samedi 12 octobre 2024

Aux origines de la gauche communiste en Allemagne : Moses Hess (1812-1875)

[Chapitre 4 : L'émergence du socialisme éthique de Hess]

« En raison des conditions désordonnées de sa vie d'exilé en France et en Belgique, mais aussi de l'éclectisme de sa pensée, Hess a exprimé celle-ci dans des dizaines d'articles et de brèves pièces de qualité inégale et avec de nombreuses répétitions. [...] L'image qui en ressort montre à nouveau à quel point les idées de Hess ont joué un rôle central dans la maturation du socialisme allemand, en particulier dans sa version marxienne.

Sa connaissance des réalités françaises l'a aidé à former son alliage de philosophie allemande et d'idées politiques et sociales françaises, sans lequel la pensée de Karl Marx serait restée inconcevable.

Dans l'un de ses premiers articles publiés, Sur la présente crise de la philosophie allemande (1841), Hess poursuit une ligne de pensée développée à l'origine dans La triarchie européenne. Il affirme que la philosophie hégélienne a trouvé son successeur authentique non pas dans l'école hégélienne académique qui, pour Hess, n'est rien d'autre qu'un ensemble de notes de bas de page scolastiques en marge de la philosophie de Hegel lui-même. Ce sont Arnold Ruge, Ludwig Feuerbach et Bruno Bauer qui ont justifié la vérité historique et philosophique de l'hégélianisme en passant de la théorie à la pratique.

Cette transition peut sembler en contradiction avec la nature contemplative de la philosophie hégélienne, mais l'image est plus complexe : la philosophie hégélienne a prouvé que « tout ce qui avait été pensé, conçu et perçu jusqu'à présent comme vérité provenait, et devait provenir, de la conscience de soi de l'homme ». Hegel a ainsi mis en évidence l'historicité et la temporalité de toutes les catégories considérées comme des vérités éternelles, mais il a également ouvert la voie à une révolution de la conscience humaine ». (pp.79-80)

« Dans un autre article, L'énigme du 19ème siècle (1842), Hess souligne que la Révolution française a laissé irrésolue la tension entre ses deux idées fondamentales, l'idée d'égalité et l'idée de liberté ; le jacobinisme n'est rien d'autre qu'une méthode « primitive, naturaliste et grossière » pour surmonter cette dichotomie par une unité sans médiation. Dans un autre article, Sur le problème de la centralisation, Hess exprime l'idée -développée plus tard par Marx et Tocqueville- que la Révolution française s'est produite dans le contexte politique et institutionnel de l'État français centralisé, tel qu'il s'était développé depuis l'époque de Louis XI. Le paradoxe de l'époque moderne est qu'en Allemagne, l'époque moderne a été introduite par les idées de Luther sur la liberté de l'esprit, alors qu'en France, la modernité est née des efforts centralisateurs de la monarchie absolutiste.

Les conséquences de ces différents pouvoirs sont visibles, selon Hess, dans le fait qu'en Allemagne, la philosophie idéaliste est devenue l'héritière de la liberté de l'esprit de Luther, tandis qu'en France, la tyrannie de la Révolution ainsi que la terreur jacobine étaient elles-mêmes le résultat des structures centralisées et absolutistes de la monarchie française. Loin de faire l'éloge de la terreur jacobine en tant que justice révolutionnaire, Hess la considère comme un prolongement de la tradition centralisatrice de l'absolutisme. Il considère que les perversions de la révolution française font partie de l'héritage prérévolutionnaire.

En Allemagne, pays politiquement sous-développé et dépourvu de l'infrastructure institutionnelle d'un État moderne, la modernité s'est répandue par des moyens spirituels, par le biais de la philosophie et de la théorisation. (pp.81-82)

« En France, résume Hess, la théorie suit la pratique, tandis qu'en Allemagne, c'est l'inverse : la pratique suit la théorie. C'est pourquoi il est nécessaire d'avoir une vision paneuropéenne de l'évolution de la société, car seule une telle synthèse pourrait combiner les évolutions disparates dans les différents pays européens.

En juin 1842, Hess ajoute le troisième élément à cette synthèse : L'Angleterre. Dans un article intitulé Sur la catastrophe imminente en Angleterre, Hess tente d'aller au-delà des événements quotidiens en Grande-Bretagne et suggère que le malaise anglais n'est qu'une expression d'une crise structurelle profondément ancrée de la société européenne ; il a sa racine matérielle :

Cette maladie cachée semble avoir éclaté en Angleterre plus tôt que prévu : c'est le rapport déséquilibré entre les riches et les pauvres, l'antagonisme entre l'aristocratie de l'argent et la pauvreté. Il s'agit d'une épée de Damoclès qui creuse des blessures de plus en plus profondes dans notre vie sociale la plus intime, et nous pouvons facilement en déduire la racine de toutes nos misères sociales.

Le problème britannique n'a pas de solution facile et les réformateurs libéraux se sont trompés en cherchant des réponses purement politiques dans le domaine de la représentation parlementaire :

La racine du mal est plus profonde que les problèmes de taxation et les Corn Laws, plus profonde que les désaccords politiques entre les partis, plus profonde même que les défauts des arrangements administratifs tels qu'ils ont été soulignés par les Chartistes, ces réformateurs politiques les plus radicaux. Toutes les réformes politiques ne seront que des palliatifs pour une maladie qui n'est pas, en dernier ressort, politique : elle est sociale. Aucune forme de gouvernement n'a donné naissance à cette maladie sociale : aucune forme de gouvernement ne peut y remédier.

La crise sociale en Angleterre était allée si loin que même la religion ne pouvait consoler la misère des masses, alors que dans le passé « la misère, la privation et l'agonie étaient un cocon pour une religion tournée vers l'autre monde ». Tels sont les éléments de la crise qui menace l'Angleterre :

L'industrie, qui est passée des mains du peuple aux machines des capitalistes ; le commerce, qui était dispersé entre de nombreux petits marchands, se concentre de plus en plus entre les mains de quelques entrepreneurs capitalistes ou aventuriers usuriers ; la propriété foncière usuraire, préservée par les lois de l'héritage entre les mains de quelques aristocrates ; les grandes concentrations de capitaux, qui croissent entre les mains de quelques familles et sont préservées par elles - toutes ces conditions, qui existent partout, mais surtout en Angleterre, sont les causes essentielles de la catastrophe qui s'approche : et ce ne sont pas des conditions politiques, mais sociales... Et tandis que les Français, dans leur enthousiasme, veulent devancer l'histoire et sont excités par les idées fouriéristes, saint-simoniennes et communistes, en Angleterre cette même puissance -qui est à la fois destructrice mais aussi la grande créatrice de toutes les conditions historiques, c'est-à-dire l'Histoire- devient de plus en plus forte et finira par surmonter l'énigme irrésolue de l'histoire... » (pp.83-84)

« L'essai Socialisme et communisme qui a été publié en 1843 dans un recueil d'essais édité par le poète radical Georg Herwegh [...] Ce volume a été publié en Suisse et n'a pas été soumis aux règles strictes de la censure alors en vigueur dans la plupart des États allemands [...]

Cet article est un long essai de critique du Socialisme et communisme de la France contemporaine de Lorenz von Stein, paru en 1842. Stein était un hégélien modéré, envoyé par le gouvernement prussien à Paris pour faire un rapport sur les diverses théories et mouvements révolutionnaires en France et évaluer la menace qu'ils représentaient pour la structure politique de l'Allemagne. Le livre tel qu'il a été publié était une extension et une élaboration du rapport de Stein, et après sa publication, il s'est avéré exercer une influence plutôt paradoxale dans la vie intellectuelle allemande. Malgré la critique de Stein à l'égard des diverses philosophies socialistes et communistes françaises qu'il avait examinées, son compte rendu était généralement juste et précis, et il devint ainsi la principale source en Allemagne pour la diffusion de ces théories ». (p.85)

« Hess a de nouveau suggéré que Spinoza devait être considéré comme le fondateur à la fois de l'idéalisme philosophique allemand et de la philosophie sociale française moderne aux fondements athées. Le principe de l'époque moderne est « l'unité absolue de la vie, qui est apparue d'abord en Allemagne comme un idéalisme abstrait, et en France comme un communisme abstrait », affirme Hess. Cette philosophie abstraite, dépourvue de tout fondement dans la réalité sociale, est en train de se concrétiser et la voie est ainsi ouverte à un nouveau type de communisme, le communisme scientifique ». (p.86)

« Selon Hess, l'erreur cardinale du XVIIIe siècle a été « de ne pas avoir nié le concept d'État » : Or le communisme français, et surtout Proudhon, ont « atteint la négation de toute forme de domination politique, la négation du concept d'Etat et de politique - c'est-à-dire l'anarchie ».

Le socialisme français moderne revient aux idées de Babeuf, mais il les atteint en adoptant le moment dialectique inhérent à la philosophie allemande. La philosophie hégélienne a permis à la pensée socialiste de dépasser les abstractions simplistes de l'individualisme vs. le collectivisme et de présenter un nouveau modèle d'humanisme social dans lequel les dichotomies conventionnelles de l'individu et de la société sont transcendées par une nouvelle synthèse :

Grâce à Hegel, l'esprit allemand est parvenu à la conclusion que la liberté personnelle ne se trouve pas dans l'unicité de l'individu, mais dans ce qui est commun [...] à tous les êtres humains. Tout bien qui n'est pas un bien commun de l'homme, qui n'est pas un bien commun, ne peut pas garantir ma liberté personnelle : en effet, mon bien propre, inaliénable, est ce qui est en même temps un bien commun ». (pp.87-88)

« C'est le lien entre la misère du prolétariat, paupérisé dans le processus d'industrialisation, et les idées socialistes qui donnera la force et l'élan à la dynamique révolutionnaire. » (p.88)

« L'un des avantages du communisme est l'abolition de l'antagonisme entre le plaisir et le travail...

L'état communautaire est la réalisation pratique de l'éthique philosophique, qui voit dans l'activité libre la seule et véritable jouissance, le bien suprême -tout comme l'état de propriété privée est la réalisation pratique de l'égoïsme et de l'absence d'éthique...

Cette première forme de communisme trouve son origine directe dans le sanscullotisme. L'égalité envisagée par Babeuf était l'égalité de gens totalement dépourvus de tout : c'était l'égalité de la pauvreté. La richesse, le luxe, les arts, les sciences, tout cela devait être aboli et les villes devaient être détruites. L'état de nature de Rousseau était le spectre qui flottait dans de nombreuses têtes. Le vaste domaine de l'industrie était encore un territoire inconnu pour le communisme. C'était le communisme le plus abstrait, l'égalité devait être atteinte par des moyens négatifs en supprimant toutes les passions. C'était un communisme ascétique, chrétien, mais sans aucun au-delà, sans aucun espoir d'un avenir meilleur ». (pp.89-90)

« Le « moi » [cartésien] cesse d'être une entité abstraite pour devenir un « moi » historique, toujours présent dans des contextes concrets. Tel est l'apport de l'idéalisme allemand, de Fichte à Hegel en passant par la pensée de Hess, qui voit par conséquent dans la conscience de soi de l'homme l'élément créateur du monde de l'homme ». (p.93)

« Hess était conscient du fait que l'État et la religion incorporaient une certaine restriction de la vie égoïste dans ce qu'il appelle le « royaume des animaux » [...] de la guerre de tous contre tous. C'est la prétention à l'universalité et à la communauté inhérente aux revendications de l'Église et de l'État pour l'allégeance humaine ; on devrait rejeter la prétention que ces deux institutions représentent effectivement une telle universalité, mais on devrait aussi reconnaître que la prétention elle-même vise un but qui ne devrait pas être nié. » (p.94)

« Hess a proposé sa propre philosophie de l'action (Tat) comme alternative à l'abstraction de la Révolution française et à la subjectivité intériorisée de l'idéalisme philosophique allemand. Ces deux phénomènes étaient considérés par Hess comme les principales réalisations de l'esprit moderne, mais ils devaient être traduits du langage de la passivité et de l'intériorité au langage de la conscience active :

« Il incombe désormais à la philosophie de l'esprit de devenir la philosophie de l'action. Non seulement la pensée, mais toute l'activité humaine doit être amenée au point où toutes les oppositions s'effacent ».

C'est dans ce contexte que Hess aborde ensuite le rôle ambivalent de la propriété : du point de vue de l'individu, la propriété est l'expression extérieure et le témoignage de son activité - et donc un élément d'épanouissement personnel. Mais il n'exprime que l'activité passée qui a été cristallisée et objectivée dans une chose, dans un bien. La propriété est donc à la fois un élément d'expression de soi et d'aliénation :

C'est sous la forme d'un bien matériel que la notion d'être actif - non, d'avoir été actif pour lui-même - apparaît pour la première fois à la conscience du sujet qui est encore à l'état de réflexion. L'action du sujet ne se manifeste jamais comme présente, elle ne vit jamais dans le présent, mais seulement dans le passé. Il chemine toujours privé de sa propriété réelle, de son activité présente, parce qu'il n'a pas encore la capacité de se manifester sous sa forme véritable. Elle ne s'en tient qu'à l'apparence, au reflet de ses propriétés, de son activité, de sa vie, comme si ce reflet était sa vraie vie, sa propriété réelle, son activité propre !

Telle est la malédiction qui a pesé sur l'humanité tout au long de l'histoire jusqu'à aujourd'hui : que les hommes ne conçoivent pas l'activité comme une fin en soi, mais qu'ils conçoivent constamment sa satisfaction comme quelque chose de séparé d'elle : parce que toute l'histoire jusqu'à aujourd'hui s'est présentée simplement comme l'évolution de l'esprit qui, pour évoluer vraiment, doit d'abord apparaître comme une opposition à lui-même. » (pp.96-97)

« La base de l'acte libre est l'Éthique de Spinoza, et la future philosophie de l'action ne peut être qu'un développement de cette œuvre. Fichte a jeté les bases de ce développement, mais la philosophie allemande ne peut pas sortir seule de l'idéalisme. Pour que l'Allemagne puisse atteindre le socialisme, elle doit avoir un Kant pour l'ancien organisme social, tout comme elle en avait un pour l'ancienne structure de pensée. ... La valeur de la négation a été perçue en Allemagne dans le domaine de la pensée, mais pas dans le domaine de l'action ». (p.98)

« Le peuple, comme le disent les Ecritures, doit travailler à la sueur de son front pour maintenir sa vie de misère... Un tel peuple, nous le soutenons, a besoin de religion : c'est une nécessité vitale pour son coeur brisé autant que le gin l'est pour son estomac vide. Il n'y a pas d'ironie plus cruelle que celle de ceux qui exigent de personnes totalement désespérées qu'elles soient lucides et heureuses. Tant que vous n'aurez pas sorti le peuple de son état de bête, laissez-lui la conscience - ou plutôt l'absence de conscience - d'une bête. Tant que le peuple est accablé par l'esclavage matériel et la pauvreté, il ne peut être libre en esprit...

Il n'existe qu'une seule liberté... L'esclavage spirituel et l'esclavage social sont une seule et même chose, et il n'est possible de se libérer de leur emprise satanique qu'en accédant à une sphère de vie saine... Un peuple qui ne pense pas de manière indépendante ne pourra pas agir de manière indépendante. Il est vrai que la religion peut rendre supportable la conscience misérable de l'asservissement en l'élevant à un état de désespoir absolu, dans lequel disparaît toute réaction contre le mal et, avec elle, la douleur : tout comme l'opium le fait pour les maladies douloureuses. La croyance en la réalité de l'irréel et en l'irréalité du réel peut en effet conférer au malade un sentiment passif de salut, une inconscience animale. Mais elle ne peut pas le doter d'une énergie active, d'une réelle potentialité d'action qui lui permettrait de s'élever consciemment et indépendamment contre sa misère et de s'émanciper du mal ». (p.102)

« Le but de la génération actuelle est de recréer le « lien entre l'individu et la communauté, et le problème de notre époque n'est rien d'autre que l'abolition de l'opposition entre l'individu et l'espèce [...] ou en d'autres termes : restaurer l'unité de l'homme avec lui-même, avec sa propre espèce - et cela sans diminuer la multiplicité des formes dans lesquelles l'espèce humaine s'exprime... ». (p.103)

« Hess regardait également d'un mauvais œil ce qu'il considérait comme des éléments autoritaires dans la pensée communiste française, et il y voyait un autre héritage problématique du jacobinisme. Il est paradoxal, soutient Hess, que les communistes français qui s'enorgueillissent de leur rationalisme absolu soient aussi ceux qui ont le plus besoin d'une autorité incontestable, bien qu'ils « s'appuient non pas sur les Écritures mais sur la Critique de la raison pure de Kant ». C'est le cas des démocrates français en général, mais plus encore de ceux qui épousent les idées matérialistes et communistes :

Mais non seulement les démocrates religieux, mais même les matérialistes ont besoin d'une autorité extérieure et surhumaine comme antithèse à l'égoïsme et à l'arbitraire, car leur matérialisme n'est pas organique mais atomistique. Afin de créer l'unité absente de la vie humaine, et en l'absence d'un principe global qui organiserait toute la vie humaine et la conduirait à la praxis, ils inventent des systèmes dogmatiques... Tous les démocrates sont les mêmes en ce sens qu'au lieu de l'unité réelle de la vie organique humaine, ils recherchent une unité transcendantale... Pour les démocrates matérialistes, comme pour les démocrates religieux, la vie sociale est encore quelque chose d'extérieur : les démocrates religieux relient la vie sociale à Dieu, tandis que les matérialistes l'attribuent à un individu qui a découvert la pierre de la sagesse, à un législateur ou à un dictateur communiste. Bref, il s'agit encore d'un lien extérieur, d'une unité transcendante, d'une autorité, ce n'est pas l'homme et la vie humaine. [...]

Cette insécurité les atteint tous : Cabet, le communiste, ne tolère à côté de son journal Le Populaire aucun autre organe communiste ; Louis Blanc ne cache pas son opposition à la liberté de la presse ; les républicains du National comme les socialistes de La Réforme sont contre la liberté de l'enseignement ; les meilleurs d'entre eux redoutent l' "anarchie des opinions", qu'ils espèrent vaincre par la croyance en l'autorité. » « (pp.105-106)

« Lorsque l'homme ne parvient pas à actualiser sa potentialité créatrice, il cherche à se retrouver dans des êtres extérieurs imaginaires auxquels il attribue des qualités d'un pouvoir imaginaire : Dieu ou l'argent. Il n'est pas vrai que l'homme ne peut pas adorer à la fois Dieu et Mamon. » (p.106)

« Le socialisme français, malgré toutes ses lacunes, a fourni la base, selon Hess, des moyens pratiques pour l'auto-développement de l'homme. La combinaison des éléments français et allemands, Hess l'a trouvée dans les expériences des artisans et compagnons allemands à Paris ». (p.107)

« En Angleterre, la révolution industrielle avait déjà atteint le stade où la surproduction et la paupérisation massive préparaient les conditions d'une nouvelle transformation de la société :

Cette petite nation de l'île d'outre-Manche produit plus qu'elle ne peut vendre dans tous les pays du monde qui sont submergés par ses produits. Pourtant, elle ne produit pas encore le dixième de ce qu'elle aurait pu et pourrait produire si elle avait trouvé des débouchés pour ses produits. Et tandis que ses produits restent inutilisés dans le pays et à l'étranger et sont gaspillés, une partie de sa population vit, au milieu de toute cette richesse, une vie de misère et de privation, profondément enlisée dans la bestialité et privée des besoins les plus élémentaires, sans éducation, sans pain, sans vêtements et sans abri. Les hommes sont coupés de leurs produits, et tous deux se désintègrent et périssent.

Les rêves pieux d'un retour à une situation antérieure, moins aiguë, des relations humaines sont impossibles. Les barrières douanières ne peuvent pas non plus protéger les industries locales contre les assauts de la production industrielle moderne et bon marché ». (p.108)

« Hess s'écarte de l'anthropologie de Feuerbach qui considère que l'être de l'espèce humaine est déterminé par la nature. Pour Hess, il s'agit d'un développement, et donc d'une relation matérielle entre l'homme et son environnement :

L'essence de l'homme, le rapport humain, se développe, comme toute essence [sic !], au cours de l'histoire par la lutte et la destruction. L'essence même de l'espèce humaine - cette relation interhumaine - a, comme toute autre chose en réalité, une histoire évolutive, l'histoire de son évolution.

Cette historicité du monde social et de l'organisation sociale commence avec la fin des processus naturels. La nature, contrairement à l'histoire, est une donnée, alors que l'homme est encore en devenir. Pour Hess, ce qui distingue l'époque moderne de toutes les précédentes, c'est le fait que l'homme contemporain est beaucoup plus proche de la fin du processus historique ». (p.117)

« La coopération humaine, elle aussi, est une potentialité et non une donnée, et elle a besoin de certaines conditions matérielles pour évoluer. Ce n'est qu'à l'époque actuelle, affirme Hess, que les hommes peuvent imaginer une société harmonieuse et coopérative - non pas parce qu'ils n'ont pas rencontré une telle idée auparavant, mais parce que ce n'est qu'à l'époque moderne que les forces de production se sont développées de telle manière que « les forces de la nature ne sont plus étrangères et hostiles à l'homme ; il les connaît et les utilise à des fins humaines ».

Il est dans la nature du développement économique et technologique moderne que les crises contemporaines ne proviennent pas d'une pénurie de ressources naturelles à la disposition des hommes, mais d'une surproduction qui n'arrive cependant pas à satisfaire les besoins humains en raison d'une organisation chaotique. Ce dont l'humanité a besoin, c'est d'organiser ses énormes capacités productives, et c'est un besoin moderne, né des potentialités révolutionnaires dont disposent les hommes depuis la révolution industrielle. La révolution industrielle a pour la première fois émancipé l'homme de la pauvreté naturelle et lui a présenté pour la première fois des modèles rationnels pour l'organisation de la production d'une manière qui puisse satisfaire toute l'humanité et pas seulement certaines classes ou nations ». (p.118)

« Théoriquement, l'image classique de ce monde inversé est le paradis chrétien. Dans le monde réel, l'individu meurt ; dans le paradis chrétien, il vit pour toujours. La vie humaine en tant que vie de l'espèce a été dégradée dans ce monde en un simple moyen pour la vie individuelle... « S'il n'y avait pas l'espoir de la vie future, je ne me soucierais pas du tout de Dieu et de ses dogmes » - dans ces quelques mots, prononcés par un homme pieux, se trouve toute l'essence du christianisme. Le christianisme est la théorie, la logique de l'égoïsme - sa pratique égoïste est le monde chrétien moderne des commerçants... L'individu qui veut vivre à travers lui-même non pas pour l'espèce, mais vivre à travers l'espèce pour lui-même - un tel individu doit créer pour lui-même un monde inversé. Dans notre monde de boutiquiers, l'individu est le but pratique de la vie, comme il est le but théorique de la vie dans le monde chrétien. (p.120)

« Ce que Dieu est pour la vie théorique, l'argent l'est pour la vie pratique de cette vie inversée : l'essence aliénée et extériorisée de la potentialité et de la richesse humaines, leur activité de vie commercialisée. L'argent, c'est la valeur humaine exprimée en chiffres, c'est la marque de notre esclavage, le signe indélébile dont notre chair a été marquée, car les êtres humains qui s'achètent et se vendent sont des esclaves. L'argent, c'est le sang et la sueur de ces misérables... qui se présentent sur le marché pour échanger leur activité vitale inaliénable contre ce caput mortuum appelé Capital et vivre ainsi de manière cannibale de leur propre chair et de leur propre sang. En effet, nous sommes contraints de vendre sur le marché et d'aliéner notre propre être, notre propre vie, notre libre activité vitale - afin de maintenir notre misérable existence. Au prix de notre liberté personnelle, nous achetons constamment notre existence individuelle.

Hess poursuit en suggérant que, de même que Dieu n'est rien d'autre que la somme idéale des qualités humaines, de même le capital n'est rien d'autre que le travail humain cristallisé ». (p.121)

« L'esclavage antique était ouvertement coercitif ; il était imposé de force à des êtres humains ; la situation de l'esclave salarié moderne est apparemment volontaire, puisque le travailleur vend librement sa force de travail sur le marché. L'une des conséquences de cette distinction est que si l'esclavage antique était purement matériel, fondé sur des conditions naturelles, la servitude moderne est bien pire : elle implique un esclavage spirituel aussi bien que matériel. Selon Hess, c'est le christianisme, avec sa théologie spiritualisée reportant la rédemption à un au-delà nébuleux, qui a fourni le fondement théorique de la légitimation de cet esclavage volontaire et moderne qu'implique le capitalisme :

Ce n'est que par le christianisme ... que ce monde moderne de boutiquiers a pu atteindre le sommet de sa dégradation, de sa contre-nature et de son inhumanité. L'homme doit d'abord apprendre à mépriser la vie humaine pour y renoncer par sa libre volonté. L'homme doit d'abord apprendre à considérer la vie réelle, la liberté réelle, comme indigne, pour l'offrir librement. ». (p.122)

« Hess pensait que l'état de nature de Hobbes était une caricature déformée de la société bourgeoise moderne. » (p.128)

« Dans la société moderne, la distinction entre le propriétaire et sa propriété est floue. Suivant la méthode transformative de Feuerbach, dans laquelle l'objet se transforme en sujet et vice versa, Hess commente :

L'immersion mutuelle du propriétaire dans sa propriété est la caractéristique de la propriété réelle... Tout ce que j'ai mis dans ma propriété, ce qui est réellement ma propriété vivante, est entrelacé avec moi-même, doit être ainsi et devrait être ainsi. Mais qu'est donc celui qui est ainsi intégré au plus profond de lui-même à son soi-disant bien, à son argent, qui s'identifie tellement à son argent qu'il ne peut plus en être séparé ? Un misérable néant...

Tu dois t'efforcer de posséder quelque chose qui ne peut jamais être possédé, parce que tu ne peux posséder dans ton argent qu'un corps sans âme... Tu dois te sentir heureux de posséder un corps qui ne pourra jamais t'appartenir...

C'est le monde de la conscience inversée, dans lequel toutes les propriétés humaines apparaissent comme leur contraire :

Le monde des boutiquiers est un monde pratique d'apparences et de mensonges. Sous l'apparence de l'indépendance, la pauvreté absolue ; sous l'apparence des relations les plus vivantes, la séparation totale et mortelle de chaque être humain de ses semblables ; sous l'apparence de la sacro-sainte propriété garantie à tous, l'homme est dépouillé de tous ses biens ; sous l'apparence de la liberté universelle, le servage universel.

La société communiste future, en revanche, se caractérisera par une vision totalement différente de la propriété. Elle donnera naissance à un type de propriété qui, tout comme les propriétés spirituelles dans la société existante, ne sera pas considérée comme un objet de possession exclusive. Telle est, pour Hess, la distinction entre la vraie propriété, qui est véritablement inaliénable, et la propriété bourgeoise, qui est une fausse propriété : "Les biens spirituels ne sont efficaces que dans la mesure où ils sont intégrés organiquement aux êtres humains." Les faux biens, comme l'argent, sont extérieurs à l'homme et seront éliminés dans la société future. La socialisation de l'homme, l'unité, deviendra la principale propriété de l'homme en tant qu'être-espèce :

Une fois que les gens s'associeront et s'uniront les uns aux autres, une fois qu'un lien immédiat apparaîtra entre eux, le lien externe, inhumain et mort - l'argent - devra être aboli...

Nous ne chercherons plus en vain en dehors de nous-mêmes et au-dessus de nous-mêmes. Aucun être étranger, aucun tiers médiateur ne se poussera à nouveau parmi nous pour nous unifier extérieurement et imaginairement, pour « médiatiser » alors qu'en réalité il nous sépare et nous divise ». » (pp.130-131)

« Bruno Bauer, Arnold Ruge et d'autres ont tous eu un impact philosophique sur Marx. Mais c'est à Hess qu'il doit, plus qu'à quiconque, son développement de la critique sociale ». (p.133)

« Un Credo communiste, imprimé en 1846 sous forme de questions et de réponses, et une série d'articles intitulés « Les résultats de la révolution du prolétariat », [furent] publiés dans la Deutsche Briisseler Zeitung vers la fin de l'année 1847. » (p.139)

« Hess a adopté une position ferme contre les tentatives utopiques visant à définir en détail la nature et la structure de la future société socialiste. Sa génération, affirmait Hess, ne pouvait que « faire le travail préparatoire à une telle société ». La pensée historique et dialectique de Hess l'a convaincu que la révolution ne serait pas un acte unique et dramatique qui transformerait miraculeusement la société existante en une société communiste à part entière. Pour lui, la révolution signifiait la mise en route de processus qui permettraient ensuite d'effectuer la transformation nécessaire. » (p.141)

« Selon Hess, les changements dans l'infrastructure productive et dans la super-structure éducative et cognitive devraient être réalisés en même temps et s'influencer et se renforcer mutuellement. » (p.143)

« Les impôts fonciers [devront frapper] effectivement les propriétaires, mais seulement de façon graduelle. En conséquence, les propriétaires pourraient être amenés à les accepter car, à la différence d'une nationalisation pure et simple, un tel processus permet au propriétaire d'adapter son mode de vie ainsi que les dispositions qu'il souhaite prendre pour sa famille. Hess est conscient de la dimension psychologique qui doit guider un gouvernement prolétarien : il doit s'efforcer de rendre la période de transition peu traumatisante pour les classes possédantes. Il ne faut pas les acculer au pied du mur, mais leur permettre de s'adapter, avec le temps, aux nouvelles conditions. Une transition en douceur vers le socialisme, aussi radicale que soit son issue finale, doit être préférée à une nationalisation globale et violente ». (p.144)

« Pourquoi l'Angleterre serait-elle le premier pays mûr pour la révolution ? Principalement parce que la révolution sociale telle qu'envisagée par Hess serait le résultat des conditions créées par la concurrence avancée. La révolution ne serait pas le résultat d'un quelconque « principe », comme le soutenaient certains socialistes de l'école des jeunes hégéliens. C'est le résultat dialectique du développement industriel dans les conditions de la libre entreprise. Hess a indiqué comment une telle concurrence toujours croissante entraîne une augmentation de la production, mais aussi une diminution des salaires jusqu'au strict minimum. Ces deux développements conduisent à une surproduction de marchandises accompagnée d'une sous-consommation, causée par le manque de pouvoir d'achat du prolétariat sous-payé. Cette surabondance de marchandises conduit à la limitation de la production, au chômage, à une nouvelle baisse des salaires, à des faillites et à la destruction d'industries entières. Cela se poursuit jusqu'à ce que l'ensemble de l'économie atteigne un nouvel équilibre interne, plus bas, qui crée alors une nouvelle croissance économique. Dans le même temps, étant donné que de nombreuses entreprises plus petites et plus faibles ont fait faillite pendant la crise, le pouvoir économique se concentre entre des mains moins nombreuses ». (p.147)

-Shlomo Avineri, Moses Hess, prophète du communisme et du sionisme, New York University Press, 1985, 266 pages.

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