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Sir Christopher Wren’s Temple Bar (1666-1672) |
"Selon Oakeshott, Bacon penserait l'État comme « un territoire circonstanciellement distinct dont les habitants, engagés dans l'exploitation sans relâche de ses ressources, ont un intérêt commun au succès continuel de l'entreprise », de sorte que « le gouvernement d'un État » serait « le gardien de cet intérêt commun et le directeur et le gestionnaire [manager] de l'entreprise » [Michaël Oakeshott, De la conduite humaine (1975), trad. fr. O. Sedeyn, Paris, PUF, 1995, p. 289]. [...] Le projet de dominer la nature [est] tributaire de sa mise en œuvre par l'État. De sorte que ce dernier se voit accorder une fin distincte de la préservation de la paix, puisqu'il lui revient d'assurer le progrès du savoir en vue du bien commun. Bref, Bacon serait ici fort proche, dans son projet de prise en charge de la recherche scientifique par l'État, des théoriciens de la raison d'État, qui développèrent une conception de l'État administratif soucieuse de la diversité des richesses, de leur production et de leur croissance." (p.324)
"La conceptualisation baconienne de l'État est
peut-être moins simple. C'est ce qu'indique le rôle joué au sein de la pensée
politique de Bacon par la notion, de provenance machiavélienne mais aussi
boterienne, de « grandeur » (greatness) de l'État." (p.324)
"Le silence de Pocock s'explique par le fait que
c'est tout particulièrement au cours du règne de Jacques Ier (1603-1625) que la
notion de « grandeur » étatique est devenue centrale dans l'œuvre de Bacon. Or,
pour Pocock, ultimement, c'est bien « l'effondrement de la monarchie et la
guerre civile » qui permirent de franchir cette « étape » : celle conduisant,
dans l'Oceana de James Harrington (1656) ainsi que dans les Discourses
Concerning Government d'Algernon Sidney (1698), à une
reconceptualisation des institutions de la monarchie anglaise territoriale et
juridictionnelle dans les termes de l'humanisme civique républicain."
(p.325)
"L'expression « true greatness »
signifie chez Bacon « expansive power » : elle désigne donc la
« puissance » (power) et les « forces » (forces) d'un État pour
acquérir et pour conserver de nouveaux territoires [...] Pour Bacon,
comme pour Machiavel, la liberté ne se conçoit en réalité que par la grandeur :
cette dernière n'est pas seulement le moyen de conserver la liberté, mais
aussi, et avant tout, la finalité qui lui donne sens. L'aspiration à la
grandeur, en effet, est ce qui empêche la liberté de se dissoudre en intérêts
uniquement particuliers." (pp.326-327)
"Vers la fin du XVI siècle, la conceptualisation
de la grandezza héritée de l'humanisme civique italien,
notamment florentin, a été très sévèrement remise en cause, et cela par des
auteurs qui ont aussi participé à la mise en cause de l'héritage latin
(Cicéron, Salluste, Tite-Live) célébrant la participation active à la vie de la
cité et le dévouement au bien public. Au premier rang de ces auteurs se
trouvent en particulier le Piémontais Giovanni Botero et le Flamand Juste
Lipse." (p.327)
"Entre 1580 et 1700, plus de cent auteurs
écrivirent des commentaires sur Tacite, et la majorité de ces commentaires
furent des commentaires politiques ; les Annales et les Histoires connurent
édition sur édition." (note 16 p.327)
"Contre Machiavel [et sa critique du lieu commun
antique "L'argent est le nerf de la guerre", qu'on retrouve chez
Quinte-Curce, Diogène Laërce, Cicéron, Plutarque ou Tacite], Lipse affirme au
contraire très nettement que « les gens de guerre et l'argent [sont] les deux
moyens qui acquièrent], gard[ent] et f[ont] accroître l'État » (Les Politiques,
IV, VII, 2, p. 299), car, ajoute-t-il, « l'argent est l'esprit vital de la
guerre » (Les Politiques, V, VI, 1, p. 457) ; il consacre même tout le second
livre de son ouvrage Admiranda, sive de magnitudine Romana à
l'économie de la Rome impériale en général et à son système de taxation en
particulier. Quant à Botero, il soutient lui aussi que les forces financières
et les richesses constituent des éléments fondamentaux de la puissance des
États. Un grand État, c'est à la fois un État riche et un État peuplé."
(p.329)
"Les pauvres n'ont pas intérêt au repos public.
De sorte qu'il faut les mettre au travail et, de façon plus générale,
développer l'industrie humaine sous toutes ses formes. C'est à l'intérieur de
cette visée d'« intéressement » qu'il faut situer la pratique du gouvernement
économique de la société proposée par Botero : la conversion du bien-vivre en bien-être matériel introduit le gouvernement économique dans la sphère politique elle-même. [...] L'écho de ces ouvrages et de ces thèses, en
Angleterre, fut très grand." (p.330)
"Bacon admet en outre la nécessité, lorsque
l'occasion le demande, de passer outre les conventions morales, soutenant qu'«
une juste crainte » (a just fear) est « une juste cause de guerre préventive »
(Considerations touching a War with Spain, 1624, Sp., XIV, p. 477 ; voir aussi
The Essays, XIX, Sp., VI, p. 421 / p. 101). Dans la même perspective, Bacon
soutient également que, dans les négociations et dans les traités politiques,
il n'existe qu'« une seule garantie de la parole donnée vraie et certaine » :
Non pas une des divinités célestes, mais la Nécessité (grande divinité des
puissants), le péril de l'État et la communauté d'intérêts (De Sapientia
Veterum, 1609, V, Sp., VI, p. 634 / trad. fr. Jean-Pierre Cavaillé, Paris,
Vrin, 1997, p. 76).
La « prudence politique » (prudentia civilis),
selon un mot que Lipse contribua grandement à diffuser, doit même se faire de
la « défiance » une « règle » et « conjecturer en pire [in deterius] sur les
affaires humaines »(Novum Organum, I, 92, Sp., I, p. 199 / p. 154). En
1614, au Parlement, l'auteur de la Nouvelle Atlantide affirme
même que « nous ne vivons pas dans la république de Platon, mais en des temps
où les abus ont le dessus » (Speech upon the Case of Sir Thomas Parry,
charged with Unlawful Interference in an Election, Sp., XII, p. 52). Bref,
Bacon ne recule aucunement, dans l'art de gouverner, devant la nécessité de
faire droit à une nécessaire « ambiguïté morale ». En 1605, Bacon peut ainsi
écrire :
Quant à la science du gouvernement, c'est
une partie du savoir qui est secrète [secret] et gardée à part [retired], pour
les deux raisons qui font que certaines choses sont vouées au secret. En effet,
certaines sont celées parce qu'elles sont difficiles à connaître et d'autres
parce qu'il ne convient pas de les déclarer. Nous voyons que tous les
gouvernements sont mystérieux [obscure] et invisibles [invisible] (The
Advancement of Learning)." (pp.331-332)
"Bacon semble bien estimer lui aussi que la
caractéristique la plus importante d'un grand État réside dans la discipline
martiale. La grandeur civique, écrit-il dans une veine de pensée fort proche,
en première approximation, de celle de Lipse, consiste ainsi dans « la
valeur et la disposition militaire du peuple » [...] Il ajoute dans
les Essays, en 1625 :
Pour la grandeur et la domination, il
importe avant tout qu'une nation fasse du métier des armes l'essentiel de son
honneur, de son étude et de son occupation [their principal, honour, study, and
occupation] [...]. La force d'une armée de vétérans constamment sur pied, ou du
moins la réputation qu'elle possède chez les nations voisines, est ce qui
confère d'ordinaire la suprématie ; comme on le voit bien par l'Espagne qui,
depuis maintenant soixante ans, a eu presque continûment une armée de vétérans
dans une région ou une autre (The Essays,
XXIX)." (p.332)
"Comme Lipse et Botero, Bacon semble accorder une
certaine importance à la grandeur de la population. On notera toutefois que
Bacon, sur ce point, se réfère à Machiavel et non à Botero. Défendant en 1603
l'union anglo-écossaise, Bacon écrit ainsi :
The authority of Nicolas Machiavel seemeth
not to be contemned ; who enquiring the causes of the growth of the Roman
empire, doth give judgement, there was not one greater than this, that the
state did do easily compound and incorporate with strangers (A
Brief Discourse touching the Happy Union of the Kingdoms of England and
Scotland, Sp., X, p. 96).
On notera aussi qu'à travers cette question de
l'accroissement de la population, c'est en réalité plus exactement le « droit
de cité » (jus civitatis) des Romains que vise Bacon et qu'il entend prendre
comme modèle pour le projet d'union anglo-écossaise. À cette fin, Bacon,
exactement comme Botero (Delia Ragion di Stato, VIII, 7[...]), s'inspire de
Tacite. Mais les raisons qu'avance Bacon pour souligner l'importance de la
question de la naturalisation ne sont en réalité pas du tout les mêmes que
celles avancées par Botero. Alors qu'il s'agit avant tout pour Botero de penser
les « moyens d'enrichir de l'autrui » (Delia Ragion di Stato, VIII, 6[...]), il
s'agit pour Bacon de montrer que le droit de cité implique nécessairement le
droit de vote et le droit aux fonctions publiques, c'est-à-dire une
participation active au bien public ; bref, le droit de cité n'est tel qu'à
l'être dans toute sa plénitude :
II faut pourvoir par tous les moyens à ce que l'arbre
de Nabuchodonosor de la monarchie ait le tronc assez robuste pour supporter les
branches et les rameaux ; j'entends que les sujets natifs du royaume ou de la
république soient dans un rapport convenable aux sujets étrangers qui en
dépendent. Aussi tous les États qui accordent libéralement la naturalisation
aux étrangers sont-ils faits pour la domination. Croit-on en effet qu'un peuple
d'hommes, même avec le plus grand courage et la plus habile politique, pourra
embrasser un empire d'une trop vaste étendue ? Cela peut durer un moment, mais
s'évanouira brusquement [...]. Jamais aucune nation ne fut à cet égard si
portée à incorporer les étrangers que les Romains, et le résultat fut qu'ils
devinrent la plus considérable des monarchies. Leur procédé fut d'accorder la
naturalisation (qu'ils dénommaient jus civitatis), et de l'accorder dans toute
sa plénitude [in the highest degree], c'est-à-dire non seulement le jus
commercii, le jus connubii, le jus haereditatis, mais encore le jus suffragii
et le jus honorum. Et ceci non seulement à des individus, mais à des familles
entières, voire à des cités, parfois à des nations [...]. On peut dire que ce
n'étaient pas les Romains qui envahissaient l'univers, mais l'univers qui
envahissait les Romains ; et c'était le chemin assuré de la grandeur (The
Essays, XXIX)."(pp.332-333)
"Un quatrième point de convergence semble, en
apparence, se dégage : à l'ancien gouvernement des âmes et des corps
semble en effet parfois se substituer chez Bacon un véritable « gouvernement
des choses » :
La grandeur d'un État pour l'étendue et le
territoire est susceptible d'être mesurée [fall under
measure], et l'ampleur des ressources et des revenus d'être comptée [fall
under computation]. La population peut se connaître par des
recensements ; le nombre et l'importance des cités par des cartes et des plans (The
Essays, XXIX).
[...] Le gouvernement ne semble pas tant s'exercer sur
des volontés que sur des quantités et des forces collectives. Dans
l'essai Of Seditions and Troubles, Bacon peut ainsi recommander aux
« pasteurs de peuples » (shepherds of people) de
« bien connaître les calendriers des tempêtes de l'État, qui sont
d'ordinaire plus fortes quand les choses sont à égalité, comme les tempêtes de
la nature sont plus fortes autour de l'équinoxe » [...] Le problème
politique semble donc se résumer ici à l'utilisation quantitative des forces
disponibles."(pp.333-334)
"Le premier point de rupture de Bacon avec la
théorie de la grandeur civique issue des livres de Lipse et de Botero concerne
le rôle accordé aux forces financières de l'État. Dans « le discours
populaire » (popular discourse) concernant la grandeur de
l'État, note Bacon, « beaucoup trop est attribué au trésor et aux
richesses." [...]
Pour Bacon, fidèle en cela à Machiavel, les richesses
ne doivent pas du tout être considérées comme le facteur décisif de la grandeur
civique :
Je sais bien que la plupart des gens auraient mis [la
richesse] au premier rang, car la richesse est d'une utilité générale qui
répond à toute la variété des circonstances. Je me permets de récuser cette
opinion au nom de la raison pour laquelle Machiavel a récusé celle selon
laquelle l'argent est le nerf de la guerre : il dit que le vrai nerf de la
guerre, c'est le bras nerveux des hommes, c'est-à-dire une nation vaillante,
peuplée et guerrière [...]. On peut en vérité assurer que le nerf de la réussite
n'est pas l'argent mais les nerfs et l'acier de l'esprit, c'est-à-dire
l'intelligence, le courage, l'audace, la fermeté, le caractère, la capacité
d'être industrieux, etc. (The Advancement of Learning, II. [...]
Les forces financières ne contribuent à augmenter la
puissance de l'État que si :
First [...], that they be joined with martial prowess
and valour.
Secondly, That treasure doth then advance greatness, when it is rather in
mediocrity
than in great abundance. And again better when some part of the state is poor,
than
when all parts of it are rich.
And lastly, That treasure in a state is more or less serviceable, as the hands
are in
which the wealth chiefly resteth [...]
Si ces conditions ne sont pas remplies, les États,
dilapidant leur énergie en « husbandlike considerations of profit », ne sont,
dit Bacon, que des États « efféminés » (effeminate) et « marchands » (merchant-
like) [...] Bacon écrit encore à Jacques Ier, le 30 août 1617, que la «
prospérité » rend de façon regrettable les États « sans inquiétude » (secure)
et « détachés des périls » (underweighers of perils) (Sp., XIII, p. 246). En
somme, le commerce et l'art d'accumuler les richesses, loin d'appartenir à l'art
de la guerre, sont bien plutôt pour Bacon ce qui vient affaiblir et corrompre
les vertus et la discipline militaires." (pp.334-336)
"Dans les « discours populaires » concernant la
grandeur de l'État, beaucoup trop est également attribué, selon Bacon, à « la
fertilité du sol » ou à « l'abondance des denrées » [...] alors que la vraie
grandeur naît de la pauvreté et de sols arides [...] De façon qui peut sembler
quelque peu provocatrice, Bacon ajoute même que tous les États grands n'ont eu
« no other wealth but their adventures, nor no other title but their swords,
nor no other press but their poverty » (Of the True Greatness of the Kingdom of
Britain [...] Bacon retrouve en réalité certaines thèses proprement
machiavéliennes au sujet de l'instauration de nouvelles cités :
II y a plus de vertu là où le choix est moins libre,
il faut considérer que, pour l'édification d'une cité, il vaut mieux choisir un
lieu stérile, afin que les hommes, contraints d'être industrieux et moins
paresseux, soient plus unis (Discours sur la Première Décade de Tite-Live, I
[...] La faim et la pauvreté rendent les hommes industrieux et les lois les
rendent bons [ibid]" (p.336)
"Bacon, s'inspirant cette fois de Guichardin,
écrit enfin dans les Essays : "Je ne saurais mieux dénommer les
richesses que les bagages de la vertu. Le mot latin est meilleur encore : impedimenta,
entraves ; car la richesse est pour la vertu ce que sont à une armée ses
bagages. On ne peut s'en passer, ni les abandonner, mais ils empêtrent la
marche ; et parfois même le soin qu'on y accorde fait perdre ou dérange la
victoire [...]. Comme le dit Salomon : « La richesse est une forteresse, dans
l'imagination du riche » [Pr 18, 11]. Mais cette phrase dit excellemment que
c'est dans l'imagination et pas toujours dans la réalité. Car, sans contredit,
les grandes richesses ont livré plus d'hommes qu'elles n'en ont délivré [...]
Dans La Nouvelle Atlantide, texte
probablement rédigé en 1623, l'imaginaire de la prolifération et de l'opulence
matérielles doit être interprété, par conséquent, avec une certaine prudence.
Dans l'île utopique, l'opulence matérielle a bien rendu les habitants généreux
et ils accueillent bien les étrangers avec largesse. Et « comme il est arrivé à
Bacon de lier la question de l'intolérance religieuse à celle de la pénurie, il
n'est pas impossible de comprendre que la thèse de l'utopie, c'est que
l'opulence fait la concorde, la philia et une certaine xénophilie, ou produit
une sorte de philanthropie générale ». [...] Commentant ce texte, James
Harrington écrira :« La noblesse d'Océana est de cette dernière espèce ; elle
est la meilleure de toutes, car, n'ayant point d'armoiries dont elle tire sa
valeur, elle ne peut avoir de prix que par son mérite intrinsèque »."
(pp.336-337)
"Il faut mettre place une régulation du commerce.
Surtout, il faut refuser tous les phénomènes qui, « privatisant » l'homme et
l'enfermant dans la sphère des jouissances privées, lui font oublier le destin
de la patrie et le bien public : une société n'est pas qu'un vaste marché où
les hommes sont livrés à l'empire de la Fortune ; les hommes ne sont pas de
simples appendices passifs des processus matériels qu'ils ont mis en mouvement,
les coupant des fonctions politiques et militaires qui sont seules susceptibles
de satisfaire leurs besoins humains essentiels ; bref, pour Bacon, les hommes
ne sont pas seulement des animaux marchands et producteurs, n'attendant de la
politique que la protection de leurs intérêts privés." (p.338)
"Pour lui, un accroissement de la population est
un risque redoutable pour les États, un danger grave que seule une expansion
indéfinie des ressources pourrait conjurer :
En règle générale, il faut veiller à ce que la
population d'un royaume (surtout si elle n'est pas fauchée par les guerres)
n'excède pas la production du pays qui doit la maintenir. Et la population ne
doit pas être évaluée seulement par le nombre, car un nombre moindre, dépensant
plus et gagnant moins, use une nation plus vite qu'un nombre supérieur vivant
plus frugalement et produisant davantage (The Essays, XV [...]
Bacon, contre Botero, défait ici la corrélation entre
augmentation de la richesse et augmentation de la population. Ni le niveau des
richesses matérielles ni la grandeur de la population ne peuvent constituer
pour Bacon les vrais principes de la grandeur de l'État.
3) Le troisième point de rupture de Bacon avec Lipse
et Botero concerne la théorie du peuple en armes. Là où Lipse met tout
particulièrement l'accent sur le rôle considérable joué par les équipements et
les matériels militaires, Bacon souligne avant tout le rôle de la vertu
militaire dans l'esprit civique :
There is too much ascribed to the strength and
fortifications of towns or holds (Of the True Greatness of the Kingdom of
Britain, Sp., VII, p. 48).
Walled towns, stored arsenals and armories, goodly
races of horse, chariots of war, elephants, ordnance, artillery, and the like ;
all this is but a sheep in a lion skin [Mt 7, 15], except the breed and
disposition of the people be stout and warlike (The Essays, XXIX, Sp., VI, p.
445 / p. 153).
Comme Machiavel, mais aussi, sur ce point, comme Lipse
et comme Botero, Bacon souligne les dangers des troupes formées uniquement de
mercenaires ou d'auxiliaires :
Quant aux armées mercenaires [...], il est prouvé par
tous les exemples que toute république ou royaume qui se repose sur elles «
peut faire parade quelque temps de son plumage, mais ne tardera pas à muer »
(The Essays, XXIX [...]
Mais, à la différence de Lipse et de Botero, Bacon
rejette entièrement l'idée de troupes militaires « professionnelles ». Il est
bien en faveur d'une armée permanente :
Un corps, physique ou politique, ne saurait être en
bonne santé que par l'exercice ; et pour un royaume ou une république, une
guerre honorable et juste [a just and honourable war] est sans contredit
l'exercice requis [the true exercise]. Une guerre civile, en effet, est comme
l'ardeur d'une fièvre ; mais une guerre étrangère est comme la chaleur de
l'exercice, qui sert à maintenir le corps en bonne santé ; vu que dans une paix
indolente les courages deviennent efféminés et les mœurs corrompues. Mais, laissant
de côté le bonheur, il est incontestablement utile pour la grandeur d'un État
d'être presque toujours sous les armes (The Essays, XXIX [...]
Toutefois, comme Machiavel, Bacon estime que « every
common subject by the poll » doit être en mesure de prendre les armes
pour la défense de l'État." (pp.338-339)
"Bacon préconise alors de résoudre ce problème
social en constituant, parallèlement à l'armée des sujets politiques, une sorte
d'armée de travailleurs étrangers :
Ce
qui s'en rapproche le plus est de laisser tous les métiers aux étrangers
[strangers] (qui doivent être accueillis
d'autant plus volontiers à cette fin) et de confiner le gros de la classe
inférieure des nationaux [the principal bulk of the vulgar natives] dans ces trois catégories [kinds] : laboureurs du sol ; domestiques libres ;
et ouvriers des métiers virils et vigoureux, comme les forgerons, les maçons,
les charpentiers, etc. (The Essays,
XXIX [...]
En somme : les « fabrications délicates » doivent être
laissées aux étrangers ; les sujets politiques en armes, comme les fermiers
romains, peuvent quant à eux exercer des « métiers
virils et vigoureux »." (p.341)
"Pour Bacon, il est surtout essentiel que les
fermiers ne deviennent pas dépendants de façon disproportionnée de leurs
seigneurs. En effet, si les fermiers perdaient la propriété de leurs terres,
ils deviendraient des journaliers (hirelings), de sorte qu'ils ne combattraient
plus pour le bien commun mais, au mieux, pour leurs propriétaires. Bacon ne se
contente pas ici de faire allusion à l'émancipation de la yeomanry à
l'égard de sa dépendance militaire envers les seigneurs, mais discute l'idée
selon laquelle l'infanterie est le « nerf d'une armée » (The Essays, XXIX [...] Il puise à la source de la tradition
-formulée avec la plus haute autorité par Sir John Fortescue - qui opposait la
robustesse des yeomen anglais à la pauvreté des paysans
français :
Ce
que je dis ici ne s'est vu nulle part mieux confirmé que par la comparaison de
l'Angleterre et de la France ; car l'Angleterre, très inférieure en étendue et
en population, lui a néanmoins damé le pion, vu que la classe moyenne [middle
people] en Angleterre fournit de bons soldats, et les paysans de France non. Et
sur ce point ce fut une politique admirablement profonde que celle du roi Henry
VII (dont j'ai parlé tout au long dans l'Histoire de sa vie) d'instituer des
domaines et des fermes d'un même modèle -c'est-à-dire possédant une proportion
fixée de terres capables de nourrir et de maintenir les sujets dans une aisance
suffisante et dans une condition libre, et de laisser la charrue aux mains des
propriétaires au lieu de simples journaliers (The Essays, XXIX [...]
Pour Bacon, l'Angleterre possède une solide infanterie
parce que Henri VII a réalisé l'étroite connexion entre la position économique
du fermier et sa capacité à agir en tant que soldat. Surtout, le
citoyen-propriétaire-guerrier apparaît aux yeux de Bacon comme le modèle même
du sujet politique : d'une part, à cause de l'indépendance que confère la libre
propriété de la terre ; d'autre part, à cause de cette vertu civique qu'est la
vertu martiale, conçue comme vertu de participation active à la direction des
affaires publiques." (pp.341-342)
"La grandeur d'un État, écrit-il, « consisteth
in the temper of the government fit to keep subjects in heart and courage, and
not to keep them in the condition of servile vassals » (Of the True
Greatness of the Kingdom of Britain, Sp., VII [...] Défendant la
naturalisation des Écossais, Bacon soutient à la Chambre des Communes en 1607
que les Écossais et les Anglais forment des peuples semblables en ce sens
qu'ils ne sont pas des peuples « dociles » (tractable) dès lors qu'il
s'agit de les gouverner. Cette dernière qualité appartient à tous les peuples
guerriers, ainsi que le montre selon Bacon l'exemple des Romains, lesquels
étaient comme des « chevaux furieux »: « de meilleur service que les autres,
ils sont néanmoins les plus difficiles à guider et à diriger » (A Speech in the
Lower House of Parliament concerning the Article of Naturalization, Sp., X, p.
315). La grandeur civique exige donc un peuple libre, qui ne se laisse
pas gouverner aisément sans son consentement." (pp.342-343)
"Pour Bacon, l'homme est un sujet politique avant
d'être un marchand et un producteur, et son existence sociale est subordonnée à
son existence politique. Si l'homme doit être propriétaire, c'est précisément
pour être sujet politique, parce que seule la possession de la terre lui assure
l'indépendance nécessaire pour exercer de manière autonome le métier de sujet
politique. Le but de la politique est l'indépendance, mais également la vertu,
c'est-à-dire la maîtrise collective que le groupe parvient à exercer sur son
destin grâce à un ordre institutionnel dans lequel les sujets peuvent
participer et se reconnaître. L'essentiel est la défense de
l'autonomie, ce qui suppose un contrôle étroit sur l'ensemble des rapports
d'interdépendance que le commerce et les activités sociales et privées tissent
entre les hommes, ainsi qu'une méfiance vis-à-vis des rapports marchands, qui
menacent de saper les fondements de l'indépendance des sujets politiques en
transformant la terre en marchandise ; cela suppose également une vigilance à
l'égard de la multiplication des objets de consommation et de jouissance, qui
risquerait d'inverser les rapports de subordination entre le social et le
politique. L'essentiel, pour Bacon, est d'éviter que chacun ne se soucie
plus que de ses propres affaires et de ses intérêts privés, confiant le
gouvernement et la défense à des spécialistes, car, alors, se développera une
désastreuse indifférence à l'égard de la vertu collective :
Tout rapporter à soi est plus excusable
chez les princes souverains, parce qu'ils ne sont pas seulement eux-mêmes, mais
parce que la fortune publique [the public fortune] est en jeu s'ils font bien
ou mal ; mais c'est un mal funeste chez le sujet d'un prince ou le citoyen
d'une république, car toutes les affaires qui lui passent par les mains se
trouvent déviées vers ses propres intérêts, qui souvent sont excentriques à
ceux de son maître ou de l'État (The Essays, ΧΧΙII
[...]
Bref, pour Bacon, fidèle en cela aux leçons de
Machiavel, la liberté signifie essentiellement la maîtrise collective du destin
par le contrôle de la Fortuna :
On ne saurait nier que les accidents
extérieurs contribuent pour une grande part à notre succès : la faveur, le
moment, la mort d' autrui, l'occasion qui fait valoir la vertu. Mais c'est à
nos mains surtout de façonner notre fortune (The
Essays, X)." (pp.343-344)
-Dominique Weber, "Grandeur civique et économie dans la pensée politique de Francis Bacon", Revue de Métaphysique et de Morale, No. 3, Mercantilisme et philosophie (JUILLET-SEPTEMBRE 2003), pp. 323-344.
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