« La raison dont la nature nous a doués, la liberté dans laquelle elle nous a créés, et ce désir invincible de bonheur qu’elle a placé dans notre âme, sont trois titres que tout homme peut faire valoir contre le gouvernement injuste sous lequel il vit. »
(Mably, Des droits et des devoirs du citoyen, 1788, introduit et annoté par
Jean-Louis Lecercle, Paris, Librairie Marcel Didier, 1972).
« Mably avait rencontré Rousseau en 1742, était devenu son ami, avant
leur brouille. On retrouve chez lui un culte républicain de l'Antiquité,
surtout de Sparte, une critique de l'économie libérale et du luxe, une apologie
des mœurs vertueuses. » -Serge Audier, Les théories de la
république, Paris, Éditions La Découverte, coll. Repères, 2015 (2004 pour
la première édition), 125 pages, p.37.
« Mably suscite depuis
longtemps les polémiques. De son vivant, tout en s’opposant à l’absolutisme, il
n’a cessé de critiquer les représentants les plus illustres des Lumières, de
Voltaire aux physiocrates, ce qui a ouvert une première question : cet auteur
doit-il être classé parmi les anti-Lumières, ou fait-il partie de ce courant ?
Par la suite, mort en 1785, il a été considéré par les révolutionnaires de
toutes tendances, de 1789 à 1797, date de l’exécution de Babeuf, comme un des
Pères de la Nation républicaine, et si bien associé à cet événement que tout un
courant libéral, dans la première moitié du 19è siècle, Benjamin Constant en
tête, n’a voulu voir en lui qu’un inspirateur idéologique de la Terreur, et à
ce titre, un des responsables de ses débordements. C’est la première étiquette
tenace apposée sur sa postérité : celle de Mably jacobin. Mais les socialistes,
adversaires des libéraux, l’ont reconnu à leur tour comme un de leurs
précurseurs, et ce jusqu’en Russie soviétique : et voilà la deuxième étiquette,
celle de Mably communiste utopique. Après la seconde guerre mondiale, certains
commentateurs ont tenté de sortir de cette alternative, voyant en lui un
catholique conservateur, ou simplement un modéré des Lumières, commettant ce
faisant l’erreur symétrique à celle de leurs prédécesseurs, consistant à gommer
ce qui dans sa pensée avait permis, précisément, les interprétations jacobines
ou socialistes utopiques. Malgré l’apparition, depuis les années 70,
d’interprétations plus nuancées et moins mutilantes, on a récemment collé, dans
le prolongement des travaux de l’école de Cambridge, une dernière étiquette sur
Mably : celle du principal représentant du républicanisme classique en France.
Nous voudrions retracer ici
un cheminement, encore inachevé, à travers cet épais maquis d’interprétations,
dont un certain nombre contiennent assurément une part de vérité, en direction
de la véritable signification des textes de l’abbé grenoblois. L’hypothèse est
que la pensée de Mably, comme quelques autres dans cette période des dernières
décennies de l’Ancien Régime et de la Révolution Française, se situe au
carrefour entre les deux grandes traditions philosophico-politique du
républicanisme, et de l’utopie, et que c’est la synthèse réalisée qui fait la
spécificité de sa pensée. On a fait fausse route, semble-t-il, en voulant
insister sur l’une de ces idéaux en négligeant l’autre. Ce faisant, Mably
s’inscrirait plutôt dans une lignée, un courant de pensée minoritaire que l’on
pourrait caractériser comme une version nouvelle des « Lumières radicales »,
pour reprendre la célèbre expression de Jonathan Israël ; des Lumières
radicales, qui à la différence des spinozistes étudiés par cet auteur, seraient
avant tout radicaux sur le terrain social, celui de la lutte contre les
inégalités de fortune et de positions. Les auteurs de ce courant, dont
l’interlocuteur, et peut-être l’inspirateur le plus direct, est Jean-Jacques
Rousseau, auraient en commun de puiser à plusieurs sources idéologiques afin
trouver la meilleure méthode pour réaliser l’égalité entre les hommes, sur les
terrains politique, économique et social. Cette prise de position permettrait
ainsi d’expliquer pourquoi Mably apparait à bien des égards comme à la lisière
des Lumières. Il est en effet, par son égalitarisme radical, forcément très
éloigné des tenants de la liberté économique : l’apologie du commerce
civilisateur, du luxe, ne peuvent pas lui convenir ; et sa grande sensibilité
aux effets désastreux des injustices sociales l’amène aussi à se méfier des
solutions par trop « élitistes » de ses contemporains, notamment de l’idée
d’une monarchie éclairée. C’est donc aussi dans cette perspective, de ce fait,
qu’il faut peut-être comprendre l’usage qu’il fait des concepts de l’école du
droit naturel, référence incontournable pour tout réformateur de cette période,
mais dont la place chez lui est plutôt réduite.
Ni tout à fait républicain,
ni à proprement parler « socialiste utopique », mais bien loin d’être pour
autant un « anti-Lumières », Mably pourrait donc être considéré, plus
précisément, comme un des passeurs entre ce que la pensée des Lumières
comporte de plus égalitaire, et les premières versions de la pensée socialiste.
I.
Quel fut donc l’idéal
politique et social de notre auteur ? De toute évidence, après une première
période totalement reniée par la suite, où Mably écrit en faveur de la
monarchie, il abandonne cette position, au même moment environ où il interrompt
une carrière diplomatique pourtant bien engagée vers la fin des années 1740. Un
certain nombre de commentateurs s’accordent pour faire de cette « démission »,
et de la rupture avec son protecteur le Cardinal de Tencin, le résultat d’un dégoût
pour les usages politiques de son temps, et du constat de l’impossibilité de
changer réellement le cours des choses en passant par les institutions. Dès
lors, le ton de ses écrits change radicalement et de fait, Mably ne défendra
plus jamais le principe monarchique en tant que tel.
Cependant, d’un écrit à
l’autre, l’objectif peut sembler très différent. Selon l’adversaire, selon le
pays concerné par sa réflexion, Mably défend tantôt la monarchie héréditaire,
tantôt préconise de renforcer les pouvoirs de l’assemblée républicaine des
représentants ; il critique le luxe et la liberté du commerce dans la plupart
de ses écrits, mais parfois on le voit en défendre le développement ; il
encourage ici les réformateurs à aller de l’avant, tenant un discours révolutionnaire
et ailleurs, conseille la prudence. On connaît les raisons de ces variations :
d’abord son « sens de l’opportunité »
dont parle Jean-Louis Lecercle, et que ce commentateur distingue de
l’opportunisme, qui explique que les propositions varient, par exemple selon
qu’il s’adresse à des membres de la noblesse polonaise, ou qu’il écrive un
ouvrage sur la Pologne qui ne leur est pas destiné ; ensuite, la censure, qui
permet de rendre compte de l’écart entre la modération de ses ouvrages publiés
et la hardiesse des écrits demeurés dans les tiroirs de son vivant ; enfin,
l’alternance chez l’auteur lui-même de l’optimisme concernant les possibilités
de régénération de l’Europe, et du pessimisme face à l’évolution négative de la
situation dans différents pays européens qui retiennent son attention : la
France bien sûr mais aussi la Pologne ou la Suède.
Il semble malgré tout
légitime, d’affirmer que l’idéal de Mably est resté, de la fin des années 1740
à sa mort, celui de la communauté des biens. Pour preuve, on peut avancer, avec
Lecercle et quelques autres, l’expression fameuse de ses Doutes
proposés aux Philosophes Économistes : « mon système de la communauté des biens et de l’égalité des conditions
», révélateur de la manière dont il place ces deux principes au centre de sa
pensée et de ses objectifs. Même sans cela, à la lecture d’ouvrages qui ne
peuvent être considérés comme des œuvres de circonstance ou de complaisance,
soit parce qu’ils ne traitent pas d’une question d’actualité directe, soit
parce que Mably ne les destinait pas à la publication, on peut constater que la
communauté des biens et l’égalité qui en découle sont bien à ses yeux les
moyens du plein épanouissement de la nature humaine.
La particularité de Mably
sur ce point, toutefois, par rapport à d’autres penseurs partageant le même
objectif fondamental, est que ce dernier ne fait quasiment nulle part l’objet
d’une rêverie utopique. La seule occurrence de ce type de discours se situe
dans Des droits et des devoirs du citoyen, texte de 1758 qui ne fut
publié qu’après la mort de son auteur, en 1785, dans un passage célèbre où
Milord Stanhope, défenseur dans tout le texte des droits de la Nation contre
l’absolutisme et de la nécessité visionnaire de convoquer les États Généraux,
se laisse aller à une confidence : « Jamais
je ne lis dans les voyageurs la description de quelque île déserte dont le ciel
est serein et les eaux salubres, qu’il ne me prenne envie d’aller y établir une
République, où tous égaux, tous riches, tous pauvres, tous libres, tous frères,
notre première loi serait de ne rien posséder en propre. ». Suit une
description extrêmement brève, bien que précise, des principes de cette
République : magasins publics centralisant le fruit du travail de tous,
élection des représentants chargés de la distribution des biens et des travaux,
ainsi que de la bonne tenue des mœurs entretenue par un système de
gratifications non matérielles, distribuées aux plus méritants.
Il convient de noter, à la
fois ce que cette description doit à la tradition utopique, et ce en quoi elle
s’en démarque. Les principes organisateurs de la société idéale sont ceux de
Thomas More ou, plus proche de Mably, ceux du Code de la Nature que
Morelly a fait paraitre en 1755. Rappelons que ce Code de la Nature introduit
une rupture dans l’histoire de l’utopie moderne, en substituant au roman la
forme plus rigoureuse et systématique d’un code de lois idéal. Mably semble ici
reprendre les principaux articles de sa législation.
A première vue, notre auteur
parait accorder à cet idéal utopique une importance relative, en l’insérant
dans un livre menant une démonstration toute autre, comme d’autres auteurs des
Lumières ont pu le faire : Montesquieu dans les Lettres Persanes (parabole
des Troglodytes) ou Voltaire dans Candide (l’Eldorado). Mais
il faut noter cette nuance importante : à la différence de ceux là, Mably
déplace, comme Morelly, et probablement influencé par lui, l’utopie du terrain
du roman à celui de la théorie politique. Les deux protagonistes de son texte
discutent les thèses utopiques, comme ils discutent d’autres idées politiques
tout au long de leur dialogue.
Quelles conclusions
ressortent de ce dialogue ? Essentiellement deux thèses : 1/ cette société sans
propriété privée est la seule susceptible de mener l’humanité au bonheur ; 2/
Elle n’est pas réalisable dans le temps présent : « nous sommes parvenus à ce
point énorme de corruption, que l’extrême sagesse doit paraitre l’extrême
folie, et l’est en effet », avoue Stanhope. Les conditions historiques ne sont
pas réunies pour la réalisation d’un tel idéal.
Dès lors, il convient de
réfléchir sur le statut exact de cette incise utopique. Il ne nous semble pas
qu’il faille y voir un pur soupir nostalgique sans valeur théorique. Le fait
que notre abbé ait éprouvé le besoin d’insérer ce passage au cœur de celui de
ses livres dans lequel s’affirment avec le plus de netteté ses espoirs en un
changement radical, montre sans doute la valeur « d’idéal régulateur » (si l’on
peut se permettre cette expression kantienne) qu’il confère à ce modèle
communautariste. Ce n’est pas parce que les temps ne sont pas venus (ou plutôt
pas revenus, comme on va le voir) qu’il faut voir la République de Stanhope
comme un rêve sans portée pratique. La communauté des biens parait plutôt être
l’objectif vers lequel, chez Mably, toute réforme entreprise doit tendre, et
l’aune à laquelle mesurer l’utilité de toute mesure politique, dans la
perspective du bonheur de l’homme. C’est la première particularité de l’idéal
politique de Mably : puisé dans les textes de la tradition inaugurée par More,
il n’est pas à proprement parler utopique : il n’est, notamment, nulle part
décrit dans ses moindres détails, comme un plan fait sur mesure à appliquer
directement à la société humaine. Contrairement aux utopistes, Mably ne
présente pas au lecteur un plan de législation parfaite, et dépourvu de toute
réflexion sur les moyens de son application. Au contraire, l’idéal, présenté
seulement dans ses grandes lignes, est comme l’horizon nécessaire de la pratique
politique de notre auteur. Il est ce qui motive et oriente la réflexion
politique « authentique », c’est-à-dire enracinée dans l’analyse du réel, non
ce qui en tient lieu.
C’est dans cette perspective
que l’on peut peut-être mieux comprendre la deuxième caractéristique de l’idéal
politique de Mably, à savoir son lien récurrent avec le modèle spartiate et
l’idéal républicain antique. Cette référence n’est certes pas absente des
modèles utopiques « purs » : chez Morelly, par exemple, l’institution politique
suprême chargée de gérer les affaires communes s’appelle le Sénat ; et les
échelons intermédiaires s’appellent respectivement tribus et cités,
conformément aux usages grecs. Mais chez nos utopistes, la référence demeure un
hommage, à la rigueur une source d’inspiration purement formelle pour les
institutions, et n’est pas, comme chez Mably, propre à nourrir une méditation
historico-politique approfondie sur les lois d’évolution des sociétés
politiques, et sur les moyens de prévenir leur corruption. De ce point de vue,
l’abbé grenoblois est plus proche du Machiavel des Discours sur la
première décade de Tite-Live, comme l’ont souligné les commentateurs, que
du Code de la Nature.
C’est pour ces raisons que
nous ne sommes pas convaincus qu’il y ait grande pertinence à développer, comme
Jean-Fabien Spitz, l’idée selon laquelle la communauté des biens serait prônée
par Mably non pas à titre d’idéal en tant que tel (interdisant selon l’auteur
de parler à son propos de « communisme
avant la lettre »), mais seulement de manière purement instrumentale, afin
de réaliser son véritable idéal, lui de nature purement républicaine, un idéal
de liberté civique qui seule permet « à
tous de mener une existence authentiquement humaine. » Bien que la place
manque ici pour en faire la démonstration, il parait difficile de délier chez
Mably liberté et égalité, ou d’accorder à l’une la préséance sur l’autre, les
deux concepts chez lui se définissant l’un par l’autre et se conditionnant
réciproquement. On peut ajouter au surplus que l’idéal de liberté et de bonheur
civiques, en tant que liés à la participation de chacun à la vie publique de
manière égalitaire, est lui aussi partagé par la plupart des utopistes avant la
Révolution Française. C’est pourquoi il est probablement plus juste de voir en
Mably, sur cette base, un des représentants d’une « aile gauche » du
républicanisme, en France assurément et probablement ailleurs en Europe, qui
interprète l’héritage des Anciens dans le sens d’un égalitarisme radical. Nous
disons « aile gauche du républicanisme », mais on pourrait tout aussi bien dire
« utopisme pragmatique », sans que cela ne change rien sur le fond. Quoi qu’il
en soit, inséparablement républicain et « communautariste », Mably est très
éloigné, sur le terrain des idées sociales, d’autres républicains qui défendent
une certaine vision du pouvoir et des droits politiques du peuple, sans la lier
à un programme économique de nivellement des conditions. Au contraire, les
étapes de ce programme font l’objet d’une minutieuse élaboration chez Mably.
On distinguera deux sortes
de moyens : l’arsenal théorique, et les mesures politiques. Il s’agit pour
Mably, d’une part, d’étayer l’idéal politique en l’enracinant dans une théorie
solide de la nature de l’homme et des sociétés, d’autre part, de proposer des
mesures qui permettent, en partant de l’ordre existant, de faire progresser ces
sociétés vers le bonheur commun. Nous traiterons ici essentiellement de
l’aspect théorique. Mably s’appuie fondamentalement sur une anthropologie qui
fait une large place à l’étude des passions humaines, qui sont à la base de la
sociabilité. Mais on le voit également dans certains ouvrages, souvent
polémiques, avoir recours au vocabulaire du droit naturel. Il semble que cet
usage chez Mably devient, à partir d’un certain stade de maturité de sa pensée,
un usage de circonstance. Il s’agit alors pour lui de se servir des mots de la
tribu, que l’on retrouve sous toutes les plumes philosophiques à l’époque, ou
presque, pour critiquer la démarche de ses adversaires. Il faut comprendre
cependant les raisons de cet abandon progressif. On doit notamment rendre
compte des raisons pour lesquelles, pour reprendre le constat fait par
Jean-Fabien Spitz, le langage de l’humanisme civique peu à peu concurrence, au
lieu de compléter comme chez d’autres auteurs, le langage juridique des droits
naturels de l’homme.
Dans Des droits et
des devoirs du citoyen, Mably est encore très proche de la théorie de
Locke. Celle-ci est républicaine, au sens défini par Philip Pettit, dans la
mesure où elle défend une conception de la liberté politique comme non-domination. Mais elle constitue également un moment essentiel du
jusnaturalisme moderne : Locke allègue notamment que la loi de nature, rendant
les hommes tous égaux, leur confère par là même des droits, au premier rang
desquels le droit de propriété, ainsi que celui de participer à l’élaboration
d’une législation civile.
En 1758, le républicanisme
de Mably est très modéré sur le plan de l’égalité politique, et surtout sociale
: ainsi, il s’oppose à l’idée d’une démocratie directe, qu’il estime dangereuse
et peu adaptée aux conditions des états modernes. Il considère que les lois
somptuaires, contre le luxe, et les lois agraires de même « ne conviennent plus aux mœurs publiques et
privées ». L’aspect « radical » ou révolutionnaire de son texte est inspiré
de sa lecture de Locke : il défend l’idée d’un droit à l’insurrection,
qui sera revendiqué par ses héritiers de 1789. On mesure toute la distance qui
sépare ce premier républicanisme de Mably, adossé à la théorie du droit naturel,
de celui qu’il va développer par la suite : près de vingt ans plus tard, dans
son De la législation (1776),
notamment, l’auteur nie que le droit de propriété soit un droit naturel. Plutôt
que sur les droits, il insiste sur les qualités naturelles de l’homme, l’amour
propre au premier chef, mais non pas cependant comme une passion qui nous
opposerait aux autres. L’amour propre nous conduit à la conscience de la
dépendance dans laquelle nous sommes vis-à-vis d’autrui. Il est secondé dans ce
sens par des qualités naturelles plus directement sociales telles que la pitié,
la reconnaissance, le besoin d’aimer, l’émulation, etc. Mably passe ainsi, pour
expliquer l’origine de la vie sociale, du modèle juridique à un autre modèle,
en vogue chez certains penseurs du 18è siècle, notamment ceux de l’économie
politique classique (Mandeville, A. Smith), mais aussi chez Morelly : le modèle
mécanique, d’inspiration newtonienne, des passions humaines qui poussent
spontanément les individus les uns vers les autres. Ce faisant, il décentre son
propos de la question de l’individu et de ses droits, que l’on trouve chez
Locke, mais également chez un auteur comme Hobbes, vers celles du lien entre
nature humaine et vie sociale, et des conditions de possibilité du bonheur
commun. La distinction entre état de nature et état civil est toujours là mais
elle n’a plus une fonction aussi centrale : alors que dans le texte de 1758,
elle permettait de mettre en lumière le droit de tous les membres du corps
social qui contractent, à être de ce fait même législateurs, ici, elle ne
constitue plus un fossé fondamental. La véritable rupture s’est déplacée au
sein même de l’état civil, vers le moment de l’instauration de la funeste
propriété privée, et de l’inégalité. Mably emploie encore dans ces années 1770
le vocabulaire du droit naturel, mais souvent dans l’objectif polémique de
retourner contre l’adversaire son propre vocabulaire, comme dans les Doutes proposés aux philosophes économistes,
où il s’attaque aux physiocrates.
Le glissement théorique et
politique est également attesté par la présence dans le programme de Mably à
partir du milieu des années 1760 de mesures rejetées en 1758, mesures
susceptibles d’assurer la transition vers la disparition de la propriété. Il
s’agit des lois agraires et somptuaires, qui bannissent le luxe et la grande
propriété foncière. Depuis les Entretiens de Phocion de 1763,
jusqu’aux derniers écrits, Mably les prônera de façon récurrente.
Le cas de Mably, par les
tensions et les évolutions internes de sa pensée, parait donc, pour toutes les
raisons évoquées, écorner l’idée trop hâtive d’une tradition républicaine
univoque. S’est dessinée au cours de l’exposé, l’esquisse d’un groupe,
majoritaires, de républicains attachés à la défense de l’individu, à l’idée de
contrat social, et appuyés sur une anthropologie des droits de l’homme que la
société doit défendre ; il semble que face à ce groupe, on peut identifier un
courant minoritaire, défendant une anthropologie des passions sociales et pour
lequel, fondamentalement, les hommes ont des besoins que la société doit
combler. Mably appartient évidemment au second de ces groupes. Ces deux groupes
n’ont pas, de toute évidence, la même conception de la République, même si à
cette époque, les positions ne sont pas toujours tranchées, et qu’elles n’ont
pas encore subi l’épreuve du feu révolutionnaire. Il apparait, cependant, que
l’on peut y voir les prémisses théoriques de la bataille, qui deviendra par la
suite bien concrète, entre République libérale et République sociale. »
-Stéphanie Roza, "Mably: jusnaturalisme, républicanisme, utopie", Révolution Française.net, Septembre 2011.
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