dimanche 1 décembre 2024

A propos de l’ « Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel » de Karl Marx

"L'année 1843 est, pour Marx mais aussi pour toute l'intelligentsia oppositionnelle en Allemagne, l'« année terrible » : elle débute par un nouveau durcissement autoritaire du pouvoir de Frédéric-Guillaume III aux prises avec une crise profonde de l'absolutisme, crise d'ensemble ou « d'hégémonie », dans la mesure où elle touche tant aux fondements socio-économiques du régime qu'à la capacité des classes dominantes et de leurs représentants (l'appareil bureaucratique et militaire coiffé par la personne du monarque) à diriger l'ensemble de la société. Dès l'automne 1842, les premiers coups tombent sur la presse d'opposition, suivis par l'expulsion du poète Herrwegh. Début 1843, le gouvernement prussien interdit la parution du journal que Marx dirige de fait depuis l'été 42, la Gazette Rhénane, puis, peu après, la revue du principal publiciste libéral, Arnold Ruge, les Annales allemandes.

Il faut bien mesurer l'ampleur du tournant qui s'opère à ce moment : l'escalade répressive du pouvoir frappe d'obsolescence la stratégie réformiste qui était, avec plus ou moins de nuances, commune à l'ensemble de l'opposition « éclairée » en Allemagne, y compris le Marx de la Gazette Rhénane. À court terme, le despotisme prussien peut donner, et se donner, l'illusion de reprendre en main la situation ; en réalité, sous-estimant gravement l'ampleur de la crise hégémonique, il se prive de toute marge de manœuvre, et pousse aveuglement à la radicalisation. Le soulèvement des tisserands silésiens (été 1844) et les émeutes de Cologne (printemps 1845) donneront très rapidement un avant-goût de la tempête qui se déchaînera en 1848.

Dans l'immédiat, cependant, la suppression de tout espace de libre expression place l'intelligentsia oppositionnelle devant un dilemme : soit rester en Allemagne, et renoncer à toute activité politique déclarée (à l'instar de Feuerbach), quitte à suivre alors l'exemple des Jeunes Hégéliens, et à se réfugier dans les sphères supérieures de l'Esprit jouissant du spectacle de sa propre séparation d'avec le monde. Soit refuser de jouer ce jeu, ce qui signifie rompre avec cette tradition bien allemande qui veut que l'audace spéculative de l'intelligentsia s'accompagne d'un retrait contemplatif. Mais en acceptant d'en payer le prix, en général synonyme d'un départ en exil. Lequel renoue, à son tour, avec une autre tradition allemande, celle de l'intellectuel ou du militant politique de l'émigration, dans la lignée des premiers jacobins allemands tels Forster ou Rebmann, dont Ludwig Borne ou Heinrich Heine sont, aux yeux de la génération de Marx, les figures emblématiques." (pp.26-27)

"Imaginons donc le choc que ce publiciste rhénan, peu cosmopolite jusqu'alors, a dû ressentir devant le spectacle de la grande ville [de Paris], lui qui n'hésitait pas à écrire un an et demi auparavant que le bruit et les mondanités de Cologne (70 000 habitants à l'époque !) étaient incompatibles avec l'activité philosophique." (p.28)

"La correspondance de Ruge, notamment ses lettres à Feuerbach et à Marx du printemps-été 1843, nous apprennent que parmi les collaborateurs français pressentis [pour participer aux Annales franco-allemandes] figuraient Leroux, Proudhon, L. Blanc, Lamartine, ainsi que les fouriéristes de la Démocratie pacifique, contactés par l'intermédiaire de V. Considérant." (note 2 p.29)

"Premier texte « parisien », au titre significatif bien qu'assez éloigné, en apparence, du contenu, de Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction. Texte de rupture irrévocable, ne serait-ce que par son caractère public : véritable collection de formules, dont bon nombre connaîtront une glorieuse postérité, gravées au burin d'une langue à la fois spéculative et pamphlétaire, il prend des allures de premier manifeste marxien, qui appelle à l'action en annonçant à visage découvert le passage de son auteur aux positions révolutionnaires. Ce faisant, il marque la première entrée sur la scène de la philosophie allemande, et de la philosophie tout court, d'un acteur proprement inouï, le prolétariat.

Texte extraordinaire par sa dimension, souvent remarquée, et à juste titre, de bilan tout à la fois autobiographique et historique : en lui se croisent une trajectoire personnelle, celle d'une génération et celle d'une tradition nationale saisie dans sa signification universelle. Le propos de Marx n'est pas de raconter l'histoire d'une conversion individuelle à une nouvelle cause mais de démontrer en quoi la question de la révolution allemande -désormais indissociable de la reconnaissance du rôle dévolu au nouvel acteur historique, le prolétariat- représente bien la « rose dans la croix du présent », selon l'expression de Hegel, la conclusion immanente d'un processus unique qui débute avec la Réforme et s'achève avec le cycle de la philosophie classique et la crise terminale de l'absolutisme. Itinéraire individuel et cheminement collectif, passé et présent, singularité nationale et destin européen, théorie et pratique sont appelés à une rencontre inédite. La crise ouverte par l'événement fondateur de la Révolution française, prise dans sa dimension historico-mondiale, bascule sur elle elle-même, elle devient absolument constructive, elle ouvre sur l'alternative radicale. Si Paris en est la capitale, l'Introduction de 1844 résonne comme le cri de la vigie à l'approche du monde nouveau." (p.30)

"Marx perçoit clairement que Feuerbach régresse bien en-deçà de Hegel, dont la dialectique de la conscience suppose, pour le moins, de restituer la totalité du développement historique qui préside au déploiement de chacune de ses figures déterminées.

La conscience aliénée de la religion renvoie ainsi à autre chose qu'elle-même, elle n'est que l'effet, nécessairement second, d'un réel contradictoire, historiquement conditionné. La conséquence qui en découle est limpide : la philosophie ne peut en aucun cas s'énoncer en termes de conciliation ou d'harmonie, que ce soit dans les termes hégéliens de « vision rationnelle qui réconcilie avec la réalité » ou ceux, feuerbachiens, de religion sécularisée de l'amour universel. La tâche de la philosophie, identifiée ici à la critique, est de combattre, ou, plus exactement de livrer le combat sur un terrain nouveau : « lutter contre la religion c'est donc, médiatement, lutter contre le monde dont la religion est l'arôme spirituel ». Reconnaître cette conséquence, c'est déjà passer à la lutte directe contre ce monde ; la critique « réfléchit » alors en elle-même son propre mouvement de sécularisation : « la critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique »." (p.33)

"Dans un passage bref mais capital des Leçons sur la philosophie de l'histoire, [Hegel] caractérise la Restauration des Bourbons de « farce qui dura quinze ans ». Avec ses apparences de retour à l'absolutisme mêlé de concessions au constitutionnalisme (la Charte), bref avec son hypocrisie et sa prétention dérisoire, cette farce correspond pleinement à ce « caractère prosaïque du temps présent » qui nous est décrit dans l'Esthétique : la société bourgeoise, et la forme d'individualité qui lui correspond, émergent lorsque décline l'« âge héroïque », celui des monarques absolus et des aristocrates, où dominent des individus incarnant à eux seuls la totalité du droit et de la morale." (p.38)

"Dans A propos de l'histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne, texte de 1835 devenu le véritable bréviaire du radicalisme politique et intellectuel de toute une génération, celle précisément de Marx, d'Engels ou de Hess, le poète avait longuement développé l'idée d'un « remarquable parallélisme » entre ces « deux révolutions », la révolution philosophique allemande, et la révolution politique, et même politico-sociale, qui a eu lieu en France. Kant, qui décapite l'ancienne métaphysique et ouvre la voie à l'athéisme devient alors le Robespierre de la philosophie, Fichte son Napoléon, Schelling son Louis XVIII et Hegel son Louis-Philippe. La « philosophie allemande ne serait autre chose que le rêve de la Révolution française », lançait Heine en 1832, défiant, une dernière fois avant de quitter l'Allemagne, les censeurs et le public conservateur. Phrase qu'il nous faut comprendre au sens le plus strict, qui est double : produit d'une distance, en apparence infranchissable, à l'action, la philosophie allemande est cependant rêve de révolution à la fois comme rêve que la révolution réelle aurait fait par le truchement des penseurs outre-Rhin, et aussi comme rêve d'une révolution à venir, anticipation par la pensée d'une future révolution allemande. Proche en cela du « rêve éveillé » que théorisera plus tard Ernst Bloch, la philosophie, et plus généralement la théorie, se présente comme entièrement investie par la fonction de conscience anticipante qui lui est immanente." (pp.42-43)

"Hegel établit en effet un lien de nécessité interne entre la Réforme et la « transformation politique » mise à l'ordre du jour par la Guerre des paysans en Allemagne (1525). Après avoir relevé, dans des termes manifestement approbateurs -là où un Ranke, plus tard, ne verra qu'irruption des forces destructrices de la société- que « les paysans s'insurgèrent en masse pour s'affranchir de l'oppression qui pesait sur eux », il en conclut que « toutefois, le monde n'était pas encore mûr pour une transformation politique, conséquence de la Réforme de l'Église »." (note 1 p.44)

"Pour ne pas dégénérer dans la contemplation autosatisfaite de l'activité de l' « Esprit », qui se délecte de sa coupure avec la politique et la multitude « vulgaire », pour se construire donc comme puissance réelle, la critique doit se placer sur le terrain des masses, matière même de la politique. Pour le dire autrement, la politique radicale est une politique de masse, au sens où elle est à la fois formulée de leur point de vue et inscrite dans leur propre mouvement constitutif.

Certes, l'exigence d'une transformation du rapport de la théorie au réel, c'est-à-dire à l'action et à la politique, la perception du caractère désormais intenable de la voie allemande, celle du réformisme éclairé venant d'en haut, tout cela était un leitmotiv commun à l'intelligentsia allemande post-hégélienne, auquel des écrits comme ceux d'August von Cieszkowski ou de Moses Hess avaient décerné ses lettres de noblesse." (p.50)

"Pour Kant en effet, le saut périlleux de la révolution est un signe, en soi contingent, de l'unité de la nature et de la liberté dans l'histoire de l'espèce humaine, mais un signe dont seul un spectateur peut déchiffrer le sens, l'écart entre sa position subjective et l'événement restant irréductible. C'est cette illusion de la conscience spectatrice que récuse Marx en dialectisant le salto mortale sans en éliminer, contrairement à ce qu'on en a souvent dit, le caractère contingent : d'une certaine manière, le salto mortale n'est pas autre chose que ce qui sépare l'événement de lui-même, car c'est l'événement qui, dans sa contingence absolue, pose ses conditions présupposées en tant qu'il les détermine comme les conditions de son effectuation. La nécessité naît ainsi de la contingence, par un effet rétroactif, et c'est la reconnaissance de cet effet, à travers le constat de l'inexistence de conditions et de garanties préalables, qui signale que le sujet ne peut rester extérieur à un processus qui se décline sur le mode du toujours-déjà. L'illusion kantienne ne réside pas dans la vision du salto mortale, qu'il faudrait à tout prix « réduire » en l'insérant dans un schéma déterministe ou substantiellement finaliste, mais dans la conception d'une conscience qui observerait d'une position souveraine (quoique concernée et en sympathie) le déroulement du grand bond.

On comprend mieux à présent la signification de la radicalité de la situation allemande : la radicalité du saut révolutionnaire surgit de son impossibilité même, du caractère extrême de l'anachronisme allemand, mais, à son tour, cette impossibilité se dédouble : elle devient radicale en ce qu'elle frappe d'impossibilité les sauts partiels, les révolutions inachevées. Pour le dire autrement, il est déjà trop tard en Allemagne pour une révolution partielle, une révolution uniquement politique, une révolution de la société civile-bourgeoise." (p.53)

"Dans un paragraphe de son célèbre opuscule Sur le lieu commun : il se peut que ce soit juste en théorie mais en pratique cela ne vaut point, Kant va jusqu'à justifier le soulèvement populaire et le recours à la force, du moins dans certains cas-limite (mais l'état d'exception, le passage à la limite, n'est-il pas justement le propre de toute situation révolutionnaire ?) : « ce saut périlleux (salto mortale) est d'une telle nature que, à partir du moment où il n'est plus question de droit mais seulement de la force, il est permis aussi au peuple de faire usage de la sienne et partant de rendre incertaine toute constitution légale. S'il n'y a rien qui , par la raison, impose immédiatement le respect (comme c'est le cas du droit des hommes), toutes les influences sur l'arbitre des hommes sont alors impuissantes à dompter leur liberté » (E. Kant, Œuvres philosophiques, t. Ill, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1 986, p. 29 1 )." (note 1 p.53)

"Le prolétariat est une classe 1/ aux chaînes radicales, elle est dissolution de tous les états sociaux 2/ qui possède un caractère universel, elle ne réclame aucun droit particulier car elle subit non une injustice particulière mais l'injustice tout court 3/ qui ne peut invoquer aucun titre historique mais seulement celui d'humain. L'étrangeté du propos perce dès les premiers mots : la « possibilité positive de l'émancipation allemande » réside dans une classe qui est, précisément, radicalement dénuée de toute positivité. Que peut donc bien être le statut d'une classe qui n'en est pas une, qui est une dissolution (Auflosungin actu de la société de classe ?

Une première réponse vient aussitôt à l'esprit ; elle figure dans le texte même de Marx et s'énonce ainsi : la négativité du prolétariat n'est qu'une positivité qui s'ignore, celle de la plénitude de l'essence humaine. En fait, le prolétaire c'est l'Homme, mais dans sa forme inversée, de la « perte totale » de son essence, qui préfigure sa nécessaire « reconquête totale »." (p.57)

"« Prolétariat » est le nom de ce qui empêche toute clôture de la totalité sur elle-même car il désigne précisément son antagonisme interne, insurmontable tant qu'elle se meut à l'intérieur de ses propres limites. Il désigne cet élément que la totalité essaie à tout prix de nier, de refouler pour pouvoir se représenter comme telle, comme totalité unifiée." (p.58)

"Faut-il, à l'instar de certaines lectures [M. Löwy ; M. Barnier], accentuer l'écart et considérer que, dans ce texte, Marx en reste à une conception « passive » du prolétariat, comme la reprise de la métaphore feuerbachienne de la tête et du cœur pourrait le laisser penser, le prolétariat étant assimilé au « cœur », le rôle de la « tête » revenant une fois de plus à la philosophie ? Ce serait passer outre la longue autocritique de la philosophie exposée tout au long des pages précédentes. La philosophie en question n'est plus une forme séparée de l'activité sociale, elle est (du moins tendancielle ment) devenue critique pratique, force matérielle, qui s'empare des masses, elle désigne en fait ce que l'on est en droit de désigner comme le moment théorique de la pratique politique révolutionnaire. En effet, tout au long du texte, Marx n'utilise plus, pour désigner ce nouveau mode d'intervention du et dans le réel, le vocable de « philosophie », mais celui, plus neutre sans être antithétique, de « théorie » [...] De plus, si la formulation feuerbachienne est effectivement reprise c'est davantage à titre de métaphore que de concept : elle ne sert plus à affirmer, comme dans l'original feuerbachien, le primat conjoint de l'activité « spirituelle » et de la voie réformiste allemande, mais leur alternative radicale : la critique dans la mêlée et l'imminence de la révolution. Même s'il serait vain de chercher dans l'Introduction de 1844 le concept de « pratique révolutionnaire » [...] de la troisième thèse sur Feuerbach, notons toutefois que le prolétariat est appelé à « s'abolir soi-même » [...] et non en s'en remettant à un tiers." (pp.60-61)

"Un demi-siècle après la défaite, le vieil Engels n'a-t-il pas lui-même fait son autocritique jugeant que « l'histoire nous a donné tort à nous et à tous ceux qui pensaient de façon analogue. Elle a montré clairement que l'état du développement économique sur le continent était alors bien loin d'être mûr pour la suppression de la production capitaliste » ?

La version d'Engels, souvent louée pour son réalisme, rend cependant un son bien étrange, qui rappelle fort celui de la réécriture de l'histoire du point de vue des vainqueurs. À l'histoire réelle des luttes, avec leur part de contingence et d'indécidabilité (dont l'aboutissement peut se solder par une défaite), il substitue une théodicée du développement des forces productives, fonctionnant comme une garantie de la « maturité » des conditions « objectives » qui s'aveugle sur son propre caractère rétrospectif. Engels fournit, à l'intérieur du marxisme (la consécration du terme d'ailleurs lui appartient), le prototype du récit dans lequel, pour reprendre la fameuse métaphore de W. Benjamin, le matérialisme historique fonctionne comme ce nain ventriloque, caché sous la table où se joue la partie d'échecs, et qui manipule la poupée qui assume le rôle du joueur. À ce jeu là, le matérialisme historique gagne toujours la partie, ajoute Benjamin. En réalité, le engelsien de 1895 participe à sa manière au refoulement collectif dont l'événement révolutionnaire a été victime dans la vie culturelle et politique de l'Allemagne d'après 1850, y compris, voire surtout, du côté de ceux qui avaient subi le traumatisme de la défaite." (pp.62-63)

-Eustache Kouvelakis, L'Introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel de Karl Marx, Ellipses, 2000, 62 pages.

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