vendredi 8 mars 2024

Méréologie et théorie de la signification chez Husserl

"1. La méréologie

Tel est le nom que l’on donne usuellement à la théorie formelle des concepts de tout et de partie. Husserl en traite dans la troisième de ses « recherches logiques ». Il s’essaye à formuler des définitions absolument générales de diverses sortes de tout, de partie, voire d’esquisser certaines lois formelles régissant la construction des « touts ». Son entreprise s’approche spontanément du style déductif-symbolique contemporain : on le voit énoncer des théorèmes, utiliser des lettres grecques pour désigner des entités génériques. Elle a d’ailleurs connu une postérité technique : après Husserl, des gens comme Lesniewski ou Goodman ont véritablement fondé la méréologie comme formalisme particulier, rival du formalisme ensembliste en ce qu’il adopte pour relation fondamentale la relation « est une partie de » plutôt que la relation « est élément de » (le Œ de la théorie des ensembles).

Cela dit, la méréologie husserlienne est entièrement fondée sur une distinction qui compte pour toute sa philosophie : la distinction entre moment et fragment, entre partie dépendante et partie indépendante.

Pour Husserl, est une partie d’une entité tout ce qui est « donné » en cette entité, discernable en elle. Cette notion large permet d’envisager d’autres sortes de parties que celles auxquelles semble uniquement penser le sens commun : l’étendue tridimensionnelle occupée par le chat qui est sous mes yeux est une partie de ce chat, parce qu’elle est manifestement donnée avec le chat, elle lui est imputable dès que nous sommes en présence de lui. Husserl affirme à vrai dire, plus généralement, que tout prédicat non relatif découpe une partie dans toute entité : par exemple, si mon chat est jaune, il y a une partie de lui qui est le jaune de ce chat (la coloration jaune – avec la nuance qui est la sienne – répartie sur la surface où elle est répartie, qui qualifie ce chat comme jaune, et qui nous est donnée avec et par la donation du chat lui-même). On comprend bien que si mon chat est le double (disons, par le volume) d’une petite souris qu’il persécute, en revanche, cela ne détermine pas une partie de lui qui serait sa « doublitude-de-souris » : la relativité du rapport désigné par double fait que cette propriété « n’habite pas » le chat, n’émane pas de lui comme donnée en lui ; d’où l’exclusion des prédicats relatifs.

En fréquentant ainsi les exemples un peu incongrus que Husserl envisage, nous voyons bien à quels exemples canoniques de la notion de partie ils s’opposent : ceux où le tout est un véritable agrégat, obtenu en rassemblant une collection de composants autonomes. Ainsi, mon duffle-coat est une partie de ma garde robe, et ma garde robe s’obtient en rassemblant les items d’une série où figurent aussi ma chemise rose, ma veste orange et mon pantalon de velours gris. Ces items, normalement, sont d’ailleurs physiquement concentrés dans une région de penderie et quelques tiroirs de commode. La question logico-philosophique est donc de savoir ce qui distingue le jaune du chat et mon duffle coat dans ma garde robe, comme sortes de parties.

On sent bien que la différence réside dans le fait que mon duffle coat est « détachable » du tout de ma garde robe (notamment, mon meilleur ami pourrait me le prendre), alors que le jaune du chat colle au chat, fixé à lui par un adhésif ontologique à toute épreuve. [!]

Husserl distingue effectivement entre parties indépendantes et parties dépendantes, et formule le critère d’indépendance de la façon suivante : une partie est indépendante si je puis modifier imaginairement ce qui constitue son environnement de donation, à savoir au premier chef le « reste » de la partie dans le tout – n’importe quelle autre partie – sans que cette modification affecte la partie que j’envisage, sans que l’individu qu’elle est ne se trouve altéré.

Ainsi, dans une main de bridge, si je considère mes cartes à ♠ (A-D-9-5-3), je peux modifier imaginairement le reste de ma main (construire des mains avec deux chicanes ou des mains régulières, prendre des cartes d’un autre jeu, imaginer que les huit autre cartes brûlent) sans qu’aucune de ces modifications ne change quoi que ce soit à la composante ♠ de mon jeu. Lorsqu’un tout est un agrégat classique, l’indépendance des parties est, normalement, d’emblée acquise, parce que les autres parties sont spatialement distinctes, et leur modification imaginaire a lieu « ailleurs » : chacune est d’emblée « détachée », ce qui veut dire mise à l’abri sur le plan ontologique des autres et de l’environnement, sans quoi nous ne pourrions pas regarder le tout comme tout et comme agrégat de ces parties.

En revanche, dans le cas du jaune du chat, si je modifie imaginairement l’étendue volumineuse occupée par le chat, ce qui est une autre partie, mon « jaune du chat » n’en est pas indemne […] parce que la surface de répartition du jaune compte dans l’individuation d’un jaune. Donc le « jaune du chat » n’est pas une partie indépendante du chat, on la dira plutôt partie dépendante. Husserl utilise volontiers les expressions plus ramassées et imagées de fragment et de moment pour nommer les parties indépendantes et les parties dépendantes, respectivement. Mon duffle coat ou mes cartes à ♠ sont donc des fragments, de ma garde robe ou de ma main, cependant que le jaune du chat est un moment du chat, son moment chromatique.

Reste à comprendre que la « modification imaginaire » dont parle ici Husserl est une première mouture de sa variation eidétique, elle est la méthode de détection d’une connexion essentielle. Ce qu’il s’agit de savoir en variant les autres parties, c’est si la partie que l’on tient fixe est pour des raisons d’essence altérée ou indemne. Dans le cas d’un agrégat classique, il en va ainsi, parce que les autres parties ont été posées comme « ailleurs » – juxta-posées – et cet aspect essentiel de leur individuation interdit que leurs modifications – sur le plan de l’essence des choses – retentissent sur la partie fixée. Dans le cas du jaune du chat, de même, la « dépendance » de l’individu « jaune du chat » sur l’étendue colorée est essentielle, elle fait partie de ce que nous comprenons nécessairement de la notion de couleur étendue sur un support.

Que le « critère » de Husserl invoque des connexions essentielles, un ultime exemple l’illustrera au mieux pour nous. Soit le cas de la partie d’un cheval qu’est sa tête. Est-elle indépendante ou dépendante ? On sera tenté de répondre que la partie est dépendante parce que, si j’anéantis imaginairement le tronc et les pattes de ce pauvre cheval, je crée des conditions où il ne pourrait pas survivre. Ce raisonnement, pourtant, n’est pas acceptable au niveau où Husserl se place, parce qu’il invoque la causalité biologique.

Or, nous devons nous en tenir aux connexions d’essence, à celles que nous apercevons a priori et qui sont liées à la façon dont nous comprenons et posons les choses. À un certain niveau primitif de notre concevoir, la tête du cheval subsiste sans problème une fois le reste du cheval anéanti, telle que nous l’avions posée : les modes et les canaux de l’organicité sont une information seconde, acquise par le jeu de la science et de l’expérience, ils n’entrent pas dans les imaginations dont il s’agit ici.

Donc, la méréologie husserlienne a pour article de base la distinction de principe entre moment et fragment. Cette distinction découverte comme distinction logique, dans le cadre de « recherches logiques », montre son importance dans le cours ultérieur de la phénoménologie de plusieurs façons.

D’abord, comme nous venons de le dire, le critère de détection distinctive des moments et des fragments renvoie « déjà » à la pénétration via l’imagination de l’eidos, qui sera intronisée comme voie méthodologique par excellence de la phénoménologie transcendantale.

Ensuite, lorsque Husserl dépeint le flux des vécus, dont nous avons marqué l’importance fondamentale au cours du premier chapitre, il insiste toujours sur le fait que le flux a des fragments et des moments, il comporte une imbrication extensionnelle (son étalement temporel) donnant lieu à des fragments (lesquels, néanmoins, se recouvrent et fusionnent sur leurs bords) et une imbrication « métaphysique » en quelque sorte, donnant lieu à des moments (ainsi, l’esquisse du jaune du chat est, comme vécu, un moment de l’esquisse du chat jaune). Husserl utilise librement sa terminologie – le mot moment, essentiellement – sans revenir à sa doctrine méréologique – dont tout indique pourtant qu’elle est présupposée. Un cas particulier impossible à négliger est celui des composantes de « sens » qui sont recelées par le vécu […] elles sont dénommées moments – Husserl parle, ainsi, des moments noétiques du flux – ce qui nous apprend que les noèses ne sont pas des composantes détachables, l’apport de sens dans le vécu ne se laisse pas traquer comme un vulgaire morceau. Des moments noétiques, corrélats de ces apports de sens, Husserl va jusqu’à dire qu’ils sont des composantes non réelles : donnés en le flux – par les moments noétiques – discernables en lui, et donc parties de ce flux au sens large qu’il a défini, mais néanmoins mise à l’écart de la réalité du flux par la flèche même du sens. L’esquisse du jaune du chat, donc, est un moment réel, une partie non détachable entrant dans la réalité du « contenu » de conscience de la perception du chat jaune, le moment noétique qui anime cette esquisse et la fait converger avec d’autres est aussi un moment réel, comme acte immanent au flux, mais le jaune-du-chat-comme-tel corrélatif est en revanche un « moment non-réel », une partie non détachable mais aussi en un sens non rattachable. La subtilité de la théorie husserlienne de l’intentionnalité passe par sa « méréologie ».

2. La théorie de la signification.

On va de plus retrouver la méréologie husserlienne et sa distinction de base dans ce second volet de la généralisation philosophique de la logique qu’on peut attribuer à Husserl : l’esquisse d’une philosophie du langage d’inspiration logique. Dans les Recherches logiques, en effet, Husserl décrit dans son principe ce qu’il appelle déjà morphologie pure des significations : une théorie générale, a priori, de la façon dont les expressions douées de signification s’assemblent pour former des expressions significatives plus vastes. Bien entendu, l’important est d’abord que, pour lui, une telle description relève de la logique. Selon une certaine conception étroite et traditionnelle, la logique serait concernée uniquement par le calcul de la vérité et par l’inférence démonstrative, et ne rencontrerait la question du langage que par le biais des modes de formulation et d’inscription en lui de ce qui concerne la vérité ou la déduction. Ainsi la syllogistique classique, héritée d’Aristote, permet de décrire selon leurs formes certains raisonnements typiques, et de déterminer s’ils sont valides ou non, mais elle n’est pas tenue pour une théorie du langage et de la signification, tout se passe comme si notre discours accueillait seulement en lui les formes que cette syllogistique dépeint. Pour Husserl en revanche, la signification est comme telle une question dont la logique a la charge, il comprend la logique comme, notamment, une théorie a priori du logos et des conditions sous lesquelles il donne lieu à des phrases portant une prétention à la vérité, ce qui veut dire encore, pour lui, une théorie de la signification.

Cette théorie de la signification, donc, Husserl la présente comme une théorie des modes systématiques de construction d’expressions significatives que la langue autorise : ainsi, lorsque S et P sont des propositions – par exemple, S est la proposition « Il fait beau » et P la proposition « J’ai froid » – S et P est une nouvelle proposition – dans l’exemple, la proposition insolite « Il fait beau et j’ai froid » ; lorsque S et P sont des adjectifs – par exemple, S est l’adjectif « petit » et P est l’adjectif « mince » – S et P est un nouvel adjectif – dans l’exemple, l’adjectif « petit et mince », qui signifie à nouveau une qualité d’individu, d’ailleurs susceptible d’être lexicalisée par « menu ». On a l’impression que si l’on systématise la description formelle du langage ainsi esquissée, on trouvera la « structure logique » des énoncés que met en évidence leur traduction dans le langage de la logique des prédicats du premier ordre, comme nous savons le dire en termes contemporains.

La morphologie pure des significations regrouperait donc l’ensemble des règles de construction de la signification qui rendent cette construction analogue à la fabrication d’un énoncé du langage des prédicats du premier ordre. Pour le dire dans le style « cognitif » actuel : Husserl aurait par avance identifié une sorte de « langage de la pensée » [un mental-ais, ou langage du mental, comme le disent – en anglais – les spécialistes des questions cognitives aujourd’hui] au niveau duquel s’assemble la signification, et qui serait un idiome du langage de la logique des prédicats du premier ordre.

Se pose néanmoins la question du fondement de la structuration du sens ainsi suggérée plutôt qu’exhibée. La « grammaire pure des significations », dont la logique aurait donc la charge de dégager les opérations fondamentales, présuppose en effet les catégories grammaticales intervenant dans ces opérations, dans les règles d’assemblage : ainsi, les catégories de proposition et d’adjectif, dans les deux exemples donnés tout à l’heure. La morphologie pure des significations est donc inséparable d’une analyse du discours en ses constituants fondamentaux, analyse délivrant les catégories pertinentes pour cette morphologie.

On a des raisons de penser que, pour Husserl, le ressort fondamental de cette analyse devrait être, à nouveau, la notion méréologique de partie dépendante, de moment. Au début de la quatrième recherche logique, en effet, reprenant la distinction classique, remontant à la scolastique, entre contribution catégorématique et contribution syncatégorématique à la signification, il l’éclaire par la notion plus fondamentale à ses yeux de fait de signification dépendant ou indépendant : les noms, selon son analyse, sont les expressions catégorématiques de représentations – c’est-à-dire les éléments indépendants autour desquels s’organise le groupe nominal – et les énoncés sont les expressions catégorématiques de jugements – c’est-à-dire les constituants indépendants de l’assertion complexe. On peut, dans cette ligne, imaginer qu’en analysant comment certaines occurrences ont besoin d’autres occurrences pour être attestées, l’on dégage de manière rationnellement justifiée les catégories de base de la grammaire (ainsi, un adjectif a comme trait typique le besoin qu’il a d’un nom ou d’un pronom auquel il se rapporte, et l’on n’a pas de peine à concevoir que les catégories classiques de la grammaire sont toutes liées par des relations de cette sorte, qui déterminent collectivement la spécificité de chacune).

Mais si l’on accorde une telle importance à la notion de signification dépendante ou indépendante chez Husserl, on est conduit à voir en lui l’ancêtre du structuralisme linguistique : la thèse selon laquelle la signification est différentielle, réside dans le système des relations plutôt qu’elle n’émane de la puissance intrinsèque de chaque constituant – thèse typique du structuralisme – procède d’un « point de vue de la dépendance ». Ces relations, en effet, sont conquises par une analyse des corpus qui étudie comment l’effet global de signification varie au gré des diverses commutations de termes, analyse qui permet de dégager des invariances, des classes de similitude, et des subordinations, à la lumière de la façon dont chaque élément dépend de chaque autre, et la signification d’ensemble des uns et des autres. Hjlemslev énonce d’ailleurs le principe d’analyse « l’objet examiné autant que ses parties n’existent qu’en vertu de ces rapports ou de ces dépendances ». Mulligan, Smith et Simons, dans leur ouvrage de 1982 Parts and moments, ont donné des arguments historiographiques élevant cette continuité entre Husserl et le structuralisme au rang d’une généalogie : Jakobson et plus généralement les cercles linguistiques de Prague et de Moscou, semble-t-il, ont été influencés par les Recherches logiques de Husserl."

-Jean-Michel Salanskis, Husserl, Les Belles Lettres, 2011 (1998 pour la première édition).

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