désirables, avant que toute
critique ne devienne possible. » (p.17)
« Chaque sujet construit son propre rapport à sa
conscience morale, sur-moïque, il y a ceux qui défendent leur for intérieur (le
tribunal de sa conscience) comme un bastion, et ceux qui « externalisent » leur
idéal du moi dans le chef ou dans l'institution, ceux qui veulent échapper à
toute responsabilité et qui vont se réfugier dans « l'obéissance due ».
Cependant, une société instituée induit une sorte de
conformité aux normes, un caractère social, qui permet à la majorité de ses
membres de fonctionner en harmonie avec les règles et les fins collectives. Sur
ces bases, [David] Riesman a pu proposer une typologie sociologique qui
caractérise les individus par leur façon de s'orienter face aux exigences
normatives : Après l'abandon des formes transcendantes de l'autorité
traditionnelle, la société moderne a connu l'émergence d'un caractère chez ses
membres typiques qui intériorise et intègre les buts ou desseins de sa culture,
et d'être, de ce fait, « intérieurement dirigés », comme si, métaphoriquement,
chacun portait en soi un gyroscope.
Au fur et à mesure que la société évolue vers le
mercantilisme et la communication de masses, le type prédominant devient un
caractère social disposé à se laisser « diriger par les autres » au milieu d'un
flux de mots qui brouille les valeurs et les expectatives de groupes et de
classes. La personne « dirigée par les autres » doit être préparée à analyser
et à réagir rapidement devant tout type de messages proches ou éloignés, elle
n'a pas à internaliser un code de conduite mais plutôt à construire un
compliqué équipement pour capter les signes des autres. La métaphore qui
convient n'est plus le gyroscope, elle serait, alors, le radar. » (pp.18-19)
« On comprend habituellement la délégation comme l'action par laquelle une personne donne mandat, procuration ou pouvoir, à une seconde personne pour agir, accomplir une tâche, parler, signer, décider, vouloir à sa place. Ainsi, le mandant transfère au mandataire, un pouvoir, potentia, capacité, qui lui est propre.
Si le mandat ou transfert est effectué par une seule personne « réelle » en faveur d'une autre personne « réelle », l'action est relativement claire. Mais, si Un seul est investi de la délégation de tout un groupe, ou d'une foule de personnes, il reçoit un pouvoir transcendant à chacun de ses commettants. Le mandataire devient une représentation du groupe, il l'incarne. De cette façon, la fonction vicariale de la délégation s'inverse ou devient circulaire, et laisse voir la relation de représentation, latente, toujours aux aguets, dans l'acte social par excellence de déléguer. Une personne singulière peut, alors, agir en tant que « personne morale », c'est-à-dire en substitut d'une entité collective. » (p.20)
« La conclusion acquise dans la seconde moitié du
XIIIe siècle était que les biens d'un collège vacant continuaient de lui
appartenir « parce qu'il était une personne « représentée » à la manière dont
une succession « représente » une personne. » La persona reprœsentata, fictive,
qui va occuper la place laissée vide par les morts ou par une communauté
disparue, en vertu de son abstraction même, et à exemple du corpus mysticum que
figurait l'Église, pourra alors doubler toute institution passée ou présente,
éteinte ou vivante. […]
Mais, cette représentation imagée, cette persona ficta ou morale, pouvait
encore se dédoubler en représentation singulière d'une pluralité, tout en étant
représentée par une personne réelle, tel que dans la succession le mort est «
représenté ». C'est de ce nouveau représentant naturel que surgira la
consistance apportée par les juristes.
Il y a donc une ambigüité interprétative dans le
concept même de représentation : dans un sens, « la représentation est
pleinement transitive, elle est celle d'un absent par un présent. Reprœsentare
signifie certainement, dans la langue du droit médiéval, être présent à la
place d'autrui ». Mais, la représentation, comme dans l'expression persona
reprœsentata, peut être comprise également d'une façon intransitive en tant que
figure mentale ou personne fictive, en absence de tout représentant vicarial
réel.
Dans ces deux fonctions implicites du terme «
représentation » viendra se nicher le paradoxe de la représentation que
reconnaîtra Thomas Hobbes quelques siècles plus tard. » (pp.24-25)
« Le jésuite Ribadeneyra dans son Tratado del principe
cristiano publié en 1595 avec le propos de défendre la monarchie catholique et
d'attaquer Machiavel, écrit : « aucun roi n'est roi absolu, ni indépendant ni
propriétaire, il est lieutenant et ministre de Dieu. » (p.26)
« Suivant en cela la tradition aristotélicienne, la
société est considérée comme un fait de nature, les hommes vivent ensemble et
constituent spontanément une entité collective pour satisfaire leurs
nécessités. Ainsi, l'homme est un animal civil, « plus social que les abeilles
». De cette nature qui donne le fondement sur lequel s'institue la communauté
ou la République, ils tirent l'intelligence (el entendimiento) de concéder «
facultés convenables » à princes ou magistrats, parce que sans ordre et sans
tête une société organisée ne peut pas fonctionner. C'est, alors, par loi
naturelle que toute République « peut et doit transférer la potestas civile
qu'elle possède » à rois, princes ou consuls. Domingo de Soto, philosophe et
théologien dominicain écrivait en 1556 De justitia et jure où il note : « Les
rois et les princes sont créés par le Peuple, qui leur transfère impérium et
potestas ». » (p.29)
« L'idée d'une délégation qui préserve la capacité
décisionnelle du mandant, qui n'entame pas sa souveraineté sur tous les
pouvoirs délégués, pourrait conforter la proposition majeure de la théorie
politique de Martin de Azpilcueta, qui dans une leçon publique à l'Université
de Salamanque en 1528, affirmait : «Le royaume n'appartient pas au roi mais à
la communauté et la domination royale n'appartient pas par droit naturel au roi
mais à la communauté laquelle, par conséquent, ne peut pas se détacher d'elle
entièrement. ».
Avec plus ou moins de clarté ou emphase, plusieurs
voix imortantes de l'Eglise espagnole des dernières décennies de ce XVIe siècle
qui se prolonge un peu sur le XVIIe, vont exprimer des convictions semblables
comme, par exemple, Luis de Molina, le jésuite qui défendait le droit de
résistance […] ou Bartolomé de las Casas, le dominicain qui prêchait en faveur
des Indiens d'Amérique, et qui affirmait qu'à l'origine, en établissant une
sorte de pacte, le peuple se concertait avec le prince sur le régime politique.
Ainsi « originairement toutes les choses et tous les peuples furent libres. ».
» (pp.29-30)
« Pendant une courte période -entre 1640 et 1660- une
seconde révolution « qui n'eut jamais lieu » grondait dans l'ombre de la
première Révolution anglaise. A ce moment-là « tout, littéralement, semblait
possible ; on assista à une remise en question, non seulement des valeurs
anciennes d'une société fondée sur la hiérarchie, mais aussi des valeurs
nouvelles de l'éthique protestante. La reprise en main ne s'effectua que
progressivement au cours du protectorat d'Olivier Cromwell ». » (p.31)
« Contrairement aux théologiens espagnols
[contractualistes] le point de départ [de Hobbes] ne sera plus la communauté
mais l'individu et sa « nature ». A l'état de nature il n'y a que des
individus, et « les hommes sont par nature égaux. ». » (p.33)
"L'escamotage de la souveraineté populaire se
cache sous le manteau de la représentation. L'individu dans la multitude est
supposé souverain, une fois le pacte effectué il fait partie d'un corps
politique, « le peuple », qui existe à condition qu'il soit représenté par un
Roi, un Conseil, une Assemblée, qui assume la souveraineté de tous, autorisé
par chacun. En tant que « l'unité du peuple », son existence même, est donnée
par l'unité du représentant, on peut dire, selon la formule paradoxale de
Hobbes dans De Cive, « le roi est ce que je nomme le peuple. »
Dans le contrat primitif des prélats espagnols la
potestas du gouvernement dérivait de la communauté, elle (la potestas) était un
pouvoir transféré ou délégué. Dans le Contrat social le peuple aussi est la
source de la souveraineté, mais il n'existe que comme persona ficta - une seule
personne représentée ou représentative - et, donc, celui qui est le dépositaire
de cette personnalité - on peut dire aussi, celui qui l'assume - sera le
possesseur de l'Autorité suprême. Dès ses origines le pacte est pensé comme un
moyen d'arriver à « l'implication ou l'inclusion des volontés de plusieurs dans
la volonté d'un seul ». [...]
La proposition de Hobbes fait partie intégrante de la
"démocratie" représentative : le peuple est souverain mais ce sont
ses représentants qui gouvernent." (pp.42-43)
"La procédure du suffrage (dit) universel pour
élire un représentant actualise ou ritualise le principe du désistement - « se
défaire ou se dessaisir » - de la volonté individuelle en faveur de la personne
qui va assumer la représentation de la volonté de tous.
Dans la représentation, l'exercice de sa volonté est
pour le commettant l'acte de son aliénation. Il choisit qui va décider pour
lui. Ainsi, avec le système représentatif, la souveraineté du peuple
(sumapotestas), ne se constitue en acte, en exercice, que quand la persona
ficta est assumée par le représentant (le Roi, l'Assemblée, le Conseil).
Proudhon pensait que « la collectivité abstraite du peuple » peut toujours
servir « au parasitisme de la minorité et à l'oppression du grand nombre. » De
cette façon, Rousseau peut faire croire -continue Proudhon en critiquant le
Contrat social et la Volonté générale- que « le souverain, c'est-à-dire le
Peuple, être fictif, personne morale, conception pure de l'entendement, a pour
représentant naturel et visible le prince ».
Alors, si la souveraineté ne peut pas se trouver dans
un artifice, elle doit vivre dans « le peuple assemblé ». Mais, « si les
assemblées primaires, dit Robespierre, étaient convoquées pour juger des
questions d'État, la Convention serait détruite. »." (p.45)
"Il y a un transfert inconscient d'une tonalité
particulière dans les relations que le sujet maintient avec ses chefs, ou ses
représentants politiques, ou les objets symboliques qu'il porte dans son cœur.
Ce transfert dépose dans l'objet investi - homme ou chose -les désirs de
toute-puissance qui échappent à la conscience adulte, le sujet répète dans ses
investissements actuels des prototypes infantiles. « Les mandants adorent leur
propre créature », écrivait Bourdieu, ainsi, en recevant la délégation de
plusieurs agents sociaux, le mandataire devient un « représentant » du groupe,
il le personnifie en lui donnant d'une certaine façon son unité symbolique. Dès
lors, la relation vicariale devient circulaire et ce qui n'était que simple
délégation se transforme en représentation. Le représentant, produit du
collectif social, mute en « fétiche politique », il usurpe l'identité du groupe
en faisant croire que le corps politique - qui est le groupe - n'existe que par
lui.
Le système représentatif, élevé au rang d'institution
légitimante du pouvoir politique, perpétue l'escamotage de la souveraineté
populaire. Et il sera un deuxième facteur qui contribue à l'expropriation de la
volonté individuelle.
Les institutions ne sont pas extérieures aux sujets
agents des actions sociales, même si nous les voyons comme formes
organisationnelles ou structures propres du milieu où nous agissons, elles sont
en réalité internes à la personne, et sont ressenties comme des manières
personnelles de penser et de se comporter.
L'institution représentationnelle, en tant que forme
normative de la relation vicariale, s'articule avec les identifications
infantiles à l'autorité (paternelle et patriarcale) et s'intègre ainsi
naturellement au « caractère social » type d'une société androcentrique."
(p.47)
« A l'été 1791, montrant une certaine radicalité démocratique, des voix demandent que la Constitution soit soumise au vote des assemblées primaires. Brissot, par exemple, ne veut admettre que le gouvernement représentatif, mais en même temps il est obligé de reconnaître que la souveraineté du peuple ne serait qu'un « vain mot » si elle n'impliquait pas une « suprématie active sur tous les pouvoirs délégués. »
Barnave n'hésite pas, emporté par son éloquence il s'insurge contre la «
provocation d'assemblées primaires », avec elles « on remplace le gouvernement
représentatif, le plus parfait des gouvernements, par tout ce qu'il y a dans la
nature de plus odieux, de plus subversif, de plus nuisible au peuple lui-même,
l'exercice immédiat de la souveraineté, la démocratie, (...) le plus grand des
fléaux ». » (p.12)
"Dès les premiers moments de la Révolution, les
districts de Paris demandent que les élus au Conseil Général de la Commune
agissent selon la volonté des assemblées primaires et qu'ils soient révocables.
Très rapidement, en 1790, l'Assemblée Constituante soumet par une loi,
l'organisation municipale de Paris aux formes « représentatives »
générales." (p.88)
« Si la Grande Révolution se drapa dans « le costume
de la République romaine » [Marx], par le même mouvement elle refoula l'Athènes
de la démocratie radicale. » (p.13)
"La capacité instituante, le pouvoir de créer et
d'établir des conventions, des normes, des institutions, est une fonction du
collectif humain, de la société comme un tout. Mais dès les origines les
sociétés ont établi une séparation radicale entre le sacré et le profane, entre
l'au-delà et l'ici-bas, et elles ont abdiqué leur capacité instituante au
profit d'une « volonté » extérieure à elles mêmes, source de l'institution du
monde. A cause de cet acte d'auto-dépossession les sociétés naissent
hétéronomes, elles reçoivent la loi, dictée un jour par les dieux ou les
ancêtres, sacrée et immuable. Ainsi se constitue un imaginaire établi qui
recouvre et occulte l'imaginaire instituant. La sortie effective de la forme
traditionnelle des sociétés se produit quand le groupe social se reconnaît
comme étant lui-même le seul créateur des nomoi, le seul référant des normes et
institutions qui le construisent en tant que société instituée. C'est, alors, la mise en question de la norme reçue, la
critique des anciennes règles et l'établissement de nouvelles par décision de
la collectivité assemblée, qui feront naître la liberté en tant que réalisation
social-historique effective, consciente et réflexive.
A ce moment-là, la liberté, la politique et la
philosophie surgissent ensemble, pensait à juste titre Castoriadis. Avec
l'invention de la démocratie, la Grèce du VIe et Ve siècle à été le lieu, le
locus, social-historique où l'autonomie est devenue possible. Autonomos, se
donner soi-même ses lois. S'interroger, réfléchir, modifier, changer, agir dans
l'échange mutuel au sein d'un espace commun où les hommes sont égaux. On peut
dire ainsi que « l'autonomie est l'agir réflexif d'une raison qui se crée dans
un mouvement sans fin, comme à la fois individuelle et sociale. »."
(pp.60-61)
"Pour arriver à une critique institutionnelle de
la loi de la majorité il faudra attendre plus de vingt siècles jusqu'au jour où
le Congrès de Saint-Imier en 1872 considérera que « dans aucun cas la majorité
d'un Congrès quelconque ne pourra imposer ses résolutions à la minorité.
»." (p.68)
"La
réappropriation par tous de la force sociale ainsi aliénée dans l'État exige la
création d'un sujet agent de ses actes, autonome, qui trouve sa liberté dans la
relation aux autres et qui l'intègre à soi comme un attribut ou un prédicat de
sa constitution. Un tel sujet, individuel ou collectif,
ne peut pas exister en dehors des institutions qui seront en harmonie avec lui.
Ce sera la mise en place d'un dessein socio-historique d'autonomie.
Dans le chemin de ce projet d'émancipation, la société
anarchiste est une forme sociale à construire. C'est une erreur de chercher
l'anarchie dans des sociétés égalitaires ou indivises, dites « primitives » ou
originaires ou encore rurales. La possibilité même d'une société organisée de
façon stable sans un pouvoir politique institué (arkhêpolitikê), prétendu
gardien de la domination juste, n'était pas pensable avant la modernité."
(pp.71-72)
« [La] modernité n'est pas d'un seul bloc. [...]
Deux postulats majeurs seront à la base de ces théories, du moins à partir de
Hobbes, et vont marquer toute la pensée libérale ultérieure. Mais, si l'un de
ces postulats - le caractère institué de la société civile -, retiré de son
courant d'origine, gardera les potentialités du radicalisme révolutionnaire,
l'autre - l'individu libre et indépendant avant le fait social - fera le lit
des dérives dé-socialisantes." (pp.70-71)
"L'individu, formé, « fabriqué », par et pour la
société concrète, réelle, qui le contient, doit, pour modifier les conditions
de son existence, pour exercer sa possible liberté, contester et combattre, non
seulement les contraintes externes qu'il trouve devant soi, mais aussi il doit
se révolter en partie contre lui-même, contre les institutions qui l'ont fait
et qu'il porte en soi.
C'est, donc, la création d'une instance réflexive où
il interroge, s'interroge et délibère qui lui permettra de surmonter les
déterminations empiriques, internes et externes qui constituent l'univers de
significations - l'imaginaire établi - où le sujet agit.
Dans l'histoire de notre époque, l'hégémonie des
tendances individualistes de la modernité, malgré les éclipses infligées par
les retours épisodiques du passé ou par les régimes totalitaires, a laissé apparaître
l'image exaltée d'un individu fondé sur soi-même, auteur et maître de ses
actes, mais isolé, solipsiste, séparé, comme une figure découpée de la masse
innombrable du commun des mortels. Et cette image a persisté jusqu'à la
première moitié du XXe siècle. Les anarchistes se sont emparés de cette vision
séduits par la force de la liberté individuelle qu'elle suggérait, en essayant
de la généraliser et de l'intégrer à la multitude d'exploités et de dominés
qu'ils ne pouvaient comprendre que comme des graines de révoltés. Ils ont
essayé de se placer ainsi à contre-courant de l'Histoire officielle faite de
rois et de tyrans, de puissants et de « grands hommes ».
L'emphase mise sur la représentation individualiste de
l'homme singulier occultait la dimension interactionnelle, collective, sociale,
présente dans la construction (et auto-construction) du sujet-agent. Cette
occultation, proche de la dénégation, facilitait l'essor, porté par le
néo-libéralisme, de l'idéologie postmoderne avec sa valorisation de l'événement
anonyme et sa critique du Sujet. Idéologie qui, à partir des années soixante du
XXe siècle, comme un retour de pendule, réintroduisait subrepticement dans
l'imaginaire Occidental l'ancien paradigme de la sujétion.
Avec la chute du sujet-agent la subjectivité change de
sens, et elle n'est plus une profondeur psychologique, un espace construit,
ouvert dans le sujet par opposition à un extérieur défini comme objectif, un
for intérieur, une instance réfléchie et délibérative. Donc, et a contrario, la
subjectivité de chacun devient le résultat d'un acte passif d'assimilation de
dispositifs, de pratiques, de relations de pouvoir et de savoirs, « un produit
presque exclusif d'un procès de subjectivation arrivant de l'extérieur, donc
d'un procès d'assujettissement, » La relation de l'individu à ses actes prend
un ordre inverse, d'acteur il devient agi. Alors, il, le sujet, continue à être
« l'individu indépendant » du libéralisme mais façonné de l'extérieur par des
forces sans visage, forcément hétéronome." (pp.78-79)
-Eduardo Colombo, Contre la représentation politique. Trois essais sur la liberté et l’Etat, Éditions Acratie, 2015, 95 pages.
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