"1. La méréologie.
Tel est le nom que l’on donne usuellement à la théorie
formelle des concepts de tout et de partie. Husserl en traite dans la troisième
de ses « recherches logiques ». Il s’essaye à formuler des
définitions absolument générales de diverses sortes de tout, de partie, voire
d’esquisser certaines lois formelles régissant la construction des
« touts ». Son entreprise s’approche spontanément du style
déductif-symbolique contemporain : on le voit énoncer des théorèmes,
utiliser des lettres grecques pour désigner des entités génériques. Elle a
d’ailleurs connu une postérité technique : après Husserl, des gens comme
Lesniewski ou Goodman ont véritablement fondé la méréologie comme formalisme
particulier, rival du formalisme ensembliste en ce qu’il adopte pour relation fondamentale
la relation « est une partie de » plutôt que la relation « est
élément de » (le Œ de la théorie des ensembles).
Cela dit, la méréologie husserlienne est entièrement
fondée sur une distinction qui compte pour toute sa philosophie : la
distinction entre moment et fragment, entre partie dépendante et partie
indépendante.
Pour Husserl, est une partie d’une entité tout ce qui
est « donné » en cette entité, discernable en elle. Cette notion
large permet d’envisager d’autres sortes de parties que celles auxquelles
semble uniquement penser le sens commun : l’étendue tridimensionnelle
occupée par le chat qui est sous mes yeux est une partie de ce chat, parce
qu’elle est manifestement donnée avec le chat, elle lui est imputable dès
que nous sommes en présence de lui. Husserl affirme à vrai dire, plus
généralement, que tout prédicat non relatif découpe une partie dans toute
entité : par exemple, si mon chat est jaune, il y a une partie de lui
qui est le jaune de ce chat (la coloration jaune – avec la nuance qui est la
sienne – répartie sur la surface où elle est répartie, qui qualifie ce chat
comme jaune, et qui nous est donnée avec et par la donation du chat lui-même).
On comprend bien que si mon chat est le double (disons, par le volume) d’une
petite souris qu’il persécute, en revanche, cela ne détermine pas une partie de
lui qui serait sa « doublitude-de-souris » : la relativité du
rapport désigné par double fait que cette propriété « n’habite pas »
le chat, n’émane pas de lui comme donnée en lui ; d’où l’exclusion
des prédicats relatifs.
En fréquentant ainsi les exemples un peu incongrus que
Husserl envisage, nous voyons bien à quels exemples canoniques de la notion de
partie ils s’opposent : ceux où le tout est un véritable agrégat, obtenu
en rassemblant une collection de composants autonomes. Ainsi, mon duffle-coat
est une partie de ma garde robe, et ma garde robe s’obtient en rassemblant les
items d’une série où figurent aussi ma chemise rose, ma veste orange et mon
pantalon de velours gris. Ces items, normalement, sont d’ailleurs physiquement
concentrés dans une région de penderie et quelques tiroirs de commode. La
question logico-philosophique est donc de savoir ce qui distingue le jaune du
chat et mon duffle coat dans ma garde robe, comme sortes de parties.
On sent bien que la différence réside dans le fait que
mon duffle coat est « détachable » du tout de ma garde robe
(notamment, mon meilleur ami pourrait me le prendre), alors que le jaune du
chat colle au chat, fixé à lui par un adhésif ontologique à toute épreuve.
[!]
Husserl distingue effectivement entre parties indépendantes et parties dépendantes, et formule le
critère d’indépendance de la façon suivante : une partie est indépendante
si je puis modifier imaginairement ce qui constitue son environnement de
donation, à savoir au premier chef le « reste » de la partie dans le
tout – n’importe quelle autre partie – sans que cette modification affecte la
partie que j’envisage, sans que l’individu qu’elle est ne se trouve altéré.
Ainsi, dans une main de bridge, si je considère mes
cartes à (A-D-9-5-3), je peux modifier
imaginairement le reste de ma main (construire des mains avec deux chicanes ou
des mains régulières, prendre des cartes d’un autre jeu, imaginer que les huit
autre cartes brûlent) sans qu’aucune de ces modifications ne change quoi que ce
soit à la composante de mon jeu. Lorsqu’un tout est
un agrégat classique, l’indépendance des parties est, normalement, d’emblée
acquise, parce que les autres parties sont spatialement distinctes, et leur
modification imaginaire a lieu « ailleurs » : chacune est
d’emblée « détachée », ce qui veut dire mise à l’abri sur le plan
ontologique des autres et de l’environnement, sans quoi nous ne pourrions pas
regarder le tout comme tout et comme agrégat de ces parties.
En revanche, dans le cas du jaune du chat, si je modifie
imaginairement l’étendue volumineuse occupée par le chat, ce qui est une autre
partie, mon « jaune du chat » n’en est pas indemne […] parce que
la surface de répartition du jaune compte dans l’individuation d’un jaune. Donc
le « jaune du chat » n’est pas une partie indépendante du chat, on la
dira plutôt partie dépendante. Husserl utilise volontiers les expressions plus
ramassées et imagées de fragment et de moment pour nommer les parties
indépendantes et les parties dépendantes, respectivement. Mon duffle coat ou
mes cartes à sont donc des fragments, de ma
garde robe ou de ma main, cependant que le jaune du chat est un
moment du chat, son moment chromatique.
Reste à comprendre que la « modification
imaginaire » dont parle ici Husserl est une première mouture de sa
variation eidétique, elle est la méthode de détection d’une connexion
essentielle. Ce qu’il s’agit de savoir en variant les autres parties, c’est si
la partie que l’on tient fixe est pour des raisons d’essence altérée ou
indemne. Dans le cas d’un agrégat classique, il en va ainsi, parce que les
autres parties ont été posées comme « ailleurs » – juxta-posées – et
cet aspect essentiel de leur individuation interdit que leurs modifications –
sur le plan de l’essence des choses – retentissent sur la partie fixée. Dans le
cas du jaune du chat, de même, la « dépendance » de l’individu
« jaune du chat » sur l’étendue colorée est essentielle, elle fait
partie de ce que nous comprenons nécessairement de la notion de couleur étendue
sur un support.
Que le « critère » de Husserl invoque des
connexions essentielles, un ultime exemple l’illustrera au mieux pour nous.
Soit le cas de la partie d’un cheval qu’est sa tête. Est-elle indépendante ou
dépendante ? On sera tenté de répondre que la partie est dépendante parce que,
si j’anéantis imaginairement le tronc et les pattes de ce pauvre cheval, je
crée des conditions où il ne pourrait pas survivre. Ce raisonnement, pourtant,
n’est pas acceptable au niveau où Husserl se place, parce qu’il invoque la
causalité biologique.
Or, nous devons nous en tenir aux connexions
d’essence, à celles que nous apercevons a
priori et qui sont liées à la façon dont nous comprenons et posons les
choses. À un certain niveau primitif de notre concevoir, la tête du cheval
subsiste sans problème une fois le reste du cheval anéanti, telle que nous
l’avions posée : les modes et les canaux de l’organicité sont une
information seconde, acquise par le jeu de la science et de l’expérience, ils
n’entrent pas dans les imaginations dont il s’agit ici.
Donc, la méréologie husserlienne a pour article de
base la distinction de principe entre moment et fragment. Cette distinction
découverte comme distinction logique, dans le cadre de « recherches
logiques », montre son importance dans le cours ultérieur de la
phénoménologie de plusieurs façons.
D’abord, comme nous venons de le dire, le critère de
détection distinctive des moments et des fragments renvoie « déjà » à
la pénétration via l’imagination de l’eidos,
qui sera intronisée comme voie méthodologique par excellence de la
phénoménologie transcendantale.
Ensuite, lorsque Husserl dépeint le flux des vécus,
dont nous avons marqué l’importance fondamentale au cours du premier chapitre,
il insiste toujours sur le fait que le flux a des fragments et des moments, il
comporte une imbrication extensionnelle (son étalement temporel) donnant lieu à
des fragments (lesquels, néanmoins, se recouvrent et fusionnent sur leurs
bords) et une imbrication « métaphysique » en quelque sorte, donnant
lieu à des moments (ainsi, l’esquisse du jaune du chat est, comme vécu, un
moment de l’esquisse du chat jaune). Husserl utilise librement sa terminologie
– le mot moment, essentiellement – sans revenir à sa doctrine méréologique –
dont tout indique pourtant qu’elle est présupposée. Un cas particulier
impossible à négliger est celui des composantes de « sens » qui sont
recelées par le vécu […] elles sont dénommées moments – Husserl parle, ainsi,
des moments noétiques du flux – ce qui nous apprend que les noèses ne sont pas
des composantes détachables, l’apport de sens dans le vécu ne se laisse pas
traquer comme un vulgaire morceau. Des moments noétiques, corrélats de ces
apports de sens, Husserl va jusqu’à dire qu’ils sont des composantes non
réelles : donnés en le flux – par les moments noétiques – discernables en lui,
et donc parties de ce flux au sens large qu’il a défini, mais néanmoins mise à
l’écart de la réalité du flux par la flèche même du sens. L’esquisse du jaune
du chat, donc, est un moment réel, une partie non détachable entrant dans la
réalité du « contenu » de conscience de la perception du chat jaune,
le moment noétique qui anime cette esquisse et la fait converger avec d’autres
est aussi un moment réel, comme acte immanent au flux, mais le
jaune-du-chat-comme-tel corrélatif est en revanche un « moment
non-réel », une partie non détachable mais aussi en un sens non rattachable.
La subtilité de la théorie husserlienne de l’intentionnalité passe par sa
« méréologie ».
2. La théorie de la signification.
On va de plus retrouver la méréologie husserlienne et
sa distinction de base dans ce second volet de la généralisation philosophique
de la logique qu’on peut attribuer à Husserl : l’esquisse d’une
philosophie du langage d’inspiration logique. Dans les Recherches logiques, en effet, Husserl décrit dans son principe ce
qu’il appelle déjà morphologie pure des significations : une théorie générale, a priori, de la façon dont les
expressions douées de signification s’assemblent pour former des expressions
significatives plus vastes. Bien entendu, l’important est d’abord que, pour
lui, une telle description relève de la logique. Selon une certaine conception
étroite et traditionnelle, la logique serait concernée uniquement par le calcul
de la vérité et par l’inférence démonstrative, et ne rencontrerait la question
du langage que par le biais des modes de formulation et d’inscription en lui de
ce qui concerne la vérité ou la déduction. Ainsi la syllogistique classique,
héritée d’Aristote, permet de décrire selon leurs formes certains raisonnements
typiques, et de déterminer s’ils sont valides ou non, mais elle n’est pas tenue
pour une théorie du langage et de la signification, tout se passe comme si
notre discours accueillait seulement en lui les formes que cette syllogistique
dépeint. Pour Husserl en revanche, la signification est comme telle une
question dont la logique a la charge, il comprend la logique comme, notamment,
une théorie a priori du logos et
des conditions sous lesquelles il donne lieu à des phrases portant une
prétention à la vérité, ce qui veut dire encore, pour lui, une théorie de la
signification.
Cette théorie de la signification, donc, Husserl la
présente comme une théorie des modes systématiques de construction
d’expressions significatives que la langue autorise : ainsi, lorsque S et
P sont des propositions – par exemple, S est la proposition « Il fait
beau » et P la proposition « J’ai froid » – S et P est une
nouvelle proposition – dans l’exemple, la proposition insolite « Il fait
beau et j’ai froid » ; lorsque S et P sont des adjectifs – par
exemple, S est l’adjectif « petit » et P est l’adjectif
« mince » – S et P est un nouvel adjectif – dans l’exemple,
l’adjectif « petit et mince », qui signifie à nouveau une qualité
d’individu, d’ailleurs susceptible d’être lexicalisée par « menu ».
On a l’impression que si l’on systématise la description formelle du langage
ainsi esquissée, on trouvera la « structure logique » des énoncés que
met en évidence leur traduction dans le langage de la logique des prédicats du
premier ordre, comme nous savons le dire en termes contemporains.
La morphologie pure des significations regrouperait
donc l’ensemble des règles de construction de la signification qui rendent
cette construction analogue à la fabrication d’un énoncé du langage des
prédicats du premier ordre. Pour le dire dans le style « cognitif »
actuel : Husserl aurait par avance identifié une sorte de « langage
de la pensée » [un mental-ais, ou langage du mental, comme le disent – en
anglais – les spécialistes des questions cognitives aujourd’hui] au niveau
duquel s’assemble la signification, et qui serait un idiome du langage de la
logique des prédicats du premier ordre.
Se pose néanmoins la question du fondement de la
structuration du sens ainsi suggérée plutôt qu’exhibée. La « grammaire
pure des significations », dont la logique aurait donc la charge de
dégager les opérations fondamentales, présuppose en effet les catégories
grammaticales intervenant dans ces opérations, dans les règles
d’assemblage : ainsi, les catégories de proposition et d’adjectif, dans
les deux exemples donnés tout à l’heure. La morphologie pure des significations
est donc inséparable d’une analyse du discours en ses constituants
fondamentaux, analyse délivrant les catégories pertinentes pour cette
morphologie.
On a des raisons de penser que, pour Husserl, le
ressort fondamental de cette analyse devrait être, à nouveau, la notion
méréologique de partie dépendante, de moment. Au début de la quatrième
recherche logique, en effet, reprenant la distinction classique, remontant à la
scolastique, entre contribution catégorématique et contribution
syncatégorématique à la signification, il l’éclaire par la notion plus
fondamentale à ses yeux de fait de signification dépendant ou indépendant : les
noms, selon son analyse, sont les expressions catégorématiques de
représentations – c’est-à-dire les éléments indépendants autour desquels
s’organise le groupe nominal – et les énoncés sont les expressions
catégorématiques de jugements – c’est-à-dire les constituants indépendants de
l’assertion complexe. On peut, dans cette ligne, imaginer qu’en analysant
comment certaines occurrences ont besoin d’autres occurrences pour être
attestées, l’on dégage de manière rationnellement justifiée les catégories de
base de la grammaire (ainsi, un adjectif a comme trait typique le besoin qu’il
a d’un nom ou d’un pronom auquel il se rapporte, et l’on n’a pas de peine à
concevoir que les catégories classiques de la grammaire sont toutes liées par
des relations de cette sorte, qui déterminent collectivement la spécificité de
chacune).
Mais si l’on accorde une telle importance à la notion
de signification dépendante ou indépendante chez Husserl, on est conduit à voir
en lui l’ancêtre du structuralisme linguistique : la thèse selon laquelle
la signification est différentielle, réside dans le système des relations
plutôt qu’elle n’émane de la puissance intrinsèque de chaque constituant –
thèse typique du structuralisme – procède d’un « point de vue de la
dépendance ». Ces relations, en effet, sont conquises par une analyse des
corpus qui étudie comment l’effet global de signification varie au gré des
diverses commutations de termes, analyse qui permet de dégager des invariances,
des classes de similitude, et des subordinations, à la lumière de la façon dont
chaque élément dépend de chaque autre, et la signification d’ensemble des uns
et des autres. Hjlemslev énonce d’ailleurs le principe d’analyse « l’objet
examiné autant que ses parties n’existent qu’en vertu de ces rapports ou de ces
dépendances ». Mulligan, Smith et Simons, dans leur ouvrage de 1982 Parts and moments, ont donné des
arguments historiographiques élevant cette continuité entre Husserl et le
structuralisme au rang d’une généalogie : Jakobson et plus
généralement les cercles linguistiques de Prague et de Moscou, semble-t-il, ont
été influencés par les Recherches
logiques de Husserl."
-Jean-Michel Salanskis, Husserl, Les Belles Lettres, 2011 (1998 pour la première édition).
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