« Bien qu’Edmund Husserl n'ait jamais créé un champ de recherche tel que l'esthétique phénoménologique, un grand nombre de ses étudiants de la première génération l'ont fait. Pourquoi ? Soit parce qu'ils ont senti que Husserl était sur le point de développer une théorie esthétique, soit parce qu'ils ont été suffisamment tentés par la phénoménologie de l'imagination qu'il a inventée pour l'appliquer à l'esthétique. Il n'est donc pas inutile de revenir sur la compréhension qu'avait Husserl de l'acte d'imaginer ainsi que sur son appréhension des images. Une telle analyse se trouve très tôt dans un cours de 1904/1905 qu'il consacre aux rapports entre (1) l'imagination comme acte d'imaginer (Phantasie), (2) notre conscience des images (Bildbewusstsein), et (3) l'acte de se souvenir (Wiedererinnerung).
Deux remarques découlent
directement de ce qui vient d'être dit.
(1) L'imagination est un acte
de notre conscience, ce qui signifie qu'il ne s'agit pas d'une faculté
comme dans la conception classique (kantienne et cartésienne) : en bref, il
s'agit d'un mouvement dirigé vers le monde, et non d'un état mental
fermé. L'imagination est une activité de production d'une nouvelle réalité,
la réalité des images, directement liée aux perceptions antérieures ou
indirectement liée à elles (notamment par le souvenir), qui permet au sujet
d'élargir son propre monde intérieur.
(2) L'imagination n'est
donc pas une activité isolée, qui enfermerait à nouveau le sujet en lui-même :
elle est étroitement liée à la perception, au souvenir et à l'empathie,
puisque tous ces actes de conscience sont identifiés comme intentionnels,
c'est-à-dire comme dirigés vers leur objet (imaginé, perçu, remémoré ou compris
de manière empathique) et ouverts sur le monde.
Dès 1904-1905, l'apport
original de Husserl concernant l'expérience de l'imagination est de faire une
nouvelle distinction entre deux actes d'imagination différents : d'une part, la
Phantasie, qui correspond à un acte
par lequel l'objet imaginé m'apparaît directement ; d'autre part, le Bildbewusstsein, qui est la re-présentation d'un objet imaginé
ressemblant beaucoup à l'objet perçu […]. Une distinction aussi nette entre
deux intentionnalités différentes de l'imagination a des conséquences profondes
sur la relation entre la perception et l'imagination dans les deux cas. D'une
part, dans l'expérience de Bildbewusstsein,
mon expérience des images est nécessairement et expérientiellement fondée sur
mon expérience des perceptions antérieures ; d'autre part, dans
l'expérience de Phantasie, ma
vision directe des images fonde une vision renouvelée de la perception. Les
deux approches de l'image conduisent donc à des appréhensions spécifiques et
originales des images esthétiques, comme le mentionne Husserl. Elles
correspondent, par exemple, à deux manières différentes de regarder un tableau
: dans le premier cas, on regardera les couchers de soleil peints par Monet
comme étant fondés sur les perceptions antérieures du peintre en matière de
couchers de soleil ; dans le second cas, on les verra comme une nouvelle
création d'une réalité inconnue, c'est-à-dire comme l'ouverture de la voie à
une autre perception des couchers de soleil, tant pour le spectateur que
pour le créateur.
Les tensions
méthodologiques qui émergent autour de 1913 sont particulièrement révélatrices
de la quête de Husserl d'une compréhension radicalement renouvelée de
l'imagination. En effet, dans le premier livre des Idées directrices, et surtout dans les [paragraphes] §§ 111-12, il
souligne une relation intrinsèque entre l'imagination et la méthode même de la
phénoménologie, à savoir l'épochè.
Contrairement à la perception, qui s'adresse à un objet considéré comme
effectivement existant, l'imagination suspend l'existence effective de
l'objet et s'adresse à la pure possibilité de celui-ci, c'est-à-dire à sa
modalité ineffective. L'imagination ouvre donc la voie à la libre ouverture de
possibilités multiples, alors que la perception nous enferme dans une
réalité unique, fermée et limitée. Or, la méthode de l'épochè opère de même
comme un geste de suspension des réalités préconçues et tenues pour acquises,
afin de les remettre en question en tant que « susceptible ne pas
être ». L'épochè et
l'imagination sont donc structurellement liées par leur souci commun de
s'affranchir des faits et leur quête de possibilités illimitées.
Par conséquent, une telle
compréhension méthodologique de l'imagination ouvre la voie à la primauté de
l'imagination par rapport à la perception au début des années 1920. Au
cours de ces années [...], la dynamique de l'expérience mise en avant démontre
une forte continuité entre perception et imagination, qui va de pair avec un
phénomène de gradualité entre elles -d'où les nombreuses expériences
intermédiaires du rêve, du rêve lucide, du rêve éveillé, mais aussi les perceptions
modalisées (doute, négation, probabilité, incertitude), ou encore
l'imagination motrice. L'expérience génético-phénoménologique de l'imagination
met l'accent sur le processus d'imaginer plutôt que sur l'acte en tant qu'il
est dirigé vers des images ; en revanche, l'expérience fondatrice de la
perception, privilégiée au cours de la première décennie de l'activité
philosophique de Husserl, fait écho à une stratification claire (hiérarchisée)
des différents actes de conscience […]
Dans Vergegenwärtigung und Bild (1930), Eugen Fink est le premier
phénoménologue à nous donner un aperçu de la phénoménologie de l'imagination de
Husserl en 1905. En effet, ce premier cours n'a pas été publié à l'époque. Fink
souligne le primat de la Phantasie en
reprenant à nouveau la distinction husserlienne entre Vergegenwärtigung (représentation) -entre autres l'imagination,
mais aussi par exemple le souvenir et l'empathie- et Gegenwärtigung (présentation) -exemplairement la perception- et en
montrant que la perception correspond à une présence pleine mais statique et
donc rigide et limitée de l'objet, alors que l'imagination crée entièrement
son objet - l'image - tout en le caractérisant par sa distance interne à la
présence pleine de l'objet perçu : le mode d'être
de l'image réside dans sa présence fragmentée, sa dimension constitutive de
non-présence possible. Fink souligne donc la relation de l'imagination avec
la dynamique de son devenir présent, à partir de la réalité abyssale de
l'absence. En somme, imaginer est un processus de création fondé sur le
néant comme point de départ. C'est pourquoi il est amené à utiliser un
autre mot pour désigner une telle dynamique de l'absence : il l'appelle Entgegenwärtigung. Le "Ent-"
est censé identifier le mouvement d' « absentification ».
Ainsi, en tant que processus de création enraciné dans l'expérience du néant,
l'imagination est la matrice même de toute expérience esthétique, qui présente
littéralement à nos yeux une réalité totalement inconnue, intensifiant
radicalement nos sensations primaires.
Enfin, il s'avère que
l'imagination a intrinsèquement le pouvoir de transformer notre réalité
habituelle [...] Une telle puissance de transformation peut être expliquée de
deux manières : (1) l'imagination husserlienne est en elle-même une réalité
fragmentée, où les images peuvent prendre différentes formes, étant
littéralement transformées les unes par les autres ; et (2) l'imagination
contient en elle-même l'expérience originelle de l'altération de la réalité
perceptuelle, et elle est donc un fil conducteur de beaucoup de visualisations
méditatives.
(1) Il est possible de
distinguer quatre aspects de l'imagination (Depraz 1996b).
(a) Le premier aspect correspond à la variation eidétique imaginative d'un
objet (externe ou interne), par laquelle les différentes données perceptives
sont distinguées en essentielles ou contingentes. Le processus de variation
des perceptions sensorielles est avant tout imaginatif, car il permet non
seulement de faire apparaître les différentes possibilités d'existence de
l'objet, mais aussi de quitter le seul niveau de factualité effective, qui est
en principe unique.
(b) Le deuxième aspect
concerne le lien réel entre les perceptions et l'imagination, d'où les
multiples expériences d'imaginations perceptives ou de perceptions imaginaires
que nous pouvons avoir. Cela inclut d'une part les rêves et leurs différentes
formes (rêverie, sommeil profond, rêve lucide, cauchemars), et d'autre part les
hallucinations (images hypnotiques, délires, images liées à la drogue).
(c) Le troisième aspect
concerne l'épochè en tant que
neutralisation de la factualité, et la possibilité de comprendre l'épochè en termes d'imagination en tant
que modification neutralisante des perceptions effectives.
Et (d) le quatrième
aspect met finalement en avant l'empathie en tant qu'auto-transposition
imaginative, impliquant ainsi une relation particulière entre soi et
l'autre via ma capacité à imaginer les pensées, et l'existence entière,
d'autrui. En bref, imaginer est un processus complexe qui ne semble pas
posséder d'unité forte et solide (substantielle). Mais cette absence n'est
ni un déficit ni une faiblesse : elle définit l'identité même de l'imagination,
qui n'est pas un état, mais un processus.
(2) En conséquence, il
existe un pouvoir intrinsèque de l'imagination qui va de pair avec son
incarnation spécifique. Si l'imagination vise à altérer les sensations, à
modifier les perceptions, à neutraliser les préconceptions et à
s'auto-transposer (dans le cas de l'expérience intersubjective), elle
contient littéralement une dimension transformatrice qui implique
intrinsèquement une critique profonde de toute tentation fondatrice. Il est
intéressant de noter que dans les débats contemporains qui rassemblent
différentes approches de l'imagination (scientifiques, spirituelles et
philosophiques), c'est exactement ce qui est mis en avant […]
Alors que le milieu
allemand des phénoménologues engagés dans l'esthétique travaillait directement
sous la direction de Husserl et développait une esthétique phénoménologique
immédiatement inspirée par sa méthodologie, la génération française de
philosophes « attirés » par la phénoménologie n'a pas rencontré
Husserl lui-même (à l'exception d'Emmanuel Levinas, de Jean Hering et de Gaston
Berger). Jean-Paul Sartre a lui-même découvert la phénoménologie husserlienne
dans les années 1930 à Berlin en lisant la Théorie
de l'intuition (1930) de Levinas et sa traduction des Méditations cartésiennes (1931) de Husserl. Quant à Maurice
Merleau-Ponty, pendant la guerre, il a dans les archives Husserl de Louvain lu
quelques manuscrits « D » de Husserl au sujet de l'espace.
En somme, aucun d'entre
eux n'a pu voir Husserl directement philosopher sur les phénomènes et par suite
apprécier la manière dont ils pouvaient s'inspirer de sa praxis méthodologique.
Une telle difficulté peut cependant être considérée à la lumière de son
bénéfice pour l'étude même de l'imagination et des images. À cet égard, Sartre
est très représentatif de la double capacité à traiter des questions
méthodologiques et à s'engager dans une analyse thématique concrète. De plus,
l'auteur de L'imaginaire (1940) est
suffisamment précoce dans ses découvertes pour demeurer une surprise permanente
pour ses lecteurs. Dans L'imaginaire,
Sartre développe une psychologie phénoménologique de la conscience de l'image.
Il relie ainsi ce qu’on peut juger être les deux exigences principales d'une
esthétique phénoménologique : d'une part, le souci de la méthode
phénoménologique en tant qu'elle peut éclairer l'expérience esthétique (souci
partagé par les premiers phénoménologues allemands après Husserl) ; d'autre
part, l'intérêt pour l'expérience de l'imagination et de l'image, intérêt qui
est au cœur d'une telle expérience esthétique (préoccupation partagé par
Husserl lui-même). Ces deux fils se nouent dans l'analyse de ce que Sartre
appelle la « conscience imageante », l'adjectif étant
représentatif du second intérêt thématique, le substantif du premier souci
méthodique.
Contrairement à la vision
représentationaliste classique qui comprend à tort l'image comme un
objet dans la conscience, l'image est pour Sartre un type
particulier de conscience intentionnelle qui se caractérise par sa capacité
d'intentionner un objet incarné absent ou inexistant par le biais d'un contenu
psychique ou physique qui n'est pas donné lui-même, mais qui joue le rôle d'une
« représentation analogique » de l'objet intentionné. Mais
l'intentionnalité-image ne relève pas d'une intention vide comme celle que l'on
peut trouver dans le cas de la conscience du sens. Elle n'est pas non plus
incarnée comme la conscience perceptuelle, qui présente directement son objet
en chair et en os. Il s'agit donc de trouver une représentation analogique de
l'objet perçu incarné, qu'il s'agisse d'un contenu physique ou psychique.
Une telle définition générale
de la conscience imaginante ouvre la voie à la description d'un grand nombre
d'images, qu'elles soient naturelles ou artistiques. Une très grande richesse
et diversité devient donc possible pour l'esthétique phénoménologique, tant sur
le plan thématique que méthodologique : le domaine des expériences imaginaires
comprend non seulement les images psychiques, qu'elles soient pathologiques,
cinétiques, affectives ou linguistiques, mais aussi les images qui sont
construites sur la base d'un contenu physique : une peinture, une sculpture,
une photographie, le jeu d'un acteur, un morceau de musique. Et il ne s'agit
pas seulement d'une adaptation de la méthode phénoménologique (ici
intentionnelle) aux œuvres d'art, dans la mesure où l'expérience des images dépasse
celle des images artistiques au point d'intégrer le monde interne des rêves,
des hallucinations, des émotions et de contribuer ainsi à une théorie plus
englobante de l'esthétique (non limitée à l'art mais l'incluant).
Néanmoins, ce qui frappe
dans l'analyse phénoménologique de Sartre, c'est la dualité structurelle entre
la perception et l'imagination. Alors que la première est une activité située hic et nunc, la seconde se réfère à un
espace et à un temps irréels. Ma conscience est productrice d'images, qui ne
possèdent pas de contenu directement incarné. À cet égard, Sartre est fidèle
à la délimitation statique des deux activités par Husserl, mais incroyablement
aveugle à leur imprégnation réciproque constitutive. Un tel mélange
d'expériences ouvrirait inévitablement la voie à un autre accès à l'esthétique
- peut-être moins délimité et stabilisé, c'est-à-dire plus chaotique et aussi
plus fluctuant.
En un sens, Maurice
Merleau-Ponty a clairement fait ce second choix. Bien que sa Phénoménologie de la perception (1945)
se concentre délibérément sur l'accès perceptif au monde -principalement via
l'expérience kinesthésique- et tende à repousser l'imagination à l'arrière-plan
en tant qu'expérience moins incarnée, toute la description de notre perception
du monde est chargée de la prégnance des souvenirs, des émotions et des
rencontres du sujet individuel. La perception n'est donc ni formelle ni
théorique, comme dans une certaine compréhension étroite de la phénoménologie
de Husserl : elle est originellement imprégnée par les images qui m'habitent
en tant que sujet humain. C'est pourquoi les descriptions détaillées de la
rêverie, par exemple, fournissent un cas exemplaire de la frontière lâche entre
la perception et l'imagination : la rêverie joue le rôle d'une condition
intermédiaire entre le rêve en tant que tel et la perception quotidienne
dans la mesure où la caractéristique unique de la rêverie est qu'elle se
manifeste comme une signification émotionnelle imaginée [...] À cet égard,
Merleau-Ponty est plus proche de l'analyse génétique de Husserl de
l'imagination en tant que processus affectif et kinesthésique de mon
devenir-conscient.
Un tel rapport mobile
entre perception et imagination permet un accès à la littérature et à la
peinture où la distinction même entre réalité et irréalité, entre perception
spatio-temporelle et imagination irréalisée, est complètement brouillée. Dans L'œil et l'esprit (1964), Merleau-Ponty
propose une critique radicale de l'image entendue comme représentation.
Plus que la musique ou la littérature, son fil conducteur est la peinture, et
plus précisément l'art des impressionnistes. Cézanne est son cas d'étude
privilégié : loin d'imiter la nature peinte dans un style réaliste, il cherche
à exprimer la nature telle qu'elle apparaît directement au sujet incarné.
Or, l'utilisation par
Merleau-Ponty de métaphores en tant qu'expressions authentiques de l'expérience
vécue du sujet montre comment sa manière même d'écrire est une expérience
esthétique remarquable du processus d'écriture [...] Il n'est donc pas exagéré
d'affirmer que l'expression métaphorique de l'expérience chez Merleau-Ponty est
en tant que telle expérientielle. En d'autres termes, l'expression imagée est
une expérience du langage. En bref, son langage cherche à être le langage même
de la perception, alors que la perception est originellement imprégnée d'une
expressivité immanente. La distinction métaphysique entre concepts (catégories)
et images (métaphores) est remplacée par une expression expérientielle où
l'authenticité des images renvoie à l'originalité de notre expérience du monde.
A cet égard, l'écriture phénoménologique est la création immanente et continue
d'un sens imminent qui nous est déjà donné, mais qui doit être recréé à chaque
fois (Depraz 1999).
Bien qu'il ait lui aussi
écrit dans les années 1960, Mikel Dufrenne est un phénoménologue original par
rapport à d'autres de sa génération (Sartre, Merleau-Ponty). Il est en effet le
premier phénoménologue français à avoir achevé une esthétique phénoménologique
systématique, la Phénoménologie de
l'expérience esthétique (1953). À cet égard, il partage une préoccupation
commune avec le premier cercle husserlien allemand. Cependant, comme Sartre et
Merleau-Ponty, il considère l'analyse phénoménologique comme une description
d'une signification incarnée (sens sensible). L'expérience esthétique,
c'est-à-dire la perception sensorielle de l'œuvre d'art, est donc une
expérience de la sensualité à son apogée. Du côté du spectateur (observateur,
auditeur, etc.), la relation esthétique avec l'objet d'art est affective,
fondée sur les qualités affectives a
priori de l'œuvre artistique et sur les sentiments exprimés par le
sujet présent ; du côté du créateur, la relation est performative : l'artiste
fait de son œuvre un « quasi-sujet », c'est-à-dire un être doué
d'expressivité, comme les autres êtres humains qui manifestent des
émotions.
Michel Henry va plus loin
en décrivant la peinture contemporaine comme radicalement non représentative.
Alors que la peinture figurative des XVIIIe et XIXe siècles n'offrait qu'une
« représentation » du monde et était donc un phénomène artistique objectivant,
Henry affirme que la révolution artistique menée par Kandinsky, qui a fondé la
peinture dite abstraite, a libéré l'être humain de sa perplexité, en lui
fournissant à nouveau ce qu'il avait perdu. Au lieu de voir les lignes et les
couleurs comme des lignes et des couleurs, comme nous le faisons habituellement
en regardant des tableaux, nous contemplerons les lignes comme autant de
forces en mouvement, les couleurs comme autant de tonalités émotionnelles.
Si nous voyons avant tout la force et l'affect, nous voyons moins une forme
géométrique qu'une expression pure et mouvante. La peinture abstraite ouvre
donc paradoxalement la voie à une nouvelle vision populaire de la peinture,
puisqu'elle n'est pas régie par le langage et les concepts, c'est-à-dire la
médiation : elle est l'expression pathique, pleinement immédiate, de
l'invisible. En deçà de toute idée de représentation, c'est-à-dire de
représentation des objets et des personnes dans une vérité idéalement
scientifique, cette peinture est l'expression de nos désirs et de nos pulsions
les plus archaïques. Dans Voir
l'invisible (1988), Henry ouvre la voie à une phénoménologie véritablement
radicale de l'esthétique primordiale.
D'une certaine manière,
c'est aussi l'objectif de Jean-Luc Marion dans La croisée du visible (1991). En effet, l'enjeu est de prendre
conscience de l'authenticité de la visibilité en tant que telle. À cet égard,
la peinture n'est pas l'apanage des peintres ou des esthètes. Elle est à la
portée de tous dans la mesure où l'on apprend à regarder les choses un peu
différemment. Comme il le dit très justement, « voir ne va pas de
soi », ce qui signifie que notre regard doit être travaillé, cultivé,
soumis à l'exercice de la vision. Et puisque la phénoménologie s'efforce de
nous aider à voir comment les choses nous sont données, plutôt que ce qu'elles
sont en tant que visibles, elle offre l'approche la plus adéquate pour éviter
de considérer la visibilité comme allant de soi.
Contrairement à l'accent
mis par Henry sur la peinture abstraite comme source des pulsions affectives
les plus archaïques du sujet, Marion s'appuie sur la tradition de
l'iconographie religieuse pour révéler les multiples modes de donation qui font
la profondeur et la variété du visible : il s'agit d'une « présence
saturée ». En particulier, alors que l'icône apparaît comme une force
d'auto-irradiation qui ouvre la visibilité à partir d'elle-même en tant que
sujet à part entière, l'idole est ce qui est regardé selon sa finitude et sa
limitation en tant qu'objet.
Bien qu'elle ne soit pas
d'inspiration phénoménologique, l'esthétique de la réception jaussienne en
Allemagne et l'esthétique théologique balthazarienne en France ont débuté en
entretenant des liens étroits avec la phénoménologie, comprise comme une
expérience réglée et comme une méthode descriptive pour approcher l'expérience
où le style est régi par certaines régularités.
Wolfgang Iser et Hans Robert Jauss ont développé ce qu'ils ont appelé une « esthétique de la
réception » dans les années 1960. Alors que le second a appliqué cette
esthétique dans le cadre de nombreuses œuvres littéraires, le premier insiste
sur l'activité de lecture comme partie intrinsèque du processus esthétique. Le
lecteur construit ainsi le texte en tant qu'œuvre littéraire. En laissant un
espace, l'auteur permet au lecteur de participer activement à l'élaboration du
processus littéraire. Ainsi, l'auteur n'est pas le seul créateur de l'œuvre
d'art, car celle-ci est co-générée par le processus de lecture. En un sens,
le lecteur est celui qui complète véritablement le rôle créatif de l'auteur. Il
recrée sa propre histoire à l'intérieur de l'histoire écrite, qui n'est en fait
pas entièrement écrite, mais qui doit être continuellement désécrite et
réécrite. Il s'agit donc d'un processus dynamique d’engendrement réciproque de
l'œuvre écrite, qui fait structurellement écho à l’engendrement
phénoménologique réciproque du sujet et du monde.
Quant à l'orientation
théologique d'Urs von Balthazar, elle se caractérise par une nouvelle approche
qui met l'esthétique au premier plan. Au lieu de considérer la révélation du
point de vue du vrai ou du bien, le divin est vu comme beau. La théologie est
une science qui met la gloire divine au centre : la beauté divine est sa
gloire, une gloire qui n'apparaît qu'aux fidèles et qui se manifeste de manière
paroxystique avec la crucifixion du Christ. À cet égard, une telle théologie
esthétique n'est pas une esthétique théologique dans la mesure où le divin est
considéré comme un phénomène beau, et non la beauté comme une expérience
divine. Ce contraste est également ce qui distingue radicalement les icônes des
idoles. Alors que ces dernières sont considérées comme des représentations de
l'absolu, absolutisant ainsi sans fondement ce qui n'est en réalité qu'une
représentation limitée, les premières sont des incarnations directes de
l'absolu, montrant ainsi la manifestation divine en tant que telle. En cela,
Balthazar se rapproche de l'approche phénoménologique du phénomène par
opposition au processus représentatif classique. »
-Natalie Depraz, "Imagination", in Hans Rainer Sepp & Lester Embree (eds.), Handbook of phenomenological Aesthetics, Springer, 2010, 383 pages, pp.155-160.
Le passage sur Hans Urs von Balthasar est intéressant en ce qu’il illustre bien la différence entre catholiques et protestants sur ce point, ainsi que la permanence de l’antique controverse de l’iconoclasme. Pour les catholiques (et plus encore pour le monde orthodoxe), il y a une différence entre icône et idole, et l’icône offre un accès à la Personne représentée (par-delà ses caractéristiques purement sensibles). Du côté protestant, en revanche, un penseur comme Jacques Ellul a bien montré, dans son ouvrage La Parole humiliée, que, d’un point de vue biblique, il n’y a aucune différence entre icône et idole, et que le Dieu biblique se révèle par sa Parole, et par sa Parole uniquement. Nul ne peut voir Dieu face à face, pas même Moïse (cf. Ex 33, 20).
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