"La présentation de
la pensée de Francis Bacon s'inscrit dans un dispositif pour le moins
surprenant. Le "chef de file des philosophies de l'expérience",
"du philosopher extérieur, du philosopher sensible" forme avec Jacob Böhme, le "grand theosophus teutonicus", pionnier "barbare"
de la "philosophia teutonica" un diptyque improbable, composé de
"deux philosophies parfaitement disparates" ayant pour commune
mission de donner le coup d'envoi de la modernité en la soumettant à des
impulsions totalement opposées, qui se révéleront complémentaires pour peu
qu'on les évalue du point de vue spéculatif de la "dernière
philosophie" parvenue à sa vérité. D'un côté, le "lord-chancelier
anglais" ferraillant avec les dogmes de la scholastique médiévale
-moyennant une sous-estimation de ce que l'empirisme et une telle scolastique,
en vertu de leur ancrage dans le régime de la représentation, ont en commun- et
arrimant fermement la connaissance scientifique à l'expérience sensible, de
l'autre le "cordonnier allemand de Lusace" exprimant en un
"chaos étincelant" de formulations pittoresques (qui mêlent
avec audace et confusion des symboles chrétiens, des images chimiques et des
compositions néologiques de plusieurs mots) le mysterium magnum de
la Trinité. Quel est le sens d'un tel rapprochement de deux
"extrêmes" que tout semble opposer ?
Sur le plan des
traditions nationales, tout d'abord, ce double départ permet de rendre compte
de la constitution de deux lignées philosophiques distinctes, anglaise et
germanique, qui vont se rejoindre en Allemagne via Leibniz (qui s'inspire de
Böhme tout en se confrontant à Bacon et à Locke), présidant ainsi à la
naissance de la philosophie allemande moderne." (pp.69-7)
"Dans le
"concept préliminaire" de la Science de la logique de
l'Encyclopédie, Hegel marque fortement la continuité entre les deux
positions, en dépit de la volonté de rupture affichée par l'empirisme : "L'empirisme
[...] a cette source en commun avec la métaphysique elle-même, en tant que
celle-ci, pour confirmer ses définitions -les présuppositions ainsi que le
contenu le plus déterminé-, a pareillement pour garantie les représentations,
c'est-à-dire le contenu provenant tout d'abord de l'expérience." (note
2 p.70)
"La pensée böhmienne
est donc la présentation confuse et infra-conceptuelle d'un contenu
authentiquement spéculatif, la "subjectivité infinie", l'identité
dialectique de l'identité et la différence, du "Père" et du
"Fils", du bien et du mal, de la liberté divine et de la liberté
humaine, sous une forme encore informe, dépourvue de méthode et de précision
rationnelles, engluée dans le symbolisme luxuriant de l'imagination [...]
Elle relève bien du stade
de "l'annonce de la métaphysique", de l'obscur pressentiment de
l'esprit spéculatif qui est encore "prisonnier de la dureté noueuse du
sensible, -du dur et noueux lacis de la représentation", non du stade de la
métaphysique proprement dite." (p.72)
"Sur l'identité de
contenu du mystique et du spéculatif, voir Enc. 1830 [...] "Le mystique
est assurément quelque chose de mystérieux, mais toutefois seulement pour
l'entendement, et cela simplement parce que l'identité abstraite est le principe
de l'entendement alors que le mystique (en tant que synonyme du
spéculatif) est l'unité concrète de ces déterminations qui pour l'entendement
ne valent comme vraies que dans leur séparation et opposition"."
(note 3 p.72)
"L'auteur du Novum
Organum, quant à lui, assume "l'abandon du contenu situé dans
l'au-delà" pour investir "la voie empirique du savoir', abordant les
sciences "de manière pratique", "d'après l'utilité, l'expérience
et la compréhension concrète", mais aussi "méthodiquement", et
c'est cette insistance sur la méthode scientifique "qui lui vaut une place
dans l'histoire des sciences et de la philosophie".
En faisant
"descendre le philosopher au niveau des choses mondaines", Bacon, ce
"héros de l'empirie", fait droit à la particularité sensible du
contenu, à la "finité" du savoir, assumant pleinement l'un des
aspects décisifs de la vie de l'esprit, tout en négligeant l'autre aspect,
privilégié de manière tout aussi unilatérale par Böhme [...]
Là où le philosophus
teutonicus se dédiait pleinement et immédiatement à l'intuition de
l'Idée absolue, de l'identité concrète (trinitaire) de l'infini et du fini,
proposant ainsi une connaissance sensible de l'infini, le fondateur de la
philosophie anglaise moderne prend le parti inverse et vise à élaborer une
connaissance intellectuelle du fini, ne partant de l'observation des phénomènes
naturels que pour mieux en appréhender les "formes", les essences et
les lois universelles. Ce faisant, il réalise une exigence essentielle de
l'Idée absolue : si la science achevée "doit procéder à partir
d'elle-même" et non de l'empirie, elle doit néanmoins, dans sa phase de
constitution, en passer par "la marche du singulier, du particulier à
l'universel" selon une procédure "d'action et réaction sur
l'empirique" qui permet d' "élaborer la matière donnée" en vue
d'en révéler les invariants universels." (pp.73-74)
"Avec E. Renault
[...] on peut estimer que Hegel assume pleinement, notamment dans sa
philosophie de la nature, cette idée d'une élaboration de la connaissance
empirique par "action et réaction" de l'esprit face à l'empirie (sans
pour autant accepter l'interprétation empiriste d'une telle relation de
l'esprit au monde), au plus loin des caricatures faisant de la Naturphilosophie hégélienne
une simple construction métaphysique des lois de la nature dédaigneuse de la
méthodologie des sciences empiriques." (note 2 p.74)
"Si
"l'esprit" baconien trouve grâce aux yeux de l'auteur de la Philosophie
de la nature, la lettre de ses textes ne jouit guère d'une semblable
faveur. Deux points retiennent en particulier l'attention de Hegel : la
classification baconienne des sciences et l'élaboration d'une nouvelle méthode
de la connaissance scientifique. S'agissant du premier point, le projet d'une
"encyclopédie systématique des sciences" mis en œuvre dans le De
Augmentis Scientiarum sombre rapidement dans une énumération peu
rigoureuse qui relève davantage d'un simple "agrégat des sciences"
que d'une véritable totalisation rigoureuse, celle-ci étaient divisées puis
subdivisées en fonction des "différences des facultés spirituelles"
que sont la mémoire (dont la science est l'histoire), l'imagination (dont la
science est la poésie) et la raison (dont la science est la philosophie). Une
telle division est elle-même "tirée de l'expérience", adossée à une
psychologie empirique sommaire." (pp.74-75)
"Le second point,
qui consiste à "faire valoir une nouvelle méthode de savoir",
n'est pas plus satisfaisant, dans la mesure où il témoigne d'un aveuglement
fatal de la démarche baconienne à l'égard de ses propres présupposés
théoriques. En effet, ce qui anime une telle démarche, c'est "son attitude
polémique envers la méthode scolastique -jusque-là en vigueur- du savoir par
voie d'inférence (Schliessen), c'est-à-dire envers les formes
syllogistiques", qui se traduit par une critique cinglante des
"anticipationes naturae" de la pensée médiévale, lesquelles sont
autant de "toiles d'araignées et figures brumeuses de l'entendement abstrait".
Ferraillant, à juste titre selon Hegel, contre le dogmatisme stérile des procédés
scolastiques -"on part de présupposés, définitions et notions
admises, d'une abstraction, d'un abstractum scolastique, et
l'on va raisonnant, à partir de là, sans s'occuper de ce qu'il en est dans la
réalité"- l'auteur du Novum Organum fait valoir
"l'explication, l'interprétation de la nature" contre
"cette manière de procéder apriorique", au point -et
c'est ici que le bât blesse- de "rejette[r] d'une façon générale
l'inférence". Dans ce malentendu baconien, on aperçoit déjà l'ambiguïté
qui, aux yeux de Hegel, sera fatale à l'empirisme moderne, notamment à
"l'empirisme scientifique" post-lockien : le rejet de la
syllogistique scolastique (qui a le tort de prendre appui sur des contenus a
priori simplement présupposés, succombant ainsi à une sorte d'empirisme des
représentations d'entendement) au profit du raisonnement par induction et
analogie à partir d'observations empiriques de la nature n'équivaut nullement à
un changement de procédure, mais simplement à une "substitution de
contenu". A un contenu a priori présupposé comme prémisse de
l'inférence syllogistique, on substitue un contenu a posteriori
présupposé comme point de départ de la remontée inductive vers l'universel ;
mais une telle modification de contenu n'émancipe aucunement l'approche
baconienne du recours au procédé inférentiel, quoi qu'il en dise. "Il
oppose l'induction au syllogisme ; mais cette opposition est formelle, toute
induction est aussi une inférence." Plus précisément, le procédé
inductif prend le plus souvent, dans le cas de ce que Bacon nommait les
"tables de présence"- l'allure d'un "syllogisme intégral"
qui a la forme suivante :
D'un grand nombre de
propositions on déduit un universel : première proposition, ces corps ont ces
propriétés ; deuxième proposition, tous ces corps appartiennent à une seule
classe ; par conséquent, troisièmement, cette classe a ces propriétés."
(pp.76-77)
"Signalons que
Hegel, dans sa présentation, ne détaille pas les différents types de tables de
comparution et d'exclusion [...] ce qui contribue à simplifier à l'excès le
propos de Bacon et à négliger son effort de se démarquer ; non seulement de la
scolastique médiévale, mais aussi de la conception aristotélicienne du
raisonnement inductif au profit d'une valorisation des procédures d'élimination
et d'exclusion qui le rapproche davantage de la dialectique platonicienne.
[...] on peut estimer, avec H. J. Sandkühler, que "si l'on excepte
Schelling, l'idéalisme allemand s'est assez mal comporté avec la tradition de
Bacon et de Hume"." (note 1 p.77)
"Dans la Science
de la logique, Hegel précise que le syllogisme de l'induction est un
"syllogisme de l'expérience" et non de la simple perception car il
porte sur le "rassemblement subjectif des singuliers dans le genre et
l'enchaînement du genre avec une déterminité universelle" ; mais c'est
un "syllogisme subjectif" car ne reposant que sur la "réflexion
extérieure" qui rassemble les cas particuliers dans le genre, à ce
titre voué à la "mauvaise infinité" de l'universalisation des
cas particuliers et ne pouvant déboucher que sur une conclusion "problématique".
Ce n'est qu'en présupposant une "immédiateté universelle" (et
non la simple immédiateté des données sensibles particulières), celle de la
validité "en et pour soi" de l'expérience sensible, qu'il peut
prétendre à la validité [...] Hegel considère le syllogisme de l'induction
comme étant présupposé par le syllogisme de la somme totale et comme
présupposant lui-même le syllogisme de l'analogie [...] Il insiste, dans une
veine humienne, sur son incomplétude indépassable (une somme
indéfinie de cas particuliers ne saurait donner une conclusion universelle), ce
pourquoi un tel syllogisme suppose communément, comme son nécessaire
complément, le recours au syllogisme de l'analogie, qui conclut de la présence
d'une propriété dans certaines choses à sa présence dans d'autres choses du
même genre, mais qui suppose de pouvoir faire la part entre les
caractéristiques observées qui sont essentielles et celles qui
sont inessentielles, ce qui est impossible d'un point de vue
strictement empiriste. Ces deux procédés -induction et analogie- sont légitimes
dans la connaissance scientifique, mais ne sauraient procurer une connaissance
rigoureusement universelle." (note 2 p.77)
"Dans ces absences
de conscience des présupposés logiques de leur propre méthode résiderait la
carence majeure des conceptions empiristes de la connaissance.
Tous ces héros de
l'expérience venus à sa suite qui ont mis en œuvre ce qu'il réclamait, croyant
recevoir la chose même dans sa pureté d'observations, d'expérimentations et
d'expériences, ne pouvaient le faire sans syllogisme ni sans concepts, et
concevaient et inféraient d'autant plus mal qu'ils croyaient ne pas avoir
affaire aux concepts : ils ne passaient pas le moins du monde de l'inférence à
la connaissance immanente et véritable.
Ce qui se conçoit
spontanément comme un accueil du donné sensible est toujours déjà imprégné
d'universalité intellectuelle et sous-tendu par une dynamique épistémique
d'origine rationnelle:
Les expériences, les
expérimentations et les observations ne savent pas en vérité ce qu'elles font,
elles ne savent pas que l'unique intérêt qu'elles prennent aux choses n'est
autre que la certitude intérieure inconsciente de la raison de se trouver dans
l'effectivité elle-même." (p.78)
"Dans cette
inconscience de syllogiser, l'empirisme est d'autant plus infidèle à lui-même
que le raisonnement syllogistique constitue un "agir quotidien" non
seulement de l'homme de science, mais de l'homme ordinaire : "Les
diverses formes du syllogisme se font valoir continuellement dans notre
connaissance. Si, par exemple, quelqu'un en hiver entend le matin en
s'éveillant les voitures crisser dans la rue, et par là est amené à la
considération qu'il a dû geler bien fort, il effectue en cela une opération
syllogistique, et cette opération, nous la répétons journellement sous les
formes les plus variées et compliquées"." (note 1 p.78)
"Avec E. Renault, on
peut estimer que la critique hégélienne des empiristes consiste ici à "croire
que l'expérience est purement immédiate et dénuée de toute détermination de
pensée. Il en résulte que leur recours à l'expérience est parfois circulaire:
ils croient découvrir dans l'expérience ce qu'en fait ils y ont introduits".
[...] A l'inverse, Hegel replace le recours à l'induction dans un contexte
théorique plus vaste qui en fait non le fondement, mais un simple moment de la
théorisation de l'expérience : "Un cadre théorique initial définit un
champ empirique dans lequel l'induction est possible, mais [...] l'observation
et l'induction font apparaître des universalités probables qu'il s'agit ensuite
de confirmer par la pensée, puis de corroborer par une expérimentation guidée
par la pensée. L'induction ne produit pas plus la connaissance qu'elle ne la
légitime, elle "fait pressentir" quelque chose qu'il faut ensuite
conceptualiser, expliquer et vérifier"." (note 2 p.78)
"Là où Böhme maniait
les images comme des concepts, Bacon et ses disciples, dans une symétrie
inversée, manient les concepts comme des réalités sensibles, travestissant
leurs engagements (onto)logiques sous l'apparence prétendument neutre de
"données" empiriques simplement accueillies dans l'observation :
"ils croient s'en tenir à l'expérience ; que dans l'accueil de ces
perceptions ils fassent de la métaphysique, ils en demeurent inconscients"."
Dès son supposé accueil perceptif, "le singulier sensible glisse entre
les doigts des expérimentateurs et devient un universel", qu'il
s'agisse de "l'électricité positive et négative" ou du concept de
"force", omniprésent pour rendre compte « de l’électricité, du
magnétisme, de la pesanteur ». Or « la force est de l’universel,
et non pas du perceptible ; c’est donc sans la moindre critique, sans
la moindre conscience, que les empiriques s’abandonnent à de telles
déterminations. » Simple « annonce » de la métaphysique
moderne, l’ambitieux programme baconien d’une réforme de la connaissance
scientifique demeure enferré dans des présuppositions théoriques qui révèlent
sa solidarité persistante avec l’intellectualisme scolastique auquel il s’oppose
officiellement : le changement de contenu (sensible et non plus
intellectuel) laisse relativement inchangée la forme même de la démarche, qui
consiste à faire dériver des déterminations générales d’un tel contenu
présupposé, sans qu’intervienne une quelconque réflexion critique sur le sens
général et les conditions de possibilités de tels procédés « empiriques ».
L’exigence méthodologique
de l’auteur du Novum Organum se déploie donc elle-même sans méthode
véritable, dans l’absence de retour réflexif sur les réquisits épistémologiques
de l’ancrage de la science dans l’expérience : « On ne trouve pas
chez Bacon un examen méthodique et scientifique, mais seulement les
raisonnements abstraits d’un homme du monde. » En dépit de sa riche
culture et de ses aperçus souvent pénétrants, « il n’avait pas la
capacité de raisonner par pensées et concepts généraux », sa défiance
à l’égard du « raisonnement abstrait » le vouant aux « jugements
ex cathedra » ornés de comparaisons arbitraires et d’illustrations
forcément incomplètes. Figure totémique de la philosophie empiriste […] Bacon lègue
à celle-ci non seulement son impulsion décisive en direction de l’expérience
sensible, mais aussi les zones d’ombres de sa propre pensée : fondation
précaire des sciences sur une simple psychologie empirique des facultés,
conception naïve de l’expérience sensible comme accueil d’un donné
immédiatement disponible à l’observation, rejet unilatéral des outils
conceptuels et inférentiels de la scolastique qui condamne la pensée empirique
à héberger une métaphysique refoulée, déniée comme telle, inconsciente d’elle-même,
de ses tenants et ses aboutissants. Il reviendra aux pensées de John Locke et d’Isaac
Newton d’aiguiser la pointe de ces contradictions méthodologiques inhérentes à
l’empirisme philosophique naissant. » (pp.79-80)
-Olivier Tinland, Le grand principe de l'expérience. Hegel et la la philosophie anglaise moderne, Paris, Vrin, 2024, 171 pages.
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