dimanche 28 septembre 2025

Hegel critique de Francis Bacon. Empirisme et métaphysique

[Chapitre VI - Les balbutiements de la philosophie de l'expérience. Bacon]

"La présentation de la pensée de Francis Bacon s'inscrit dans un dispositif pour le moins surprenant. Le "chef de file des philosophies de l'expérience", "du philosopher extérieur, du philosopher sensible" forme avec Jacob Böhme, le "grand theosophus teutonicus", pionnier "barbare" de la "philosophia teutonica" un diptyque improbable, composé de "deux philosophies parfaitement disparates" ayant pour commune mission de donner le coup d'envoi de la modernité en la soumettant à des impulsions totalement opposées, qui se révéleront complémentaires pour peu qu'on les évalue du point de vue spéculatif de la "dernière philosophie" parvenue à sa vérité. D'un côté, le "lord-chancelier anglais" ferraillant avec les dogmes de la scholastique médiévale -moyennant une sous-estimation de ce que l'empirisme et une telle scolastique, en vertu de leur ancrage dans le régime de la représentation, ont en commun- et arrimant fermement la connaissance scientifique à l'expérience sensible, de l'autre le "cordonnier allemand de Lusace" exprimant en un "chaos étincelant" de formulations pittoresques (qui mêlent avec audace et confusion des symboles chrétiens, des images chimiques et des compositions néologiques de plusieurs mots) le mysterium magnum de la Trinité. Quel est le sens d'un tel rapprochement de deux "extrêmes" que tout semble opposer ?

Sur le plan des traditions nationales, tout d'abord, ce double départ permet de rendre compte de la constitution de deux lignées philosophiques distinctes, anglaise et germanique, qui vont se rejoindre en Allemagne via Leibniz (qui s'inspire de Böhme tout en se confrontant à Bacon et à Locke), présidant ainsi à la naissance de la philosophie allemande moderne." (pp.69-7)

"Dans le "concept préliminaire" de la Science de la logique de l'Encyclopédie, Hegel marque fortement la continuité entre les deux positions, en dépit de la volonté de rupture affichée par l'empirisme : "L'empirisme [...] a cette source en commun avec la métaphysique elle-même, en tant que celle-ci, pour confirmer ses définitions -les présuppositions ainsi que le contenu le plus déterminé-, a pareillement pour garantie les représentations, c'est-à-dire le contenu provenant tout d'abord de l'expérience." (note 2 p.70)

"La pensée böhmienne est donc la présentation confuse et infra-conceptuelle d'un contenu authentiquement spéculatif, la "subjectivité infinie", l'identité dialectique de l'identité et la différence, du "Père" et du "Fils", du bien et du mal, de la liberté divine et de la liberté humaine, sous une forme encore informe, dépourvue de méthode et de précision rationnelles, engluée dans le symbolisme luxuriant de l'imagination [...]

Elle relève bien du stade de "l'annonce de la métaphysique", de l'obscur pressentiment de l'esprit spéculatif qui est encore "prisonnier de la dureté noueuse du sensible, -du dur et noueux lacis de la représentation", non du stade de la métaphysique proprement dite." (p.72)

"Sur l'identité de contenu du mystique et du spéculatif, voir Enc. 1830 [...] "Le mystique est assurément quelque chose de mystérieux, mais toutefois seulement pour l'entendement, et cela simplement parce que l'identité abstraite est le principe de l'entendement alors que le mystique (en tant que synonyme du spéculatif) est l'unité concrète de ces déterminations qui pour l'entendement ne valent comme vraies que dans leur séparation et opposition"." (note 3 p.72)

"L'auteur du Novum Organum, quant à lui, assume "l'abandon du contenu situé dans l'au-delà" pour investir "la voie empirique du savoir', abordant les sciences "de manière pratique", "d'après l'utilité, l'expérience et la compréhension concrète", mais aussi "méthodiquement", et c'est cette insistance sur la méthode scientifique "qui lui vaut une place dans l'histoire des sciences et de la philosophie".

En faisant "descendre le philosopher au niveau des choses mondaines", Bacon, ce "héros de l'empirie", fait droit à la particularité sensible du contenu, à la "finité" du savoir, assumant pleinement l'un des aspects décisifs de la vie de l'esprit, tout en négligeant l'autre aspect, privilégié de manière tout aussi unilatérale par Böhme [...]

Là où le philosophus teutonicus se dédiait pleinement et immédiatement à l'intuition de l'Idée absolue, de l'identité concrète (trinitaire) de l'infini et du fini, proposant ainsi une connaissance sensible de l'infini, le fondateur de la philosophie anglaise moderne prend le parti inverse et vise à élaborer une connaissance intellectuelle du fini, ne partant de l'observation des phénomènes naturels que pour mieux en appréhender les "formes", les essences et les lois universelles. Ce faisant, il réalise une exigence essentielle de l'Idée absolue : si la science achevée "doit procéder à partir d'elle-même" et non de l'empirie, elle doit néanmoins, dans sa phase de constitution, en passer par "la marche du singulier, du particulier à l'universel" selon une procédure "d'action et réaction sur l'empirique" qui permet d' "élaborer la matière donnée" en vue d'en révéler les invariants universels." (pp.73-74)

"Avec E. Renault [...] on peut estimer que Hegel assume pleinement, notamment dans sa philosophie de la nature, cette idée d'une élaboration de la connaissance empirique par "action et réaction" de l'esprit face à l'empirie (sans pour autant accepter l'interprétation empiriste d'une telle relation de l'esprit au monde), au plus loin des caricatures faisant de la Naturphilosophie hégélienne une simple construction métaphysique des lois de la nature dédaigneuse de la méthodologie des sciences empiriques." (note 2 p.74)

"Si "l'esprit" baconien trouve grâce aux yeux de l'auteur de la Philosophie de la nature, la lettre de ses textes ne jouit guère d'une semblable faveur. Deux points retiennent en particulier l'attention de Hegel : la classification baconienne des sciences et l'élaboration d'une nouvelle méthode de la connaissance scientifique. S'agissant du premier point, le projet d'une "encyclopédie systématique des sciences" mis en œuvre dans le De Augmentis Scientiarum sombre rapidement dans une énumération peu rigoureuse qui relève davantage d'un simple "agrégat des sciences" que d'une véritable totalisation rigoureuse, celle-ci étaient divisées puis subdivisées en fonction des "différences des facultés spirituelles" que sont la mémoire (dont la science est l'histoire), l'imagination (dont la science est la poésie) et la raison (dont la science est la philosophie). Une telle division est elle-même "tirée de l'expérience", adossée à une psychologie empirique sommaire." (pp.74-75)

"Le second point, qui consiste à "faire valoir une nouvelle méthode de savoir", n'est pas plus satisfaisant, dans la mesure où il témoigne d'un aveuglement fatal de la démarche baconienne à l'égard de ses propres présupposés théoriques. En effet, ce qui anime une telle démarche, c'est "son attitude polémique envers la méthode scolastique -jusque-là en vigueur- du savoir par voie d'inférence (Schliessen), c'est-à-dire envers les formes syllogistiques", qui se traduit par une critique cinglante des "anticipationes naturae" de la pensée médiévale, lesquelles sont autant de "toiles d'araignées et figures brumeuses de l'entendement abstrait". Ferraillant, à juste titre selon Hegel, contre le dogmatisme stérile des procédés scolastiques -"on part de présupposés, définitions et notions admises, d'une abstraction, d'un abstractum scolastique, et l'on va raisonnant, à partir de là, sans s'occuper de ce qu'il en est dans la réalité"- l'auteur du Novum Organum fait valoir "l'explication, l'interprétation de la nature" contre "cette manière de procéder apriorique", au point -et c'est ici que le bât blesse- de "rejette[r] d'une façon générale l'inférence". Dans ce malentendu baconien, on aperçoit déjà l'ambiguïté qui, aux yeux de Hegel, sera fatale à l'empirisme moderne, notamment à "l'empirisme scientifique" post-lockien : le rejet de la syllogistique scolastique (qui a le tort de prendre appui sur des contenus a priori simplement présupposés, succombant ainsi à une sorte d'empirisme des représentations d'entendement) au profit du raisonnement par induction et analogie à partir d'observations empiriques de la nature n'équivaut nullement à un changement de procédure, mais simplement à une "substitution de contenu". A un contenu a priori présupposé comme prémisse de l'inférence syllogistique, on substitue un contenu a posteriori présupposé comme point de départ de la remontée inductive vers l'universel ; mais une telle modification de contenu n'émancipe aucunement l'approche baconienne du recours au procédé inférentiel, quoi qu'il en dise. "Il oppose l'induction au syllogisme ; mais cette opposition est formelle, toute induction est aussi une inférence." Plus précisément, le procédé inductif prend le plus souvent, dans le cas de ce que Bacon nommait les "tables de présence"- l'allure d'un "syllogisme intégral" qui a la forme suivante :

D'un grand nombre de propositions on déduit un universel : première proposition, ces corps ont ces propriétés ; deuxième proposition, tous ces corps appartiennent à une seule classe ; par conséquent, troisièmement, cette classe a ces propriétés." (pp.76-77)

"Signalons que Hegel, dans sa présentation, ne détaille pas les différents types de tables de comparution et d'exclusion [...] ce qui contribue à simplifier à l'excès le propos de Bacon et à négliger son effort de se démarquer ; non seulement de la scolastique médiévale, mais aussi de la conception aristotélicienne du raisonnement inductif au profit d'une valorisation des procédures d'élimination et d'exclusion qui le rapproche davantage de la dialectique platonicienne. [...] on peut estimer, avec H. J. Sandkühler, que "si l'on excepte Schelling, l'idéalisme allemand s'est assez mal comporté avec la tradition de Bacon et de Hume"." (note 1 p.77)

"Dans la Science de la logique, Hegel précise que le syllogisme de l'induction est un "syllogisme de l'expérience" et non de la simple perception car il porte sur le "rassemblement subjectif des singuliers dans le genre et l'enchaînement du genre avec une déterminité universelle" ; mais c'est un "syllogisme subjectif" car ne reposant que sur la "réflexion extérieure" qui rassemble les cas particuliers dans le genre, à ce titre voué à la "mauvaise infinité" de l'universalisation des cas particuliers et ne pouvant déboucher que sur une conclusion "problématique". Ce n'est qu'en présupposant une "immédiateté universelle" (et non la simple immédiateté des données sensibles particulières), celle de la validité "en et pour soi" de l'expérience sensible, qu'il peut prétendre à la validité [...] Hegel considère le syllogisme de l'induction comme étant présupposé par le syllogisme de la somme totale et comme présupposant lui-même le syllogisme de l'analogie [...] Il insiste, dans une veine humienne, sur son incomplétude indépassable (une somme indéfinie de cas particuliers ne saurait donner une conclusion universelle), ce pourquoi un tel syllogisme suppose communément, comme son nécessaire complément, le recours au syllogisme de l'analogie, qui conclut de la présence d'une propriété dans certaines choses à sa présence dans d'autres choses du même genre, mais qui suppose de pouvoir faire la part entre les caractéristiques observées qui sont essentielles et celles qui sont inessentielles, ce qui est impossible d'un point de vue strictement empiriste. Ces deux procédés -induction et analogie- sont légitimes dans la connaissance scientifique, mais ne sauraient procurer une connaissance rigoureusement universelle." (note 2 p.77)

"Dans ces absences de conscience des présupposés logiques de leur propre méthode résiderait la carence majeure des conceptions empiristes de la connaissance.

Tous ces héros de l'expérience venus à sa suite qui ont mis en œuvre ce qu'il réclamait, croyant recevoir la chose même dans sa pureté d'observations, d'expérimentations et d'expériences, ne pouvaient le faire sans syllogisme ni sans concepts, et concevaient et inféraient d'autant plus mal qu'ils croyaient ne pas avoir affaire aux concepts : ils ne passaient pas le moins du monde de l'inférence à la connaissance immanente et véritable.

Ce qui se conçoit spontanément comme un accueil du donné sensible est toujours déjà imprégné d'universalité intellectuelle et sous-tendu par une dynamique épistémique d'origine rationnelle:

Les expériences, les expérimentations et les observations ne savent pas en vérité ce qu'elles font, elles ne savent pas que l'unique intérêt qu'elles prennent aux choses n'est autre que la certitude intérieure inconsciente de la raison de se trouver dans l'effectivité elle-même." (p.78)

"Dans cette inconscience de syllogiser, l'empirisme est d'autant plus infidèle à lui-même que le raisonnement syllogistique constitue un "agir quotidien" non seulement de l'homme de science, mais de l'homme ordinaire : "Les diverses formes du syllogisme se font valoir continuellement dans notre connaissance. Si, par exemple, quelqu'un en hiver entend le matin en s'éveillant les voitures crisser dans la rue, et par là est amené à la considération qu'il a dû geler bien fort, il effectue en cela une opération syllogistique, et cette opération, nous la répétons journellement sous les formes les plus variées et compliquées"." (note 1 p.78)

"Avec E. Renault, on peut estimer que la critique hégélienne des empiristes consiste ici à "croire que l'expérience est purement immédiate et dénuée de toute détermination de pensée. Il en résulte que leur recours à l'expérience est parfois circulaire: ils croient découvrir dans l'expérience ce qu'en fait ils y ont introduits". [...] A l'inverse, Hegel replace le recours à l'induction dans un contexte théorique plus vaste qui en fait non le fondement, mais un simple moment de la théorisation de l'expérience : "Un cadre théorique initial définit un champ empirique dans lequel l'induction est possible, mais [...] l'observation et l'induction font apparaître des universalités probables qu'il s'agit ensuite de confirmer par la pensée, puis de corroborer par une expérimentation guidée par la pensée. L'induction ne produit pas plus la connaissance qu'elle ne la légitime, elle "fait pressentir" quelque chose qu'il faut ensuite conceptualiser, expliquer et vérifier"." (note 2 p.78)

"Là où Böhme maniait les images comme des concepts, Bacon et ses disciples, dans une symétrie inversée, manient les concepts comme des réalités sensibles, travestissant leurs engagements (onto)logiques sous l'apparence prétendument neutre de "données" empiriques simplement accueillies dans l'observation : "ils croient s'en tenir à l'expérience ; que dans l'accueil de ces perceptions ils fassent de la métaphysique, ils en demeurent inconscients"." Dès son supposé accueil perceptif, "le singulier sensible glisse entre les doigts des expérimentateurs et devient un universel", qu'il s'agisse de "l'électricité positive et négative" ou du concept de "force", omniprésent pour rendre compte « de l’électricité, du magnétisme, de la pesanteur ». Or « la force est de l’universel, et non pas du perceptible ; c’est donc sans la moindre critique, sans la moindre conscience, que les empiriques s’abandonnent à de telles déterminations. » Simple « annonce » de la métaphysique moderne, l’ambitieux programme baconien d’une réforme de la connaissance scientifique demeure enferré dans des présuppositions théoriques qui révèlent sa solidarité persistante avec l’intellectualisme scolastique auquel il s’oppose officiellement : le changement de contenu (sensible et non plus intellectuel) laisse relativement inchangée la forme même de la démarche, qui consiste à faire dériver des déterminations générales d’un tel contenu présupposé, sans qu’intervienne une quelconque réflexion critique sur le sens général et les conditions de possibilités de tels procédés « empiriques ».

L’exigence méthodologique de l’auteur du Novum Organum se déploie donc elle-même sans méthode véritable, dans l’absence de retour réflexif sur les réquisits épistémologiques de l’ancrage de la science dans l’expérience : « On ne trouve pas chez Bacon un examen méthodique et scientifique, mais seulement les raisonnements abstraits d’un homme du monde. » En dépit de sa riche culture et de ses aperçus souvent pénétrants, « il n’avait pas la capacité de raisonner par pensées et concepts généraux », sa défiance à l’égard du « raisonnement abstrait » le vouant aux « jugements ex cathedra » ornés de comparaisons arbitraires et d’illustrations forcément incomplètes. Figure totémique de la philosophie empiriste […] Bacon lègue à celle-ci non seulement son impulsion décisive en direction de l’expérience sensible, mais aussi les zones d’ombres de sa propre pensée : fondation précaire des sciences sur une simple psychologie empirique des facultés, conception naïve de l’expérience sensible comme accueil d’un donné immédiatement disponible à l’observation, rejet unilatéral des outils conceptuels et inférentiels de la scolastique qui condamne la pensée empirique à héberger une métaphysique refoulée, déniée comme telle, inconsciente d’elle-même, de ses tenants et ses aboutissants. Il reviendra aux pensées de John Locke et d’Isaac Newton d’aiguiser la pointe de ces contradictions méthodologiques inhérentes à l’empirisme philosophique naissant. » (pp.79-80)

-Olivier Tinland, Le grand principe de l'expérience. Hegel et la la philosophie anglaise moderne, Paris, Vrin, 2024, 171 pages.

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