mardi 22 juin 2021

Une politique de l’intensité. Quelques aspects de l’accélération chez Simondon et Deleuze

 

"Le terme 'accélération', popularisé dans les débats philosophiques contemporains, peut être utilisé pour désigner divers phénomènes : tout d'abord, la succession de transformations politiques, scientifiques et surtout technologiques dans l'histoire récente, avec une emphase sur le rythme de ces transformations (voir par exemple Rosa 2013). Il est ensuite utilisé, sur un ton quelque peu messianique, pour considérer que ces transformations conduisent vers une fin technologique de l'Histoire nommée "Singularité". Il peut également faire référence à une forme spécifique de politique avant-gardiste, appelée 'accélérationniste', qui propose de suivre ces transformations au niveau de l'action politique. Cette dernière forme d'accélération trouve son origine dans la pensée deleuzienne (entre autres). Ce nexus complexe de significations philosophiques, technologiques et politiques de l'accélération nécessite une clarification conceptuelle afin de la déployer de manière judicieuse." (p.499)

"Il n'est pas exagéré de dire que l'intensité constitue l'élément principal de la théorie de l'individuation de Simondon. L'intensité produit un mode de propagation avec une vitesse et une accélération non linéaire. Simondon appelle cette forme de propagation la transduction. Le concept d'individuation de Simondon vise à réconcilier le devenir et l'être, permettant ainsi une nouvelle façon de philosopher qui permet une compréhension moderne de la science et de la technologie. Simondon part de l'individuation plutôt que des individus, puisqu'un individu n'est jamais stable mais plutôt métastable, c'est-à-dire dans un processus constant d'individuation. Pris ensemble avec la notion du pré-individuel -le potentiel qui ne peut être épuisé par l'individuation- un nouveau cycle d'individuation est perpétuellement généré, sans une stabilisation définitive. La théorie de l'individuation de Simondon tente de renverser l'hylomorphisme aristotélicien, qui considère la forme (morphè) et la matière (hylè) comme le modèle intuitif pour comprendre l'être (Simondon 2005). La raison en est qu'un tel hylomorphisme ne parvient pas à réconcilier l'être et le devenir, et oppose donc l'être au devenir.

La stratégie de Simondon, comme le montrent les premières pages de L'Individuation à la lumière des notions de forme et d'information, est d'opposer au moule (ce qui donne forme) un concept de modulation [...] Alors que le moule est un concept fixe, qui imprime une forme prédéterminée sur une matière informe, le processus de modulation fonctionne à travers un processus d'interaction dynamique entre différents acteurs, qui sont des porteurs d'information. L'exemple de Simondon est celui de la fabrication de briques : la pensée hylémorphique voit l'argile comme déformée et formée par le moule (c'est-à-dire le moule étant la forme, et l'argile étant la matière) ; la pensée de la modulation voit au contraire la fabrication de briques comme opérationnelle, comme résultant des interactions de différents acteurs : la paroi du moule, les ingrédients de l'argile, les mains de l'ouvrier, l'humidité de l'argile, la température, et ainsi de suite. La fabrication de briques est plutôt conçue dans ce cas comme une modulation de l'information." (pp.500-501)

"L'individuation est déterminée par la dynamique interne de l'individu et les diverses relations avec son milieu. L'exemple auquel Simondon se réfère souvent pour expliquer sa théorie de l'individuation est la cristallisation d'une solution sursaturée. Une solution sursaturée est une solution dans laquelle la quantité de matière dissoute dépasse la quantité normale que le solvant peut supporter. Considérons une solution sursaturée de chlorure de sodium (sel) : lorsqu'une petite quantité d'énergie (par exemple de la chaleur) est donnée à la solution, un processus de cristallisation commence à se produire dans lequel l'énergie et l'information se propagent par transduction et les germes cristallins ainsi formés libèrent également de la chaleur pour accélérer le processus (Simondon 2005 : 77-84). Simondon (1960, 2005) utilise la cristallisation comme paradigme pour créer une analogie entre l'individuation de l'être physique, de l'être vivant et de l'être psychique, qui sert de modèle général d'individuation. Bien que cette analogie soit discutable, elle sert d'image fondamentale de l'individuation.

La transduction est ici le synonyme de la vitesse dans le concept d'individuation de Simondon. Elle doit être distinguée de l'induction et de la déduction, qui appartiennent à la logique classique. La logique classique opère sur l'inférence de propositions, tandis que la transduction conduit à une transformation de la structure de l'être en question. La transduction est conditionnée et régie par l'intensité résultant des tensions et des incompatibilités. On peut pousser cela encore plus loin en disant que son œuvre principale, L'Individuation à la lumière des notions de forme et d'information, consiste à lire la forme en termes d'information et l'information en termes d'intensité, ou ce qu'il appelle la signification, la disparation.

La disparation est la condition de l'individuation, jouant un rôle crucial dans les êtres physiques, vivants et psychiques. Un exemple parallèle à la cristallisation mais relatif au vivant est l'auto-correction des images rétiniennes. L'image finale que l'on a est la résolution de l'incompatibilité et de l'asymétrie entre les images rétiniennes gauche et droite. La disparation entre les deux exige une résolution afin de maintenir la continuité et l'unité de la perception.

Gilles Deleuze s'approprie la notion d'intensité dans Différence et répétition ; il se réapproprie la notion d'individuation de Simondon et l'approfondit en la reliant explicitement à l'intensité : "L'individuation est l'acte par lequel l'intensité détermine les relations différentielles à s'actualiser, le long des lignes de différentiation et à l'intérieur des qualités et des étendues qu'elle crée " (Deleuze, 1994, p. 246). (p.501)

"Ainsi, pour Deleuze, l'individuation est un acte produit par une intensité. Elle ressemble à la solution sursaturée, dans laquelle une prise de battage est atteinte et le processus d'individuation commence à résoudre les tensions qui ont émergé autour des graines de cristal. Par rapport à Simondon, Deleuze défine clairement les caractéristiques de l'intensité en relation avec la différence. L'intensité est la différence en soi [...] Alors que la conception de l'intensité de Simondon implique une critique de l'hylomorphisme aristotélicien, celle de Deleuze vise une critique des concepts de sensibilité et d'entendement de Kant. Contre Kant, Deleuze montre que la perception n'est ni régie par les intuitions pures, ni par les catégories de l'entendement, mais plutôt par l'intensité du sensible, suivie de sa genèse structurale. " (pp.501-502)

"L'intensité deleuzienne qua différence peut être comparée à ce que Simondon appelle tension. Au lieu d'utiliser des termes comme "nature" et "préindividuel", Deleuze se réfère à l'intensité comme virtuelle et potentielle. La matière ne peut être réduite à des qualités extensives qui peuvent être mesurées en termes d'espace, comme l'exemple de Descartes avec la cire ou l'éponge. Contrairement à la qualité extensive, la quantité intensive indique la singularité de son être et ne peut être décomposée en unités multiples. Par exemple, disons 31◦C : elle n'est pas 10 + 21, ni 1 × 31, mais elle est singulière en elle-même. Il en va de même pour la vitesse et l'accélération, qui sont des quantités intensives qui ne peuvent être divisées sans changer de nature à chaque fois (Deleuze et Guattari 1987 : 483). La conceptualisation par Kant du temps et de l'espace comme quantités extensives dans l'intuition ne peut rendre compte des quantités intensives. " (p.502)

"Deleuze n'a pas restreint cette compréhension de l'intensité à l'une des quatre catégories kantiennes, et va au contraire plus loin en la combinant avec la métaphysique relationnelle de Simondon, de manière à rejoindre la quantité ainsi que les deux autres catégories dynamiques, la relation et la modalité. L'intensité permet donc à Deleuze de se désengager du champ transcendantal au profit du plan de l'immanence, de passer de la logique de la représentation à une logique de l'intensité, dont la transformation est régulée par des différences au lieu de principes transcendantaux. Ou plus précisément, comme le montre Anne Sauvagnargues (2009 : 319), la différence devient un principe transcendantal. Le recadrage de la métaphysique par l'intensité dans la pensée de Simondon et de Deleuze a pris de la consistance, grâce aux découvertes des sciences modernes -en embryologie, en géologie, en perception, etc- et dessine les contours d'une nouvelle métaphysique, que l'on pourrait appeler ontogenèse plutôt qu'ontologie au sens classique. " (p.503)

"Comment la notion d'accélération nous permet-elle de mettre le paradigme de l'intensité au service de la compréhension de la trajectoire du capitalisme et du progrès technologique ? Dans un sens fondamental, intensité et accélération sont corrélées au sein de l'individuation, puisque l'intensité pousse à une transformation structurelle. Ici apparaît une divergence notable entre les projets de Simondon et de Deleuze en ce qui concerne l'intensité : alors que le premier identifie l'intensité comme un élément crucial d'un processus générique (l'individuation), le second prend l'intensité comme le nom de l'Être qua différence. Ces deux voies de réflexion nous fournissent des moyens distincts de comprendre le rôle de l'intensité au sein des processus sociaux et technologiques.

Simondon semble être plus prudent dans le traitement de l'accélération et du progrès, car pour lui ils restent liés à la question ontologique de l'individuation, et apparaissent donc comme des phases d'individuation dans le domaine social et collectif. D'autre part, ayant dans Différence et répétition identifié l'intensité avec la racine de la durée qualitative (Deleuze 1994: 238-9), Deleuze, par sa collaboration avec Félix Guattari, arrive à une conception du développement historique qui prend les flux et le désir (c'est-à-dire les variations spécifiques de l'intensité) comme les principaux agents de l'histoire. Dans L'Anti-Œdipe, ils proclament que la révolution doit être atteinte par une accentuation de l'intensification, qu'ils appellent 'déterritorialisation', plutôt que par une opposition réactionnaire au flux ou processus général." (pp.503-504)

"Cette conception a fourni aux lecteurs de Deleuze et Guattari un programme étonnant bien que profondément ambigu en vue d'une sortie du système de production capitaliste. Elle est également devenue un centre d'analyse pour des propositions accélérationnistes diverses, voire diamétralement opposées, de ces dernières années, plus particulièrement, d'une part, Nick Land (2014), qui plaide en faveur d'un capitalisme technologique anti-étatiste et inhumain, et d'autre part, Alex Williams et Nick Srnicek, dont le 'Manifeste pour une politique accélérationniste' (2014) pousse en avant une intensification de la capacité d'action politique afin de traiter de manière appropriée les transformations économiques et technologiques qui caractérisent le capitalisme tardif." (p.504)

"La thèse centrale de l'Anti-Œdipe est que le capitalisme, en tant que phénomène historique, est à la fois tributaire du désir (qui est le nom d'une intensité politisée, originelle et omniprésente) et fondamentalement instable. L'ordre capitaliste ne peut se maintenir qu'en exploitant le désir à ses propres fins ; et pour ce faire, il doit détruire les ordres sociaux et politiques préexistants. Tout au long de ce processus, "le capitalisme libère les flux du désir, mais sous les conditions sociales qui définissent sa limite et la possibilité de sa propre dissolution, de sorte qu'il s'oppose constamment, de toute sa force exaspérée, au mouvement qui le pousse vers cette limite" (Deleuze et Guattari 2004 : 139-40). Cette limite, qui est le corps sans organes que le schizo expérimente, ouvre la possibilité d'un en-dehors de l'ordre capitaliste ; c'est en ce sens que "le schizo n'est pas révolutionnaire, mais le processus schizophrénique... est le potentiel de la révolution" (341). L'horizon d'accélération tel que décrit dans l'Anti-Œdipe est donc cette limite au-delà de laquelle le flux de désir, d'intensité, déborderait un capitalisme rendu incapable de contrôler ses propres processus fondamentaux. La politique deleuzo-guattarienne, dans ce contexte, consiste dans les multiples manières par lesquelles une rupture avec la structure des pouvoirs reterritorialisants peut être conçue.

Cependant, dans la mesure où elle s'engage sur la possibilité d'une telle échappée, la proposition de Deleuze et Guattari s'expose à la critique acérée de la métaphysique accélérationniste du désir, telle que formulée par Robin Mackay : "L'erreur fatale de l'accélérationnisme a été de croire que, à l'horizon de la déterritorialisation ouverte par le capital, se dévoilerait un désir originaire qui pourrait se libérer des institutions structurées du pouvoir." (Mackay 2015 : 238). Il est notable dans ce contexte que, si Deleuze maintient une métaphysique du désir et de l'intensité tout au long de son œuvre, sa 'proposition accélérationniste' semble passer au second plan au fil des années, d'abord avec la substitution du concept d'assemblage à celui de machines désirantes dans Mille Plateaux, puis avec des réflexions critiques ultérieures.

En effet, en contraste avec la ferveur et l'enthousiasme de l'Anti-Œdipe, les conclusions prudentes et même décourageantes du texte ultérieur, "Post-scriptum sur les sociétés de contrôle" (1992), sont frappantes (Noys 2012 : 71). Dans ce court article, écrit vers la fin de sa carrière, Deleuze, s'appuyant sur les travaux antérieurs sur Foucault, reprend la description de Foucault de la transition d'une société de souveraineté à la société disciplinaire au XIXe siècle, et théorise que nous sommes maintenant arrivés à ce qu'il appelle les sociétés de contrôle. La "mutation", comme le dit Deleuze, vers ce nouveau stade du pouvoir sociétal se caractérise par le passage à de nouvelles formes de fonctionnement, qui ne s'opèrent plus par la clôture de l'espace, et où le pouvoir n'impose pas explicitement ni directement ses contraintes aux individus (comme c'était le cas dans les formes de contrôle disséquées par Foucault dans ses travaux sur les prisons). En ce sens, si la dynamique générale du capitalisme analysée dans les travaux antérieurs de Deleuze reste active, le mode de reterritorialisation technique et sociale a subi un changement majeur qui nécessite une approche renouvelée. Nous sommes maintenant confrontés à un type de contrôle qui opère par la création d'espaces pour les individus, où ils jouissent d'une liberté apparente de s'emmêler et de créer, tant que les produits de leurs activités et de leurs créations suivent une logique de forces mises en place de l'extérieur. Deleuze décrit cette transition en termes simondoniens : la première forme de contrôle -l'intervention directe- s'apparente au moulage (moulding), tandis que la seconde forme de contrôle est décrite en termes de modulation (Deleuze 1992 : 4). Puisque la modulation fonctionne en termes d'intensité, les techniques des sociétés de contrôle peuvent être utilisées efficacement pour réguler les processus d'individuation eux-mêmes : des intensités telles que le désir, la puissance psychique, les relations sociales, et même l'amour, deviennent susceptibles d'être régulées. Cet aspect technique de l'individuation n'est pas évident chez Deleuze avant le 'Post-scriptum', qui semble pousser radicalement la modulation de l'intensité de son paradigme ontologique vers un paradigme nettement politique." (pp.505-506)

"L'application par Deleuze des concepts simondoniens dans le cadre d'une analyse critique des paradigmes techno-politiques contemporains est frappante pour plusieurs raisons. Tout d'abord, elle implique une réévaluation majeure (bien qu'assez discrète) des écrits technologiques de Simondon sur des bases politiques. Alors que le Deleuze pré-Guattarien s'est inspiré de manière significative du travail de Simondon sur l'individuation, son concept ultérieur de la machine, qui occupe un rôle central dans son travail avec Guattari, semble avoir été développé de manière tout à fait distincte du travail de Simondon sur la technologie et les objets techniques ; en effet, le concept de la machine à l'œuvre dans l'Anti-Œdipe est un concept transversal plutôt que technique. Les machines, dans ce cadre, sont comprises comme un assemblage d'éléments hétérogènes (extraits de champs libidinaux, sociaux et économiques ; voir Deleuze et Guattari 2004 : 32-3), et cela entraîne une marginalisation de l'approche strictement techniques des machines (Deleuze et Guattari 1987 : 398-400), ce qui éloigne passablement Deleuze et Guattari des analyses de Simondon. Cela peut être interprété comme une critique implicite, de la part de Deleuze, de ce qu'Anne Sauvagnargues appelle l'absence d'une phase polémique chez Simondon, phase qui est centrale dans la conception de la philosophie de Deleuze (Sauvagnargues 2009 : 255-6) : L'individuation de Simondon, plutôt que d'être liée à la différence, est neutralisée en tant qu'ontogenèse, et il n'y a que des problématiques dans l'individuation (puisqu'elle est la condition dans laquelle un processus transductif peut être déclenché) mais aucune problématique de l'individuation. Par exemple, lorsque Simondon utilise le terme 'désindividuation', il ne veut pas dire quelque chose de négatif, mais plutôt une des phases de l'individuation, dans laquelle la structure précédente de l'être en question s'est dissoute en faveur de l'émergence d'un nouvel ordre. " (pp.506-507)

"Dans l'œuvre de Simondon, la question de l'accélération, qu'il aborde à travers la notion de progrès, est très localisée ; si l'on ne trouve pas chez Simondon de déclaration directe en faveur de la décélération, on observe une approche prudente, et presque conservatrice, de la question du développement technologique. Simondon recourt ici à une analogie entre l'individuation et le progrès humain, où le progrès humain est compris en termes de cycles, caractérisés par différents développements technologiques, ou plutôt par des "concrétisations objectives" (voir Simondon 2015). Si Simondon n'est pas un révolutionnaire, sa mécanologie vise à fournir les moyens d'une résistance à l'aliénation, comprise comme l'aliénation entre le travailleur et l'appareil technique de production (de manière inverse à la traditionnelle définition marxienne de l'aliénation de la puissance du travailleur vis-à-vis des produits de son travail). Pour Simondon, l'aliénation n'est pas simplement celle du travailleur, mais aussi celle de l'objet technique lui-même (par exemple, être traité comme un esclave) : Du mode d'existence des objets techniques s'ouvre sur cette même question, où le capital est décrit comme étant simplement le facteur d'amplification de l'aliénation, alors que l'aliénation fondamentale des sociétés industrielles réside dans l'incompréhension et l'ignorance de la technologie. Simondon affirme que seule une bonne compréhension de la relation entre l'homme et la technologie peut nous permettre de combler le fossé entre les travailleurs et leurs moyens de production, qui est constitutif de l'aliénation. On peut soutenir ici que Simondon est aveugle à la question de l'économie politique au centre de la critique du capitalisme par Marx ; néanmoins, les analyses de Simondon sur la technologie et sa vision d'une mécanologie fournissent quelques réflexions critiques sur les approches théoriques actuelles de l'accélération." (pp.507-508)

"Il faut reconnaître que la question de l'intensité n'occupe pas une place évidente dans la mécanologie de Simondon ; et contrairement à Deleuze, pour qui la question de l'intensité est immanente à toute son œuvre, Simondon a parfois du mal à intégrer pleinement sa métaphysique à sa théorie des objets techniques. Ce que nous pouvons dire avec une certaine assurance, c'est qu'une accélération de ce que Simondon appelle la "concrétisation" des objets techniques (le processus par lequel le mécanisme causal des objets techniques devient de plus en plus matérialisé et concret), ne conduit pas nécessairement au progrès. Au contraire, une telle accélération ne fait qu'entraîner les humains dans un processus d'aliénation encore plus grave. Simondon ne vise pas une critique humaniste classique de l'aliénation technologique comme contamination de l'esprit humain par les machines, mais veut plutôt trouver une nouvelle relation entre l'humanité et la technologie.

Ce traitement simondonien de la question du progrès se retrouve dans l'article 'The Limits of Human Progress : A Critical Study' ([1959] 2010) ainsi que dans l'ouvrage posthume récemment publié 'Le progrès, rythmes et modalités' (2015) ; nous limiterons ici notre analyse au premier article, qui est une réponse à Raymond Ruyer (1958) sur la question de l'accélération technologique par rapport aux limites du progrès humain. Ruyer rejetait l'idée d'Antoine Cournot selon laquelle le progrès technologique était une accumulation régulière et linéaire, le décrivant plutôt comme une "explosion accélérée", et soutenait que l'accélération exponentielle de la technologie s'arrêtera à un moment donné (Ruyer 1958 : 416). Nous ne pouvons pas développer ici les arguments de Ruyer, mais il est intéressant de noter qu'à la fin de l'article, il déclare que, même si la révolution industrielle du XIXe siècle a apporté la misère à une grande partie de la population, il pense qu' "une fois le squelette technique stabilisé, la vie peut recommencer ses jeux et ses fantaisies" (Ruyer 1958 : 423). Plutôt que de présupposer une fin définie au progrès humain, Simondon propose de comprendre le progrès humain en termes de cycles caractérisés par la résonance interne entre l'être humain et la concrétisation objective."(pp.508-509)

"Nous pouvons comprendre la 'résonance interne' en termes d'intensité, comme une intensité caractéristique du processus transformatif d'individuation avant qu'il ne devienne métastable ; c'est-à-dire avant qu'un nouveau cycle ne commence. Simondon identifies ici trois cycles, à savoir l'"homme-langage ", l' "homme-religion" et l' "homme-technologie". Dans le cycle 'homme-technologie', Simondon observe une nouvelle concrétisation objective, qui n'est plus celle du langage naturel, ou des rituels religieux, avec la production d''individus techniques'. Simondon ([1958] 2012) soutient que l'industrialisation a produit à la fois des individus techniques et un système technique composé d'individus connectés, qui excluent les êtres humains. Ou plus précisément, à l'époque préindustrielle, les êtres humains, en travaillant avec des outils, étaient capables de créer un milieu associé, et fonctionnaient ainsi métaphoriquement comme des individus techniques eux-mêmes ; cependant, à l'ère industrielle, les humains ont perdu le statut d'" individus techniques ", car ils ont été exclus du centre (ce qui signifie qu'ils ont perdu le rôle central dans la production) par les individus techniques industriels (Simondon [1958] 2012 : 100-2), et doivent assumer des tâches telles que presser des boutons et alimenter les chaînes de montage. Cette critique du décentrement ne provient pas d'une nostalgie de l'ancien humanisme, mais plutôt d'une inquiétude que la relation "homme-technologie" soit transformée par l'industrialisation en une relation esclave-esclave : l'un est esclave de l'autre. Bernard Stiegler appelle, de manière tout à fait appropriée, ce processus de perte de connaissances "prolétarisation" (Stiegler 2010) : la prolétarisation ne signifie pas ici que quelqu'un devient pauvre ou ouvrier, mais plutôt qu'il devient déqualifié, puisqu'il ou elle n'est plus capable de subvenir à ses besoins en utilisant ses connaissances ou ses compétences. Cependant, nous devons remarquer que le déplacement de l'humain loin du centre n'est pas une conséquence nécessaire du cycle 'homme-technologie', comme Simondon l'a noté, puisque le pouvoir de la technologie de décentrer les êtres humains est relativement faible comparé à celui du langage et de la religion." (p.509)

"Il faut ici revenir à la distinction antérieure entre deux sortes d'accélération ; premièrement, une accélération qui ne conduit pas à l'achèvement du cycle du progrès, mais le prolonge, décentre toujours davantage l'humain de toutes les activités ; deuxièmement, une accélération indispensable à l'achèvement de l'individuation déterminée par la résonance interne. En marge aussi bien d'une accélération qui conduit à une prolétarisation générale des êtres humains, que d'une attente indéfinie d'un moment révolutionnaire avec une patience communiste, Simondon montre une autre voie à partir de laquelle il faut considérer la relation homme-technologie pour mener à bien le cycle du progrès. Cela correspond à deux voies que nous pouvons trouver chez Deleuze et Simondon concernant l'accélération comme corrélat de l'intensité : l'un pense à un programme de révolution, et l'autre considère un programme d'évolution.

Mettant de côté leurs différences pour le moment, les deux penseurs confirment la critique de Williams et Srnicek selon laquelle la gauche humaniste n'a pas été capable de penser avec la technologie, se rabattant toujours sur la critique de l'aliénation sur un plan moral, plutôt que politique. Mais puisqu'il y a des courants distincts d'accélération, nous pouvons considérer les façons dont le concept général d'une politique accélérationniste devrait être poussé à sa limite, comme lorsque Simondon parle de la limite du (concept de) progrès humain : "La question des limites du progrès humain ne peut être posée sans poser aussi la question des limites de la pensée, car c'est la pensée qui apparaît comme le principal dépositaire du potentiel évolutif de l'espèce humaine" (Simondon [1962]). " (p.510)

"Simondon a rejeté l' 'automatisation' comme solution au problème de l'aliénation. Pour Simondon, l'automatisation est le 'niveau le plus bas de la perfection', ce qui signifie que l'automatisation n'est pas capable de créer une 'résonance interne' dans le système humain-technologie, mais qu'elle est plutôt une autre façon de traiter les machines comme des esclaves (Simondon [1958] 2012 : 127). Nous avons des raisons de soupçonner que cette critique de l'automatisation peut ne pas s'appliquer aux technologies contemporaines telles que l'intelligence artificielle (qui n'était pas encore bien développée à l'époque où Simondon écrivait), surtout si l'on considère des machines comme Deep Blue ou IBM Watson, ainsi que l'introduction d'un design centré sur l'humain ; cependant, elle est toujours valable dans le sens où l'automatisation devient plus agressive et déterminante dans notre vie quotidienne, surtout les outils commerciaux fortement dirigés par le marché, qui sont encore loin de ce que Simondon imagine être un cas idéal : la manière dont les musiciens interagissent avec le chef d'orchestre. " (p.511)

"Réfléchissant sur Simondon, Toscano tente d'imaginer ce que serait "une science de la révolution" (Toscano 2012 : 92). Toscano considère le pré-individuel décrit par Simondon comme une phase chargée d'énergie et de potentiel, de sorte que, lorsqu'un certain seuil est atteint, une transformation structurelle se produit. C'est ici qu'apparaît une idée intrigante, de la modulation de la disparation comme possibilité révolutionnaire. Toscano revient au concept de groupe de Simondon, et considère la formation du groupe comme un potentiel révolutionnaire :

Pour véritablement catalyser le déploiement d'un état pré-révolutionnaire, les groupes doivent donc se désadapter, se désindividuer. On pourrait dire qu'une des conditions nécessaires à l'invention d'une solution révolutionnaire susceptible d'amplifier et d'intégrer les nouveaux potentiels apportés par un état métastable est précisément celle de démolir les anciens liens, d'affirmer la différence au sein du social. (Toscano 2012 : 92-3)

Ici, Toscano signale une ouverture significative pour penser l'accélération (comme amplification) à travers l'œuvre de Simondon. Cependant, ce qui manque dans l'essai de Toscano [...] est le rôle de la technologie dans la pensée de Simondon, et sa relation avec l'" amplification des potentiels ", qui est la clé de la conceptualisation de Toscano de l'individuation des révolutions. Amplifier, c'est intensifier, et intensifier en ce sens, c'est penser les infrastructures technologiques qui permettent l'émergence d'une telle résonance. L'amplification est une question qui occupe Simondon dans les années 1960, comme on peut le lire dans sa contribution à la conférence de 1962 du Colloque de Royaumont, où il s'appuie sur le principe de fonctionnement de la triode comme analogie de l'amplification sociale." (p.512)
-Yuk Hui et Louis Morelle, "A Politics of Intensity: Some Aspects ofAcceleration in Simondon and Deleuze", 2017.

1 commentaire:

  1. Je n'ai jamais lu Deleuze, rejet instinctif, même si j'ai suivi des cours avec un spécialiste de Deleuze (Arnaud Villani). J'ignorais cette influence sur sa pensée, c'est intéressant, mais ce sont des concepts et même une conception globale de la philosophie qui me sont à peu près complètement étrangers.

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