mercredi 20 mars 2024

Au-delà de la phénoménologie (1). Clouscard critique de Husserl. Marxisme contre phénoménologie

« I. CRITIQUE DE L'ANTHROPOLOGIE BOURGEOISE.

A . LE MODÈLE DE L'ÉPISTÉMOLOGIE IDEALISTE : HUSSERL

Nous préciserons notre démarche critique, notre méthode, notre problématique, à partir d'une critique de l'épistémologie bourgeoise, idéaliste. C'est de la polémique que naîtra la démarche scientifique. Kant est à l'origine de l'épistémologie de notre période culturelle. Mais en tant que néo-kantisme, c'est-à-dire reprise et infléchissement, tendancieux, du corpus kantien. La démarche scientifique, légitime chez Kant, ne l'est plus chez Husserl. Et celui-ci fonde toute la connaissance anthropologique de la culture bourgeoise.

Nous voulons donc montrer d'abord en quoi la démarche critique de Kant peut être considérée comme légitime puis comment le sujet transcendantal se pervertit en un idéalisme subjectif, réactionnaire. Autrement dit, l'accession au sujet de la connaissance étant révolutionnaire à l'égard de la connaissance empirique, irrationnelle, du moi psychologique, la réification de ce sujet transcendantal en un savoir de classe, empirique et sensible, fondement de l'anthropologie parcellaire, sera révélatrice. Le pourquoi et le comment de cette perversion, la critique d'une méthodologie, en son passage du progressisme à la réaction, montrera négativement ce que doit être l'anthropologie révolutionnaire. Nous aurons ainsi les premières conditions de notre méthode.

Et si celles-ci ne sont pas suffisantes pour fonder une anthropologie historique, elles sont, en un premier moment, nécessaires. Kant définit le sujet transcendantal comme synthétique ; c'est un lieu de coordination d'apports hétérogènes. Ce sujet du savoir n'est pas objet du savoir. Il se définit d'après des conditions logiques et le moi concret est renvoyé au niveau du sensible comme objet. Ce sujet transcendantal définit l'ensemble des conditions réglant la connaissance de tout objet possible. Une science est possible par des conditions a priori. Et la connaissance du sensible est d'ordre phénoménal (la chose en soi ne peut être connue). Elle est relative, de l'ordre de l'entendement, car soumise aux catégories de la connaissance humaine. L'intuition concrète (qui sera le contenu des sciences) sans laquelle le concept ne serait qu'une forme vide, est donc soumise à une double grille : des catégories de la connaissance et des conditions a priori de toute science.

Au contraire, pour Husserl, le sujet transcendantal est objet de connaissance. Il ne se définit pas selon des conditions logiques, comme légiférant les conditions a priori du savoir scientifique, mais comme saisie immédiate, cogito (non de la res cogitans) : intentionalité de la pensée, dans le mondain, le vécu. Le sujet transcendantal est alors ce pur savoir, qui, par « l'époché », a pu quitter toute compromission dans le sensible, et a atteint la radicalité qui fonde la connaissance.

Le sujet transcendantal n'est pas défini comme l'opération, mais comme le résultat de l'opération qu'est le passage du sensible au transcendantal. S'il n'est pas res, il est réduit déjà à la tautologie qu'est l'identité de l'objet et du sujet de la connaissance. Aussi ne peut-il quitter cette identité qui est la marque, la preuve, de la pureté épistémologique. Le pensé renvoie au pensant, comme le pensant renvoie au pensé.

C'est ce fixisme tautologique du sujet transcendantal qui sera à l'origine de toute la sophistique husserlienne. Le sujet transcendantal ne peut se quitter sans tomber soit dans le formalisme logique soit dans le concret empirique. Cette aporie guette toute sortie du sujet transcendantal. Alors que Kant avait pu définir le lieu de rencontre des lois de la connaissance et des objets à connaître comme relatif, phénomène, entendement, le sujet transcendantal de Husserl défini par une radicalisation fixiste et tautologique du pur savoir, qui n'est savoir que de lui-même, ne peut que juxtaposer le sujet réflexif et l'anté-prédicatif.

C'est que le cogito pour Husserl (contrairement à Descartes qui assimile ce cogito à un axiome du savoir) est le fondement des axiomes mêmes. La réduction phénoménologique dans sa démarche vers le pur savoir réduit les axiomes, d'ordre géométrique, par exemple, au sujet transcendantal. C'est celui-ci qui est la justification dernière de l'épistémologie husserlienne. Le sujet transcendantal est ainsi la pure transparence du savoir et de son objet, l'identité radicale de l'objet de la connaissance et du sujet de la connaissance. Cette démarche tautologique (A est A car il connaît A) identifie l'existant du savoir et le savoir de cet existant. A ce niveau la tautologie n'est pas qu'opération formelle qui ne retrouve que le même. Elle fonde une réalité du savoir qui n'a plus à chercher son prédicat d'existence (que ce soit en fondant sa nécessité dans un réalisme des idées ou dans un réalisme sensible). L'apodictique est atteint. Mais à quel prix ! L'apodictique du sujet a comme corollaire la tautologie du savoir ! Et si ce savoir est ainsi un absolu, c'est comme absence de tout contenu concret, et comme interdiction, par définition, de tout autre objet de savoir que le sujet transcendantal. Car même la logique formelle est du côté de l'objet. La mathesis universalis « est ontologie formelle. Elle est la forme vide de région en général ». Ce qui a valeur de connaissance est réduction maximale du sensible. Aussi même le formalisme du réel sensible doit être réduit par le formalisme du sujet transcendantal, par la pure transparence du sujet connaissant.

Aussi, lorsque le sujet transcendantal connaît autre chose que lui-même, ce n'est pas selon des conditions médiates du savoir, mais comme intuition, participation directe au monde pratique et sensible. La science est d'abord saisie intuitive de l'objet particulier, « d'une essence » de la connaissance. Et c'est cette intuition qui donne la définition de la science, et c'est seulement après cette définition que la méthodologie se constitue, selon cette intuition, pour constituer la recherche empirique. Alors que Kant soumettait l'intuition à une double grille a priori (catégories de la connaissance, conditions à priori d'une science) Husserl saisit immédiatement et l'objet de la science et son contenu. Ainsi le statut du savoir n'est que le chantage du sujet transcendantal qui de par son autorité transcendantale habilite l'empirique.

Une construction idéelle et artificielle de la science est proposée comme « essence ». Mais la réalité atteinte n'est alors ni le transcendantal ni la réalité naïve de l'objet. C'est seulement un mixte qui n'a plus la valeur épistémologique du transcendantal et qui n'a plus la signification agnostique de la chose en soi. Mais ce qui est inadmissible, c'est que ce savoir empirique va se proposer comme connaissance de la chose en soi. La prétention du sujet transcendantal d'atteindre la chose en soi par la saisie intuitive d'une empirie est alors inadmissible. « La conscience de soi donne le vécu en lui-même, c'est-à-dire pris comme un absolu. » En effet, si le sujet psychologique et le sujet transcendantal peuvent être justement considérés comme participants au mondain, ceci n'assure que la réalité du monde extérieur (dont l'intentionalité témoigne) et non la valeur cognitive des réalités connues. Exhausser une empirie à la dignité épistémologique du savoir transcendantal est déjà un scandale sur le plan épistémologique. Mais ensuite proclamer comme chose en soi ce savoir bien qu'il soit aussi reconnu comme « révision, correction, dépassement » bien qu'il soit reconnu comme « rétention » dans le flux du vécu, est une décision subjectiviste et volontariste qui trouve son appui dans un pouvoir extérieur à la pure démarche épistémologique (c'est-à-dire dans le pouvoir d'une classe sociale dirigeante).

Le sujet transcendantal de Husserl juxtapose l'existence formelle du savoir et l'empirie du savoir pratique. A ce premier moment se répète la dichotomie traditionnelle : formalisme-empirisme, logique-intuition. C'est la définition de l'idéalisme subjectif. Car il est impossible d'établir le lien entre la subjectivité et le monde extérieur. Telle est la prétention, en un premier moment, de l'idéalisme subjectif : atteindre la chose en soi, par une démarche intuitive, qui pourtant, de son propre aveu, ne porte que sur l'empirique. Contradictoirement à son premier énoncé, et sans appareil formel et médiat, le sujet transcendantal connaît la chose en soi, c'est-à-dire la réalité intime et particulière de la chose extérieure.

Le deuxième moment de cette démarche épistémologique fait apparaître l'irrationalisme comme corollaire du nominalisme et de l'intellectualisme. C'est que la définition de la radicalité du savoir par le sujet transcendantal (dans la transparence tautologique) a comme corollaire la définition du substrat sensible, immédiat, pratique, comme totale privation d'intellection, de rationalité. C'est l'anté-prédicatif, dans lequel l'idéalisme subjectif ne reconnaît pas ses a priori implicites. Cet idéalisme a constitué lui-même le négatif du nominal : une réalité privée de la logique transcendantale, un sensible comme substance, une réalité objective privée d'intelligibilité. Et à partir de cet anté-prédicat, le lien avec le sujet de la connaissance va apparaître ; le hiatus entre la nécessité de l'ego transcendantal et la contingence de la chose sera comblé. Si dans le premier moment de l'idéalisme transcendantal la logique et l'intuition se juxtaposent, sans pouvoir fonder la connaissance, en un second moment, c'est l'anté-prédicatif qui propose la justification du sujet transcendantal, qui est la réalité même du constituant, et qui propose le sens et de l'être et de sa connaissance. Alors sont justifiés l'intuition et l'empirisme comme accession à la chose en soi. L'intuition dit bien l'anté-prédicatif et l'empirisme l'absence de logique formelle. L'intuition accédait au savoir puisque celui-ci prend racine dans l'anté-prédicatif.

Tels sont les deux moments de l'épistémologie husserlienne : le primat du sujet transcendantal (justifié par le formalisme logique) et l'empirisme transcendantal (justifié par l'intuition) qui révèle le sens des choses. Le sujet transcendantal, par l'intuition, retrouve l'anté-prédicatif comme le même retrouve le même. Le sujet concret est le même que le sujet transcendantal. La donation de sens et de forme vient du pré-savoir (ainsi est justifié l'empirisme méthodologique). De même que le savoir formel du sujet transcendantal était tautologique, la relation du moi concret et du sujet transcendantal débouche sur une identité tautologique. Alors les deux moments de l'idéalisme subjectif se « synthétisent ». Le lien entre le formalisme et la réalité sensible est trouvé. C'est le continuum de l'anté-prédicatif au sujet transcendantal. C'est le sens. Le sens (ou l'explication) n'est pas du logique à l'irrationnel mais, au contraire, la pulsion vitale venue du monde de la vie.

L'épistémologie bourgeoise a réalisé une double opération : habiliter l'autorité de la classe qui dispose du langage (par la logique formelle) et dans la pratique sociale habiliter la situation de fait, politique et historique, en la réifiant en pré-réflexif révélé par l'épistémologie. Tel est le modèle épistémologique de la bourgeoise. La stratégie de l'idéalisme subjectif est d'établir un hiatus entre l'existentiel et le savoir, entre la pratique et la théorie, entre la classe cultivée et la classe productive, entre la vie intime et le discours scientifique, pour profiter doublement en jouant sur les deux tableaux : par l'autorité du savoir (statut de classe) et par le pouvoir de la nature (qui donne même le sens au savoir). La dualité entre la pratique et la théorie doit être maintenue (au prix de l'aporie nominalisme-réalisme) pour maintenir la ségrégation de classe. Il faut empêcher la non-intellectualité d'accéder à la transparence et au savoir d'elle-même, qui serait sa désaliénation, en la réduisant à un résidu à tout savoir.

Les techniques opérationnelles de ce modèle épistémologique sont : le formalisme, l'intuition, la tautologie, la méthodologie empirique, la donation du sens par l'anté-prédicatif. L'ego transcendantal s'arroge le pouvoir de décision épistémologique. Ce privilège ne serait que le mérite de l'ascèse qu'est le passage du moi concret au sujet de la connaissance. Alors serait valable l'intuition, pouvoir du savoir, qui peut connaître la nature des choses, leur sens. » (pp.1-5)

-Michel Clouscard, L'Etre et le Code. Le procès de production d'un ensemble précapitaliste, L'Harmattan, Logiques sociales, 2003 (1973 pour sa première édition), 595 pages.

2 commentaires:

  1. Accuser la philosophie « idéaliste » de visées réactionnaires et contre-révolutionnaires est un grand classique de la critique marxiste. Le développement de M. Clouscard est bien tourné et ne manque certainement pas de pertinence. Encore une fois, c’est un classique.

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    1. Je vous avoue que je suis très dubitatif sur l'intérêt de ce texte ; je trouve Clouscard obscur et jargonneux. Mais bon, je le reproduis par acquis de conscience, il servira peut-être à quelque lecteur... Je publierais ultérieurement d'autres critiques marxistes qui me semblent de beaucoup plus intéressantes.

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