Mais au-delà des tribunes indignées et des polémiques
télévisées, que sait-on vraiment de l’assimilation ? On se souvient qu’elle
connut une heure de gloire sous la IIIe République, avant d’être remise en
question dans les dernières décennies du XXe siècle."
"La pratique bien réelle qu’elle désigne remonte
à l’Antiquité et n’est le privilège ni d’un pays, ni d’une époque, ni même d’un
continent. Elle a façonné le destin de civilisations entières et dessiné le
monde que nous connaissons. Si l’Europe partage des racines latines, si le
Moyen-Orient se dit aujourd’hui arabe, c’est grâce à elle. Pourtant,
l’assimilation n’a jamais fait l’objet d’une étude transversale. Les mutations
culturelles, les croisements, les syncrétismes, les métissages de toutes époques
ont bien été explorés par les historiens, surtout dans les dernières années.
D’autres sciences sociales, comme la sociologie historique ou l’anthropologie,
donnent une idée précise des transformations connues par telle ou telle
communauté. Mais elles posent rarement la question des objectifs et des
pratiques politiques : pourquoi voulait-on assimiler, et comment s’y prenait-on
? L’ambition de ce livre est donc de donner un panorama, certainement non
exhaustif mais aussi large que possible, des pratiques d’assimilation à travers
l’histoire, de l’Antiquité à nos jours. La priorité y est délibérément donnée
au point de vue des assimilateurs, plutôt qu’à celui des assimilés. D’abord
parce qu’aux époques les plus anciennes, les sources manquent pour évaluer avec
précision l’effet concret de ces politiques sur les assimilés : il serait vain
d’évaluer un « taux d’assimilation » des Gaulois siècle par siècle, même si
l’on sait que les Gaulois ont été romanisés. Ensuite parce que les politiques
d’assimilation révèlent le caractère singulier de chaque civilisation, de
chaque époque. Au fond, la romanisation de la Gaule nous parle plus des Romains
que des Gaulois.
En creux, ce sont les problèmes de notre époque,
marquée par les crises migratoires et la mondialisation, que l’on cherche à
éclairer. Faut-il vouloir rendre l’étranger semblable à nous, et comment ? Nos
sociétés doivent-elles être homogènes ? Quels en sont les risques et les
bénéfices ? Quel type de culture, quel rapport à nous-mêmes et à autrui
voulons-nous ?"
"« À Rome, fais comme les Romains » : là où ce
devoir est imposé aux nouveaux arrivants, il y a assimilation. Assimiler, c’est
rendre semblable à soi, dit Littré. C’est une absorption, au sens digestif du
terme : l’étranger est avalé par la masse de la société, digéré et transformé,
comme un aliment en nutriment. D’ailleurs, le mot fut un temps cantonné au
vocabulaire biologique, après avoir fait partie du lexique religieux où
l’assimilation était quasi synonyme de « communion ». Au début de l’époque
moderne, c’étaient surtout les médecins qui parlaient d’assimiler ; et c’est
par des métaphores médicales qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, on commença à
employer ce mot au sujet des relations humaines, comme chez Diderot ou James Howell,
qui loue la « force d’assimilation » des Hollandais. Avec le développement des
empires coloniaux, la notion devint juridique et politique : un administrateur
anglais définit l’organisation de la Jamaïque comme « fondée sur
l’assimilation à la métropole, en introduisant une législation, en instituant
des tribunaux, et d’autres institutions civiles similaires au modèle de la
métropole ». À la même époque, une ordonnance du gouverneur français de
Martinique évoque, pour l’interdire, « l’assimilation des gens de couleur
avec les personnes blanches, dans la manière de se vêtir, le rapprochement des
distances d’une espèce à l’autre, dans la forme des habillements ». Depuis
le XIXe siècle, c’est ce sens politique et socioculturel qui s’est consolidé,
dans les colonies comme en métropole, et c’est celui qui nous intéresse
ici."
"Avant d’en proposer une définition plus précise,
distinguons nettement entre l’assimilation et deux autres phénomènes :
l’intégration et l’acculturation. L’intégration suppose seulement de donner une
place à autrui dans la société sans lui faire adopter intégralement le mode de
vie majoritaire. Pour reprendre la définition de Gérard Noiriel, « l’intégration
signifie qu’un individu devient membre d’un groupe, c’est-à-dire un élément
fonctionnel dans une structure sociale donnée […]. En revanche, l’assimilation
désigne le processus social qui conduit à l’homogénéisation (linguistique,
culturelle, politique) plus ou moins poussée des membres du groupe ».
L’intégration est en général le propre des sociétés multiculturelles, où les
différentes cultures se juxtaposent les unes aux autres comme des pièces dans
un puzzle, sans jamais fusionner en un tout homogène. C’est le royaume de la
tolérance, au sens strict : on tolère, mais on n’approuve pas forcément, on
laisse vivre sans chercher à se mélanger, on se côtoie sans vouloir se
ressembler. L’intégration, comme le multiculturalisme, peut imposer le
respect de certaines valeurs ou principes généraux, comme la liberté
d’expression ou l’État de droit –c’est-à-dire le plus petit dénominateur commun
pour la vie en société. Mais elle ne cherche pas à changer la vie
quotidienne des gens.
L’acculturation peut être définie comme un phénomène
spontané de transformation culturelle, par exemple celle des peuples qui rêvent
de l’American way of life sans jamais avoir rencontré d’Américains.
Souvent, la simple proximité de deux cultures engendre des échanges et des
imitations de part et d’autre ; en général, la plus puissante est la plus
imitée. Il est toutefois rare que ces évolutions par simple contact, qui
ressemblent à l’imbibition d’un papier buvard, aboutissent au remplacement
total d’une culture par une autre. Des anthropologues américains définissaient
l’acculturation dans les années 1930 comme « ce qui se produit lorsque des
groupes d’individus de cultures différentes entrent en contact continu,
entraînant des changements dans les schémas culturels d’origine de l’un ou des
deux groupes ». Contrairement à l’assimilation, l’acculturation ne fait pas
l’objet d’une recherche consciente ni volontaire : c’est une évolution
naturelle.
Ces deux distinctions permettent de poser une
définition plus précise de l’assimilation. On désignera par là, dans le cadre
de ce livre, les pratiques culturelles, politiques et juridiques issues
d’une volonté de changer les mœurs d’une population pour transformer des
étrangers en semblables. Il faut qu’il s’agisse d’une volonté : on ne
peut pas parler d’assimilation si le changement de culture d’une population se
produit par hasard, ou par des phénomènes endogènes, sans décision politique.
Ce qu’il y a d’intéressant dans le phénomène d’assimilation est justement qu’il
est source de tensions, entre majorité et minorités, entre États et personnes,
entre normes et cultures. En outre, l’assimilation doit changer des mœurs,
c’est-à-dire des modes de vie concrets. Contrairement à l’intégration qui
peut se borner à exiger le respect de valeurs abstraites, l’assimilation
s’inscrit dans la vie quotidienne et entend transformer l’individu des pieds à
la tête."
"Notre époque a de la réticence à laisser la
politique toucher aux mœurs. Quand elle le fait, c’est en général dans un sens
plus libéral, via ce qu’on appelle des réformes sociétales. Il s’agit de donner
plus de libertés pour que chacun vive sa vie comme il l’entend, et non
d’orienter les façons communes de vivre dans telle ou telle direction.
L’assimilation semble donc étrangère à notre conception du pouvoir et de la vie
en société : au nom de quoi l’État se permettrait-il de dicter aux gens leur
manière de vivre ? Même rétrospectivement, beaucoup d’observateurs ont eu
tendance à minimiser la portée concrète des politiques assimilationnistes du
passé, comme s’il s’était agi d’un pur idéal qui n’aurait jamais eu de reflet
pratique. Hannah Arendt jugeait qu’en Allemagne l’assimilation avait été une « idéologie,
quelque chose en quoi l’on devait croire », et en France, « un mythe et
une évidente auto-illusion ». Dominique Schnapper affirmait que « la
politique d’“assimilation” a été un idéal, une idée, un programme d’action, un
objectif désiré, mais elle n’a jamais été concrète, une réalité historique, ni
en France ni dans les colonies ». Elle reconnaissait pourtant ailleurs
qu’elle a « transformé les étrangers en Français et Françaises sur deux
générations ».
Les histoires qui suivent établissent que
l’assimilation ne fut pas seulement un idéal. S’il s’agissait d’un rêve, le
rêve fut poursuivi dans la réalité. Il fit l’objet d’expériences concrètes, en
France comme dans d’autres civilisations. Aujourd’hui encore, l’assimilation
n’est pas si absente que cela de nos mentalités collectives, même si c’est de
manière détournée : que sont la loi de 2004 sur les signes religieux à l’école
et celle de 2010 sur le voile intégral dans l’espace public, entre autres, sinon
des lois d’assimilation qui ne disent pas leur nom ? Tel Monsieur Jourdain,
nous faisons de l’assimilation sans le savoir. Parler d’assimilation, croire à
son existence, c’est donc renouer avec l’état d’esprit des hommes des Lumières
: les mœurs sont un aspect essentiel de la vie des nations et peuvent faire
l’objet de législation."
"Deux motivations distinctes peuvent justifier
cette ambition : la volonté d’harmonisation culturelle et la volonté de
civilisation. Dans certaines cultures, on ne retrouve que la première ou la
seconde ; dans d’autres, les deux se mélangent.
« Nous voulons qu’ils vivent comme nous » : c’est le
premier réflexe des peuples qui, habitués à vivre entre soi, se retrouvent à
devoir cohabiter avec un autre. Pourquoi la vie devrait-elle changer ?
L’exigence d’assimilation n’est alors qu’une volonté conservatrice, celle de
continuer à vivre comme avant. Les nouveaux arrivants n’ont qu’à faire comme
tout le monde, voilà tout. Là aussi, cette conception peut choquer notre
sensibilité contemporaine, où l’on présente généralement la diversité
culturelle comme une richesse. Le mélange des gastronomies, des arts, des
musiques ou des traditions nous paraît créateur et fertile. Mais c’est un
raisonnement récent et sophistiqué. L’homogénéité culturelle est un objectif
primitif : les premières sociétés se regroupent naturellement autour de
manières de vivre communes. En général, elles sont issues de familles ou de
tribus, comme la cité grecque archaïque ; l’homogénéité n’est alors pas
seulement culturelle, mais ethnique, voire familiale. Ce n’est qu’avec l’apparition
des empires et des États à vastes territoires que peut surgir l’idée du
multiculturalisme. Car s’il est envisageable d’accepter philosophiquement les
différences entre les hommes, chez des peuples éloignés ou dans une réflexion
abstraite, il est beaucoup plus difficile de cohabiter sur la même terre avec
un groupe humain aux mœurs radicalement contraires. Si l’on n’enterre pas ses
morts de la même manière, si l’on prohibe ou qu’on rend obligatoire le mariage
entre cousins, si l’on ne partage pas les mêmes interdits alimentaires, il est
difficile de vivre ensemble au même endroit. Imposer l’uniformité des
comportements paraît donc la solution la plus évidente à ce problème.
En pratique, celui-ci se pose avec acuité dans deux
situations : soit lorsqu’un pays accueille une immigration importante, soit
lorsqu’il conquiert de nouveaux territoires habités. Ce sont les deux
situations dans lesquelles des masses de populations différentes sont amenées à
coexister."
"Dans les États libéraux modernes, il a également
été avancé comme un fondement nécessaire à la démocratie. Pour le philosophe
anglais John Stuart Mill, « des institutions libres sont presque impossibles
dans un pays fait de différentes nationalités. Dans un peuple sans sentiment de
communauté, surtout si on y lit et parle des langues différentes,
l’opinion publique commune, nécessaire au fonctionnement du gouvernement
représentatif, ne peut pas exister ». Pour fonder une démocratie
représentative, pense Mill, il faut que les citoyens soient capables de
s’identifier entre eux, ne serait-ce que pour s’opposer unanimement à une
tyrannie naissante. Inversement, selon lui, les sociétés multiculturelles (il
ne les appelle pas encore ainsi, mais c’est de cela qu’il s’agit) risquent
d’encourager la rivalité entre communautés, chacune cherchant à se servir de
l’État pour renforcer sa position et nuire à celle des autres. Lorsque
l’assimilation est impossible, pour des raisons que Mill attribue
principalement aux équilibres démographiques, le philosophe préconise sans
hésitation de diviser l’État.
À une échelle plus réduite, l’harmonisation culturelle
peut aussi être considérée comme un atout pour la santé d’une société, au sens
où les niveaux de confiance et d’échanges semblent se renforcer à mesure que
les individus se jugent semblables les uns aux autres. Le politologue
américain Robert Putnam a avancé que « la diversité et la solidarité sont négativement corrélées », c’est-à-dire que plus un groupe est hétérogène,
moins il connaîtra de solidarité interne. Il cite notamment, outre des
statistiques sur la population américaine contemporaine, l’attitude des soldats
de l’Union pendant la guerre de Sécession : les compagnies les plus
hétérogènes, composées de soldats d’âges, de métiers ou de lieux de naissance
différents, connaissaient un plus haut taux de désertion que les compagnies
formées de soldats semblables les uns aux autres. La proximité avec autrui, la
capacité à se reconnaître en lui est un puissant facteur de confiance. De
manière plus générale, Putnam cite également des études faites à partir de «
dilemmes du prisonnier » : dans une situation où deux cobayes doivent choisir
entre coopérer ou se trahir l’un l’autre, plus ils se jugent dissemblables,
moins ils sont susceptibles de choisir la voie de la coopération. Le
politologue fait remarquer que la diversité n’accroît pas, ou pas seulement, le
fossé entre les groupes sociaux, culturels ou ethniques (les noirs contre les
blancs, par exemple) ; elle accroît également la solitude et le repli de chaque
individu sur lui-même, y compris au sein de chaque communauté. Ce trait de la
psychologie humaine n’était probablement pas ignoré, consciemment ou
inconsciemment, des sociétés ayant choisi de promouvoir leur homogénéité
culturelle."
"« On ne peut pas les laisser vivre comme des
Barbares » : voilà l’autre ressort possible de l’assimilation chez certaines
sociétés. Après le besoin de se reconnaître, celui de s’élever ensemble. C’est
le « devoir supérieur de civilisation » que vantait Jules Ferry à la Chambre
des députés pour défendre la politique coloniale de la France ; c’est aussi, si
l’on admet un peu d’anachronisme, le besoin de « modernité » évoqué par Paul
Veyne pour expliquer la diffusion de la culture gréco-romaine dans la Méditerranée
antique. C’est encore la volonté, dans la Chine ancienne, d’assimiler les
Barbares du « cru » à la culture du « cuit », c’est-à-dire à la civilisation.
Maurice Sartre affirmait que « le goût, avoué ou non, des élites sociales
pour ce qui leur apparaît à chaque instant comme la culture “moderne” est l’un
des ressorts qui permet de mieux comprendre les évolutions, transformations,
métamorphoses des sociétés de toutes les époques ». Dans ces civilisations,
ce n’est plus la crainte des divisions qui pousse à l’assimilation ; c’est au
contraire un sentiment d’obligation. Elles veulent faire accéder une population
à un stade supérieur de civilisation et, pour cela, n’hésitent pas à la
contraindre. Cela implique une conscience aiguë de la supériorité de leur
propre mode de vie, mais aussi, ce qui est différent, de sa capacité à être
adopté par n’importe qui."
"L’assimilation est incompatible avec le
racisme. Si l’on tient à ce que l’étranger devienne notre semblable, c’est
qu’on n’accorde aucune importance à la couleur de sa peau."
"Si l’assimilation n’est ni essentialiste ni
raciste, doit-on en conclure qu’elle est universaliste ? Pour les peuples qui
voulaient apporter la civilisation à leurs voisins, l’universalisme ne fait pas
de doute : ils pensaient que leur culture avait une vocation universelle et
méritait d’être partagée avec le monde entier. C’est ce qu’a pensé la France
après la Révolution et encore sous la IIIe République. Pour ceux qui se
contentent de rechercher l’harmonisation culturelle, l’universalisme est moins
évident. Ils se bornent à demander que chacun se ressemble ici et maintenant.
L’impératif n’a pas de portée mondiale. Mais le postulat de départ continue de
s’appuyer sur un fondement universaliste : celui que toute l’humanité possède
les mêmes dispositions. Ma culture n’a pas forcément à être la seule au monde ;
mais n’importe qui, Chinois, Brésilien ou Malgache, peut adopter ma culture.
C’est un universalisme plus modeste, plus modéré que celui qui prétend fonder
des institutions mondiales ou forger des citoyens du monde. Il n’en a pas
l’élan utopique ni l’ampleur de vue. Mais à bien regarder les exemples
historiques, on peut penser qu’il est, au fond, le seul universalisme à avoir
jamais connu une application concrète. Les hommes ne sont jamais parvenus à se
fondre en une seule communauté universelle et pacifique. Mais ils ont su, à
plus petite échelle, oublier leurs différences d’origine pour se rendre
semblables.
Les chapitres qui suivent présentent successivement
six civilisations différentes : la Grèce, Rome, le monde arabe, la France
(d’abord coloniale, puis métropolitaine), le Japon et les États-Unis, dans
leurs rapports à l’assimilation. On n’ignore pas ce que cette sélection a
d’arbitraire. On aurait pu parler d’autres époques, d’autres peuples, d’autres
empires. Mais ces civilisations présentent l’avantage d’illustrer chacune une
facette singulière de l’assimilation, et montrent toute la diversité des pratiques
que recouvre cette notion."
-Raphaël Doan, Le rêve de l’assimilation. De la Grèce antique à nos jours, Passés composés / Humensis, 2021.
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