"L'année 1843 est, pour Marx mais aussi pour toute l'intelligentsia oppositionnelle en Allemagne, l'« année terrible » : elle débute par un nouveau durcissement autoritaire du pouvoir de Frédéric-Guillaume III aux prises avec une crise profonde de l'absolutisme, crise d'ensemble ou « d'hégémonie », dans la mesure où elle touche tant aux fondements socio-économiques du régime qu'à la capacité des classes dominantes et de leurs représentants (l'appareil bureaucratique et militaire coiffé par la personne du monarque) à diriger l'ensemble de la société. Dès l'automne 1842, les premiers coups tombent sur la presse d'opposition, suivis par l'expulsion du poète Herrwegh. Début 1843, le gouvernement prussien interdit la parution du journal que Marx dirige de fait depuis l'été 42, la Gazette Rhénane, puis, peu après, la revue du principal publiciste libéral, Arnold Ruge, les Annales allemandes.
Il faut bien mesurer l'ampleur du tournant qui s'opère
à ce moment : l'escalade répressive du pouvoir frappe d'obsolescence la
stratégie réformiste qui était, avec plus ou moins de nuances, commune à
l'ensemble de l'opposition « éclairée » en Allemagne, y compris le Marx de
la Gazette Rhénane. À court terme, le despotisme prussien peut
donner, et se donner, l'illusion de reprendre en main la situation ; en
réalité, sous-estimant gravement l'ampleur de la crise hégémonique, il se prive
de toute marge de manœuvre, et pousse aveuglement à la radicalisation. Le
soulèvement des tisserands silésiens (été 1844) et les émeutes de Cologne
(printemps 1845) donneront très rapidement un avant-goût de la tempête qui se
déchaînera en 1848.
Dans l'immédiat, cependant, la suppression de tout
espace de libre expression place l'intelligentsia oppositionnelle devant un
dilemme : soit rester en Allemagne, et renoncer à toute activité politique
déclarée (à l'instar de Feuerbach), quitte à suivre alors l'exemple des Jeunes
Hégéliens, et à se réfugier dans les sphères supérieures de l'Esprit jouissant
du spectacle de sa propre séparation d'avec le monde. Soit refuser de jouer ce
jeu, ce qui signifie rompre avec cette tradition bien allemande qui veut que
l'audace spéculative de l'intelligentsia s'accompagne d'un retrait
contemplatif. Mais en acceptant d'en payer le prix, en général synonyme d'un
départ en exil. Lequel renoue, à son tour, avec une autre tradition allemande,
celle de l'intellectuel ou du militant politique de l'émigration, dans la
lignée des premiers jacobins allemands tels Forster ou Rebmann, dont Ludwig
Borne ou Heinrich Heine sont, aux yeux de la génération de Marx, les figures
emblématiques." (pp.26-27)
"Imaginons donc le choc que ce publiciste rhénan,
peu cosmopolite jusqu'alors, a dû ressentir devant le spectacle de la grande
ville [de Paris], lui qui n'hésitait pas à écrire un an et demi auparavant que
le bruit et les mondanités de Cologne (70 000 habitants à l'époque !) étaient
incompatibles avec l'activité philosophique." (p.28)
"La correspondance de Ruge, notamment ses lettres
à Feuerbach et à Marx du printemps-été 1843, nous apprennent que parmi les
collaborateurs français pressentis [pour participer aux Annales franco-allemandes] figuraient Leroux, Proudhon, L. Blanc,
Lamartine, ainsi que les fouriéristes de la Démocratie pacifique,
contactés par l'intermédiaire de V. Considérant." (note 2 p.29)
"Premier texte « parisien », au titre
significatif bien qu'assez éloigné, en apparence, du contenu, de Contribution
à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction. Texte de
rupture irrévocable, ne serait-ce que par son caractère public : véritable
collection de formules, dont bon nombre connaîtront une glorieuse postérité,
gravées au burin d'une langue à la fois spéculative et pamphlétaire, il prend
des allures de premier manifeste marxien, qui appelle à l'action en annonçant à
visage découvert le passage de son auteur aux positions révolutionnaires. Ce
faisant, il marque la première entrée sur la scène de la philosophie allemande,
et de la philosophie tout court, d'un acteur proprement inouï, le prolétariat.
Texte extraordinaire par sa dimension, souvent
remarquée, et à juste titre, de bilan tout à la fois autobiographique et
historique : en lui se croisent une trajectoire personnelle, celle d'une
génération et celle d'une tradition nationale saisie dans sa signification
universelle. Le propos de Marx n'est pas de raconter l'histoire d'une
conversion individuelle à une nouvelle cause mais de démontrer en quoi la
question de la révolution allemande -désormais indissociable de la
reconnaissance du rôle dévolu au nouvel acteur historique, le prolétariat-
représente bien la « rose dans la croix du présent », selon l'expression de
Hegel, la conclusion immanente d'un processus unique qui débute avec la Réforme
et s'achève avec le cycle de la philosophie classique et la crise terminale de
l'absolutisme. Itinéraire individuel et cheminement collectif, passé et
présent, singularité nationale et destin européen, théorie et pratique sont appelés
à une rencontre inédite. La crise ouverte par l'événement fondateur de la
Révolution française, prise dans sa dimension historico-mondiale, bascule sur
elle elle-même, elle devient absolument constructive, elle ouvre sur
l'alternative radicale. Si Paris en est la capitale, l'Introduction de
1844 résonne comme le cri de la vigie à l'approche du monde nouveau."
(p.30)
"Marx perçoit clairement que Feuerbach régresse
bien en-deçà de Hegel, dont la dialectique de la conscience suppose, pour le
moins, de restituer la totalité du développement historique qui préside au
déploiement de chacune de ses figures déterminées.
La conscience aliénée de la religion renvoie ainsi à
autre chose qu'elle-même, elle n'est que l'effet, nécessairement
second, d'un réel contradictoire, historiquement conditionné. La conséquence
qui en découle est limpide : la philosophie ne peut en aucun cas
s'énoncer en termes de conciliation ou d'harmonie, que ce soit dans les
termes hégéliens de « vision rationnelle qui réconcilie avec la réalité » ou
ceux, feuerbachiens, de religion sécularisée de l'amour universel. La tâche de
la philosophie, identifiée ici à la critique, est de combattre, ou,
plus exactement de livrer le combat sur un terrain nouveau : « lutter contre la religion c'est donc,
médiatement, lutter contre le monde dont la religion est l'arôme spirituel
». Reconnaître cette conséquence, c'est déjà passer à la lutte directe contre
ce monde ; la critique « réfléchit » alors en elle-même son propre
mouvement de sécularisation : « la
critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la
religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la
politique »." (p.33)
"Dans un passage bref mais capital des Leçons
sur la philosophie de l'histoire, [Hegel] caractérise la Restauration des
Bourbons de « farce qui dura quinze ans
». Avec ses apparences de retour à l'absolutisme mêlé de concessions au
constitutionnalisme (la Charte), bref avec son hypocrisie et sa prétention
dérisoire, cette farce correspond pleinement à ce « caractère prosaïque du temps présent » qui nous est décrit dans l'Esthétique : la société bourgeoise, et
la forme d'individualité qui lui correspond, émergent lorsque décline l'« âge
héroïque », celui des monarques absolus et des aristocrates, où dominent des
individus incarnant à eux seuls la totalité du droit et de la morale."
(p.38)
"Dans A propos de l'histoire de la
religion et de la philosophie en Allemagne, texte de 1835 devenu le
véritable bréviaire du radicalisme politique et intellectuel de toute une
génération, celle précisément de Marx, d'Engels ou de Hess, le poète avait
longuement développé l'idée d'un « remarquable parallélisme » entre ces « deux
révolutions », la révolution philosophique allemande, et la révolution
politique, et même politico-sociale, qui a eu lieu en France. Kant, qui
décapite l'ancienne métaphysique et ouvre la voie à l'athéisme devient alors le
Robespierre de la philosophie, Fichte son Napoléon, Schelling son Louis XVIII
et Hegel son Louis-Philippe. La « philosophie
allemande ne serait autre chose que le rêve de la Révolution française »,
lançait Heine en 1832, défiant, une dernière fois avant de quitter l'Allemagne,
les censeurs et le public conservateur. Phrase qu'il nous faut comprendre au
sens le plus strict, qui est double : produit d'une distance, en apparence
infranchissable, à l'action, la philosophie allemande est cependant rêve de
révolution à la fois comme rêve que la révolution réelle aurait fait par le
truchement des penseurs outre-Rhin, et aussi comme rêve d'une révolution à
venir, anticipation par la pensée d'une future révolution allemande. Proche en
cela du « rêve éveillé » que théorisera plus tard Ernst Bloch, la philosophie,
et plus généralement la théorie, se présente comme entièrement investie par la
fonction de conscience anticipante qui lui est immanente." (pp.42-43)
"Hegel établit en effet un lien de nécessité
interne entre la Réforme et la « transformation politique » mise à l'ordre du
jour par la Guerre des paysans en Allemagne (1525). Après avoir relevé, dans
des termes manifestement approbateurs -là où un Ranke, plus tard, ne verra
qu'irruption des forces destructrices de la société- que « les paysans s'insurgèrent en masse pour s'affranchir de l'oppression
qui pesait sur eux », il en conclut que « toutefois, le monde n'était pas encore mûr pour une transformation
politique, conséquence de la Réforme de l'Église »." (note 1 p.44)
"Pour ne pas dégénérer dans la contemplation
autosatisfaite de l'activité de l' « Esprit », qui se délecte de sa coupure
avec la politique et la multitude « vulgaire », pour se construire donc comme
puissance réelle, la critique doit se placer sur le terrain des masses, matière
même de la politique. Pour le dire autrement, la politique radicale est une
politique de masse, au sens où elle est à la fois formulée de leur point de vue
et inscrite dans leur propre mouvement constitutif.
Certes, l'exigence d'une transformation du rapport de
la théorie au réel, c'est-à-dire à l'action et à la politique, la perception du
caractère désormais intenable de la voie allemande, celle du réformisme éclairé
venant d'en haut, tout cela était un leitmotiv commun à l'intelligentsia
allemande post-hégélienne, auquel des écrits comme ceux d'August von
Cieszkowski ou de Moses Hess avaient décerné ses lettres de noblesse."
(p.50)
"Pour Kant en effet, le saut périlleux de la
révolution est un signe, en soi contingent, de l'unité de la nature et de la
liberté dans l'histoire de l'espèce humaine, mais un signe dont seul un spectateur
peut déchiffrer le sens, l'écart entre sa position subjective et l'événement
restant irréductible. C'est cette illusion de la conscience spectatrice que
récuse Marx en dialectisant le salto mortale sans en éliminer,
contrairement à ce qu'on en a souvent dit, le caractère contingent :
d'une certaine manière, le salto mortale n'est pas autre chose
que ce qui sépare l'événement de lui-même, car c'est l'événement qui, dans sa
contingence absolue, pose ses conditions présupposées en tant qu'il les détermine
comme les conditions de son effectuation. La nécessité naît ainsi de la
contingence, par un effet rétroactif, et c'est la reconnaissance de cet effet,
à travers le constat de l'inexistence de conditions et de garanties préalables,
qui signale que le sujet ne peut rester extérieur à un processus qui se décline
sur le mode du toujours-déjà. L'illusion kantienne ne réside pas dans la vision
du salto mortale, qu'il faudrait à tout prix « réduire » en
l'insérant dans un schéma déterministe ou substantiellement finaliste, mais
dans la conception d'une conscience qui observerait d'une position souveraine
(quoique concernée et en sympathie) le déroulement du grand bond.
On comprend mieux à présent la signification de la
radicalité de la situation allemande : la radicalité du saut
révolutionnaire surgit de son impossibilité même, du caractère extrême de
l'anachronisme allemand, mais, à son tour, cette impossibilité se dédouble :
elle devient radicale en ce qu'elle frappe d'impossibilité les sauts partiels,
les révolutions inachevées. Pour le dire autrement, il est déjà trop tard en
Allemagne pour une révolution partielle, une révolution uniquement politique,
une révolution de la société civile-bourgeoise." (p.53)
"Dans un paragraphe de son célèbre opuscule Sur
le lieu commun : il se peut que ce soit juste en théorie mais en pratique cela
ne vaut point, Kant va jusqu'à justifier le soulèvement populaire et le
recours à la force, du moins dans certains cas-limite (mais l'état d'exception,
le passage à la limite, n'est-il pas justement le propre de toute situation
révolutionnaire ?) : « ce saut périlleux
(salto mortale) est d'une telle
nature que, à partir du moment où il n'est plus question de droit mais
seulement de la force, il est permis aussi au peuple de faire usage de la
sienne et partant de rendre incertaine toute constitution légale. S'il
n'y a rien qui , par la raison, impose immédiatement le respect (comme c'est le
cas du droit des hommes), toutes les influences sur l'arbitre des hommes sont
alors impuissantes à dompter leur liberté » (E. Kant, Œuvres philosophiques, t. Ill, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1 986,
p. 29 1 )." (note 1 p.53)
"Le prolétariat est une classe 1/ aux chaînes
radicales, elle est dissolution de tous les états sociaux 2/ qui possède un
caractère universel, elle ne réclame aucun droit particulier car elle subit non
une injustice particulière mais l'injustice tout court 3/ qui ne peut invoquer
aucun titre historique mais seulement celui d'humain. L'étrangeté du propos
perce dès les premiers mots : la « possibilité
positive de l'émancipation allemande » réside dans une classe qui est,
précisément, radicalement dénuée de toute positivité. Que peut donc bien être
le statut d'une classe qui n'en est pas une, qui est une dissolution (Auflosung) in
actu de la société de classe ?
Une première réponse vient aussitôt à l'esprit ; elle
figure dans le texte même de Marx et s'énonce ainsi : la négativité du
prolétariat n'est qu'une positivité qui s'ignore, celle de la plénitude de
l'essence humaine. En fait, le prolétaire c'est l'Homme, mais dans sa forme
inversée, de la « perte totale » de son essence, qui préfigure sa nécessaire «
reconquête totale »." (p.57)
"« Prolétariat » est le nom de ce qui empêche
toute clôture de la totalité sur elle-même car il désigne précisément son
antagonisme interne, insurmontable tant qu'elle se meut à l'intérieur de ses
propres limites. Il désigne cet élément que la totalité essaie à tout prix de
nier, de refouler pour pouvoir se représenter comme telle, comme totalité
unifiée." (p.58)
"Faut-il, à l'instar de certaines lectures [M.
Löwy ; M. Barnier], accentuer l'écart et considérer que, dans ce texte, Marx en
reste à une conception « passive » du prolétariat, comme la reprise de la
métaphore feuerbachienne de la tête et du cœur pourrait le laisser penser, le
prolétariat étant assimilé au « cœur », le rôle de la « tête » revenant une
fois de plus à la philosophie ? Ce serait passer outre la longue autocritique
de la philosophie exposée tout au long des pages précédentes. La philosophie en
question n'est plus une forme séparée de l'activité sociale, elle est (du moins
tendancielle ment) devenue critique pratique, force matérielle, qui s'empare
des masses, elle désigne en fait ce que l'on est en droit de désigner comme le moment
théorique de la pratique politique révolutionnaire. En effet, tout au long
du texte, Marx n'utilise plus, pour désigner ce nouveau mode d'intervention du
et dans le réel, le vocable de « philosophie », mais celui, plus neutre sans
être antithétique, de « théorie » [...] De plus, si la formulation
feuerbachienne est effectivement reprise c'est davantage à titre de métaphore
que de concept : elle ne sert plus à affirmer, comme dans l'original
feuerbachien, le primat conjoint de l'activité « spirituelle » et de la voie
réformiste allemande, mais leur alternative radicale : la critique dans la
mêlée et l'imminence de la révolution. Même s'il serait vain de chercher dans
l'Introduction de 1844 le concept de « pratique révolutionnaire » [...] de la
troisième thèse sur Feuerbach, notons toutefois que le prolétariat est appelé à
« s'abolir soi-même » [...] et non en s'en remettant à un tiers."
(pp.60-61)
"Un demi-siècle après la défaite, le vieil Engels
n'a-t-il pas lui-même fait son autocritique jugeant que « l'histoire nous a donné tort à nous et à tous ceux qui pensaient de
façon analogue. Elle a montré clairement que l'état du développement économique
sur le continent était alors bien loin d'être mûr pour la suppression de la
production capitaliste » ?
La version d'Engels, souvent louée pour son réalisme,
rend cependant un son bien étrange, qui rappelle fort celui de la réécriture de
l'histoire du point de vue des vainqueurs. À l'histoire réelle des luttes, avec
leur part de contingence et d'indécidabilité (dont l'aboutissement peut se
solder par une défaite), il substitue une théodicée du développement des forces
productives, fonctionnant comme une garantie de la « maturité » des conditions
« objectives » qui s'aveugle sur son propre caractère rétrospectif. Engels
fournit, à l'intérieur du marxisme (la consécration du terme d'ailleurs lui
appartient), le prototype du récit dans lequel, pour reprendre la fameuse
métaphore de W. Benjamin, le matérialisme historique fonctionne comme ce nain
ventriloque, caché sous la table où se joue la partie d'échecs, et qui manipule
la poupée qui assume le rôle du joueur. À ce jeu là, le matérialisme historique
gagne toujours la partie, ajoute Benjamin. En réalité, le engelsien de 1895
participe à sa manière au refoulement collectif dont l'événement
révolutionnaire a été victime dans la vie culturelle et politique de
l'Allemagne d'après 1850, y compris, voire surtout, du côté de ceux qui avaient
subi le traumatisme de la défaite." (pp.62-63)
-Eustache Kouvelakis, L'Introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel de Karl Marx, Ellipses, 2000, 62 pages.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire