« Le rapport entre le symbole et son objet est-il naturel ou conventionnel ? Question on ne peut plus classique depuis Platon (Le Cratyle) que la linguistique moderne a tranché en affirmant le caractère conventionnel du lien entre le signifiant et le signifié. »
-Robin Guilloux, Ernst Cassirer, Essai sur l'homme, 27
août 2022.
« Démocrite est à peu près contemporain de
Socrate, et l'on peut situer sa maturité autour de 450-440. Le fragment qui
nous occupera d'abord nous a été transmis par Proclus. Ce dernier rapporte que,
selon certains, dont Pythagore, les noms ont une correspondance naturelle avec
les êtres qu'ils désignent. Pourtant, Pythagore savait que les mots sont des
créations humaines, imposées aux choses. Contradiction insoluble ? Non, parce
que seul peut nommer les choses, disait-il, l'homme sage qui, par la pensée,
connaît leur vraie nature. Il y a donc un législateur humain qui pose pour
chaque être le vrai nom qui lui revient. [...]
Proclus poursuit en présentant l'argumentation
opposée, celle de Démocrite, donc. Je ne peux que vous conseiller, sur ce
point, de reprendre le Cratyle de Platon, ce dialogue sur la
conventionnalité ou la naturalité du langage qui explicite et critique les deux
positions, mais sans aboutir à aucune conclusion. C'est pourtant un dialogue de
la maturité, ce n'est pas un exercice rhétorique, mais il reste problématique
et aporétique. Tout comme le Théétète, d'ailleurs, qui traite de l'epistèmè,
du vrai savoir, passe en revue les différentes définitions, les réfute puis se
clôt sur un "on essaiera de faire mieux la prochaine fois".
Tout au contraire, telle que la présente Proclus, la démonstration de Démocrite est exhaustive et définitive. Les quatre arguments qu'il présente sur la conventionnalité du langage me semblent, soit dit en passant, plus riches et féconds que ceux de Saussure qui, dans son Cours de linguistique générale, pour introduire le principe de l' "arbitraire du signe", se contente à peu de chose près de noter qu'en France on appelle "bœuf" ce qu'au-delà du Rhin on nomme "Ochs". Le dernier argument de Démocrite est d'ailleurs une quasi-réfutation par anticipation du structuralisme... Mais reprenons-les un par un.
Il commence par l'homonymie : si des choses différentes portent le même nom, comment ce dernier pourrait-il être par nature ? Pour que le langage soit phusei, il faudrait au moins un nom par chose. Et il n'en faudrait qu'un : c'est là le deuxième argument, la synonymie, que Démocrite -ou Proclus, peut-être- appelle polyonymie. Là encore, la naturalité du langage devrait exclure que plusieurs noms s'appliquent à une seule et même chose. On voit déjà la fécondité de ces deux premiers arguments, qui concernent l'absence de correspondance bi-univoque, de correspondance terme à terme, entre les noms et les choses, mais qu'on peut généraliser à tout le langage : une même description peut très bien s'appliquer à plusieurs processus, et un seul enchaînement de faits être décrit d'un nombre indéterminé de façons. Sans cette universalité du langage, d'ailleurs, nous ne pourrions plus parler : si le même mot, la même description ne pouvait s'appliquer à une indéfinité d'occurences, il nous faudrait sans cesse inventer de nouveaux complexes de mots pour décrire un événément inédit, ou un événement identique dans un autre lieu. [...]
Le troisième argument contre la naturalité du langage
[...] la metathesis onomatôn, le déplacement des noms, est le plus
ordinaire : c'est tout simplement que nous pouvons changer le nom d'une chose
sans affecter en rien cette chose. On peut donc appeler Aristoclès Platon, et
Tyrtamos Théophrastre [...] et ne rien changer à la nature de ces personnages :
on est à l'évidence en pleine convention.
Le quatrième argument, modestement intitulé ek
tès tôn homoiôn elleipseôs, à partir du manque de semblables, va en fait
beaucoup plus loin qu'il n'y paraît. Comment se fait-il, se demande Démocrite,
qu'au substantif phronèsis, la pensée juste, le jugement, la prudence, etc.,
corresponde le verbe phronein, bien juger, avoir tous ses esprits, etc., mais
que du nom dikaiosunè, justice, ne dérive aucun verbe ? Dans un cas, on a un
lien logique et organique, inhérent à la pensée et à la chose même, entre un
procès, une action, et une propriété catégoriale ; dans l'autre, non. A
quelle nature peut bien correspondre une telle incohérence ?
Où est la logique dans cette affaire ? Nulle part. De telles
dissymétries et anomalies ne peuvent être dues qu'à des décisions, des
positions humaines.
Vous voyez bien alors pourquoi cet argument va plus
loin qu'il n'en a l'air, qu'il est de fait une réfutation par anticipation du
structuralisme et de tout logicisme. Car il peut s'appliquer à tous les étages
du langage, et déjà au niveau élémentaire de la phonologie. Celle-ci nous
enseigne qu'il y a, dans une langue, des concaténations de phonèmes permises et
d'autres interdites, qui ne peuvent donc pas former de lexèmes, de mots. Cette
logique -que Jakobson lui-même a d'ailleurs à juste titre qualifiée de
totalitaire: tout ce qui n'est pas interdit est obligatoire- imposerait que
toutes les concaténations de phonèmes permises se réalisent, formant autant de
lexèmes dans la langue dont il s'agit. Or il n'en est rien. "Vèche",
par exemple, serait un mot parfaitement légitime en français, mais il n'existe
pas. Vous pourriez fabriquer ainsi d'innombrables mots, bien plus que n'en
comporte le français actuel, qui seraient, du point de vue phonologique,
parfaitement licites... Et, au niveau lexical, la dérivation et la production
ne s'effectuent pas uniquement selon une logique interne qui imposerait tel ou
tel mode de composition selon les cas, mais présentent cette
"accidentalité", cette dépendance à la fois à l'historicité et à
l'aspect connotatif et finalement magmatique de la
signification que Démocrite signalait déjà." (pp.255-258)
"Ma dernière remarque sur cette opposition
phusis-nomos concerne le seul mot nomos, où pour moi se résume ce que j'appelle
la création humaine chez les Grecs. Tout cela est lié à la fameuse question du
temps cyclique, à l'éternel retour, à l'ignorance du progrès, thèmes qui, j'y
ai déjà fait allusion, ne sont pas spécifiquement grecs, du moins tels qu'on les
présente d'habitude. On trouverait même de nombreux témoignages prouvant que
les Grecs n'avaient pas une conception purement cyclique du temps, dont le plus
décisif est, très tôt, cette idée d'une humanité se séparant de l'animalité
puis se construisant comme humanité par ses propres actes et créations. De
nombreux historiens de la philosophie [...] parlent à ce propos de théorie
anthropologique du progrès. Et je serais assez d'accord avec cette expression,
à condition de bien détacher le terme "progrès" de ses connotations
du XIXe siècle. Ce qui est au cœur de la conception grecque, c'est la
compréhension, assez tôt, qu'il y a une séparation entre les humains et la
nature, les animaux par exemple, qui n'est pas une donnée naturelle, mais le
produit, le résultat, d'actes humains, qui posent cette séparation, qui la
constituent, et qui sont de l'ordre du nomos. Le mot n'est pas encore employé,
et le terme de "création", poièsis en grec ancien, terme assez ambigu
d'ailleurs, n'est jamais prononcé dans ce contexte. Mais cette vue est déjà là
chez Xénophrane, par exemple dans ce fragment qui nous décrit les hommes au
départ ignorants et qui, à force de chercher, "trouvent avec le temps ce
qui est le meilleur" ; elle est aussi là chez Protagoras, d'après tout ce
qu'on sait de son œuvre, et même d'après ce qu'il dit dans le dialogue de
Platon qui porte. [...] Les témoignages essentiels pour notre propos sont
cependant trois passages, parmi les plus marquants, de poètes tragiques.
D'abord aux vers 442-468, puis 478-506 du Prométhée
enchaîné d'Eschyle, dont on ne connaît pas la date précise, mais seulement
qu'elle est une des dernières œuvres de l'auteur, qui meurt en 456. Dans cette
tragédie, on a déjà très clairement une séparation entre un état préhumain et
un état véritablement humain, même si c'est un dieu, Prométhée, qui est
responsable de cette rupture en ayant donné aux hommes les arts et les nomoi,
les institutions. [...] Mais moins d'une génération après Eschyle, en 440
environ, dans l'Antigone de Sophocle
(au vers 332-375), intervient cet hymne fantastique à la puissance créatrice
des êtres humains, qui instituent des cités, qui se donnent des lois, qui
créent le langage, les arts, etc. C'est le fameux chœur qui commence par les
vers: "Nombreuses sont les choses
terribles, mais rien n'est plus terrible que l'homme." Terrible, ici,
qui tente de traduire le mot deinon,
a le même sens que dans le "Tout
ange est terrible" de Rilke: il ne décrit pas la peur, l'horreur, la
fuite, mais la présence d'une puissance incoercible qui, lorsqu'elle apparaît,
fait s'effondrer la quotidienneté. On trouvera ensuite chez Critias, ou dans
les écrits hippocratiques, de nombreux textes insistant sur cette séparation de
l'homme par rapport à un état naturel, sur ce qui est, dans mon langage,
l'autoposition de l'humanité. Mais si les trois tragiques me semblent, encore
une fois, des témoins privilégiés à cet égard, c'est parce que leur génie a été
aussi d'exprimer avec une acuité fantastique ce qu'on pourrait appeler des
topoi de l'époque, des idées, des problématiques [...] qui sont discutées, qui
sont dans l'air du temps. [...] Je crois donc que la position du nomos comme
équivalent à l'auto-institution de l'humanité est une idée qui, au tournant des
VIe-Ve siècles, entre 500 et 450, commence à être perçue. » (pp.259-261)
-Cornelius Castoriadis, Ce qui fait la Grèce. 1.
D'Homère à Héraclite. La création humaine II, séminaire 1982-1983, Seuil, 2004,
361 pages.
Ainsi, les hommes font historiquement leur propre
langage.
Comment expliquer le conventionnalisme ou l’artificialisme de Démocratie, la conscience de survenue de l’ordre culturel et symbolique au-delà du niveau proprement organique de l’animal naturel ? Comment une conscience embryonnaire de la dimension social-historique de l’Homme introduite par la création humaine est-elle apparue à Démocrite ? Ne faut-il pas interpréter sa clairvoyance ontologique comme une conséquence de son matérialisme ? La conscience de la puissance humaine n’est-elle pas fonction inverse de son degré de dénégation et d’attribution de celle-ci à une puissance surnaturelle, selon le schéma feuerbachien de l’aliénation religieuse ?
Démocrite, en effet, reprend de son maître Leucippe un
matérialisme atomiste. Le fond de la réalité est composée d’atomes qui se
rencontrent dans le vide selon des lois causales strictes. Il s’ensuit que le
cours du temps amène peu à peu l’engendrement de toutes les entités que les
rencontres atomiques sont susceptibles d’engendrer par effet de composition. Une complexification continue marque la
dynamique de la matière. De nouveaux « ordres de choses » –des régimes d’individuation dirait Simondon ;
des strates sur le plan d’immanence
dirait Deleuze- se constituent au fil du temps. Le monde social-historique, la société
humaine, est l’une de ces « régions de l’être » apparue le plus
récemment.
Ce qui autorise notre interprétation, c’est que le matérialisme, par l’idée de matière par soi-même en mouvement d’auto-différenciation, l’idée d’émergence, est également favorable à l’apparition d’une pensée du progrès historique. Si unité de l'être, de la nature il y a, ce n'est qu'une « étrange unité qui ne se dit que du multiple » (Deleuze) ; une unité au sein d'une différenciation croissante. Le temps du matérialisme authentique n'est ni une homogénéité cyclique, ni une homogénéité linéaire vers un avenir inéluctable, mais une continuité de ruptures, de sauts, de nouveautés, de mutations, de créations imprévues, de proliférations des différences.
« Être
matérialiste, c’est en effet expliquer le plus haut par le plus bas : par
exemple la pensée par la vie non pensante, la vie par la matière inanimée,
l’esprit par le corps, la superstructure par l’infrastructure, etc., ce qui
suppose que le plus bas ou le plus simple existe d’abord, et engendre le plus
haut par un processus historique de complexification – par quoi, comme Guyau
l’avait vu, l’idée de progrès est aussi importante, dans la tradition
matérialiste, que celle de chute dans la tradition religieuse ou idéaliste. »
-André Comte-Sponville, "« Nous avons été spinozistes », une lecture
matérialiste de Spinoza", 21/10/2020: https://aas.hypotheses.org/706#_ftn53
Ce n’est sans doute pas un hasard si le co-fondateur du matérialisme historique, Karl Marx, avait consacré sa thèse de doctorat à la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure.
Post-scriptum du 14 mars 2023: "Bien que les preuves ne soient pas certaines, Démocrite pourrait être à l'origine d'une théorie ancienne sur le développement historique des communautés humaines. Contrairement à la vision hésiodique selon laquelle le passé humain a comporté un âge d'or dont l'époque actuelle est le déclin, une tradition alternative qui pourrait dériver de Démocrite suggère que la vie humaine était à l'origine semblable à celle des animaux ; elle décrit le développement progressif des communautés humaines à des fins d'entraide, l'origine du langage, de l'artisanat et de l'agriculture. Bien que le texte en question ne mentionne pas Démocrite nommément, il est la source la plus plausible (Cole 1967 ; Cartledge 1997).
Si Démocrite est la source de cette théorie, cela
suggère qu'il prenait au sérieux la nécessité de rendre compte de l'origine de
tous les aspects du monde de notre expérience. Les institutions humaines ne
pouvaient pas être considérées comme des structures permanentes ou des dons
divins. Les explications proposées suggèrent que la culture humaine s'est
développée en réponse à la nécessité et aux difficultés de notre environnement.
Il a été suggéré que la taille infinie de l'univers atomiste et donc le nombre
de combinaisons et d'arrangements possibles qui se produiraient par le seul
fait du hasard sont importants dans le développement d'un récit qui peut
montrer comment les institutions humaines apparaissent sans supposer des
origines téléologiques ou théologiques."
-Sylvia Berryman, "Democritus", The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Spring 2023 Edition), Edward N. Zalta & Uri Nodelman (eds.).
Post-scriptum du 6 avril 2023: Démocrite n'a pas tiré toutes les implications philosophiques de sa théorie du langage. Une connaissance zoologique, biologique et cybernétique encore inaccessible à son époque lui aurait montré que là où la communication animale relève du stimuli-réponse –une consigne est transmise à la fourmi par les traces olfactives d’une fourmi précédente, il n’y a pas d’interprétation multiple du message ni de variation comportementale possible- le langage humain introduit qu’à à lui une information qui rend possible une oscillation comportementale, donc une montée d’indétermination.
La parole humaine est certes limitée physiologiquement
mais elle n'est déterminée ni du point de vue formel (arbitraire du signe) ni
du point de vue de ses effets (interprétation et indétermination relative de
l'information). L’imagination humaine, la symbolisation,
introduit une rupture, un saut ontologique par rapport à tout déterminisme
(naturel ou social).
L'arbitraire du langage signale les limites du déterminisme
-c'est ce que n'a pas vu Démocrite, qui continue de maintenir un matérialisme
purement mécanique. Il n'a pas assez réfléchi aux implications ontologiques de
l'indétermination, de la création à l'œuvre dans l'activité humaine. Ce
dépassement ne commencera à être entrepris qu'avec l’élaboration par Marx du
concept de praxis (dans les Thèses sur Feuerbach). Et encore Marx
lui-même ne parviendra pas à échapper jusqu'au bout à la retombée dans le
déterminisme (historique).
Ah oui, mon ami Robin Guilloux d’Agoravox. Un peu scolaire mais très bon, très renseigné sur ce dont il parle.
RépondreSupprimerPour le reste, votre hypothèse de relier l’anti-cratylisme de Démocrite à son matérialisme est assez stimulante, il faut le reconnaître. Démocrite est surtout connu pour sa théorie des atomes, je ne savais pas qu’il s’était aussi intéressé à ces questions de langage. Pourquoi pas ? Votre exposé est un peu lapidaire, mais il y a sans doute en effet quelque chose à creuser entre l’arbitraire des concrétions d’atomes au sein du « plan d’immanence » et l’arbitraire du signifiant par rapport au signifié. D’ailleurs on peut sans doute trouver l’équivalence inverse au sein de l’école « idéaliste » : création du monde par Dieu et conception sacrée de la langue (hébreu de la Torah, arabe du Coran, sanskrit des Vedas). Vous avez mis le doigt sur quelque chose !
Un commentaire qui fait plaisir ! ;)
SupprimerOui, je suis assez passionné par le fait de reconstituer la dimension systémique de la philosophie, de faire sentir que les problèmes et les positions ne sont pas étanches les uns vis-à-vis des autres... Ayn Rand parle d' "intégration". Il faut développer une pensée cohérente et aussi totalisante qu'on puisse le faire, comprendre qu'il y a des liens entre des sujets apparemment très éloignés....