« Nous avons toutes raisons de supposer chez Nietzsche une connaissance profonde du mouvement hégélien, de Hegel à Stirner lui-même. »
(Gilles Deleuze, Nietzsche et la Philosophie,
Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine
», 1962, 232 pages, p.187).
Viriato Soromenho-Marques enseigne la philosophie de
la nature, la philosophie politique et l’histoire des idées et politiques
européennes à l’Université de Lisbonne.
Nous traduisons des extraits de son
article « Ontological Nihilism. How Hegel was read by
Nietzsche », Abstrakt und Konkret- Zwei Schlüsselkategorien des
zeitgenössischen Denkens, Eduardo Chitas und Domenico Losurdo (hersg.),
Frankfurt am Main/Wien, Peter Lang, 2000, pp. 141-148.
« Je suis profondément convaincu que beaucoup des
efforts herméneutiques les plus connus autour de l'œuvre de Nietzsche
confondent une approche critique systématique avec un projet de reconstruction
systématique. Lorsque, par exemple, nous lisons les grands essais de Heidegger
ou de Deleuze sur Nietzsche, nous ne sommes guère en mesure de trouver le
"système" indécis de Nietzsche, bien que nous puissions certainement
reconnaître les caractéristiques des stratégies interprétatives développées
tant par Heidegger que par Deleuze [...]
Néanmoins, nous pouvons et devons percevoir certaines
zones sémantiques fortes, certains os conceptuels durs, sur lesquels Nietzsche
a organisé le tissu et la chair de sa propre réflexion créative. La catégorie
du nihilisme appartient certainement à ce terrain solide". (p.1)
"L'essence du nihilisme concerne la façon dont
les humains et leurs constructions philosophiques, en particulier ceux qui
appartiennent à la culture de l'Europe occidentale, sont (in)capables de
traiter les choses concrètes, ou, en utilisant des termes plus techniques, le
nihilisme est le concept-parapluie sous lequel se retrouve un ensemble de
réponses négatives face aux défis théoriques et pratiques (re)présentés par la
catégorie du concret en tant que prédicat ontologique vital de l'Être en tant
que tout.
Le dialogue entre Nietzsche et Hegel que je voudrais
mettre en avant dans cet article trouve ici son point de départ élargi sur la
base de deux raisons principales. Tout d'abord, il faut reconnaître que Hegel a
largement contribué au développement des outils et des problèmes philosophiques
de Nietzsche. Il existe un lien profond entre la vision-du-monde dialectique
hégélienne et la critique nietzschéenne dirigée contre la tradition
métaphysique et son mode de pensée en tant que partie intégrante de la
constellation nihiliste. Deuxièmement, c'est parce que la ligne de démarcation
conceptuelle entre les deux penseurs qui penchent vers le statut des choses
concrètes et des êtres individuels se situe précisément dans le domaine de la
doctrine de Nietzsche sur le nihilisme.
1. La signification de la tragédie grecque antique :
Quelques mois avant son effondrement mental, Nietzsche écrivit dans les pages
de Ecce Homo la déclaration suivante
à propos de son livre sur la naissance de la tragédie grecque (Die Geburt der Tragödie) publié en 1872
: "Il empeste l'hégélianisme" (sie riecht anstössig Hegelish) [...]
Cette remarque est importante à plus d'un titre car
elle montre clairement qu'en arrivant au moment fort de son travail
philosophique, Nietzsche a su reconnaître sa dette théorique profonde et
plurielle à l'égard de Hegel, même au début de son itinéraire marqué par son
apparente fidélité à l'héritage de Schopenhauer.
Dans La
Naissance de la tragédie, Hegel était avant tout un facteur influent dans
le domaine des idées et des méthodes structurelles. En apparence, la position
de Nietzsche face à Hegel est celle d'un désaccord sur la base de sa réfutation
générale du socratisme et de son héritage.
C'est pourquoi nous devons chercher profondément dans
les racines de la sphère thématique de la Tragédie afin de révéler les
caractéristiques essentielles de l'influence précoce de Hegel sur Nietzsche.
L'objectif crucial de Nietzsche dans son périple
autour des origines et de la signification de la tragédie antique était de
comprendre, plutôt que d'expliquer, le processus par lequel l'expression
esthétique de la vie dans son ensemble a subi un glissement d'une approbation
globale de l'existence à une simple ingénierie de la représentation logique. Le
tournant qui a conduit la tragédie d'Eschyle à Euripide signifiait pour
Nietzsche le déclin du pouvoir, en termes artistiques, d'accepter et de
manifester le courant de la vie dans toutes ses difficultés contradictoires, à
la fois comme source d'espoir joyeux et comme cause de douleur et de
peur." (pp.2-3)
"Les outils dramatiques immaculés de la tragédie
grecque étaient capables d'affronter positivement tous les angles de
l'existence, y compris les ombres de l'oubli et de la mort tenues à distance
par la volonté de renouveau et de renaissance. Euripide et Socrate sont apparus
comme le refus conceptuel sophistiqué d'une vision aussi intense et dure de la
vie. L'être humain théorique (theoretischer Mensch) en tant qu'idéal et type
(Typus), allié à une doctrine éthique optimiste du salut, signifiait la
collision de la recherche abstraite de la tranquillité et de la certitude
tranquille avec l'acceptation courageuse de ce que nous pouvons appeler une
ontologie du concret : l'accueil affirmatif de l'être dans toutes ses exigences
sinistres et douloureuses [...]
Pour atteindre son objectif central dans le domaine de
ses études sur la tragédie antique, Nietzsche a marché très près de la piste
ouverte par Hegel quelques décennies auparavant. Les chapitres suivants en sont
la preuve évidente :
1.1. Nietzsche a entrepris une approche dualiste et
symbolique du noyau sémantique de la tragédie grecque antique, incarné par les
entités d'Apollon et de Dionysos. Il était largement tributaire des travaux de
Hegel qui, depuis sa jeunesse, avait lutté pour surmonter les limites étroites
de l'idée de rationalité telle qu'elle avait été développée dans la tradition
philosophique occidentale moderne après Descartes. Hegel refusait d'accepter la
confusion entre la raison (Vernunft) et l'entendement (Verstand). La raison ne
doit pas être bridée [comme avec Kant] par les limites de ces catégories
intellectuelles condamnées aux limites architectoniques de la représentation
(Vorstellung). Au contraire, la tâche de la raison était de traduire, par une 'exposition'
positive (Darstellung), les formes et les figures (Gestalten) les plus aptes à
amener l'Être dans son ensemble, dans toutes ses exigences et caractéristiques,
à la lumière de la pensée". (p.4)
"1.2. Hegel a radicalement inversé la thèse
kantienne sur la destination dialectique de la raison. Au lieu de
l'autodiscipline négative kantienne contre le danger de l'illusion et de la
fantaisie, Hegel a donné un large sens positif aux objets et aux méthodes de la
raison dialectique. Il convient de souligner que, dans la même direction, la
relation entre les deux principales figures nietzschéennes (Gestalten), Apollon
et Dionysos, a été développée d'une manière très similaire à celle utilisée
dans la dialectique hégélienne, affirmant qu'Apollon et Dionysos n'étaient pas
des notions opposées susceptibles de s'exclure mutuellement. À l'inverse,
Nietzsche soutient que l'appréciation esthétique de l'existence concrète ne
peut être obtenue qu'à l'intérieur d'un mouvement complexe où les deux entités
se soumettent l'une l'autre à une sorte de négation et de conservation
mutuelles. Ceci dans un sens qui nous rappelle le concept hégélien d'Aufhebung.
1.3. [Contrairement à Hobbes], Hegel et Nietzsche
coïncident dans le refus d'identifier la rationalité humaine à la capacité
intellectuelle de base qu'est le calcul. Ils n'appartiennent pas à la longue
et vaste école moderne de pensée post-cartésienne qui a tenté de conformer la
recherche philosophique des valeurs et de la vérité aux paradigmes de
l'exactitude mathématique développés par l'algèbre et la physique. Le rôle
prééminent joué par la catégorie de la causalité a été le résultat d'une erreur
de perspective induite par la confusion entre la raison (Vernunft) et l'entendement (Verstand),
incapables d'exprimer les tonalités infinies de l'Être.
Le jeune Nietzsche, s'il devait définir l'essence de
la vérité, ne refuserait certainement pas la définition écrite par Hegel dans
la préface de sa "Phénoménologie de l'Esprit" (Phänomenologie des Geistes) : "Ce qui est vrai est donc le
délire bacchanal" (Das Wahre ist so der bacchantische Taumel, Ph.G.,
Werke, vol. 3 : 46). Par cette expression de 1807, Hegel voulait dire ce qui
était déjà clair et lumineux pour le jeune Nietzsche en 1872 : pour rester
fidèle à la poursuite de la vérité dans sa pluralité concrète, la philosophie
doit embrasser, et non refuser, les côtés tragiques de l'existence".
(pp.4-5)
"Le statut ontologique du temps historique et de
l'individualité. Le tranchant philosophique qui sépare Nietzsche de Hegel se
situe dans la question aiguë du statut ontologique de l'individualité.
La voie de collision théorique des deux penseurs était
déjà tangible alors que Nietzsche travaillait à ses deuxièmes [Considérations inactuelles]. Dans un
texte rédigé en 1873, le futur auteur du Zarathoustra
explique distinctement quels sont les principaux désaccords qui l'opposent à
Hegel dans le domaine de la philosophie de l'histoire, plus précisément dans le
chapitre concernant le rôle des personnes singulières dans le processus historique".
(p.5)
"L'impossibilité d'ouvrir des cartes temporelles
de la providence, l'absurdité de transférer des situations subjectives et
humaines à des institutions instrumentales comme l'État, l'appel aux limites et
aux défauts de l'homme - toutes ces nuances sémantiques et ces tons insufflent
une nouvelle vie à d'importantes contributions avancées auparavant par
Voltaire, Mendelssohn et Herder.
La particularité la plus remarquable est sans doute la
dernière remarque sur l'équation entre les limites étroites de la connaissance
humaine et la responsabilité historique et éthique des individus. En attirant
ainsi notre attention, Nietzsche nous transporte dans une sorte d'atmosphère
kantienne déviée. Il affirme que l'homme part de ses propres limites et de ses
failles ontologiques pour gagner sa dignité en prenant le risque de s'autogérer
et de décider, même sur fond d'incertitude. Inutile de préciser qu'il s'agit
ici d'un débat sur les propriétés métaphysiques du Soi.
Ce qui est réellement en jeu, tant pour Nietzsche que
pour Kant, et certainement contre les principes qui constituent le cœur de la
philosophie hégélienne de l'histoire, c'est l'appréciation commune selon
laquelle la responsabilité historique des individus n'est pas un fardeau ; elle
n'est pas un simple réflexe d'ignorance ou une pâle image de notre rôle le plus
secondaire dans le drame historique. L'idée de la responsabilité personnelle
est la frontière entre une véritable éthique de vie et la tendance des formes
modernes de nihilisme, qui s'efforcent d'éviter le prix élevé et l'épreuve de
la responsabilité et de la décision. L'exercice de la responsabilité est la
base solide sur laquelle repose la valeur humaine, même si l'étoile directrice
conduit à la recherche d'un nouveau fondement moral de l'humanité "au-delà
du bien et du mal".
Nous pouvons donc voir la combinaison parfaite entre
les applaudissements donnés à la réalité concrète et empirique -selon la
conception de Nietzsche du caractère tragique de l'existence, comme nous
l'avons vu plus haut- avec l'approbation des personnes concrètes, des êtres
humains réels pris dans les flux du temps et de l'espace, comme des marins dans
un Océan sans cartes de navigation préalablement élaborées". (p.6)
"Le principe de base de l'anthropologie de Nietzsche
est donc la primauté de l'être humain réel et concret, et non l'idéal abstrait
et vide de l'humanité." (p.6)
"Pour Nietzsche, la justification du mal n'est
qu'une sorte de fiction philosophique, une création intellectuelle artificielle
à l'image des idées régulatrices proposées par Kant dans la Kritik der reinen Verunft. La position
hégélienne est tout à fait différente. Hegel croyait ostensiblement à
l'existence d'un plan du monde (Weltplan)
qui, dans son développement historique, apportait la transparence qui se
transformerait en un objet ouvert aux yeux d'un raisonnement dialectique aigu.
Mais plus encore, la théodicée et la philosophie de l'histoire de Hegel sont
les lieux où l'histoire universelle prend conscience d'elle-même et s'accomplit.
Pour Nietzsche, une telle conception était le résultat d'un hubrys complet et
étonnamment logique.
Selon Nietzsche, l'histoire est faite d'efforts
individuels qui peuvent difficilement être évalués en termes de progrès. Pour
Nietzsche, la finalité de l'histoire positive et constitutive comme œuvre d'une
raison supra-humaine ambiguë représentait une capitulation hégélienne devant la
métaphysique qu'il avait contribué à ébranler dans ses racines mêmes par
l'accent qu'il avait mis sur l'essence temporelle et historique de l'existence
et de l'Être dans son ensemble.
La révolution introduite par la dialectique hégélienne
a été le passage radical de Sein à Werden. Mais au bout du chemin, les
concepts utilisés pour exprimer le mouvement temporel de l'Être en tant que
Werden se sont cristallisés et paralysés dans les rêves de l'Absolu sous ses
différents visages. Les créations idéales du système hégélien sont devenues des
formes concrètes et universelles, considérées comme plus vivantes que les
entités universelles abstraites de l'expérience singulière et fragmentaire des
êtres humains concrets. Conformément à l'interprétation nietzschéenne, l'étape
hégélienne suivante a consisté à inverser les relations entre les hommes et
leurs créations historiques, telles que l'État, en transformant les premiers en
instruments du second et en le comprenant comme l'incarnation d'une téléologie
rationnelle indépendante.
D'une certaine manière, nous pouvons comparer la
position de Nietzsche à l'égard de Kant avec sa position à l'égard de Hegel.
Selon Nietzsche, les deux penseurs ont refusé d'accepter les conséquences de
leurs grandes réalisations." (pp.7-8 )
"En se référant à la notion de nihilisme
ontologique, je pense que nous sommes mieux à même de traduire les différents
traits de la position de Nietzsche à l'égard de Hegel dans leur combinaison
d'admiration et de déception. Nietzsche a reconnu en Hegel son extraordinaire
capacité à ébranler les structures de la tradition métaphysique occidentale,
qui n'étaient qu'une partie de la construction plus large du nihilisme.
Néanmoins, selon Nietzsche, Hegel n'a pas su tenir ses promesses et les a
trahies dans le labyrinthe fascinant de son système dialectique. Ce qui s'est
perdu dans le labyrinthe hégélien, c'est avant tout la nature abyssale de
l'individualité transférée dans la complexité du système. Les implications
philosophiques de l'ontologie hégélienne étaient donc le sacrifice de la
structure concrète de l'individualité, y compris toutes ses implications
anthropologiques. Le système dialectique montre un désir vorace de se
débarrasser de la "pluralité des forces" (Vielheit von Kräften) qui
s'efforce de former un "ordre hiérarchique".
Dans la lutte entre la contemplation éternelle des
idées abstraites et l'élan exceptionnel du courant concret de l'existence, où
les entités naissent et disparaissent, où l'espoir fait place au désespoir et à
la joie, Hegel, au bout de son chemin philosophique, a choisi les eaux calmes
de la certitude métaphysique au lieu de s'aventurer sur les mers agitées du
post-nihilisme. » (pp.8-9)
-Viriato Soromenho-Marques, "Ontological Nihilism. How Hegel was read by Nietzsche”, Abstrakt und Konkret- Zwei Schlüsselkategorien des zeitgenössischen Denkens, Eduardo Chitas und Domenico Losurdo (hersg.), Frankfurt am Main/Wien, Peter Lang, 2000, pp. 141-148.
Un texte difficile. Hegel (contrairement à Schopenhauer) a une bonne réputation universitaire, et les universitaires sont souvent tentés de le mettre à toutes les sauces. Les arguments de l'auteur sont sûrement pertinents, mais de là où je me trouve, avec les connaissances qui sont les miennes, il me semble quand même que La Naissance de la tragédie doit beaucoup plus à Schopenhauer et Wagner qu'à Hegel. Nietzsche était foncièrement anti-systématique, ce n'est pas du tout la même famille d'esprits que Hegel, l'auteur le tire un peu trop de son côté à mon goût.
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