samedi 21 octobre 2023

Hobbes et Lucrèce. Matérialisme, nature humaine et progrès historique

« Les contemporains de Hobbes n'ont pas manqué de l'accuser d'être un épicurien ou un adepte de Lucrèce. »

« Hobbes cite lui-même Lucrèce et engage le dialogue avec lui ; ces citations et cet engagement méritent d'être soulignés de manière appuyée, car Hobbes ne mentionne pas toujours ses sources.

Il mentionne Lucrèce nommément et cite son poème dans sa discussion critique du point de vue de Lucrèce sur le vide, que l’on trouve dans les Éléments de philosophie, partie IV, chapitre XXVI. Hobbes mentionne également Lucrèce dans la Réponse à la préface de Gondibert, remarquant que Lucrèce est abusivement réduit à un poète, alors que lui (et Empédocle) sont en fait des « philosophes de la nature ».

« Hobbes était proche de Mersenne et de Gassendi pendant son exil en France, et tout deux ont contribué à la diffusion de la philosophie épicurienne. Hobbes a en effet lu, à l'automne 1644, une ébauche des Animadversions on the Tenth Book of Diogenes Laertius Concerning the Life, Morals, and Sentiments of Epicurus de Gassendi, et il connaissait Lucrèce au moins depuis 1644. »

« Hobbes fait allusion à Lucrèce dans le chapitre 46 du Léviathan lorsqu'il mentionne les hommes primitifs. »

« Certains ont remarqué des similitudes entre leurs pensées -leur hédonisme, le rôle politique de la religion (et l’enracinement de la religion dans l’expérience dans la peur), leur réflexion sur l'état pré (et a-) politique de l'homme- tandis que d'autres ont souligné certaines différences, comme le rejet de l'ataraxie par Hobbes, la réduction de la nature à des corps et le rejet du vide chez Hobbes, et l'effort de Lucrèce pour minimiser la peur de la mort par opposition à l'effort de Hobbes pour maximiser la peur de la mort (ou du moins ne pas minimiser la peur de la mort au niveau de l'individu). » (pp.8-9)

« Une différence cruciale entre les deux auteurs n'a pas été abordée : le déploiement par Lucrèce d’une évolution par stades et (quasi) historique du progrès humain à partir de notre état naturel, par opposition à l'utilisation par Hobbes d'un compte-rendu de notre condition naturelle dénué de phases et anhistorique. [...]

Les deux écrivains ont vécu des périodes de tumultes politiques (un lieu commun de la recherche historique sur Hobbes est que la guerre civile anglaise et les années qui l'ont précédée ont profondément façonné sa pensée), et tous deux ont cherché, dans leurs écrits, à diagnostiquer et à traiter les causes de l'instabilité politique et de la violence. Pourtant, si Lucrèce et Hobbes s'attachent à promouvoir la paix, leurs stratégies pour y parvenir sont étonnamment différentes, et ces différences atteignent leur paroxysme dans leurs conceptions divergentes de l'état de nature (la « condition naturelle de l'humanité » chez Hobbes). L'état de nature de Lucrèce est quasi-historique et évolutif, démontrant l'émergence des ordres sociolinguistiques et des passions humaines à travers un processus naturellement spontané ; l'état de nature de Hobbes est plus hypothétique qu'historique, dépeignant comme naturelles les mêmes passions que Lucrèce concevait comme le produit immanent de l’histoire. » (pp.10-11)

« Dans les diverses explications de Lucrèce sur les phénomènes naturels, la thèse essentielle n'est pas tant que le monde est désordonné, mais que l'ordre du monde naturel n'est pas le fruit d’une providence ou d'un dessein divin. » (p.14)

« [Selon Lucrèce] La peur de la mort n'est pas seulement une source de malheur pour l'individu, mais elle le pousse en outre à adopter un comportement pathologique : 

« L'avarice et la soif aveugle de prestige social » (avarities et honorum caeca cupido), qui poussent les misérables (miseros homines) à dépasser les limites du droit et parfois, en tant que complices et instigateurs du crime, à lutter nuit et jour dans un effort démesuré pour atteindre le sommet de la richesse. Ces plaies de la vie sont nourries dans une large mesure par la crainte de la mort (mortis formidine). Désireux de « jouissance et de sécurité » (dulci vitastabilique), les gens recherchent la richesse et le statut, car leurs opposés – « l'humble position et l'aiguillon de la pénurie » -leur rappellent la mort qu'ils redoutent en raison d'une « terreur infondée ». Ces personnes angoissées chercheront même à s'enrichir à travers « l'effusion de sang de la guerre civile » (sanguine civili). (pp.14-15)

« N'ayant ni feu ni vêture, incapables d'envisager le bien commun (commune bonum) et ne connaissant pas les avantages mutuels des coutumes (moribus) ou des lois (legibus), les premiers hommes ont été « entraînés… à vivre et à utiliser leur force pour eux-mêmes ». Dénués de maîtres sur terre ou au ciel, l'autoconservation fut le mot d'ordre, et ces humains ne possédaient pas encore de fausses croyances pour les pousser à agir d'une manière contraire à la nature. La nuit, la prédation potentielle des animaux sauvages était une source d'inquiétude […] plus importante que les phénomènes célestes, et le risque se concrétisait, « ils s'enfuyaient affolés […] de leurs abris rocheux ». Alors, les humains ne craignaient pas simplement la mort, mais une mort violente […] due à la prédation d'animaux non humains ; comme le note Paganini, « c'est [...] le danger représenté par les animaux sauvages qui constitue l'impulsion primitive à former les premières communautés », et cette peur ne les empêche pas d'agir de leur propre initiative (sponte sua). La peur n'est donc pas toujours pathologique : comme le souligne Hammer, « les humains, comme les autres animaux, essaient d'éviter de mourir ». La différence entre cette sorte de peur salutaire et celle qui nous pousse à vouloir la gloire et la richesse est que cette dernière entraîne la poursuite « non pas de biens réels mais de fausses opinions des choses », qui sont incompatibles avec une existence autonome. » (pp.17-18)

« S'ils n'avaient pas conclu de tels pactes d’associations, selon Lucrèce, l'humanité primitive, selon Lucrèce, aurait été « entièrement anéantie » avant même d'avoir développé quoi que ce soit qui ressemble à un langage élaboré.

Les hypothèses de Lucrèce sur l’histoire du langage –conçu selon un développement naturaliste grâce à « au pouvoir de la voix (vox) et de la langue (lingua) » – porte sur cette deuxième étape. Lucrèce rejette l'idée qu'un individu a créé la langue et en a enseigné l'usage aux autres. Au lieu de cela, il présente un récit naturaliste des origines du langage, distinct des origines de la société humaine, en affirmant que « pour ce qui est des divers sons de la parole, c'est la nature qui a incité les êtres humains à les prononcer, et c'est l'utilité qui a forgé les noms des choses ». Ce processus s'apparente, selon Lucrèce, à celui des enfants qui pointent « du doigt les objets qui les entourent ». Les humains [ont produit] comme « les animaux domestiques et les espèces de bêtes sauvages », des bruits différents pour signifier « des sentiments différents » et « des choses différentes ». […] Le langage humain est donc différent de la communication animale en degré plutôt qu'en nature, et le langage serait apparu spontanément de manière décentralisée. » (pp. 19-20).

« Lucrèce suggère qu'il vaut mieux vivre paisiblement en tant que sujet que de désirer régner sur des États (regere imperio res) et contrôler des royaumes (regna tenere). C'est un moment marquant de son poème : si les humains ne recherchaient pas (à tort) le pouvoir pour atteindre la stabilité et éviter la mort, ils se porteraient mieux. » (p.21)

« Le fait que les humains soient soumis à des lois qui leur font peur [...] n'émerge qu'à la suite d'un ensemble complexe de développements historiques, bien qu'à ce moment-là, les humains de Lucrèce aient une allure résolument « hobbesienne » et la volonté correspondante de se soumettre à la coercition. […] Lucrèce explique la peur qu’expérimente l'humanité par la tendance à « exercer une vengeance plus cruelle (ex ira) que ne le permettent les lois équitables » en raison de la colère (ira). Dès lors, la « peur du châtiment (metus... poenarum) a empoisonné les bienfaits (praemia) de la vie ». Bien que Lucrèce soit une sorte de républicain […] [il conçoit un idéal social] dans lequel le monde pourrait être meilleur si nous étions tous bien éduqués, et donc si nous avions moins besoin d'être gouvernés par des lois. » (p.23)

« Désirer les mauvais objets -la richesse, la célébrité et le pouvoir/la sécurité- à cause de la peur de la mort dont ils semblent être un remède, provoque des guerres civiles et nécessite la création d'un régime basé sur la « peur du châtiment » […] Sans notre besoin pathologique de ces faux biens, les humains pourraient vivre -et ont jadis vécu- dans un ordre pacifique sans centralisation autoritaire ; un progrès moral pourrait donc nous rapprocher de ce que nous avons perdu. » (pp.24-25)

« Hobbes ne nous dit pas quand cette condition [naturelle de l’Homme] a commencé, ce qui l'a précédée, ni précisément quand elle s'est terminée ; en effet, après avoir décrit « la condition naturelle de l'humanité », qui s'avère être « le temps que les hommes vivent sans une Puissance commune pour les maintenir tous dans la subjugation », il déclare qu'il croit que le monde « n'a jamais été généralement ainsi ». » (p.27)

« Hobbes met l'accent sur trois passions particulières -et leurs objets- qui donnent lieu à des querelles, des passions enracinées « dans la nature de l'homme » (in Natura humana en latin). Ces passions (la compétition, la défiance, la gloire) correspondent à celles que Lucrèce désigne comme responsables de la guerre civile, mais contrairement à Lucrèce, Hobbes ne situe pas leur origine dans des croyances erronées sur la nature ou leur émergence à des moments historiques distincts. Chacune d'entre elles nous incite à nous battre pour une cause spécifique : la compétition pour le « gain », la défiance pour la « sécurité » et la gloire pour la « réputation ». Ou, comme il le dit en latin, Competitio, Defensio, Gloria, l'objet de la compétition étant Dominium (des biens et des personnes), la défense étant Securitatem, et la gloire étant Famam. » (p.28)

« Rousseau, bien sûr, suggérera (dans une veine lucrétienne) dans le Discours sur les origines de l'inégalité parmi les hommes que Hobbes essentialise en fait ce qui est produit par l’organisation sociale comme relevant de la nature humaine, et fait de l'effet la cause ; Hobbes pourrait bien répondre, comme le font certains de ses lecteurs, qu'il est moins intéressé à expliquer comment nous sommes devenus sociaux qu'à illustrer ce qui se passe lorsque les États se désagrègent et pourquoi nous ne devrions pas les laisser faire, étant donné le risque d'une mort douloureuse et violente. » (p.28)

« Hobbes suggère que le germe de la religion se trouve dans l'homme isolément, et identifie trois causes : le désir de connaître les causes, « la considération du commencement des choses » et la perception des conséquences. Les deux premières se combinent pour produire l' « anxiété », Hobbes comparant de manière fameuse « chaque homme, en particulier ceux qui sont trop prévoyants », à Prométhée, avec nos cœurs « rongés par la peur de la mort (a metu Mortis), de la pauvreté ou d'autres calamités », tout comme Prométhée redoutait la dévoration quotidienne de son foie. Face à la « peur perpétuelle » (metus perpetuus), les hommes « doivent nécessairement concevoir quelque chose pour remède », et donc imaginer « une puissance ou un agent invisible ». […] La religion, ancrée dans la peur de la mort (et d'autres maux), devient […] en fait politique ; Hobbes note qu'elle est utilisée par « les premiers fondateurs et législateurs des Etats » qui ont fait de la religion « une partie de leur politique », l'utilisant pour gouverner leurs populations de manière plus efficace. Si l'on revient au chapitre 13, Hobbes ne nie pas que nous craignons la mort dans la condition naturelle en tant que telle ; il souligne plutôt que la mort violente est « la pire de toutes » ou, plus précisément, que rien n’est pire que « la crainte et le danger continus de la mort violente. » (pp.28-29)

« Hobbes, aussi peu orthodoxe qu'il soit dans nombre de ses allusions scripturaires, est étrangement conventionnel lorsqu'il s'agit du langage : « Le premier auteur de la Parole (Sermonis) fut Dieu lui-même, qui enseigna à Adam comment nommer les créatures qu'il présentait à sa vue ; car l'Écriture ne va pas plus loin en la matière ». Hobbes suggère, bien entendu, qu'Adam aurait ensuite créé « d'autres noms », puis qu'Adam aurait développé des moyens de plus en plus élaborés pour s'exprimer. Tout comme Hobbes propose le modèle de « l'Adam parlant », il nie que la « PAROLE » (sermo, en latin) partage une affinité avec la communication des animaux non humains : en l'absence de parole, « il n'y aurait eu parmi les hommes ni Common-wealth, ni Société, ni Contrat, ni Paix, pas plus que parmi les Lyons, les Ours et les Loups. » La langue adamique, développée par sa postérité, a été « perdue à la tour de Babel » et remplacée par une « diversité de langues » due à la rébellion de l'homme. » (p.31)

« Les humains peuvent être doué de parole, ce qui n'est pas le cas des animaux, mais le simple fait d'avoir la parole ne permet pas de parvenir à un accord, car certains noms « ont une signification qui tient aussi à la nature, à la disposition et à l'intérêt de celui qui les prononce ». Les désaccords sur les noms, comme nous le verrons au chapitre 5, peuvent amener ceux qui ne sont pas d'accord à « en venir aux mains » parce qu'il n'y a pas de « bonne Raison constituée par la Nature ». Le langage est infecté par la soif humaine de biens relatifs, tout comme le langage constitue notre compréhension subjective de ce qui est avantageux. Cette différence entre Hobbes et Lucrèce met en lumière une conséquence essentielle du désir de biens de statuts dans le récit de Hobbes, des biens dont les valeurs découlent d'une « position de supériorité par rapport aux autres sur des questions impliquant le pouvoir et la reconnaissance du pouvoir. » (p.32)

« Pour Lucrèce, la peur de la mort subie de mains humaines a sapé les formes antérieures d’associations spontanées ; pour Hobbes, la peur de la mort violente rend la société possible à la lumière du désaccord semé à la fois dans le langage et dans la nature humaine. » (p.34)

« Les animaux ne sont pas des créatures qui utilisent des noms, et à cet égard, les causes des querelles humaines ne sont pas seulement semées par des conditions de pénurie, mais dans les outils linguistiques mêmes qui séparent les humains des autres animaux. » (p.37)

« [Pour Hobbes] Garantir la paix – « tous les hommes s'accordent à dire que la paix est bonne » - exige que les humains fixent leur regard sur la mort, aussi lointaine soit-elle, en regardant régulièrement à travers les « lunettes prospectives » de la « science politique » ... pour voir d’avance les misères qui les accablent « à l'état de nature ». » (pp.39-40)

« La clé, pour Hobbes, est de maintenir des circonstances qui incitent les humains à craindre avant tout la mort violente. » (p.40)

« Hobbes, qui était également un moraliste (tout comme Lucrèce), remarquait au chapitre 38 du Léviathan : « que l'âme de l'homme est par nature éternelle, et une créature vivante indépendante du corps ; ou que tout autre homme est immortel, autrement que par la résurrection au dernier jour... est une doctrine qui n'apparaît pas dans l'Écriture ». Conventionnalisme, égalitarisme, mortalité de l’âme : ces éléments pouvaient aussi se combiner pour former une théorie politique résolument non autoritaire, comme ce fut le cas dans l'Angleterre des années 1640. En particulier, Richard Overton, un éminent Niveleur (et donc un critique radical de la monarchie) a écrit en 1643 un ouvrage portant le titre complet (et explicite) MANS MORTALLITIE. » (p.43)

« Si Lucrèce a raison au sujet de la préhistoire de l'homme, non seulement l'état de nature hobbesien est une simplification assez grossière, mais il perd une partie de sa force de persuasion. En effet, s'il est vrai que les humains peuvent parvenir à une coordination sociale avant l'institution d'un souverain à part entière possédant le pouvoir de punir et autorisé à régner par des êtres humains en guerre les uns contre les autres en raison de leur désir de célébrité, de gloire et de sécurité, alors un modèle d'association politique plus décentralisé et certainement moins autoritaire que celui proposé par Hobbes pourrait être de mise. L'épicurisme ne doit pas nécessairement conduire au Léviathan. Tout comme Hobbes, au chapitre 14, a rejeté la possibilité d'une exécution généralisée des pactes reposant sur la fierté (par opposition à la peur), Hobbes rejette aussi, au chapitre 17, la possibilité d'une « paix sans soumission » parce qu'il ne pense pas qu'une « grande multitude d'hommes puisse consentir à l'observation de la justice » sans un pouvoir qui les maintienne « dans la crainte ». Lucrèce propose justement une telle situation, comme nous l'avons vu, en imaginant que les contraintes sociales et les affections peuvent conduire un nombre suffisant d'humains à respecter leurs accords […] pour empêcher l'extinction de la race humaine. Il n'est pas inutile de rappeler que l’hypothèse de Lucrèce sur le développement humain donne lieu à des institutions politiques finalement limitées ; en l'absence d’un gouvernement républicain limité, on peut imaginer que les humains seraient tout aussi terrifiés par leurs dirigeants terrestres qu'ils le seraient par les dieux si ces derniers -des êtres au pouvoir immense- étaient impliqués dans notre monde. » (pp.44-45)

-Daniel Kapust, « Hobbes, Lucretius, and the Political Psychology of Peace ».

Post-scriptum : Tout comme on trouve une théorie de l’aliénation du désir chez Épicure ; on en trouve une chez Lucrèce. Mais les causes et les effets identifiés ne sont pas les mêmes (sans que les deux théories soient nécessairement incompatibles). Ce qui dément une fois de plus la présentation du poème lucrétien comme une simple mise en vers de la doctrine d’Épicure. Il y a bien une singularité philosophique de Lucrèce, à côté duquel plus d’un lecteur sera passé –trompé, il est vrai, par l’image de disciple que le poète s’est attaché à donner de lui-même. Mais on ne doit pas juger un homme –ou une époque- uniquement selon ce qu’il dit de lui-même –comme disait Marx.

Cet effort de compréhension de l’aliénation devrait nuancer les accusations de faiblesse scientifique qui ont pu être adressé aux matérialistes antiques. Il y a un réel effort de théorisation psychologique. 

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