« I. CRITIQUE DE L'ANTHROPOLOGIE BOURGEOISE.
A . LE MODÈLE DE L'ÉPISTÉMOLOGIE IDEALISTE : HUSSERL
Nous préciserons notre démarche critique, notre
méthode, notre problématique, à partir d'une critique de l'épistémologie
bourgeoise, idéaliste. C'est de la polémique que naîtra la démarche
scientifique. Kant est à l'origine de l'épistémologie de notre période
culturelle. Mais en tant que néo-kantisme, c'est-à-dire reprise et
infléchissement, tendancieux, du corpus kantien. La démarche scientifique,
légitime chez Kant, ne l'est plus chez Husserl. Et celui-ci fonde toute la
connaissance anthropologique de la culture bourgeoise.
Nous voulons donc montrer d'abord en quoi la démarche
critique de Kant peut être considérée comme légitime puis comment le sujet
transcendantal se pervertit en un idéalisme subjectif, réactionnaire.
Autrement dit, l'accession au sujet de la connaissance étant révolutionnaire à
l'égard de la connaissance empirique, irrationnelle, du moi psychologique, la
réification de ce sujet transcendantal en un savoir de classe, empirique et
sensible, fondement de l'anthropologie parcellaire, sera révélatrice. Le
pourquoi et le comment de cette perversion, la critique d'une méthodologie, en
son passage du progressisme à la réaction, montrera négativement ce que doit
être l'anthropologie révolutionnaire. Nous aurons ainsi les premières
conditions de notre méthode.
Et si celles-ci ne sont pas suffisantes pour fonder
une anthropologie historique, elles sont, en un premier moment, nécessaires. Kant
définit le sujet transcendantal comme synthétique ; c'est un lieu de
coordination d'apports hétérogènes. Ce sujet du savoir n'est pas objet du
savoir. Il se définit d'après des conditions logiques et le moi concret est
renvoyé au niveau du sensible comme objet. Ce sujet transcendantal définit l'ensemble
des conditions réglant la connaissance de tout objet possible. Une science
est possible par des conditions a priori. Et la connaissance du sensible est
d'ordre phénoménal (la chose en soi ne peut être connue). Elle est relative, de
l'ordre de l'entendement, car soumise aux catégories de la connaissance
humaine. L'intuition concrète (qui sera le contenu des sciences) sans laquelle
le concept ne serait qu'une forme vide, est donc soumise à une double grille :
des catégories de la connaissance et des conditions a priori de toute science.
Au contraire, pour Husserl, le sujet transcendantal
est objet de connaissance. Il ne se définit pas selon des conditions
logiques, comme légiférant les conditions a priori du savoir scientifique, mais
comme saisie immédiate, cogito (non
de la res cogitans) : intentionalité
de la pensée, dans le mondain, le vécu. Le sujet transcendantal est alors ce
pur savoir, qui, par « l'époché », a pu quitter toute compromission dans le
sensible, et a atteint la radicalité qui fonde la connaissance.
Le sujet transcendantal n'est pas défini comme
l'opération, mais comme le résultat de l'opération qu'est le passage du
sensible au transcendantal. S'il n'est pas res,
il est réduit déjà à la tautologie qu'est l'identité de l'objet et du sujet de
la connaissance. Aussi ne peut-il quitter cette identité qui est la marque, la
preuve, de la pureté épistémologique. Le pensé renvoie au pensant, comme le
pensant renvoie au pensé.
C'est ce fixisme tautologique du sujet transcendantal
qui sera à l'origine de toute la sophistique husserlienne. Le sujet
transcendantal ne peut se quitter sans tomber soit dans le formalisme logique
soit dans le concret empirique. Cette aporie guette toute sortie du sujet
transcendantal. Alors que Kant avait pu définir le lieu de rencontre des
lois de la connaissance et des objets à connaître comme relatif, phénomène,
entendement, le sujet transcendantal de Husserl défini par une
radicalisation fixiste et tautologique du pur savoir, qui n'est savoir que de
lui-même, ne peut que juxtaposer le sujet réflexif et l'anté-prédicatif.
C'est que le cogito
pour Husserl (contrairement à Descartes qui assimile ce cogito à un axiome du
savoir) est le fondement des axiomes mêmes. La réduction phénoménologique dans
sa démarche vers le pur savoir réduit les axiomes, d'ordre géométrique, par
exemple, au sujet transcendantal. C'est celui-ci qui est la justification
dernière de l'épistémologie husserlienne. Le sujet transcendantal est ainsi la
pure transparence du savoir et de son objet, l'identité radicale de l'objet de
la connaissance et du sujet de la connaissance. Cette démarche tautologique (A
est A car il connaît A) identifie l'existant du savoir et le savoir de cet
existant. A ce niveau la tautologie n'est pas qu'opération formelle qui ne
retrouve que le même. Elle fonde une réalité du savoir qui n'a plus à chercher
son prédicat d'existence (que ce soit en fondant sa nécessité dans un réalisme
des idées ou dans un réalisme sensible). L'apodictique est atteint. Mais à quel
prix ! L'apodictique du sujet a comme corollaire la tautologie du savoir ! Et si
ce savoir est ainsi un absolu, c'est comme absence de tout contenu concret,
et comme interdiction, par définition, de tout autre objet de savoir que le
sujet transcendantal. Car même la logique formelle est du côté de l'objet. La
mathesis universalis « est ontologie
formelle. Elle est la forme vide de région en général ». Ce qui a valeur de
connaissance est réduction maximale du sensible. Aussi même le formalisme du
réel sensible doit être réduit par le formalisme du sujet transcendantal, par
la pure transparence du sujet connaissant.
Aussi, lorsque le sujet transcendantal connaît
autre chose que lui-même, ce n'est pas selon des conditions médiates du savoir,
mais comme intuition, participation directe au monde pratique et sensible. La
science est d'abord saisie intuitive de l'objet particulier, « d'une essence »
de la connaissance. Et c'est cette intuition qui donne la définition de la
science, et c'est seulement après cette définition que la méthodologie se
constitue, selon cette intuition, pour constituer la recherche empirique. Alors
que Kant soumettait l'intuition à une double grille a priori (catégories de la connaissance, conditions à priori d'une
science) Husserl saisit immédiatement et l'objet de la science et son contenu.
Ainsi le statut du savoir n'est que le chantage du sujet transcendantal qui de
par son autorité transcendantale habilite l'empirique.
Le sujet transcendantal de Husserl juxtapose
l'existence formelle du savoir et l'empirie du savoir pratique. A ce premier
moment se répète la dichotomie traditionnelle : formalisme-empirisme, logique-intuition.
C'est la définition de l'idéalisme subjectif. Car il est impossible d'établir
le lien entre la subjectivité et le monde extérieur. Telle est la prétention,
en un premier moment, de l'idéalisme subjectif : atteindre la chose en soi, par
une démarche intuitive, qui pourtant, de son propre aveu, ne porte que sur
l'empirique. Contradictoirement à son premier énoncé, et sans appareil formel
et médiat, le sujet transcendantal connaît la chose en soi, c'est-à-dire la
réalité intime et particulière de la chose extérieure.
Le deuxième moment de cette démarche épistémologique
fait apparaître l'irrationalisme comme corollaire du nominalisme et de
l'intellectualisme. C'est que la définition de la radicalité du savoir par le
sujet transcendantal (dans la transparence tautologique) a comme corollaire la
définition du substrat sensible, immédiat, pratique, comme totale privation
d'intellection, de rationalité. C'est l'anté-prédicatif, dans lequel
l'idéalisme subjectif ne reconnaît pas ses a
priori implicites. Cet idéalisme a constitué lui-même le négatif du nominal
: une réalité privée de la logique transcendantale, un sensible comme
substance, une réalité objective privée d'intelligibilité. Et à partir de cet
anté-prédicat, le lien avec le sujet de la connaissance va apparaître ; le
hiatus entre la nécessité de l'ego transcendantal et la contingence de la chose
sera comblé. Si dans le premier moment de l'idéalisme transcendantal la logique
et l'intuition se juxtaposent, sans pouvoir fonder la connaissance, en un second
moment, c'est l'anté-prédicatif qui propose la justification du sujet
transcendantal, qui est la réalité même du constituant, et qui propose le sens
et de l'être et de sa connaissance. Alors sont justifiés l'intuition et
l'empirisme comme accession à la chose en soi. L'intuition dit bien
l'anté-prédicatif et l'empirisme l'absence de logique formelle. L'intuition
accédait au savoir puisque celui-ci prend racine dans l'anté-prédicatif.
Tels sont les deux moments de l'épistémologie
husserlienne : le primat du sujet transcendantal (justifié par le formalisme
logique) et l'empirisme transcendantal (justifié par l'intuition) qui révèle le
sens des choses. Le sujet transcendantal, par l'intuition, retrouve
l'anté-prédicatif comme le même retrouve le même. Le sujet concret est le même
que le sujet transcendantal. La donation de sens et de forme vient du
pré-savoir (ainsi est justifié l'empirisme méthodologique). De même que le
savoir formel du sujet transcendantal était tautologique, la relation du moi
concret et du sujet transcendantal débouche sur une identité tautologique.
Alors les deux moments de l'idéalisme subjectif se « synthétisent ». Le lien
entre le formalisme et la réalité sensible est trouvé. C'est le continuum de
l'anté-prédicatif au sujet transcendantal. C'est le sens. Le sens (ou
l'explication) n'est pas du logique à l'irrationnel mais, au contraire, la
pulsion vitale venue du monde de la vie.
L'épistémologie bourgeoise a réalisé une double
opération : habiliter l'autorité de la classe qui dispose du langage (par la
logique formelle) et dans la pratique sociale habiliter la situation de fait,
politique et historique, en la réifiant en pré-réflexif révélé par
l'épistémologie. Tel est le modèle épistémologique de la bourgeoise. La
stratégie de l'idéalisme subjectif est d'établir un hiatus entre l'existentiel
et le savoir, entre la pratique et la théorie, entre la classe cultivée et la
classe productive, entre la vie intime et le discours scientifique, pour
profiter doublement en jouant sur les deux tableaux : par l'autorité du savoir
(statut de classe) et par le pouvoir de la nature (qui donne même le sens au
savoir). La dualité entre la pratique et la théorie doit être maintenue (au
prix de l'aporie nominalisme-réalisme) pour maintenir la ségrégation de classe.
Il faut empêcher la non-intellectualité d'accéder à la transparence et au
savoir d'elle-même, qui serait sa désaliénation, en la réduisant à un résidu à
tout savoir.
Les techniques opérationnelles de ce modèle
épistémologique sont : le formalisme, l'intuition, la tautologie, la
méthodologie empirique, la donation du sens par l'anté-prédicatif. L'ego
transcendantal s'arroge le pouvoir de décision épistémologique. Ce privilège ne
serait que le mérite de l'ascèse qu'est le passage du moi concret au sujet de
la connaissance. Alors serait valable l'intuition, pouvoir du savoir, qui peut
connaître la nature des choses, leur sens. » (pp.1-5)
-Michel Clouscard, L'Etre et le Code. Le procès de production d'un ensemble précapitaliste, L'Harmattan, Logiques sociales, 2003 (1973 pour sa première édition), 595 pages.
Accuser la philosophie « idéaliste » de visées réactionnaires et contre-révolutionnaires est un grand classique de la critique marxiste. Le développement de M. Clouscard est bien tourné et ne manque certainement pas de pertinence. Encore une fois, c’est un classique.
RépondreSupprimerJe vous avoue que je suis très dubitatif sur l'intérêt de ce texte ; je trouve Clouscard obscur et jargonneux. Mais bon, je le reproduis par acquis de conscience, il servira peut-être à quelque lecteur... Je publierais ultérieurement d'autres critiques marxistes qui me semblent de beaucoup plus intéressantes.
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