samedi 15 février 2025

Qu’est-ce qu’une politique d’assimilation ? (Raphaël Doan, Le rêve de l’assimilation, chapitre introductif)

"Chose curieuse, on associe aujourd’hui l’assimilation à une position de droite, voire de droite dure, alors qu’elle fut, il y a un siècle, vigoureusement défendue par la gauche républicaine et attaquée par l’extrême-droite raciste. On y voit parfois de la xénophobie, alors qu’elle fut le propre d’une société ouverte. Bref, écrit Philippe d’Iribarne, "le modèle français d’assimilation, qui a naguère régi avec succès l’intégration des descendants d’immigrés européens, est en crise".

Mais au-delà des tribunes indignées et des polémiques télévisées, que sait-on vraiment de l’assimilation ? On se souvient qu’elle connut une heure de gloire sous la IIIe République, avant d’être remise en question dans les dernières décennies du XXe siècle."

"La pratique bien réelle qu’elle désigne remonte à l’Antiquité et n’est le privilège ni d’un pays, ni d’une époque, ni même d’un continent. Elle a façonné le destin de civilisations entières et dessiné le monde que nous connaissons. Si l’Europe partage des racines latines, si le Moyen-Orient se dit aujourd’hui arabe, c’est grâce à elle. Pourtant, l’assimilation n’a jamais fait l’objet d’une étude transversale. Les mutations culturelles, les croisements, les syncrétismes, les métissages de toutes époques ont bien été explorés par les historiens, surtout dans les dernières années. D’autres sciences sociales, comme la sociologie historique ou l’anthropologie, donnent une idée précise des transformations connues par telle ou telle communauté. Mais elles posent rarement la question des objectifs et des pratiques politiques : pourquoi voulait-on assimiler, et comment s’y prenait-on ? L’ambition de ce livre est donc de donner un panorama, certainement non exhaustif mais aussi large que possible, des pratiques d’assimilation à travers l’histoire, de l’Antiquité à nos jours. La priorité y est délibérément donnée au point de vue des assimilateurs, plutôt qu’à celui des assimilés. D’abord parce qu’aux époques les plus anciennes, les sources manquent pour évaluer avec précision l’effet concret de ces politiques sur les assimilés : il serait vain d’évaluer un « taux d’assimilation » des Gaulois siècle par siècle, même si l’on sait que les Gaulois ont été romanisés. Ensuite parce que les politiques d’assimilation révèlent le caractère singulier de chaque civilisation, de chaque époque. Au fond, la romanisation de la Gaule nous parle plus des Romains que des Gaulois.

En creux, ce sont les problèmes de notre époque, marquée par les crises migratoires et la mondialisation, que l’on cherche à éclairer. Faut-il vouloir rendre l’étranger semblable à nous, et comment ? Nos sociétés doivent-elles être homogènes ? Quels en sont les risques et les bénéfices ? Quel type de culture, quel rapport à nous-mêmes et à autrui voulons-nous ?"

"« À Rome, fais comme les Romains » : là où ce devoir est imposé aux nouveaux arrivants, il y a assimilation. Assimiler, c’est rendre semblable à soi, dit Littré. C’est une absorption, au sens digestif du terme : l’étranger est avalé par la masse de la société, digéré et transformé, comme un aliment en nutriment. D’ailleurs, le mot fut un temps cantonné au vocabulaire biologique, après avoir fait partie du lexique religieux où l’assimilation était quasi synonyme de « communion ». Au début de l’époque moderne, c’étaient surtout les médecins qui parlaient d’assimiler ; et c’est par des métaphores médicales qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, on commença à employer ce mot au sujet des relations humaines, comme chez Diderot ou James Howell, qui loue la « force d’assimilation » des Hollandais. Avec le développement des empires coloniaux, la notion devint juridique et politique : un administrateur anglais définit l’organisation de la Jamaïque comme « fondée sur l’assimilation à la métropole, en introduisant une législation, en instituant des tribunaux, et d’autres institutions civiles similaires au modèle de la métropole ». À la même époque, une ordonnance du gouverneur français de Martinique évoque, pour l’interdire, « l’assimilation des gens de couleur avec les personnes blanches, dans la manière de se vêtir, le rapprochement des distances d’une espèce à l’autre, dans la forme des habillements ». Depuis le XIXe siècle, c’est ce sens politique et socioculturel qui s’est consolidé, dans les colonies comme en métropole, et c’est celui qui nous intéresse ici."

"Avant d’en proposer une définition plus précise, distinguons nettement entre l’assimilation et deux autres phénomènes : l’intégration et l’acculturation. L’intégration suppose seulement de donner une place à autrui dans la société sans lui faire adopter intégralement le mode de vie majoritaire. Pour reprendre la définition de Gérard Noiriel, « l’intégration signifie qu’un individu devient membre d’un groupe, c’est-à-dire un élément fonctionnel dans une structure sociale donnée […]. En revanche, l’assimilation désigne le processus social qui conduit à l’homogénéisation (linguistique, culturelle, politique) plus ou moins poussée des membres du groupe ». L’intégration est en général le propre des sociétés multiculturelles, où les différentes cultures se juxtaposent les unes aux autres comme des pièces dans un puzzle, sans jamais fusionner en un tout homogène. C’est le royaume de la tolérance, au sens strict : on tolère, mais on n’approuve pas forcément, on laisse vivre sans chercher à se mélanger, on se côtoie sans vouloir se ressembler. L’intégration, comme le multiculturalisme, peut imposer le respect de certaines valeurs ou principes généraux, comme la liberté d’expression ou l’État de droit –c’est-à-dire le plus petit dénominateur commun pour la vie en société. Mais elle ne cherche pas à changer la vie quotidienne des gens.

L’acculturation peut être définie comme un phénomène spontané de transformation culturelle, par exemple celle des peuples qui rêvent de l’American way of life sans jamais avoir rencontré d’Américains. Souvent, la simple proximité de deux cultures engendre des échanges et des imitations de part et d’autre ; en général, la plus puissante est la plus imitée. Il est toutefois rare que ces évolutions par simple contact, qui ressemblent à l’imbibition d’un papier buvard, aboutissent au remplacement total d’une culture par une autre. Des anthropologues américains définissaient l’acculturation dans les années 1930 comme « ce qui se produit lorsque des groupes d’individus de cultures différentes entrent en contact continu, entraînant des changements dans les schémas culturels d’origine de l’un ou des deux groupes ». Contrairement à l’assimilation, l’acculturation ne fait pas l’objet d’une recherche consciente ni volontaire : c’est une évolution naturelle.

Ces deux distinctions permettent de poser une définition plus précise de l’assimilation. On désignera par là, dans le cadre de ce livre, les pratiques culturelles, politiques et juridiques issues d’une volonté de changer les mœurs d’une population pour transformer des étrangers en semblables. Il faut qu’il s’agisse d’une volonté : on ne peut pas parler d’assimilation si le changement de culture d’une population se produit par hasard, ou par des phénomènes endogènes, sans décision politique. Ce qu’il y a d’intéressant dans le phénomène d’assimilation est justement qu’il est source de tensions, entre majorité et minorités, entre États et personnes, entre normes et cultures. En outre, l’assimilation doit changer des mœurs, c’est-à-dire des modes de vie concrets. Contrairement à l’intégration qui peut se borner à exiger le respect de valeurs abstraites, l’assimilation s’inscrit dans la vie quotidienne et entend transformer l’individu des pieds à la tête."

"Notre époque a de la réticence à laisser la politique toucher aux mœurs. Quand elle le fait, c’est en général dans un sens plus libéral, via ce qu’on appelle des réformes sociétales. Il s’agit de donner plus de libertés pour que chacun vive sa vie comme il l’entend, et non d’orienter les façons communes de vivre dans telle ou telle direction. L’assimilation semble donc étrangère à notre conception du pouvoir et de la vie en société : au nom de quoi l’État se permettrait-il de dicter aux gens leur manière de vivre ? Même rétrospectivement, beaucoup d’observateurs ont eu tendance à minimiser la portée concrète des politiques assimilationnistes du passé, comme s’il s’était agi d’un pur idéal qui n’aurait jamais eu de reflet pratique. Hannah Arendt jugeait qu’en Allemagne l’assimilation avait été une « idéologie, quelque chose en quoi l’on devait croire », et en France, « un mythe et une évidente auto-illusion ». Dominique Schnapper affirmait que « la politique d’“assimilation” a été un idéal, une idée, un programme d’action, un objectif désiré, mais elle n’a jamais été concrète, une réalité historique, ni en France ni dans les colonies ». Elle reconnaissait pourtant ailleurs qu’elle a « transformé les étrangers en Français et Françaises sur deux générations ».

Les histoires qui suivent établissent que l’assimilation ne fut pas seulement un idéal. S’il s’agissait d’un rêve, le rêve fut poursuivi dans la réalité. Il fit l’objet d’expériences concrètes, en France comme dans d’autres civilisations. Aujourd’hui encore, l’assimilation n’est pas si absente que cela de nos mentalités collectives, même si c’est de manière détournée : que sont la loi de 2004 sur les signes religieux à l’école et celle de 2010 sur le voile intégral dans l’espace public, entre autres, sinon des lois d’assimilation qui ne disent pas leur nom ? Tel Monsieur Jourdain, nous faisons de l’assimilation sans le savoir. Parler d’assimilation, croire à son existence, c’est donc renouer avec l’état d’esprit des hommes des Lumières : les mœurs sont un aspect essentiel de la vie des nations et peuvent faire l’objet de législation."

"Deux motivations distinctes peuvent justifier cette ambition : la volonté d’harmonisation culturelle et la volonté de civilisation. Dans certaines cultures, on ne retrouve que la première ou la seconde ; dans d’autres, les deux se mélangent.

« Nous voulons qu’ils vivent comme nous » : c’est le premier réflexe des peuples qui, habitués à vivre entre soi, se retrouvent à devoir cohabiter avec un autre. Pourquoi la vie devrait-elle changer ? L’exigence d’assimilation n’est alors qu’une volonté conservatrice, celle de continuer à vivre comme avant. Les nouveaux arrivants n’ont qu’à faire comme tout le monde, voilà tout. Là aussi, cette conception peut choquer notre sensibilité contemporaine, où l’on présente généralement la diversité culturelle comme une richesse. Le mélange des gastronomies, des arts, des musiques ou des traditions nous paraît créateur et fertile. Mais c’est un raisonnement récent et sophistiqué. L’homogénéité culturelle est un objectif primitif : les premières sociétés se regroupent naturellement autour de manières de vivre communes. En général, elles sont issues de familles ou de tribus, comme la cité grecque archaïque ; l’homogénéité n’est alors pas seulement culturelle, mais ethnique, voire familiale. Ce n’est qu’avec l’apparition des empires et des États à vastes territoires que peut surgir l’idée du multiculturalisme. Car s’il est envisageable d’accepter philosophiquement les différences entre les hommes, chez des peuples éloignés ou dans une réflexion abstraite, il est beaucoup plus difficile de cohabiter sur la même terre avec un groupe humain aux mœurs radicalement contraires. Si l’on n’enterre pas ses morts de la même manière, si l’on prohibe ou qu’on rend obligatoire le mariage entre cousins, si l’on ne partage pas les mêmes interdits alimentaires, il est difficile de vivre ensemble au même endroit. Imposer l’uniformité des comportements paraît donc la solution la plus évidente à ce problème.

En pratique, celui-ci se pose avec acuité dans deux situations : soit lorsqu’un pays accueille une immigration importante, soit lorsqu’il conquiert de nouveaux territoires habités. Ce sont les deux situations dans lesquelles des masses de populations différentes sont amenées à coexister."

"Dans les États libéraux modernes, il a également été avancé comme un fondement nécessaire à la démocratie. Pour le philosophe anglais John Stuart Mill, « des institutions libres sont presque impossibles dans un pays fait de différentes nationalités. Dans un peuple sans sentiment de communauté, surtout si on y lit et parle des langues différentes, l’opinion publique commune, nécessaire au fonctionnement du gouvernement représentatif, ne peut pas exister ». Pour fonder une démocratie représentative, pense Mill, il faut que les citoyens soient capables de s’identifier entre eux, ne serait-ce que pour s’opposer unanimement à une tyrannie naissante. Inversement, selon lui, les sociétés multiculturelles (il ne les appelle pas encore ainsi, mais c’est de cela qu’il s’agit) risquent d’encourager la rivalité entre communautés, chacune cherchant à se servir de l’État pour renforcer sa position et nuire à celle des autres. Lorsque l’assimilation est impossible, pour des raisons que Mill attribue principalement aux équilibres démographiques, le philosophe préconise sans hésitation de diviser l’État.

À une échelle plus réduite, l’harmonisation culturelle peut aussi être considérée comme un atout pour la santé d’une société, au sens où les niveaux de confiance et d’échanges semblent se renforcer à mesure que les individus se jugent semblables les uns aux autres. Le politologue américain Robert Putnam a avancé que « la diversité et la solidarité sont négativement corrélées », c’est-à-dire que plus un groupe est hétérogène, moins il connaîtra de solidarité interne. Il cite notamment, outre des statistiques sur la population américaine contemporaine, l’attitude des soldats de l’Union pendant la guerre de Sécession : les compagnies les plus hétérogènes, composées de soldats d’âges, de métiers ou de lieux de naissance différents, connaissaient un plus haut taux de désertion que les compagnies formées de soldats semblables les uns aux autres. La proximité avec autrui, la capacité à se reconnaître en lui est un puissant facteur de confiance. De manière plus générale, Putnam cite également des études faites à partir de « dilemmes du prisonnier » : dans une situation où deux cobayes doivent choisir entre coopérer ou se trahir l’un l’autre, plus ils se jugent dissemblables, moins ils sont susceptibles de choisir la voie de la coopération. Le politologue fait remarquer que la diversité n’accroît pas, ou pas seulement, le fossé entre les groupes sociaux, culturels ou ethniques (les noirs contre les blancs, par exemple) ; elle accroît également la solitude et le repli de chaque individu sur lui-même, y compris au sein de chaque communauté. Ce trait de la psychologie humaine n’était probablement pas ignoré, consciemment ou inconsciemment, des sociétés ayant choisi de promouvoir leur homogénéité culturelle."

"« On ne peut pas les laisser vivre comme des Barbares » : voilà l’autre ressort possible de l’assimilation chez certaines sociétés. Après le besoin de se reconnaître, celui de s’élever ensemble. C’est le « devoir supérieur de civilisation » que vantait Jules Ferry à la Chambre des députés pour défendre la politique coloniale de la France ; c’est aussi, si l’on admet un peu d’anachronisme, le besoin de « modernité » évoqué par Paul Veyne pour expliquer la diffusion de la culture gréco-romaine dans la Méditerranée antique. C’est encore la volonté, dans la Chine ancienne, d’assimiler les Barbares du « cru » à la culture du « cuit », c’est-à-dire à la civilisation. Maurice Sartre affirmait que « le goût, avoué ou non, des élites sociales pour ce qui leur apparaît à chaque instant comme la culture “moderne” est l’un des ressorts qui permet de mieux comprendre les évolutions, transformations, métamorphoses des sociétés de toutes les époques ». Dans ces civilisations, ce n’est plus la crainte des divisions qui pousse à l’assimilation ; c’est au contraire un sentiment d’obligation. Elles veulent faire accéder une population à un stade supérieur de civilisation et, pour cela, n’hésitent pas à la contraindre. Cela implique une conscience aiguë de la supériorité de leur propre mode de vie, mais aussi, ce qui est différent, de sa capacité à être adopté par n’importe qui."

"L’assimilation est incompatible avec le racisme. Si l’on tient à ce que l’étranger devienne notre semblable, c’est qu’on n’accorde aucune importance à la couleur de sa peau."

"Si l’assimilation n’est ni essentialiste ni raciste, doit-on en conclure qu’elle est universaliste ? Pour les peuples qui voulaient apporter la civilisation à leurs voisins, l’universalisme ne fait pas de doute : ils pensaient que leur culture avait une vocation universelle et méritait d’être partagée avec le monde entier. C’est ce qu’a pensé la France après la Révolution et encore sous la IIIe République. Pour ceux qui se contentent de rechercher l’harmonisation culturelle, l’universalisme est moins évident. Ils se bornent à demander que chacun se ressemble ici et maintenant. L’impératif n’a pas de portée mondiale. Mais le postulat de départ continue de s’appuyer sur un fondement universaliste : celui que toute l’humanité possède les mêmes dispositions. Ma culture n’a pas forcément à être la seule au monde ; mais n’importe qui, Chinois, Brésilien ou Malgache, peut adopter ma culture. C’est un universalisme plus modeste, plus modéré que celui qui prétend fonder des institutions mondiales ou forger des citoyens du monde. Il n’en a pas l’élan utopique ni l’ampleur de vue. Mais à bien regarder les exemples historiques, on peut penser qu’il est, au fond, le seul universalisme à avoir jamais connu une application concrète. Les hommes ne sont jamais parvenus à se fondre en une seule communauté universelle et pacifique. Mais ils ont su, à plus petite échelle, oublier leurs différences d’origine pour se rendre semblables.

Les chapitres qui suivent présentent successivement six civilisations différentes : la Grèce, Rome, le monde arabe, la France (d’abord coloniale, puis métropolitaine), le Japon et les États-Unis, dans leurs rapports à l’assimilation. On n’ignore pas ce que cette sélection a d’arbitraire. On aurait pu parler d’autres époques, d’autres peuples, d’autres empires. Mais ces civilisations présentent l’avantage d’illustrer chacune une facette singulière de l’assimilation, et montrent toute la diversité des pratiques que recouvre cette notion."

-Raphaël Doan, Le rêve de l’assimilation. De la Grèce antique à nos jours, Passés composés / Humensis, 2021.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire