« Cette longue attention que j'emploie à me
considérer, me dresse à juger aussi passablement des autres : Et est peu de
choses, de quoi je parle plus heureusement et excusablement. Il m'advient
souvent, de voir et distinguer plus exactement les conditions [dispositions] de
mes amis, qu'ils ne le font eux-mêmes. J'en ai étonné quelque un, par la
pertinence de ma description : et l'ai averti de soi. Pour m'être dès mon
enfance, dressé à mirer ma vie dans celle d'autrui, j'ai acquis une complexion
studieuse en cela. Et quand j'y pense, je laisse échapper autour de moi peu de
choses qui y servent : contenances, humeurs, discours. J'étudie tout : ce qu'il
me faut fuir, ce qu'il me faut suivre. Ainsi à mes amis, je découvre par leurs
productions, leurs inclinations internes: non pour ranger cette infinie variété
d'actions si diverses et si découpées, à certains genres et chapitres, et
distribuer distinctement mes partages et divisions, en classe et régions
connues.
"On ne peut rendre compte ni du nombre des espèces, ni du nom qu'elles
portent." [Virgile, Géorgiques, II, v.103-104)
Les savants partent [divisent], et dénotent leurs fantaisies, plus
spécifiquement, et par le menu: Moi, qui n'y vois qu'autant que l'usage m'en
informe, sans règle, présente généralement les miennes, et à tâtons. Comme en
ceci: Je prononce ma sentence par articles décousus: c'est chose qui ne se peut
dire à la fois, et en bloc. La relation, et la conformité, ne se trouvent point
en telles âmes que les nôtres, basses et communes. La sagesse est un bâtiment
solide et entier, dont chaque pièce tient son rang et porte sa marque. "Seule
la sagesse est pleinement tournée vers elle-même" [Cicéron, De
Finibus, III, 7]. Je laisse aux artistes, et ne sais s'ils en viennent à
bout, en chose si mêlée, si menue et fortuite, de ranger en bandes, cette
infinie diversité de visages [apparences]: et arrêter notre inconstance et la
mettre en ordre. Non seulement je trouve malaisé, d'attacher nos actions les
unes aux autres: mais chacune à part soi, je trouve malaisé, de la désigner
proprement, par quelque qualité principale: tant elles sont doubles et
bigarrées à divers lustres. Ce qu'on remarque pour rare, au Roi de Macédoine,
Perseus, que son esprit, ne s'attachant à aucune condition, allait errant par
tout genre de vie: et représentant des mœurs, si essorées [dispersées] et
vagabondes qu'il n'était connu ni de lui ni d'autre, quel homme ce fût, me semble
à peu près convenir à tout le monde. Et par-dessus tout, j'ai vu quelque autre
de sa taille, à qui cette conclusion s'appliquerait plus proprement encore, ce
crois-je. Nulle assiette moyenne, s'emportant toujours de l'un à l'autre
extrême, par occasions indivinables: nulle espèce de train, sans traverse, de
contrariété merveilleuse : nulle faculté simple : si [bien] que le plus
vraisemblablement qu'on pourra feindre un jour, ce sera, qu'il affectait et
étudiait de se rendre connu, par être méconnaissable. Il fait besoin d'oreilles
bien fortes, pour s'ouïr franchement juger. Et parce qu'il en est peu, qui le
puissent souffrir sans morsure: ceux qui se hasardent de l'entreprendre envers
nous, nous montrent un singulier effet d'amitié. »
-Michel de Montaigne, Essais, Livre III,
chapitre XIII, "De l'expérience".
***
« Le texte étudié est un extrait du troisième et
dernier volume des Essais de Michel
de Montaigne, édité dans les années 1580, indépendamment des deux premiers
volumes. Nous avons plus précisément affaire à un extrait du dernier chapitre
du livre III, intitulé « De l’expérience ». Mis à part quelques
correctifs et ajouts aux nouvelles éditions de son livre, on peut dire que cet
extrait nous livre le dernier état de la réflexion de l’auteur, au soir de sa
vie. Au début du premier livre, Montaigne annonçait délimiter son objet
d’écriture à la visée de se dépeindre lui-même pour en laisser la trace et
l’agrément à ses parents et amis. La « longue attention »
à laquelle il se réfère au début de l’extrait désigne précisément cet effort
durable de pensée et d’écriture, puisque la rédaction des Essais s’échelonne sur une période de vingt ans (1571-1591).
Dernier chapitre donc, et manière de bilan ou de conclusion, dont le thème
général est l’exercice du jugement. On peut considérer que Montaigne répond ici
au questionnement implicite sur l’intérêt de ce long effort. A quoi cela
lui-a-t-il servi de « se goûter » (comme il l’écrit ailleurs), de se
peindre ? Qu’a-t-il obtenu, qu’a-t-il appris ou gagné (et qu’avons-nous
obtenus nous-mêmes, nous lecteurs de Montaigne, embarqués dans la consultation
de son livre) ?
Cet effort d’introspection,
d’examen et d’écriture de soi, cette attention portée à « [se] considérer » à un effet
pratique sur la subjectivité de l’écrivain. C’est une sorte d’exercice
d’entraînement, qui permet de « dresse[r] »
le jugement ; de lui conférer un ordre, une discipline, des habitudes de
fonctionnement que l’esprit n’avait pas initialement. Montaigne avait commencé
son livre en évoquant le trouble, la confusion de son esprit, surchargé et
inaccoutumé à l’oisiveté nouvelle que lui conférait son abandon de sa charge de
magistrat. Ces pensées sans ordre, gratuites, sans réalisations ni but précis,
il déclarait vouloir s’en faire honte en les retranscrivant ; comme si le
fait de les couchers par écrit pourrait les mettre à distance de lui, et
produire un effet apaisant. Le projet des Essais
avait donc au départ une finalité pratique, et jusqu’à un certain point
thérapeutique.
Or, en cette fin
d’ouvrage, le gain qui en résulte apparaît d’abord théorique. Par l’exercice,
le jugement s’améliore, se réforme, se perfectionne. Mais, et c’est un
paradoxe, en se concentrant sur lui-même, Montaigne devient plus apte à juger
« des autres ». La qualité
de son jugement sur autrui s’est accru, au point parfois de le rendre plus à
même que ses amis de comprendre leurs « dispositions », c’est-à-dire leurs humeurs, les états moraux
dans lesquels ils se trouvent à un moment donné, leurs sentiments, leurs affects
dominant du moment. Faculté éminemment sociale (alors que son origine vient
d’une pratique privée, solitaire, méditative), et fort utile dans des milieux
aristocratiques caractérisés par l’importance croissante du contrôle de soi, du
paraître et de la normativité curiale (cf Norbert Elias, La Civilisation des mœurs). Ainsi, Montaigne, par la puissance
nouvellement acquise de son jugement, peut-il soigner la justesse de son
conseil et l’efficace de sa bienfaisance envers ses amis ; il est
l’aiguillon de leur prudence, car il peut mieux les prévenir d’eux-mêmes.
On
notera en passant qu’un tel acquis exclu que Montaigne ait été un « pur
pyrrhonien » (selon le jugement de Blaise Pascal). Montaigne ne doute
manifestement pas qu’il existe, ni qu’il puisse se former par l’étude une
meilleure connaissance de lui-même. Plus encore, ce moi empirique (qui n’est
pas le cogito que formule Descartes
quelques décennies plus tard), l’auteur des Essais
ne doute pas que son étude permette d’en tirer une connaissance d’autrui !
On peut juger des autres par soi. A ce stade, on pourrait presque croire qu’en
s’étudiant soi-même on pourrait aller jusqu’à une connaissance de l’Homme en
général, déterminer l’essence de l’humanité (ce qui ferait de Montaigne un
précurseur de la pensée classique et de l’universalisme des Lumières). Nous
verrons plus tard qu’il n’en est rien.
Mais si
la connaissance d’autrui est permise par la connaissance de soi, on découvre
–nouveau paradoxe- que la connaissance de soi est aussi éclairée par l’examen
d’autrui (et non par la seule pratique introspective aboutissant à une
rectitude du jugement). On comprend dès lors mieux le titre donné au chapitre
lorsque Montaigne écrit qu'il a, dès l’enfance « mirer sa vie dans celle d’autrui ». Montaigne est un écrivain
et un philosophe parce qu’il est curieux. Il observe. Il est attentif au
comportement d’autrui. Il ne doute pas que l’on puisse inférer des des [sic]
gestes, des paroles, des œuvres ou des accomplissements des autres un aperçu de
leurs pensées, de leurs vies intérieures (« inclinations internes ». L’expérience sensible de l’autre, de
tout ce qu’il dit, de sa façon de se tenir, de se montrer (« contenance ») ; tout cela
intéresse Montaigne parce qu’il en tire deux formes de savoir : un savoir
sur la subjectivité intime de l’autre, mais aussi un savoir sur lui-même.
L’observation permet une connaissance comparative. Elle repose sur des
ressemblances entre soi et autrui ; il y a une réciprocité relative entre
connaissance de soi et connaissance d’autrui : en m’étudiant moi-même,
j’apprend quelque chose sur autrui, et inversement. Montaigne s’est forgé dès
l’enfance ce goût de l’examen, qui est devenu pour lui une « complexion », une habitude de solide
et durable, une manière d’être, un pli inscrit dans le corps comme une seconde
nature (on retrouvera le concept et le même terme chez Spinoza). Si bien qu’il
pourrait reprendre, en lecteur humaniste des auteurs païens de l’antiquité
grecque et latine, la célèbre formule « rien d’humain ne m’est étranger ».
Et puisqu’en découvrant autrui je me découvre moi-même comme différent de
lui ; puisque l’expérience et la comparaison me permettent de me connaître
dans ma spécificité, alors Montaigne peut faire ressortir un nouveau gain de sa
démarche, cette fois-ci sous la forme d’une connaissance éthique. Mais pas
d’une connaissance de la nature du bien et du mal ; seulement la
connaissance relative et limitée de ce qui lui convient individuellement.
Montaigne ne laisse rien échapper de la conduite d’autrui parce qu’il veut en
tirer une connaissance de ce qui lui convient en propre. Si le bilan de son
livre lui semble positif, cela tient à ce que son étude n’est pas
désintéressée. Au reste elle ne pourrait pas l’être : chaque individu à
son fond d’égoïsme, et comme les animaux, nous cherchons perpétuellement à
« fuir » la souffrance et à
obtenir ce qui nous est agréable. Si donc Montaigne fait l’effort de s’examiner
et de rédiger son livre, c’est pour diminuer son trouble (but thérapeutique)
et accroître sa volupté en ne cherchant plus que des satisfactions conformes à
sa complexion, sa manière d’être singulière.
Il y a
donc deux sortes de lecteurs qui ressortiront déçus de la lecture des
Essais : ceux qui auraient voulu y trouver un savoir sur le Bien en soi
(sur le bien de l’humanité), et ceux qui en attendaient, sinon un système
explicatif des motivations du comportement humain (psychologie), du moins un
essai de classification. Rattacher les diverses actions humaines à des
principes ou des formes universelles, ranger nos comportements dans un ordre
théorique quelconque, en « genres et
en chapitres » ne l’intéresse pas. Ce n’est pas seulement que le but
des Essais est éthique. Ce n’est pas
simplement un découragement devant un effort en droit atteignable, mais en fait
voué à la vanité de part l’infinité des éléments particuliers à considérer
(comme pourrait le laisser accroire la citation de Virgile). C’est qu’il y a,
plus radicalement, un nominalisme de Montaigne. S’il ne sert à rien de
rattacher les conduites observables à des catégories générales, des principes
et des genres, c’est parce qu’elles sont toutes singulières, sans suite logique
pour les « attacher […] les unes aux
autres », sans « qualité
principale », c’est-à-dire sans essence commune, générale (opposable
aux particularités de l’objet ou acte individué, pour reprendre le couple
conceptuel hérité d’Aristote et en usage dans l’universalité du temps de
Montaigne –et donc aussi dans les professions juridiques). L’expérience ne
montre jamais des classes générales d’action : on observer, on juge
toujours de telle action, commise par tel individu particulier. L’individuel
est « malaisé » à penser,
on ne peut pas le « désigner
proprement » par un nom. Les noms communs ne désignent pas des entités
réelles. Les universaux, comme le rouge ou la bonté, ne sont que des noms
commodes, des constructions subjectives qui simplifient la diversité foisonnante
du réel. « Rouge » est une simplification qui ne rend pas compte du
rouge bien précis dans tel objet. C’est donc une appellation impropre (cette
critique de la généralité abusive du concept et des termes du langage a
influencé directement les conceptions de Nietzsche, et possiblement de
Bergson). On ne peut donc pas rattacher l’action à une classe quelconque sans
trahir sa singularité. Aucun de ses traits ne permet de saisir une essence,
c’est-à-dire la part de son être qui en ferait la permanence et la rattacherait
à celles du même genre, douées de la même essence. Selon la manière dont on la
considère, l’action se présente sous un nouveau jour. Comme chez Nietzsche, il
y a un perspectivisme de Montaigne. Les actions sont « doubles et bigarrées à divers lustres ».
L’action a trop d’aspect et de sens différents ; comme pour toute réalité
individuée, c’est une vanité de « savants »
de prétendre lui donner une place fixe dans une classification. On ne saisit
pas l’essence de la chose, parce que la connaissance vient de l’expérience
(titre du chapitre). Or l’expérience c’est la sensation, et la sensation ne
donne de l’individu que des « visages »,
c’est-à-dire des apparences, toujours multiples, toujours changeantes,
toujours relatives à celui qui observe (et à sa complexion, à son
particularisme acquis…). Sur l’être de la chose, aucune certitude n’est
possible. On ne connaît que des apparences. Ici, la gnoséologie montainienne,
dont on a vu plus haut qu’elle n’était ni mise en doute universelle, ni suspension
de toute affirmation, ni négation de la connaissance de soi et d’autrui, est
tributaire du scepticisme de l’antiquité (notamment par la médiation des Académiques de Cicéron). Mettre en ordre
la diversité, c’est une tâche que Montaigne laisse « aux artistes », et non aux savants.
« Arrêter notre inconstance »,
établir « partages et divisions »,
bref, classer ; voilà qui serait aventureux et « malaisé ». Comment pourrait-on accéder à l’essence d’une
action ? Comment pourrait-on élire en elle une « qualité principale », qui justifierait de la rattacher à une
catégorie commune, sinon par une sélection arbitraire ? Si je déclare que
le rouge de tel objet n’est qu’un accident, un trait que l’objet pourrait
perdre sans changer radicalement, et que sa fonction (par exemple : être
une bouteille [N1]) est au contraire essentielle à sa continuité d’existence,
je ne fais qu’élire l’une de ses propriétés –soi-disant fondamentale- plutôt
qu’une autre ? Qu’est-ce qui justifie le bien-fondé de cette
catégorisation ? Si mon objet est dit « bouteille rouge »,
pourquoi le sujet bouteille serait-il plus essentiel que le prédicat
« rouge » ? Comment, dans l’être d’une action, ou d’une
personne, distinguer des changements superficiels de quelque qualité
fondamentale ? Où donc « arrêter
notre inconstance » ? Avant la désubstantialisation du sujet par
Hume, avant le constat désabusé de Pascal que l’on n’aime pas la personne mais
des qualités passagère [sic], Montaigne prend la mesure de l’inconstance
universelle. Il n’y a pas de connaissance du général et de l’essence. Et c’est
pourquoi les Essais ne font pas de
classification et ne prétendent pas parler du bien en général, mais
uniquement de ce qui convient à leur auteur. Tout ce que l’on peut connaître
se ramène à des apparences, à des singularités. On peut donc s’observer
soi-même, s’observer changer à travers le temps, et c’est ce qui justifie
l’entreprise de ses Essais. On peut
obtenir non pas une certitude, mais une connaissance approximative de soi, par
aperçus successifs. La connaissance ne dépasse pas le probable. Et puisqu’il
n’y a de connaissance [que] probable ; on ne saura jamais rien de l’Homme
en soi (et par suite d’exigences morales universelles, de Droits de l’Homme,
etc.). La connaissance d’autrui n’est pas déduite de la contemplation d’une
essence et d’une méthode géométrique. Le nominalisme est solidaire d’une
démarche empirique, une expérimentation (et ce n’est pas par hasard que Francis Bacon qualifiera au siècle suivant son livre sur l’avancement des sciences du
titre d’Essay). On ne peut donc
qu’essayer de se connaître soi. Et par la connaissance de soi on peut arriver
à connaître quelqu’un d’autre, pourvu qu’il existe entre les deux individus
telle ou telle ressemblance. Pour Montaigne la connaissance n’est ni déductive,
ni inductive (aucun série d’observation ne m’assure que je ne changerais pas,
que j’ai identifier un élément essentiel de mon identité) ; elle est
seulement analogique. Autrui et moi sommes sommes similaires sous tel rapport
par que [sic] la coutume (c’est-à-dire l’histoire de l’individu) nous a façonné
de telle façon, qui se trouve être identique. Mais c’est un hasard. L’état du
monde est chose « fortuite »
(et on devine sous ce terme l’influence du naturalisme de Lucrèce, qui laisse
sa part au hasard dans la formation du monde, car, en poète, en artiste, il n’a
pas l’ambition des « savants »
d’y mettre de l’ordre).
Ainsi,
renonçant à acquérir la sagesse, qui saurait de chaque chose le « rang » et la juste place, Montaigne
préfère accepter le cycle incessant des métamorphoses, et convit ceux de ses
lecteurs qui le pourront à accepter ce chaos qu’on porte en soi. Ainsi nous
offre-t-il l’exemple d’un roi macédonien, un être errant (qui préfigure
l’esprit libre chez Nietzsche) capable de s’essayer à tout « genre de
vie », ouvert au devenir et [à] la création de soi. Dans ces lignes
conclusives Montaigne se refuse à prescrire à la diversité foisonnante des être
[sic] une norme commune et uniforme. Faisant de l’aptitude à la transformation
le seul trait commun à tous (comme Jean Pic de La Mirandole au XVe siècle),
l’auteur des Essais fait l’éloge de
la capacité à changer, la vitalité étant l’aptitude à s’accoutumer à de
nouvelles normes (cf. G. Canguilhem). »
[N1] : J’aurais dû dire ici « être un récipient ».
Il est certes un peu antinomique de baser une évaluation normative par excellence telle que celle d’un concours sur l’examen d’un auteur aussi explicitement dilettante que – Montaigne… – – –
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