dimanche 22 juin 2025

Don Ihde, L’écoute et la parole. Phénoménologies du son (chapitre 1)

« Le toucher, l'odorat, le goût sont des sens matérialistes, sont chair ; la vue et l'ouïe sont des sens idéalistes, sont esprit. Mais les yeux et les oreilles représentent la tête, les autres sens, le ventre. »

(Ludwig FeuerbachContre le dualisme du corps et de l'âme, de la chair et de l'esprit).

 

"[Préface à la seconde édition]

Au milieu des années 1970, j'ai commencé à m'intéresser à un nouveau domaine -la philosophie de la technologie. Technics and Praxis : A Philosophy of Technology (1979), est souvent cité comme le premier ouvrage en langue anglaise sur ce thème. En m'intéressant aux technologies, je n'ai pas pour autant abandonné mon intérêt pour l'expérience auditive. Au contraire, avec l'inclusion des technologies dans l'expérience humaine, le rôle de l'instrumentation a commencé à prendre de plus en plus d'importance. La première de mes phénoménologies musicales de l'instrumentation, "From Bach to Rock", a été incluse dans Technics and Praxis et je l'ai également réimprimée ici. (p.12)

"Je conclurai cette préface en évoquant certains phénomènes singulièrement contemporains qui ont été portés à la connaissance de l'homme par le biais des nouvelles technologies audio. L'amplification est peut-être la capacité la plus simple de la technologie audio, comparable à l'agrandissement optique avec des lentilles dont l'histoire remonte aux débuts de la modernité. Les télescopes et les microscopes, dont l'utilisation remonte en grande partie au XVIIe siècle, ont commencé à révéler de nouveaux micro et macromondes ; les technologies d'amplification, à l'exception des "cornes d'écoute" et des intéressants "murs de chuchotement" architecturaux, sont beaucoup plus récentes. L'amplification simple introduit dans l'expérience perceptive des sons que, sans amplification, nous ne pourrions pas entendre, mais qui sont néanmoins des sons dans les gammes de fréquences que nous avons déjà dans les limites de l'audition humaine. Ainsi, l'amplification océanique, qui nous apporte les chants des baleines, les instruments audio, qui détectent et amplifient les bruits de craquement du dendroctone du pin japonais au plus profond de l'écorce des pins aujourd'hui menacés, et les étonnantes variétés de dispositifs d'écholocation élargissent aujourd'hui notre environnement sonore.

Cependant, depuis le milieu du vingtième siècle, plusieurs nouvelles capacités instrumentales ont radicalement transformé le monde de l'audition. L'une de ces capacités est la détection d'ondes sonores à la fois inférieures et supérieures à la plage d'audition normale de l'homme -les infrarouges et les ultrasons. Pour rendre ces sons audibles, cependant, une deuxième capacité contemporaine des technologies est également nécessaire, des capacités qui découlent de divers processus informatiques qui n'étaient tout simplement pas disponibles jusqu'aux cinquante dernières années. J'ai mentionné les chants de baleines qui, bien qu'entendus par les marins de l'Antiquité, n'étaient pas connus d'eux comme étant chantés par des baleines. La plupart des fréquences de ces chants se situent toutefois dans la gamme des infrasons, trop basse pour que nous puissions l'entendre, sauf par l'intermédiaire de la technologie. Ce n'est qu'une fois que ces fréquences sont "compressées" -le temps du chant est compressé, ce qui augmente simultanément la fréquence dans la plage d'audition humaine- que nous pouvons entendre les sons traduits et médiatisés par la technologie. Les biologistes, d'abord étonnés par la complexité et la distribution de ces chants d'animaux, ont maintenant commencé à trouver des comportements de chant beaucoup plus communs qu'on ne le pensait auparavant. Récemment, par exemple, des sérénades de souris mâles à ultrasons ont également été découvertes acoustiquement [...] Sans l'amplification et la compression du temps, les humains ne seraient tout simplement pas en mesure d'entendre ces chants". (p.XV)

"Une partie de la capacité technique qui produit de tels résultats réside dans la capacité informatique de transformer des données en images [...] ou des images en données. Les artistes, en particulier, ont compris que ces transformations peuvent s'appliquer aussi bien aux images visuelles qu'aux images auditives. Certains des exemples du chapitre 23 font référence à cette capacité, mais il existe des centaines d'autres exemples qui vont de la création de modèles sonores du changement climatique à la reproduction en temps comprimé des rythmes de la vie urbaine. De même que la science semble produire un ensemble infini d'images visuelles pour pratiquement tous ses phénomènes -les atomes et les galaxies nous sont familiers, qu'il s'agisse de livres de salon ou de magazines scientifiques-, les "musiques" pourraient elles aussi être produites à partir des mêmes données que celles qui produisent les visualisations. Cette capacité rend également possible une synesthésie artefactuelle. Alors que je participais à la soutenance de thèse de Daniel Fallman à Umea, en Suède, en 2004, on m'a présenté un "casque de réalité", qui était précisément un dispositif de ce type. Dans ce cas, les signaux visuels détectés étaient traduits en présentations audio et les signaux audio étaient traduits en images visuelles ! » (p.XVI)

"[Chapitre 1 : Éloge du son]

"La révolution des communications électroniques nous a fait prendre conscience que des espaces autrefois tenus pour silencieux sont en fait des royaumes de sons et de bruits. L'océan résonne désormais du chant des baleines et des percussions des crevettes, grâce à l'extension de l'écoute par l'amplification électronique. Les étoiles lointaines, qui ne sont peut-être pas si parfaitement dans "l'harmonie des sphères" des Pythagoriciens, crépitent néanmoins dans le bruit statique de la radioastronomie. Dans nos environnements urbains, la pollution sonore menace la tranquillité d'esprit dont nous rêvons aujourd'hui en songeant à de plus calmes époques.

Ce n'est pas simplement que le monde serait soudainement devenu plus bruyant, ou que nous pouvons entendre plus loin, ou même que le son est d'une manière ou d'une autre obligatoirement omniprésent dans une culture technologique. C'est plutôt qu'en vivant avec des instruments électroniques, notre expérience de l'écoute elle-même est transformée, et cette transformation inclut les idées que nous avons sur le monde et sur nous-mêmes.

Si nous admettons que les origines de la science se trouvent chez les Grecs, aidés par le sentiment de maîtrise qu'implique le rôle de cocréateur de l'homme avec le Dieu hébreu, l'essor de la technologie reste à une distance distincte à la fois de la science grecque et de la théologie hébraïque. La science contemporaine est vécue comme incarnée dans et par les instruments. Les instruments sont le "corps" qui étend et transforme les perceptions de leurs utilisateurs. Ce phénomène peut être considéré indépendamment des considérations habituelles sur la logique des sciences, sur le langage interne de la science dans les mathématiques, et il peut être étudié en termes d'expérience des mondes, des autres et de soi-même à travers la technologie.

Ce qui intéresse particulièrement l'auditeur réfléchi, c'est la façon dont les instruments, en particulier ceux de l'ère électronique, introduisent des modes d'écoute qui n'existaient pas auparavant. Si l'on s'amuse à spéculer sur le rôle de l'instrumentation en tant que moyen d'expérience corporelle par rapport à l'essor de la science moderne, une hypothèse s'impose d'elle-même.

Qu'il s'agisse d'un accident historique ou d'une préoccupation traditionnelle de longue date pour la vision, la nouvelle vision scientifique du monde a commencé avec des contextes instrumentaux tout aussi nouveaux, rendus possibles par les technologies émergentes de l'affûtage des lentilles et l'intérêt porté à l'optique. Les lunes de Galilée, jamais vues auparavant, sont perçues à travers l'instrument d'incarnation et d'extension qu'est le télescope. L'univers est vu, observé dans son macrocosme toujours plus étendu, à travers l'instrument. Il n'y a pas de différence essentielle dans le phénomène de l'expérience transformée si la découverte suit et confirme une spéculation ou si elle initie et inaugure une nouvelle vision des choses. Dans les deux cas, ce qui était auparavant invisible se produit au sein même de l'expérience. Il en va de même sous le regard du microscope. Un mini-monde jamais vu auparavant, même si l'on en soupçonnait l'existence, se déploie avec une richesse d'animaux, de plantes, de cellules et de microbes dont l'imagination théorique n'avait pas rêvé avant la perception. Ainsi, avec une excitation de plus en plus passionnée, l'humanité est devenue de plus en plus fascinée par cette extension de sa vision." (pp.4-5)

"Subtilement, cependant, l'extension de la vision a non seulement transformé mais aussi réduit l'expérience de l'humanité dans ses domaines nouvellement découverts. Car l'image du monde qui commençait à se déployer à travers les nouveaux instruments était essentiellement un monde silencieux. Les explosions macrocosmiques des étoiles et le bruit microcosmique des insectes et même des cellules n'avaient pas encore atteint l'oreille humaine. Si nous savons aujourd'hui que ce silence ne faisait pas partie du monde étendu mais réduit des débuts de la science moderne, c'est en partie grâce au développement ultérieur d'un autre moyen d'incarnation par le biais d'instruments électroniques. Ce qui a d'abord été vu a ensuite été exprimé.

Dans l'intervalle entre l'optique et l'électronique de cette spéculation, le sens du monde est passé de l'univers galiléen et newtonien, autrefois silencieux, à l'univers bruyant et exigeant d'aujourd'hui. Mais presque par rebond, l'intrusion du son révèle peut-être quelque chose de notre mode de pensée antérieur, une pensée qui était une vision, une vision du monde. Nous avons découvert un visualisme latent, présupposé et dominant dans notre compréhension de l'expérience. [...]

Ce visualisme peut être considéré comme une symptomatologie de l'histoire de la pensée. L'utilisation et le développement souvent métaphorique de la vision deviennent une variable que l'on peut retracer à travers diverses périodes et hauts lieux de l'histoire intellectuelle pour montrer comment prend forme la pensée sous l'influence de cette variable. Le visualisme qui a dominé notre pensée sur la réalité et l'expérience n'est cependant pas quelque chose d'intrinsèquement simple. En tant que tradition, il contient au moins deux facteurs qui s'entrecroisent. Le premier est plus ancien et peut être considéré comme une réduction implicite de la vision dont les racines remontent à la période classique de la pensée philosophique grecque. Sa source ne réside pas tant dans une réduction délibérée de l'expérience au visuel que dans la gloire de la vision qui se trouvait déjà au centre de l'expérience grecque de la réalité.

Dans la philosophie contemporaine, c'est Martin Heidegger qui nous a le plus fait prendre conscience des racines profondes de la vision des Grecs. À travers son analyse radicale de la question de l'Être, la pensée grecque elle-même émerge comme le processus permettant à l'Être de "se montrer" en tant que "brillance" de la physis, de la "manifestation" de l'Être en tant que "clairière", tout cela rappelant la vision vibrante de l'Être. Heidegger n'est pas le seul à reconnaître l'intimité entre la vision et le réel ultime dans la pensée grecque. Theodor Thass-Thienemann note que "la pensée grecque a été conçue dans le monde de la lumière, dans le monde visuel apollinien...". La langue grecque exprime cette identification entre "voir" et "savoir" par un verbe qui signifie au présent eidomai, "apparaître", "briller", et au passé oida, "je sais", proprement "j'ai vu". Le Grec "sait" donc ce qu'il a "vu". Même le verbe grec qui signifie "vivre" est synonyme de "voir la lumière". Avant la philosophie et au plus profond du passé de l'expérience grecque, le monde est un monde de vision. En ce sens, le visualisme est aussi ancien que notre propre héritage culturel.

Mais avec le développement de la philosophie, et plus encore avec son établissement dans l'Académie et le Lycée, la préférence pour la vision exprimée dans la culture au sens large commence à devenir plus explicite. Le visualisme naît d'une distinction progressive des sens. L'un des premiers exemples réside dans l'affirmation énigmatique d'Héraclite selon laquelle "les yeux sont des témoins plus précis que les oreilles". En l'absence de contexte pour ce fragment, il est bien sûr très difficile de discerner ce qu'Héraclite voulait dire. Il aurait pu vouloir dire que le fait de voir quelque chose se produire en chair et en os est plus précis que d'en entendre parler par des commérages. Mais même si ce n'est pas ce qu'il avait à l'esprit, la relation entre la vue et l'exactitude semble déjà établie. Expérimentalement, il n'est pas du tout évident que les yeux soient plus discriminants que les oreilles". (pp.7-8 )

"Mais qu'Héraclite ait ou non exprimé une préférence pour la vision qui pourrait déjà dissimuler une inattention latente à l'écoute, Aristote, au sommet de la philosophie académique, note : "Avant tout, nous apprécions la vue ... parce que la vue est la principale source de connaissance et qu'elle révèle de nombreuses différences entre un objet et un autre." Voici un exemple plus clair de la préférence pour la vue et des distinctions émergentes entre les sens.

Plusieurs caractéristiques de ce texte ressortent. Tout d'abord, il est clair qu'Aristote note que la valorisation de la vue est déjà quelque chose de commun, qui va de soi, une tradition déjà établie. Deuxièmement, on retrouve l'association de la vue avec les différences et les distinctions qui peuvent être l'indice d'une inattention latente à l'écoute. Mais, troisièmement et surtout, l'idée maîtresse du visualisme d'Aristote réside dans la relation entre la vue et les objets. La préférence pour la vision est liée à une métaphysique des objets. La vision est déjà en passe d'être le sens "objectif" ". (p.7)

"Une fois que l'on s'intéresse à la tradition visualiste latente de la philosophie concernant la relation intime entre l'imagerie lumineuse et la connaissance, un flot d'exemples vient à l'esprit. En effet, le visualisme dans ce sens conserve sa force en anglais et dans la plupart des langues indo-européennes apparentées. Il suffit d'une brève étude pour constater la présence de métaphores et de significations visuelles. Lorsque quelqu'un résout un problème, il a eu la clairvoyance nécessaire. La raison est la lumière intérieure. Il y a un "œil" de l'esprit. Nous sommes éclairés lorsque nous sommes informés par une réponse. Même l'ampoule qui s'allume dans un nuage au-dessus de la tête du personnage de dessin animé maintient le lien entre la pensée et la vision.

Moins évidents mais tout aussi omniprésents sont les termes qui, s'ils ont perdu l'immédiateté de l'imagerie lumineuse, en conservent le sens profond. "Intuition" vient du latin in-tueri, "regarder quelque chose". Même "percevoir" est souvent implicitement limité à un sens visuel. La vision devient la métaphore racine de la pensée, le paradigme qui domine notre compréhension de la pensée réduite à la vision.

La philosophie et ses enfants naturels, les sciences, ont souvent accepté aveuglément ce visualisme et l'ont considéré comme acquis. Ce n'est pas que cette tradition ait été improductive : l'éloge de la vue a en effet eu une histoire riche et variée. La rationalité de l'Occident doit beaucoup à la clarté de sa vision. Mais la simple préférence pour la vue peut aussi devenir, dans sa richesse même, une source d'inattention relative à la plénitude globale de l'expérience et, dans ce cas, à la richesse égale de l'écoute.

Même au sein des traditions dominantes, il y a eu des avertissements sous la forme de voix minoritaires. Empédocle appelait à une démocratie des sens :

Venez maintenant, de toutes vos forces, discernez comment chaque chose se manifeste, ne vous fiant pas plus à la vue qu'à l'ouïe, et pas plus à l'écho de l'oreille qu'au goût de la langue ; ne rejetant aucune des parties du corps qui pourraient être un moyen de connaissance, mais prêtant attention à chaque manifestation particulière.

Dès les premières strates de la pensée philosophique grecque, Xénophane a fait remarquer que l'expérience, dans sa forme la plus profonde, est globale : "C'est le tout qui voit, le tout qui pense, le tout qui entend". Si donc le visualisme dominant qui a accompagné l'histoire de la pensée n'était qu'une simple inattention à l'écoute, l'éloge du son qui pourrait commencer à sa manière au vingtième siècle ne serait qu'un ajout correctif à la richesse de la vision philosophique. Et ce serait en soi une tâche louable. Mais la réduction latente à la vision s'est compliquée dans l'histoire de la pensée par une seconde réduction, une réduction de la vision". (p.8 )

"Les racines de la seconde réduction sont presque indiscernablement entrelacées avec celles qui découlent de la préférence pour la vision ; la réduction de la vision est une réduction qui sépare en fin de compte le sens de la signification, qui naît d'un doute sur la perception elle-même. Son résultat rétrospectif, cependant, est de diminuer la richesse de chaque sens.

Pour que la deuxième réduction se produise, il faut qu'il y ait une division de l'expérience elle-même. Cette division a été anticipée par deux Grecs, Platon et Démocrite, qui étaient opposés sur le fond mais unis sur la forme à l'origine de la métaphysique occidentale. Pour l'un comme pour l'autre, le réel ultime se situe au-delà des sens et, par conséquent, pour l'un comme pour l'autre, la sensation est dévaluée. Tous deux ont "inventé" la métaphysique.

Cette invention était l'invention d'une perspective, une perspective qui était en fin de compte imaginative, mais qui dans son auto-compréhension était la création d'une "attitude théorique", une position dans laquelle une entité construite ou hypothétique, en dehors de toute expérience perceptive, commence à prendre la valeur du "réel" en fin de compte. Avec Démocrite, l'occasion d'inventer la métaphysique s'est présentée avec l'idée de l'atome. L'atome est une chose réduite à un objet. Plutôt qu'une chose qui se manifeste dans l'expérience dans toute sa richesse, l'atome est un objet qui possède des qualités "primaires" auxquelles s'ajoutent, comme effets, des qualités "secondaires" qui sont "causées par" les qualités primaires. C'est ainsi que naît l'explication. La tâche de la métaphysique est d' "expliquer" comment la division qu'elle introduit dans la chose est surmontée par une théorie des relations complexes entre les qualités "primaires" et "secondaires".

Les atomes de Démocrite ne sont plus des choses, ce sont des "objets" qui, tout en semblant posséder la richesse des choses, sont à la base "connus" pour être plus pauvres que les choses. Les atomes de Démocrite, selon Aristote, ne possèdent que la formel'inclinaison (sens de rotation) et l'agencement. Mais notez ce qui est arrivé à la sensation : "visuellement", les atomes sont "réellement" incolores, et dans la mesure où ils sont incolores dans la "réalité", ils sont "au-delà" de nos sens en principe.

Ce saut propulse Démocrite sur une voie préparée mais jamais empruntée par ses prédécesseurs. Les "graines" d'Anaxagore, qui étaient les prédécesseurs des atomes, étaient en pratique invisibles, car elles étaient trop petites pour que nos yeux puissent les voir. Ce qui manquait, c'était un moyen de les mettre en évidence. Mais même si nos pouvoirs sont limités, pour Anaxagore "les apparences sont un aperçu de l'invisible".

Mais avec l'atome de Démocrite, qui est par essence incolore, ce que le sens "donne" est placé sous un ultime soupçon. Pour Démocrite, c'est "par convention que la couleur existe, par convention le doux, par convention l'amer". La connaissance est divisée entre le sensible et ce qui n'est pas encore nommé mais qui est essentiellement différent de nos perceptions. "Il existe deux types de connaissance : l'une authentique, l'autre bâtarde. La connaissance bâtarde comprend tout ce qui est donné par la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût, le toucher ; tandis que la connaissance authentique est quelque chose de tout à fait distinct de cela."

Ce tournant décisif n'a pas été pris sans quelques doutes. Démocrite entendit ce doute en donnant la parole aux sens : "Ah, misérable intellect, tu n'obtiens tes preuves que de la manière dont nous te les donnons, et pourtant tu essaies de nous renverser. Ce renversement sera ta perte." Il n'est jamais clair non plus que le "renversement" ait complètement réussi. Même l'atome a conservé un attribut visuel, bien que réduit, dans sa forme. Le résultat préliminaire de l' "invention" de la métaphysique a été la diminution de la vision dans ses possibilités essentielles." (pp.8-10)

"Platon, à sa manière, a fait la même "invention". Mais la version de Platon de l' "invention" de la métaphysique était, en tout cas, plus complète que celle de Démocrite. Si les atomes de Démocrite conservaient un prédicat visible, la "réalité" ultime de Platon, l'Idée du Bien, n'en contenait aucun et n'était vraisemblablement connue que de l'esprit ou de l'intelligence. Il reste cependant une analogie avec le sensible, et cette analogie est à nouveau visuelle. L'Idée du Bien est "comme" le soleil dans le domaine visible. "C'est donc le Soleil dont j'ai voulu parler en désignant cette progéniture que le Bien a créée dans le monde visible, pour s'y tenir dans le même rapport à la vision et aux choses visibles que celui que le Bien lui-même entretient dans le monde intelligible à l'égard de l'intelligence et des objets intelligibles." Mais Platon maintient fermement qu'il s'agit d'une simple analogie : "La lumière et la vision étaient considérées comme semblables au Soleil, mais non identiques à lui [...] identifier l'une ou l'autre avec le Bien est une erreur", car la distinction entre le visible ou le sensible et l'intelligible, qui fonde la doctrine des formes des Idées, a déjà séparé la sensation de la raison. Dans la notion d'imitation, de mimésis et de représentation se trouve la direction opposée à celle des incarnations polymorphes de l'expérience, et pose la base antique des formes plus modernes du dualisme de l'expérience qui imprègnent l'époque contemporaine". (p.11)

"Les sources anciennes de la double réduction de l'expérience dans le visualisme ne sont pas devenues claires ou matures avant l'ouverture de l'ère moderne. Le visualisme moderne en tant que réduction composée de l'expérience est clairement perceptible dans l'œuvre de Descartes, où les anticipations démocritéenne et platonicienne se rencontrent pour former la base du visualisme moderne.

Descartes réunit et préserve les ambiguïtés de la dévaluation des sens dans son éloge de la méthode géométrique. Pour Descartes, la lumière et l'imagerie visuelle sont devenues métaphoriques dans un sens plutôt superficiel : "Ayant maintenant établi certains principes des choses matérielles, qui ont été cherchés, non par les préjugés des sens, mais par les lumières de la raison, et qui ont ainsi une si grande évidence que nous ne pouvons douter de leur vérité, il nous reste à examiner si de ces seuls principes nous pouvons déduire l'explication de tous les phénomènes de la nature". "Ainsi, l'essor de la métaphysique moderne conserve l'écho d'une méfiance à l'égard des sens et d'une foi correspondante dans la raison comme royaume invisible et imperceptible de la vérité.

Avec Descartes, la progression de la dévaluation des sens se poursuit, et l'objet est désormais réduit à ses attributs géométriques : il réduit encore l'atome de Démocrite. "La nature du corps ne consiste pas dans le poids, la dureté, la couleur et autres choses semblables, mais dans l'étendue seule, c'est-à-dire dans le fait qu'il est une substance étendue en longueur, en largeur et en profondeur". Ici, les anticipations démocritéennes d'une doctrine des qualités "primaires" et "secondaires" prennent la forme d'une définition en termes géométriques. L'extension est "première" et toutes les autres qualités sont "secondaires" ou dérivées. Mais Descartes répète l'ambiguïté de Démocrite. Tout en affirmant que "par nos sens, nous ne connaissons rien des objets extérieurs, sinon leur figure, leur grandeur et leur mouvement", son but ultime est de nier totalement les sens.

Mais puisque j'attribue des figures, des grandeurs et des mouvements déterminés aux particules insensibles des corps, comme si je les avais vues, alors que j'admets qu'elles ne tombent pas sous les sens, quelqu'un demandera peut-être comment je suis parvenu à les connaître. Je réponds que j'ai d'abord considéré [...] toutes les notions claires et distinctes des choses matérielles qui se trouvent dans notre entendement [...] dont les règles sont les principes de la géométrie et de la mécanique, et j'ai jugé que toutes les connaissances que l'homme peut avoir de la nature doivent nécessairement être tirées de cette source.

Malgré cette extrapolation, l'objet géométriquement réduit, même à son niveau insensible, conserve certaines propriétés visuelles "abstraites". Cependant, l'objet "réel" est désormais considéré comme un objet nu et réduit, nettement différent de l'objet riche que l'on trouve dans l'expérience.

En utilisant ce qui arrive à la vision comme symptôme de ce qui arrive à l'expérience en général, Descartes divise l'expérience en deux domaines, de sorte qu'une région de l'expérience domine toutes les autres. L'objet abstrait réduit (objet étendu) devient "objectif" et son apparence dans l'expérience perceptive, à l'exception significative des qualités visuelles fantomatiques restantes, devient "subjective". Simultanément, la raison, la compréhension, le processus déductif géométrique, deviennent désincarnés en tant qu'actes "purs" de l'esprit." (pp.11-12)

"L'homologue de Descartes, John Locke, n'était pas d'accord sur le fait que la source des idées claires et distinctes était l'entendement -c'était plutôt l'expérience- mais en formulant les fondements de l'empirisme, Locke a préservé l'ancienne méfiance à l'égard de la perception d'une manière nouvelle. Semblant prendre au sérieux et tenir compte de l'expérience sensorielle, Locke finit par la réduire à un atomisme sensoriel qui sépare à nouveau la connaissance des choses.

Locke, comme Descartes, maintient et accentue la métaphore entre voir et comprendre. "L'entendement, comme l'œil, bien qu'il nous fasse voir et percevoir toutes les autres choses, ne tient pas compte de lui-même ; et il faut de l'art et de la peine pour le mettre à distance et en faire son propre objet". Mais dans le cas de Locke, si l'on veut étendre la métaphore, ce n'est pas l'œil, mais une influence extérieure qui lui fournit ses propres objets. D'où la thèse empiriste classique :

Supposons que l'esprit soit, comme on dit, du papier blanc, sans aucun caractère, sans aucune idée ; comment se fait-il qu'il soit meublé ? D'où vient qu'il soit ce vaste magasin que la fantaisie affairée et illimitée de l'homme y a peint avec une variété presque infinie ? D'où lui viennent tous les matériaux de la raison et de la connaissance ? Je réponds en un mot : de l'EXPÉRIENCE.

Cette thèse ouvre la porte aux choses et à la richesse de l'expérience, mais Locke a si rapidement emprunté à Descartes la notion d'idées claires et simples que l'expérience mondaine a été immédiatement contournée au profit de ce qui est devenu l'atomisme empirique. Locke pensait, en écho au préjugé analytique et géométrique, que ce qui était primitif dans l'expérience devait être simple, et donc que l'idée simple et déjà analysée était en fait l'objet qui se trouvait immédiatement devant l'esprit dans l'expérience, "ce terme qui, je pense, sert le mieux à représenter ce qui est l'objet de l'entendement quand l'homme pense". Mais de tels éléments simples sont mieux appelés concepts que perceptions, alors que la perception pour l'empirisme devient le résultat d'un pointillisme non ressenti et non expérimenté de qualités abstraites.

Locke ne s'arrête que brièvement devant les choses. Bien que les qualités qui affectent nos sens soient, dans les choses elles-mêmes, si unies et si mélangées qu'il n'y a pas de séparation, pas de distance entre elles, il n'hésite pas à conclure immédiatement que "cependant il est clair que les idées qu'elles produisent dans l'esprit entrent par les sens simples et non mélangées". Ces idées, simples et sans mélange, sont les "atomes" des qualités sensorielles, des qualités "abstraites" en dehors de toute chose. "C'est ainsi que nous parviennent les idées que nous avons du jaune, du blanc, de la chaleur, du froid, du mou, du dur, de l'amer, du doux, et de toutes celles que nous appelons les qualités sensibles. Le fait que personne n'ait jamais perçu un blanc désincarné ne semblait pas déranger Locke, et la tradition empiriste débat encore aujourd'hui de la manière dont nous construisons les objets, et les choses à partir de ces simples idées […]

La version lockienne de la réduction de la chose ne s'arrête pas là non plus. Locke a spécifiquement énoncé la doctrine implicite des qualités primaires et secondaires, c'est-à-dire que parmi les différents atomes de qualités, certains sont privilégiés et d'autres sont de simples effets des qualités privilégiées. Locke considérait les qualités primaires comme des qualités de l'objet matériel (l'objet réduit). "Les qualités ainsi considérées dans les corps sont. Premièrement, celles qui sont totalement inséparables du corps en quelque état qu'il soit".

Et ces qualités restent cartésiennes et visuelles, bien qu'elles soient plus complexes que celles admises par Descartes (et qu'elles admettent une qualité dont Locke pensait qu'elle appartenait aussi à la perception tactile) : "Je les appelle les qualités originelles ou primaires du corps, dont je pense que nous pouvons observer qu'elles produisent en nous des idées simples, à savoir la solidité, l'extension, la figure, le mouvement ou le repos, et le nombre". Les qualités secondaires sont celles "qui, en vérité, ne sont pas dans l'objet lui-même, mais qui ont le pouvoir de produire diverses sensations en nous par leurs qualités primaires". Locke reprend ainsi dans ses grandes lignes la division métaphysique de la chose qui aboutit à sa réduction.

Cette division suffisait déjà à établir la nécessité pour l'empirisme d'affronter le problème de la construction de la chose à partir de ses simples atomes, mais une deuxième dimension de la division était également affirmée par Locke, l'atomisme des sens. Il est tout à fait clair que dans son interprétation de la tradition déjà existante des cinq sens, les sens étaient devenus plus "clairs et distincts", de sorte que certaines qualités entrent dans l'expérience par un seul sens, et d'autres par les autres sens. Ainsi, la chose reste, en elle-même, un objet aux attributs principalement visuels et spatiaux auxquels s'ajoutent, dans le mystère de l'expérience, les diverses idées simples et "subjectives" d'autres qualités. La chose et l'expérience restent toutes deux sous la limitation de la double réduction." (pp.11-13)

"Cette marche progressive du réductionnisme en philosophie est plus qu'un simple visualisme qui en est le symptôme. C'est une tendance qui réside plus profondément dans une certaine compréhension de soi de la philosophie. À un niveau superficiel, et encore une fois de manière symptomatique, un visualisme peut être remis en question en soulignant les conséquences qui conduisent à l'inattention à des dimensions importantes de l'expérience dans d'autres domaines, ici, en particulier dans une inattention à l'écoute. Non seulement les sons, dans la tradition métaphysique, sont secondaires, mais l'inattention au son des choses a conduit à la perte progressive de la compréhension de toute une série de phénomènes qui attendent encore d'être notés.

Ce que l'on appelle ici visualisme, comme symptôme, c'est toute la tendance réductionniste qui, en cherchant à purifier les expériences, en dément la richesse à la source. Le passage à la dimension auditive est donc potentiellement plus qu'un simple changement de variables. Il s'agit d'abord d'un décentrage délibéré d'une tradition dominante afin de découvrir ce qui peut manquer en raison de la double réduction traditionnelle de la vision en tant que variable et métaphore principale. Ce changement délibéré d'accent de la dimension visuelle à la dimension auditive symbolise d'abord l'espoir de trouver des matériaux pour récupérer la richesse de l'expérience primaire qui est maintenant oubliée ou recouverte dans les traditions visualistes interprétées de manière trop stricte.

On pourrait même soupçonner que, précisément, certains des phénomènes actuellement les plus difficiles pour une tradition visualiste pourraient se prêter plus facilement à une attention plus soucieuse de l'écoute. Par exemple, symboliquement, c'est l'invisible qui pose une série de problèmes presque insurmontables à une grande partie de la philosophie contemporaine. Les "autres esprits" ou personnes qui ne se dévoilent pas dans leur invisibilité "intérieure", les "Dieux" qui restent cachés, mon propre "moi" qui échappe constamment à une simple apparence visuelle, tout le domaine du langage parlé et entendu doivent rester insolubles tant que notre regard n'est pas aussi une écoute. L'invisible est ce que l'écoute peut aider à atteindre.

Si ce sont là quelques-uns des espoirs d'une philosophie de l'écoute et de la parole, il subsiste au sein de la philosophie une forte résistance à une telle tâche. En effet, la philosophie n'a pas seulement indiqué une préférence pour le visuel, puis a réduit sa vision de la présence brillante de la physis à son statut actuel de vision des surfaces en tant que combinaisons de qualités atomisées, mais elle a entretenu depuis ses temps classiques une suspicion à l'égard de la parole, en particulier de la voix sonore. Bien qu'il y ait une certaine touche d'ironie dans la République de Platon (qui pourrait être un rhétoricien plus subtil que Socrate ?), l'évocation d'un danger dans la poésie, la récitation dramatique et même dans certaines musiques demeure. [...]

Dans la culture grecque au sens large, cependant, l'amour apollinien de la lumière était contrebalancé par l'amour marsyasien du son. Les tragédies s'exprimaient par des voix sonores à travers la persona ou les "masques", qui plus tard signifieront aussi per-sona ou "par le son". Nietzsche, qui, bien plus tard, a avancé une dialectique entre l'apollinien et le dionysiaque sombre et furieux, a affirmé qu'il fallait aussi accepter un "dieu qui danse" ainsi que la stabilité de la forme apollinienne. [...]

Si la philosophie a ses propres racines entrelacées avec une vision secrète de l'Être qui a abouti à l'état actuel du visualisme, peut-elle écouter avec la même profondeur ? C'est une ontologie de l'auditif qui s'impose. Et si toute première expression est un "chant du monde", comme le dit Merleau-Ponty, alors ce qui commence ici est un chant qui commence en se tournant vers la dimension auditive.

Mais si une telle symptomatologie a son utilité tactique, un décentrage délibéré du visualisme afin de mettre en évidence le négligé et l'inaudible, son but ultime n'est pas de remplacer la vision en tant que telle par l'écoute en tant que telle. Son but plus profond est de quitter le présent avec toutes ses croyances acquises sur la vision et l'expérience et, pas à pas, de s'orienter vers une compréhension radicalement différente de l'expérience, qui trouve ses racines dans une phénoménologie de l'expérience auditive". (p.13-15)

-Don Ihde, Listening and Voice. Phenomenologies of Sound, State University of New York Press, 2007 (1976 pour la première édition états-unienne), 276 pages.

 

Post-scriptum 1 : « Affubler l'olfaction d'un moindre coefficient de certitude que la vision relève du pur postulat, dont Kant aime tant l'usage, mais certainement pas d'une analyse digne de ce nom. Le nez et les yeux fournissent des informations avec un égal potentiel et un même spectre d'erreurs ou de certitudes, chacun dans son registre. Tous les sens sont assujettis aux mêmes limites en deçà et au-delà desquelles on sombre dans l'inexactitude : aucun d'entre eux ne fournit plus d'informations susceptibles de contribuer à la vérité qu'un autre. Le discrédit jeté sur l'olfaction a bien d'autres raisons. […]

Plus la proximité est grande avec l'objet, plus la répulsion envahit le philosophe : la mise à distance du monde est le symptôme manifeste du sacrifice à l'idéal ascétique. Voir isole et éloigne du réel. Toucher approche et ramène au concret. Sans souci d'une démonstration, Kant pose la noblesse du sens qui assure de la plus grande distance d'avec le monde. Le réel est salissant. Quoi qu'on fasse, Kant et consorts préfèrent le nouménal, l'intelligible, qui a le mérite de ne pas salir, mais qui n'existe pas... » (Michel Onfray, L'Art de Jouir, Éditions Grasset & Fasquelle, 1991).

Post-scriptum 2 :

La vue est un sens comparativement plus passif, plus contemplatif, moins réactivement vital que le toucher. 

Le visualisme est une aliénation, une réduction de la puissance expériencielle du sujet. Il est une forme de mono-sensorialité.

Le visualisme est un rapport au monde méfiant, un rapport de mise à distance, de hiérarchisation entre un sujet contemplant et une chose contemplée, manipulée, maîtrisée, dominé. Le visualisme est une forme du schème hylémorphique dans la culture sensorielle !

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