"Des rapports de forces ou d'énergies, voilà l'unique contenu de tout savoir humain. Aussi le concept d'énergie remplace-t-il, dans la science moderne, celui de substance ou d'être qui forme, à vrai dire, son strict équivalent, puisqu'il servit toujours à exprimer l'attribut essentiel, la propriété capitale de toute énergie, le fait de subsister, de se conserver entière en dépit des nombreux changements de ses apparences externes." (p.5)
"Si, d'une part, le concept d'énergie signifie
autant que le concept de substance, de l'autre, il peut remplacer, et souvent
avec avantage, dans toutes nos opérations logiques le concept de cause, ou,
pour parler comme Kant, la catégorie de causalité. En effet, il suffit de
considérer l'énergie persistante comme la cause ultime de tout ce qui arrive
dans l'univers, ou de toute phénoménalité, pour accepter aussitôt les lois de l’énergétique
comme une expression nouvelle, un développement sui generis des lois de causalité.
Mais pourquoi cette nouveauté ou ce développement ? Et en vertu de quelle ratiocination finaliste sommes-nous portés a lui accorder la préférence, à lui reconnaître une sorte de supériorité sur les formes et les termes logiques plus anciens et qui, au fond nous rendaient les mêmes services ? Car il ne suffit pas d'affirmer, avec Ostwald, que tout « phénomène et tout événement dans l'univers se peuvent exprimer en termes énergétiques » il faut encore se convaincre qu'il y a là un progrès de la connaissance, un pas vers la vision plus claire et plus nette des choses, un avantage d'abord simplement théorique, mais qui, tôt ou tard, devra nécessairement se convertir en un appréciable profit pratique.
Il faut rendre cette justice à Ostwald, qu'il a
parfaitement perçu la vraie nature du changement qu'il préconise: c'est un
progrès conceptuel, un progrès logique par excellence. « Tous les représentants des anciennes vues, dit-il à ce sujet, ont
constamment tenu que la matière et la forme formaient deux entités qui,
quoique radicalement différentes, ne pouvaient jamais être rencontrées l'une
sans l'autre [N1] : l'unité des choses apparaissait comme la
résultante simultanée de ces deux composantes. Mais il y avait une imperfection
manifeste dans la marche de la pensée qui, impuissante à séparer ces deux
éléments, ne réussissait pas cependant à les fondre en un concept unique. C'est
qu'on avait cru durant de longs siècles que la matière et la force n'avaient
entre elles rien de commun. Le concept d'énergie vient aujourd'hui résoudre cette
antinomie, solutionner ce vieux problème car il convient aussi bien à l'idée de
matière qu'à l'idée de force et il les renferme toutes deux. »." (p.7)
"L'énergétique semble donc devoir être jugée et
appréciée comme un progrès de la logique générale. C'est une nouvelle route
ouverte et frayée par l'expérience et le savoir, route qui nous rapproche de
l'unité universelle telle que nous l'avons toujours comprise et défendue dans
nos ouvrages de philosophie première, c'est-à-dire comme un monisme purement logique ou
abstrait. Malheureusement, ce trait distinctif de la doctrine n'est pas
toujours assez accentué chez Ostwald qui le laisse volontiers dans l'ombre. Et
cela fait involontairement, quoique peut-être injustement, naître le soupçon
qu'il s'agit, dans la pensée de l'auteur, d'une unité ou d'une identité
dite réelle et, en vérité, seulement concrète, des
divers modes de l'énergie mondiale (monisme transcendant)."
(p.7)
"Très petit nombre de lois ou de principes
universels que la nouvelle logique énergétique permet d'étendre à tous
les ordres quelconques de phénomènes.
Première loi - C'est, en premier lieu et à la base de
tout le reste, la grande loi ou le principe
essentiel de la conservation de l'énergie : rien ne disparait in toto et rien ne s'ajoute ex nihilo dans l'univers ; mais les
différents aspects de l'énergie se transmuent sans cesse et,
d'ailleurs, toujours partiellement les uns dans les autres. Déjà pressentie et
entrevue par les anciens logiciens sous la forme du principe d'identité,
et par les vieilles métaphysiques (qui synthétisaient la science vague et
imprécise de leur temps) sous celle du concept de la persistance de l'être,
cette vérité est confirmée avec éclat et solidement établie aujourd'hui par
d'innombrables expériences physiques, chimiques et biologiques." (p.9)
"Deuxième loi - Si l'ensemble ou la somme des
divers aspects de l'énergie mondiale forme une quantité constante, invariable, tout
ce qui arrive dans l'univers, tout ce qui y est, soit perçu, soit conçu par
nous comme un "changement", se réduit à un passage d'un de ces
aspects de l'énergie à un autre. Ces deux termes, transformation de
l'énergie et phénomène apparaissent donc comme des synonymes parfaits. Or,
une loi d'un caractère universel régit le processus transformateur qui, en
vérité, n'est pas autre chose que le processus causal conçu de la façon
la plus générale possible, étendu à tous les ordres de phénomènes. Selon cette
loi, une énergie donnée A ne se transforme jamais totalement en une autre
énergie B ou en une série de plusieurs énergies B, C, I, etc. (les logiciens
parlent alors d'une pluralité d'effets dus à la même cause), mais un résidu
de l'énergie A demeure constamment et s'offre comme non transformé (persistance
de la cause dans le langage de la logique accoutumée).
Troisième loi. - L'énergie initiale A constitue
nécessairement une quantité supérieure à l'énergie consécutive B (ou encore C,
D, etc. qui résulte de sa partie transformée. Le logicien exprime cette même
loi naturelle, mais d'une façon beaucoup plus vague et générale, eu disant que
la cause embrasse toujours ou contient son effet ou ses effets).
Quatrième loi. - Dans la terminologie énergétique,
singulièremént teintée de téléologie, on donne à la cause initiale A le nom
d'énergie brute et à l'effet consécutif B le nom d'énergie utile. Il se forme
ainsi un rapport A/B dans lequel A, la cause, contient toujours son effet B.
Inverti, ce rapport devient la relation téléologique ou finaliste B/A qui
représente nécessairement une fraction, car B ne saurait être quantitativement
supérieur à A.
L'équation d'où se tirent aussi bien le rapport causal
A/B (formant l'objet propre de la connaissance pure) que le rapport finaliste
B/A formant l'objet propre de là connaissance appliquée qui, se servant du
langage énergétique, lui donne le nom rapport indiquant la valeur attachée par
nous à la transformation envisagée [...] cette équation, dis-je, se formule
ainsi : A=B (ou encore B + C + D, etc.) + A' (la partie de l'énergie
primordiale restée non transformée). Un peu de réflexion suffit pour retrouver
dans cette équation le fameux rapport d'identité auquel les logiciens
attachèrent toujours un si grand prix, mais qu'ils s'habituèrent de bonne heure
à confondre avec le simple rapport de causalité A/b ou, ce qui semble encore
moins tolérable, avec le rapport de finalité B/A.
Cinquième loi - De ce qui précède se dégage cette
conclusion nécessaire : plus s'accroît notre connaissance des propriétés de A
et de B, donc notre connaissance du rapport causal et plus augmente notre
pouvoir de réaliser, au moyen d'inventions techniques appropriées, certaines
conditions dans lesquelles la fraction A/B (le rapport d'utilité par
excellence) tend à se rapprocher de l'unité (sans toutefois jamais l'atteindre,
ce qui est la vraie formule du progrès indéfini). C'est là encore
une loi énergétique (ou logique) applicable à tous les domaines du savoir, à la
mécanique, où l'invention d'un outil, d'une machine, augmente considérablement,
dans la fraction B/A, la valeur du dénominateur, aussi bien qu'à la sociologie
où la découverte d'une règle morale, d'une norme juridique, etc., s'accompagne
exactement des mêmes conséquences (le droit et l'organisation judiciaire,
administrative et politique n'ayant pas d'autre but, comme le montre très bien
Ostwald, que de conserver, de sauver, d' "économiser" l'énergie
dépensée, sous le régime de la force brutale, dans la lutte des hommes les uns
contre les autres, afin de là transformer, du moins en partie, en énergie
productive d'œuvre de science, de philosophie, d'art ou d'industrie).
En somme, quand on se place au point de vue de la
finalité qui, ainsi que nous le verrons plus loin, constitue un des traits les
plus marquants qui sépare la raison humaine de l'intelligence animale, on doit
reconnaitre que ce que nous appelons le progrès consiste essentiellement en un effort couronné de succès
tendant à accroître, dans le rapport finaliste B/A, la valeur relative de B.
Or, B étant évidemment égal à B/A multiplié par A, nous avons dans cette
formule l'équation fondamentale de toute civilisation, c'est-à-dire de l'objet
propre, sinon même unique, de la sociologie. Nous pouvons dès lors affirmer
que deux buts, deux causes finales parallèles animent les sociétés
humaines, en y réveillant sans cesse et en y entretenant l'énergie [...] et en
s'opposant, autant que possible, à la pseudo-destruction, au retour de cette
forme supérieure de l'énergie cosmique à ses formes inférieures (organiques et
physico-chimiques)." (p.10-12)
"Sixième loi. - L'accroissement -et respectivement
la diminution- du rapport de valeur B/A est, à son tour, régi par un principe
de la plus haute généralité concevable, car il est aussi universel que les
principes les mieux connus de la logique. Selon cette loi, pour qu'une
transmutation d'énergie ait lieu, il ne suffit pas qu'une forme donnée
d'énergie existe, qu'elle soit présente, mais il faut encore qu'une différence (que
nous nommons un degré d'intensité), si insignifiante fût-elle, se
laisse constater dans les manifestations concrètes de l'énergie donnée
(c'est-à-dire, dans ses diverses combinaisons avec d'autres modes de l'énergie
mondiale).
On peut soutenir, en ce sens, que chaque mode
énergétique s'offre sous deux aspects: au repos, comme énergie latente qui
n'est pas transformable en d'autres modes sua
sponte ; et en action ou en mouvement, comme énergie libre qui,
seule, est transmuable, qui, seule, peut déterminer dans l'univers des
changements quelconques (ou des événements). Or, pour que l'énergie revête ce
second aspect, pour qu'elle se mobilise, pour qu'elle passe de l'état
de repos à l'état de mouvement, sa différenciation concrète préalable est une
condition nécessaire et qui jamais ne saurait s'omettre. A cette loi
ou à ce principe universel on peut donner les noms, indifféremment, de principe
différentiel ou de loi d'intensité. Dans le domaine de la mécanique pure,
l'intensité se nomme vitesse, dans le domaine de la physique on la désigne, en
outre, comme température, pression, tension, etc., dans celui de la chimie on
la qualifie de poids atomique, en biologie elle s'indique tantôt comme
assimilation et désassimilation et tantôt comme irritabilité ou sensibilité, en
sociologie, enfin, elle devrait, du moins si l'on se rallie à notre thèse
essentielle, porter le nom d'intensité expérimentale ou cognitive.
Septième loi - L'énergie devenue mobile en vertu de la
loi précédente, se transmue en d'autres modes énergétiques ; mais cette
transformation entraîne nécessairement avec soi ce qu'on peut appeler une dissipation
ou une consommation (une dépense) d'énergie libre ; par suite, la
somme ou la quantité de celle-ci dans un ensemble donné, dans un système clos
de forces, loin de s'accroître, ne peut que diminuer.
Tels sont les sept principaux canons de de
l'énergétique moderne. Ces lois s'appliquent-elles réellement à tous les ordres
de phénomènes connus ?" (pp.12-13)
"Ou le mode psychologique constitue seul le mode
abstrait, le mode social n'étant qu'une de ses manifestations concrètes et avec
cette vieille croyance des hommes, nous glissons involontairement sur la pente
qui conduit à l'idéalisme et même au spiritualisme. Ou vice versa, le mode social constitue seul le mode abstrait, le mode
psychologique n'étant que sa principale expression ou sa plus simple
extériorisation concrète et avec cette vue récente qui ne tend à rien de moins
qu'à renverser les termes de l'antique rapport entre le mental et le social et
aussi bien les termes du rapport qui lie la nature des choses à leurs lois nous
évitons l'illusion idéaliste, sans retomber pour cela ni dans le matérialisme
naïf qui, comme chacun sait, arrête la série des modes de l'énergie universelle
au mode chimique." (p.17)
"Le mode psychologique est pour nous un mode
bio-social qui prend place parmi les autres grands modes concrets de l'existence
universelle, le mode physico-chimique (matérialité inorganique), le mode
cosmo-biologique (matérialité organique) et le mode cosmo-bio-social
(matérialité surorganique ou historique." (p.19)
"Tandis que tout organisme vivant se borne à
transformer en énergie bio-chimique, d'une façon directe, comme la plante, ou
d'une façon indirecte, comme l'animal, l'énergie libre (physique ou chimique)
empruntée au milieu ambiant, l'homme parvenu à l'état social ou l'homme tant
soit peu cultivé acquiert et exerce, en outre, la faculté qui. théoriquement,
n'a pas de limites de transmuer n'importe quel mode d'énergie en n'importe quel
autre. Autrement dit, tandis que l'individu animal ou l'individu
végétal ne disposent que de la somme minime d'énergie représentée par leurs
organismes respectifs, l'individu social étend sa maîtrise et sa domination sur
toutes les formes et sur toutes les quantités d'énergie qui se laissent
constater dans l'univers et qui sont transmuables en d'autres formes et en
d'autres quantités.
Il oppose ainsi à l'action, si souvent destructrice,
du milieu environnant une résistance dont la vie organique n'offre aucun
exemple. Et de son contact répété avec ce milieu il résulte une série de
phénomènes qui n'ont pas d'analogie, qui ne souffrent point de comparaison avec
les processus tant de fois dépeints sous le nom d'adaptation de l'organisme
vivant aux conditions ambiantes ; processus dont les nouveaux phénomènes
seraient plutôt la simple négation ou l'inversion. En effet, les êtres vivants
ne possèdent, comme moyen d adaptation, que leur propre organisme ; aussi, pour
obtenir un, équilibre propice au maintien de leur existence, se voient-ils
constamment forcés de modifier tout ce qui, dans leurs organes et les fonctions
de leurs organes, ne s'accorde pas d'une façon rigoureuse avec les conditions
externes. L'individu social, au contraire, règle ses rapports avec le
milieu en exerçant sur celui-ci une influence de plus en plus soutenue et
profonde et qui tend à adapter le milieu à ses besoins multiples et croissants.
Cette adaptation inverse de celle qui constitue la vie s'indique comme la
qualité maîtresse de l'humanité. Elle forme l'essence même du progrès, le
véritable critère de toute culture humaine ou de toute
civilisation." (pp.21-22)
"C'est au fur et à mesure de l'accroissement de
ses réserves d'énergie sociale que l'humanité tend à diminuer ses
premières et énormes dépenses en énergie vivante humaine (efforts musculaires,
etc.) pour les remplacer, d'abord, par un meilleur emploi des énergies inorganiques
(la découverte de la chaleur artificielle et de la lumière qui l'accompagne ont
permis de bonne heure à l'homme de franchir ce pas), ensuite, par une
utilisation plus fructueuse de toutes les sortes d'énergie organique (progrès
relativement tardifs de l'hygiène, de la médecine, de l'agriculture et de la
zoonomie rationnelles, etc.), et enfin par une application régulière et plus
savante, dans un avenir qui, hélas ! se fait encore désirer et attendre, des
diverses formes de l'énergie surorganique (augmentation et surtout répartition
plus égale des connaissances, règne de la justice sociale)." (p.23)
"L'avantage décisif ou la supériorité
incontestable du groupement social sur l'état de dispersion consiste dans la
possibilité d'établir et d'accumuler des expériences qui dépassent beaucoup les
capacités d'observation et la durée vitale de chaque individu.
L'ordre social n'a pas pour effet une simple réunion
d'efforts isolés ; il se caractérise surtout par l'accroissement indéfini de
leur puissance fonctionnelle, de leur degré d'intensité." (p.25)
"Il s'en faut de peu qu'OstwaId ne nous dise en
propres termes que la socialité, entendue comme une interaction psychique
constante aboutissant à une expérience collective et à une connaissance
générale et abstraite [...] est la forme ultime et la plus haute que l'énergie
universelle revêt à la suite de ses avatars multiples ou de ses nombreuses
migrations à travers le temps et l'espace." (p.26)
"L'échange des idées [est la] cause
spécifiquement sociale de tous les faits historiques." (p.27)
"Le mode social de l'énergie universelle se
distingue de tous ses modes "asociaux" par là, qu'il aboutit à la
connaissance des divers processus transformatifs se déroulant dans les modes
asociaux. Il est vrai que nous sommes allés plus loin en émettant l'hypothèse
que le mode social de l'énergie n'était lui-même, au fond, qu'une «
transmutation de tous les modes asociaux en connaissance de leurs processus
évolutifs »." (p.28)
"Le droit pénal qui aujourd'hui est fortement
marqué encore au coin des violences et des abus de force de l'état barbare,
devra de plus en plus se rapprocher du droit civil et peut-être même se
confondre avec lui, devenir une sorte de droit de compensation (réaction visant
à rétablir l'équilibre social compromis, faussé ou rompu).
Au point de vue énergétique, la guerre rentre avec le
crime dans la même catégorie de faits : elle est un gaspillage
d'énergie que la civilisation a pour but de faire disparaître." (p.29)
-Eugène De Robertis, "Énergétique et sociologie", Revue
philosophique de la France et de l'étranger, 35ème année, LXIX,
janvier-juin 1910, Paris, Félix Arcan, 672 pages.
[N1] : Cet hylémorphisme est bien entendu celui d’Aristote et de ses héritiers médiévaux.
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