dimanche 26 février 2023

Le matérialisme historique de Démocrite. Les origines grecques de la conscience de l’historicité du monde social

« Le rapport entre le symbole et son objet est-il naturel ou conventionnel ? Question on ne peut plus classique depuis Platon (Le Cratyle) que la linguistique moderne a tranché en affirmant le caractère conventionnel du lien entre le signifiant et le signifié. »  

-Robin Guilloux, Ernst Cassirer, Essai sur l'homme, 27 août 2022.


« Démocrite est à peu près contemporain de Socrate, et l'on peut situer sa maturité autour de 450-440. Le fragment qui nous occupera d'abord nous a été transmis par Proclus. Ce dernier rapporte que, selon certains, dont Pythagore, les noms ont une correspondance naturelle avec les êtres qu'ils désignent. Pourtant, Pythagore savait que les mots sont des créations humaines, imposées aux choses. Contradiction insoluble ? Non, parce que seul peut nommer les choses, disait-il, l'homme sage qui, par la pensée, connaît leur vraie nature. Il y a donc un législateur humain qui pose pour chaque être le vrai nom qui lui revient. [...] 

Proclus poursuit en présentant l'argumentation opposée, celle de Démocrite, donc. Je ne peux que vous conseiller, sur ce point, de reprendre le Cratyle de Platon, ce dialogue sur la conventionnalité ou la naturalité du langage qui explicite et critique les deux positions, mais sans aboutir à aucune conclusion. C'est pourtant un dialogue de la maturité, ce n'est pas un exercice rhétorique, mais il reste problématique et aporétique. Tout comme le Théétète, d'ailleurs, qui traite de l'epistèmè, du vrai savoir, passe en revue les différentes définitions, les réfute puis se clôt sur un "on essaiera de faire mieux la prochaine fois".

Tout au contraire, telle que la présente Proclus, la démonstration de Démocrite est exhaustive et définitive. Les quatre arguments qu'il présente sur la conventionnalité du langage me semblent, soit dit en passant, plus riches et féconds que ceux de Saussure qui, dans son Cours de linguistique générale, pour introduire le principe de l' "arbitraire du signe", se contente à peu de chose près de noter qu'en France on appelle "bœuf" ce qu'au-delà du Rhin on nomme "Ochs". Le dernier argument de Démocrite est d'ailleurs une quasi-réfutation par anticipation du structuralisme... Mais reprenons-les un par un. 

Il commence par l'homonymie : si des choses différentes portent le même nom, comment ce dernier pourrait-il être par nature ? Pour que le langage soit phusei, il faudrait au moins un nom par chose. Et il n'en faudrait qu'un : c'est là le deuxième argument, la synonymie, que Démocrite -ou Proclus, peut-être- appelle polyonymie. Là encore, la naturalité du langage devrait exclure que plusieurs noms s'appliquent à une seule et même chose. On voit déjà la fécondité de ces deux premiers arguments, qui concernent l'absence de correspondance bi-univoque, de correspondance terme à terme, entre les noms et les choses, mais qu'on peut généraliser à tout le langage : une même description peut très bien s'appliquer à plusieurs processus, et un seul enchaînement de faits être décrit d'un nombre indéterminé de façons. Sans cette universalité du langage, d'ailleurs, nous ne pourrions plus parler : si le même mot, la même description ne pouvait s'appliquer à une indéfinité d'occurences, il nous faudrait sans cesse inventer de nouveaux complexes de mots pour décrire un événément inédit, ou un événement identique dans un autre lieu. [...] 

Le troisième argument contre la naturalité du langage [...] la metathesis onomatôn, le déplacement des noms, est le plus ordinaire : c'est tout simplement que nous pouvons changer le nom d'une chose sans affecter en rien cette chose. On peut donc appeler Aristoclès Platon, et Tyrtamos Théophrastre [...] et ne rien changer à la nature de ces personnages : on est à l'évidence en pleine convention.

Le quatrième argument, modestement intitulé ek tès tôn homoiôn elleipseôs, à partir du manque de semblables, va en fait beaucoup plus loin qu'il n'y paraît. Comment se fait-il, se demande Démocrite, qu'au substantif phronèsis, la pensée juste, le jugement, la prudence, etc., corresponde le verbe phronein, bien juger, avoir tous ses esprits, etc., mais que du nom dikaiosunè, justice, ne dérive aucun verbe ? Dans un cas, on a un lien logique et organique, inhérent à la pensée et à la chose même, entre un procès, une action, et une propriété catégoriale ; dans l'autre, non. A quelle nature peut bien correspondre une telle incohérence ? Où est la logique dans cette affaire ? Nulle part. De telles dissymétries et anomalies ne peuvent être dues qu'à des décisions, des positions humaines.

Vous voyez bien alors pourquoi cet argument va plus loin qu'il n'en a l'air, qu'il est de fait une réfutation par anticipation du structuralisme et de tout logicisme. Car il peut s'appliquer à tous les étages du langage, et déjà au niveau élémentaire de la phonologie. Celle-ci nous enseigne qu'il y a, dans une langue, des concaténations de phonèmes permises et d'autres interdites, qui ne peuvent donc pas former de lexèmes, de mots. Cette logique -que Jakobson lui-même a d'ailleurs à juste titre qualifiée de totalitaire: tout ce qui n'est pas interdit est obligatoire- imposerait que toutes les concaténations de phonèmes permises se réalisent, formant autant de lexèmes dans la langue dont il s'agit. Or il n'en est rien. "Vèche", par exemple, serait un mot parfaitement légitime en français, mais il n'existe pas. Vous pourriez fabriquer ainsi d'innombrables mots, bien plus que n'en comporte le français actuel, qui seraient, du point de vue phonologique, parfaitement licites... Et, au niveau lexical, la dérivation et la production ne s'effectuent pas uniquement selon une logique interne qui imposerait tel ou tel mode de composition selon les cas, mais présentent cette "accidentalité", cette dépendance à la fois à l'historicité et à l'aspect connotatif et finalement magmatique de la signification que Démocrite signalait déjà." (pp.255-258)

"Ma dernière remarque sur cette opposition phusis-nomos concerne le seul mot nomos, où pour moi se résume ce que j'appelle la création humaine chez les Grecs. Tout cela est lié à la fameuse question du temps cyclique, à l'éternel retour, à l'ignorance du progrès, thèmes qui, j'y ai déjà fait allusion, ne sont pas spécifiquement grecs, du moins tels qu'on les présente d'habitude. On trouverait même de nombreux témoignages prouvant que les Grecs n'avaient pas une conception purement cyclique du temps, dont le plus décisif est, très tôt, cette idée d'une humanité se séparant de l'animalité puis se construisant comme humanité par ses propres actes et créations. De nombreux historiens de la philosophie [...] parlent à ce propos de théorie anthropologique du progrès. Et je serais assez d'accord avec cette expression, à condition de bien détacher le terme "progrès" de ses connotations du XIXe siècle. Ce qui est au cœur de la conception grecque, c'est la compréhension, assez tôt, qu'il y a une séparation entre les humains et la nature, les animaux par exemple, qui n'est pas une donnée naturelle, mais le produit, le résultat, d'actes humains, qui posent cette séparation, qui la constituent, et qui sont de l'ordre du nomos. Le mot n'est pas encore employé, et le terme de "création", poièsis en grec ancien, terme assez ambigu d'ailleurs, n'est jamais prononcé dans ce contexte. Mais cette vue est déjà là chez Xénophrane, par exemple dans ce fragment qui nous décrit les hommes au départ ignorants et qui, à force de chercher, "trouvent avec le temps ce qui est le meilleur" ; elle est aussi là chez Protagoras, d'après tout ce qu'on sait de son œuvre, et même d'après ce qu'il dit dans le dialogue de Platon qui porte. [...] Les témoignages essentiels pour notre propos sont cependant trois passages, parmi les plus marquants, de poètes tragiques. D'abord aux vers 442-468, puis 478-506 du Prométhée enchaîné d'Eschyle, dont on ne connaît pas la date précise, mais seulement qu'elle est une des dernières œuvres de l'auteur, qui meurt en 456. Dans cette tragédie, on a déjà très clairement une séparation entre un état préhumain et un état véritablement humain, même si c'est un dieu, Prométhée, qui est responsable de cette rupture en ayant donné aux hommes les arts et les nomoi, les institutions. [...] Mais moins d'une génération après Eschyle, en 440 environ, dans l'Antigone de Sophocle (au vers 332-375), intervient cet hymne fantastique à la puissance créatrice des êtres humains, qui instituent des cités, qui se donnent des lois, qui créent le langage, les arts, etc. C'est le fameux chœur qui commence par les vers: "Nombreuses sont les choses terribles, mais rien n'est plus terrible que l'homme." Terrible, ici, qui tente de traduire le mot deinon, a le même sens que dans le "Tout ange est terrible" de Rilke: il ne décrit pas la peur, l'horreur, la fuite, mais la présence d'une puissance incoercible qui, lorsqu'elle apparaît, fait s'effondrer la quotidienneté. On trouvera ensuite chez Critias, ou dans les écrits hippocratiques, de nombreux textes insistant sur cette séparation de l'homme par rapport à un état naturel, sur ce qui est, dans mon langage, l'autoposition de l'humanité. Mais si les trois tragiques me semblent, encore une fois, des témoins privilégiés à cet égard, c'est parce que leur génie a été aussi d'exprimer avec une acuité fantastique ce qu'on pourrait appeler des topoi de l'époque, des idées, des problématiques [...] qui sont discutées, qui sont dans l'air du temps. [...] Je crois donc que la position du nomos comme équivalent à l'auto-institution de l'humanité est une idée qui, au tournant des VIe-Ve siècles, entre 500 et 450, commence à être perçue. » (pp.259-261)

-Cornelius Castoriadis, Ce qui fait la Grèce. 1. D'Homère à Héraclite. La création humaine II, séminaire 1982-1983, Seuil, 2004, 361 pages.

 

Ainsi, les hommes font historiquement leur propre langage.

Comment expliquer le conventionnalisme ou l’artificialisme de Démocratie, la conscience de survenue de l’ordre culturel et symbolique au-delà du niveau proprement organique de l’animal naturel ? Comment une conscience embryonnaire de la dimension social-historique de l’Homme introduite par la création humaine est-elle apparue à Démocrite ? Ne faut-il pas interpréter sa clairvoyance ontologique comme une conséquence de son matérialisme ? La conscience de la puissance humaine n’est-elle pas fonction inverse de son degré de dénégation et d’attribution de celle-ci à une puissance surnaturelle, selon le schéma feuerbachien de l’aliénation religieuse ? 

Démocrite, en effet, reprend de son maître Leucippe un matérialisme atomiste. Le fond de la réalité est composée d’atomes qui se rencontrent dans le vide selon des lois causales strictes. Il s’ensuit que le cours du temps amène peu à peu l’engendrement de toutes les entités que les rencontres atomiques sont susceptibles d’engendrer par effet de composition. Une complexification continue marque la dynamique de la matière. De nouveaux « ordres de choses » –des régimes d’individuation dirait Simondon ; des strates sur le plan d’immanence dirait Deleuze- se constituent au fil du temps. Le monde social-historique, la société humaine, est l’une de ces « régions de l’être » apparue le plus récemment. 

Ce qui autorise notre interprétation, c’est que le matérialisme, par l’idée de matière par soi-même en mouvement d’auto-différenciation, l’idée d’émergence, est également favorable à l’apparition d’une pensée du progrès historique. Si unité de l'être, de la nature il y a, ce n'est qu'une « étrange unité qui ne se dit que du multiple » (Deleuze) ; une unité au sein d'une différenciation croissante. Le temps du matérialisme authentique n'est ni une homogénéité cyclique, ni une homogénéité linéaire vers un avenir inéluctable, mais une continuité de ruptures, de sauts, de nouveautés, de mutations, de créations imprévues, de proliférations des différences. 

« Être matérialiste, c’est en effet expliquer le plus haut par le plus bas : par exemple la pensée par la vie non pensante, la vie par la matière inanimée, l’esprit par le corps, la superstructure par l’infrastructure, etc., ce qui suppose que le plus bas ou le plus simple existe d’abord, et engendre le plus haut par un processus historique de complexification – par quoi, comme Guyau l’avait vu, l’idée de progrès est aussi importante, dans la tradition matérialiste, que celle de chute dans la tradition religieuse ou idéaliste. » -André Comte-Sponville, "« Nous avons été spinozistes », une lecture matérialiste de Spinoza", 21/10/2020: https://aas.hypotheses.org/706#_ftn53

Ce n’est sans doute pas un hasard si le co-fondateur du matérialisme historique, Karl Marx, avait consacré sa thèse de doctorat à la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure.

Post-scriptum du 14 mars 2023: "Bien que les preuves ne soient pas certaines, Démocrite pourrait être à l'origine d'une théorie ancienne sur le développement historique des communautés humaines. Contrairement à la vision hésiodique selon laquelle le passé humain a comporté un âge d'or dont l'époque actuelle est le déclin, une tradition alternative qui pourrait dériver de Démocrite suggère que la vie humaine était à l'origine semblable à celle des animaux ; elle décrit le développement progressif des communautés humaines à des fins d'entraide, l'origine du langage, de l'artisanat et de l'agriculture. Bien que le texte en question ne mentionne pas Démocrite nommément, il est la source la plus plausible (Cole 1967 ; Cartledge 1997).

Si Démocrite est la source de cette théorie, cela suggère qu'il prenait au sérieux la nécessité de rendre compte de l'origine de tous les aspects du monde de notre expérience. Les institutions humaines ne pouvaient pas être considérées comme des structures permanentes ou des dons divins. Les explications proposées suggèrent que la culture humaine s'est développée en réponse à la nécessité et aux difficultés de notre environnement. Il a été suggéré que la taille infinie de l'univers atomiste et donc le nombre de combinaisons et d'arrangements possibles qui se produiraient par le seul fait du hasard sont importants dans le développement d'un récit qui peut montrer comment les institutions humaines apparaissent sans supposer des origines téléologiques ou théologiques." 

-Sylvia Berryman, "Democritus", The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Spring 2023 Edition), Edward N. Zalta & Uri Nodelman (eds.).

Post-scriptum du 6 avril 2023: Démocrite n'a pas tiré toutes les implications philosophiques de sa théorie du langage. Une connaissance zoologique, biologique et cybernétique encore inaccessible à son époque lui aurait montré que là où la communication animale relève du stimuli-réponse –une consigne est transmise à la fourmi par les traces olfactives d’une fourmi précédente, il n’y a pas d’interprétation multiple du message ni de variation comportementale possible- le langage humain introduit qu’à à lui une information qui rend possible une oscillation comportementale, donc une montée d’indétermination.

La parole humaine est certes limitée physiologiquement mais elle n'est déterminée ni du point de vue formel (arbitraire du signe) ni du point de vue de ses effets (interprétation et indétermination relative de l'information). L’imagination humaine, la symbolisation, introduit une rupture, un saut ontologique par rapport à tout déterminisme (naturel ou social). 

L'arbitraire du langage signale les limites du déterminisme -c'est ce que n'a pas vu Démocrite, qui continue de maintenir un matérialisme purement mécanique. Il n'a pas assez réfléchi aux implications ontologiques de l'indétermination, de la création à l'œuvre dans l'activité humaine. Ce dépassement ne commencera à être entrepris qu'avec l’élaboration par Marx du concept de praxis (dans les Thèses sur Feuerbach). Et encore Marx lui-même ne parviendra pas à échapper jusqu'au bout à la retombée dans le déterminisme (historique).  

2 commentaires:

  1. Ah oui, mon ami Robin Guilloux d’Agoravox. Un peu scolaire mais très bon, très renseigné sur ce dont il parle.

    Pour le reste, votre hypothèse de relier l’anti-cratylisme de Démocrite à son matérialisme est assez stimulante, il faut le reconnaître. Démocrite est surtout connu pour sa théorie des atomes, je ne savais pas qu’il s’était aussi intéressé à ces questions de langage. Pourquoi pas ? Votre exposé est un peu lapidaire, mais il y a sans doute en effet quelque chose à creuser entre l’arbitraire des concrétions d’atomes au sein du « plan d’immanence » et l’arbitraire du signifiant par rapport au signifié. D’ailleurs on peut sans doute trouver l’équivalence inverse au sein de l’école « idéaliste » : création du monde par Dieu et conception sacrée de la langue (hébreu de la Torah, arabe du Coran, sanskrit des Vedas). Vous avez mis le doigt sur quelque chose !

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    1. Un commentaire qui fait plaisir ! ;)

      Oui, je suis assez passionné par le fait de reconstituer la dimension systémique de la philosophie, de faire sentir que les problèmes et les positions ne sont pas étanches les uns vis-à-vis des autres... Ayn Rand parle d' "intégration". Il faut développer une pensée cohérente et aussi totalisante qu'on puisse le faire, comprendre qu'il y a des liens entre des sujets apparemment très éloignés....

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