"Le terme 'accélération', popularisé dans les
débats philosophiques contemporains, peut être utilisé pour désigner divers
phénomènes : tout d'abord, la succession de transformations politiques,
scientifiques et surtout technologiques dans l'histoire récente, avec une
emphase sur le rythme de ces transformations (voir par exemple Rosa 2013). Il
est ensuite utilisé, sur un ton quelque peu messianique, pour considérer que
ces transformations conduisent vers une fin technologique de l'Histoire nommée
"Singularité". Il peut également faire référence à une forme
spécifique de politique avant-gardiste, appelée 'accélérationniste', qui propose
de suivre ces transformations au niveau de l'action politique. Cette dernière
forme d'accélération trouve son origine dans la pensée deleuzienne (entre
autres). Ce nexus complexe de significations philosophiques, technologiques et
politiques de l'accélération nécessite une clarification conceptuelle afin de la
déployer de manière judicieuse." (p.499)
"Il n'est pas exagéré de dire que l'intensité
constitue l'élément principal de la théorie de l'individuation de Simondon.
L'intensité produit un mode de propagation avec une vitesse et une accélération
non linéaire. Simondon appelle cette forme de propagation la transduction. Le
concept d'individuation de Simondon vise à réconcilier le devenir et l'être,
permettant ainsi une nouvelle façon de philosopher qui permet une compréhension
moderne de la science et de la technologie. Simondon part de l'individuation
plutôt que des individus, puisqu'un individu n'est jamais stable mais plutôt
métastable, c'est-à-dire dans un processus constant d'individuation. Pris
ensemble avec la notion du pré-individuel -le potentiel qui ne peut être épuisé
par l'individuation- un nouveau cycle d'individuation est perpétuellement
généré, sans une stabilisation définitive. La théorie de l'individuation de
Simondon tente de renverser l'hylomorphisme aristotélicien, qui considère la
forme (morphè) et la matière (hylè) comme le modèle intuitif pour
comprendre l'être (Simondon 2005). La raison en est qu'un tel hylomorphisme ne
parvient pas à réconcilier l'être et le devenir, et oppose donc l'être au
devenir.
La stratégie de Simondon, comme le
montrent les premières pages de L'Individuation à
la lumière des notions de forme et d'information, est d'opposer au moule (ce
qui donne forme) un concept de modulation [...] Alors que le moule est un
concept fixe, qui imprime une forme prédéterminée sur une matière informe, le
processus de modulation fonctionne à travers un processus d'interaction
dynamique entre différents acteurs, qui sont des porteurs d'information.
L'exemple de Simondon est celui de la fabrication de briques : la pensée
hylémorphique voit l'argile comme déformée et formée par le moule (c'est-à-dire
le moule étant la forme, et l'argile étant la matière) ; la pensée de la
modulation voit au contraire la fabrication de briques comme opérationnelle,
comme résultant des interactions de différents acteurs : la paroi du moule, les
ingrédients de l'argile, les mains de l'ouvrier, l'humidité de l'argile, la
température, et ainsi de suite. La fabrication de briques est plutôt conçue
dans ce cas comme une modulation de l'information." (pp.500-501)
"L'individuation est déterminée par la
dynamique interne de l'individu et les diverses relations avec son milieu.
L'exemple auquel Simondon se réfère souvent pour expliquer sa théorie de
l'individuation est la cristallisation d'une solution sursaturée. Une solution
sursaturée est une solution dans laquelle la quantité de matière dissoute
dépasse la quantité normale que le solvant peut supporter. Considérons une
solution sursaturée de chlorure de sodium (sel) : lorsqu'une petite quantité
d'énergie (par exemple de la chaleur) est donnée à la solution, un processus de
cristallisation commence à se produire dans lequel l'énergie et l'information
se propagent par transduction et les germes cristallins ainsi formés libèrent
également de la chaleur pour accélérer le processus (Simondon 2005 : 77-84).
Simondon (1960, 2005) utilise la cristallisation comme paradigme pour créer une
analogie entre l'individuation de l'être physique, de l'être vivant et de
l'être psychique, qui sert de modèle général d'individuation. Bien que cette
analogie soit discutable, elle sert d'image fondamentale de l'individuation.
La transduction est ici le synonyme de la
vitesse dans le concept d'individuation de Simondon. Elle doit être distinguée
de l'induction et de la déduction, qui appartiennent à la logique classique. La
logique classique opère sur l'inférence de propositions, tandis que la
transduction conduit à une transformation de la structure de l'être en question.
La transduction est conditionnée et régie par l'intensité résultant des
tensions et des incompatibilités. On peut pousser cela encore plus loin en
disant que son œuvre principale, L'Individuation à
la lumière des notions de forme et d'information, consiste à lire la forme
en termes d'information et l'information en termes d'intensité, ou ce qu'il
appelle la signification, la disparation.
La disparation est la condition de
l'individuation, jouant un rôle crucial dans les êtres physiques, vivants et
psychiques. Un exemple parallèle à la cristallisation mais relatif au vivant
est l'auto-correction des images rétiniennes. L'image finale que l'on a est la
résolution de l'incompatibilité et de l'asymétrie entre les images rétiniennes
gauche et droite. La disparation entre les deux exige une résolution afin de
maintenir la continuité et l'unité de la perception.
Gilles Deleuze s'approprie la notion
d'intensité dans Différence et répétition ;
il se réapproprie la notion d'individuation de Simondon et l'approfondit en la
reliant explicitement à l'intensité : "L'individuation est l'acte
par lequel l'intensité détermine les relations différentielles à s'actualiser,
le long des lignes de différentiation et à l'intérieur des qualités et des
étendues qu'elle crée " (Deleuze, 1994, p. 246). (p.501)
"Ainsi, pour Deleuze, l'individuation est un
acte produit par une intensité. Elle ressemble à la solution sursaturée, dans
laquelle une prise de battage est atteinte et le processus d'individuation
commence à résoudre les tensions qui ont émergé autour des graines de cristal.
Par rapport à Simondon, Deleuze défine clairement les caractéristiques de
l'intensité en relation avec la différence. L'intensité est la différence en
soi [...] Alors que la conception de l'intensité de Simondon implique une
critique de l'hylomorphisme aristotélicien, celle de Deleuze vise une critique
des concepts de sensibilité et d'entendement de Kant. Contre Kant, Deleuze
montre que la perception n'est ni régie par les intuitions pures, ni par les
catégories de l'entendement, mais plutôt par l'intensité du sensible, suivie de
sa genèse structurale. " (pp.501-502)
"L'intensité deleuzienne qua différence
peut être comparée à ce que Simondon appelle tension. Au lieu d'utiliser des
termes comme "nature" et "préindividuel", Deleuze se réfère
à l'intensité comme virtuelle et potentielle. La matière ne peut être réduite à
des qualités extensives qui peuvent être mesurées en termes d'espace, comme
l'exemple de Descartes avec la cire ou l'éponge. Contrairement à la qualité
extensive, la quantité intensive indique la singularité de son être et ne peut
être décomposée en unités multiples. Par exemple, disons 31◦C : elle n'est pas
10 + 21, ni 1 × 31, mais elle est singulière en elle-même. Il en va de même
pour la vitesse et l'accélération, qui sont des quantités intensives qui ne
peuvent être divisées sans changer de nature à chaque fois (Deleuze et Guattari
1987 : 483). La conceptualisation par Kant du temps et de l'espace comme
quantités extensives dans l'intuition ne peut rendre compte des quantités
intensives. " (p.502)
"Deleuze n'a pas restreint cette compréhension
de l'intensité à l'une des quatre catégories kantiennes, et va au contraire
plus loin en la combinant avec la métaphysique relationnelle de Simondon, de
manière à rejoindre la quantité ainsi que les deux autres catégories
dynamiques, la relation et la modalité. L'intensité permet donc à Deleuze de se
désengager du champ transcendantal au profit du plan de l'immanence, de passer
de la logique de la représentation à une logique de l'intensité, dont la
transformation est régulée par des différences au lieu de principes
transcendantaux. Ou plus précisément, comme le montre Anne Sauvagnargues (2009
: 319), la différence devient un principe transcendantal. Le recadrage de la
métaphysique par l'intensité dans la pensée de Simondon et de Deleuze a pris de
la consistance, grâce aux découvertes des sciences modernes -en embryologie, en
géologie, en perception, etc- et dessine les contours d'une nouvelle
métaphysique, que l'on pourrait appeler ontogenèse plutôt qu'ontologie au sens
classique. " (p.503)
"Comment la notion d'accélération nous
permet-elle de mettre le paradigme de l'intensité au service de la
compréhension de la trajectoire du capitalisme et du progrès technologique ?
Dans un sens fondamental, intensité et accélération sont corrélées au sein de
l'individuation, puisque l'intensité pousse à une transformation structurelle.
Ici apparaît une divergence notable entre les projets de Simondon et de Deleuze
en ce qui concerne l'intensité : alors que le premier identifie l'intensité
comme un élément crucial d'un processus générique (l'individuation), le second
prend l'intensité comme le nom de l'Être qua différence. Ces deux voies de
réflexion nous fournissent des moyens distincts de comprendre le rôle de
l'intensité au sein des processus sociaux et technologiques.
Simondon semble être plus prudent dans le
traitement de l'accélération et du progrès, car pour lui ils restent liés à la
question ontologique de l'individuation, et apparaissent donc comme des phases
d'individuation dans le domaine social et collectif. D'autre part, ayant dans
Différence et répétition identifié l'intensité avec la racine de la durée
qualitative (Deleuze 1994: 238-9), Deleuze, par sa collaboration avec Félix
Guattari, arrive à une conception du développement historique qui prend les
flux et le désir (c'est-à-dire les variations spécifiques de l'intensité) comme
les principaux agents de l'histoire. Dans L'Anti-Œdipe,
ils proclament que la révolution doit être atteinte par une accentuation de
l'intensification, qu'ils appellent 'déterritorialisation', plutôt que par une
opposition réactionnaire au flux ou processus général." (pp.503-504)
"Cette conception a fourni aux lecteurs de
Deleuze et Guattari un programme étonnant bien que profondément ambigu en vue
d'une sortie du système de production capitaliste. Elle est également devenue
un centre d'analyse pour des propositions accélérationnistes diverses, voire
diamétralement opposées, de ces dernières années, plus particulièrement, d'une
part, Nick Land (2014), qui plaide en faveur d'un capitalisme technologique
anti-étatiste et inhumain, et d'autre part, Alex Williams et Nick Srnicek, dont
le 'Manifeste pour une politique accélérationniste' (2014) pousse
en avant une intensification de la capacité d'action politique afin de traiter
de manière appropriée les transformations économiques et technologiques qui
caractérisent le capitalisme tardif." (p.504)
"La thèse centrale de l'Anti-Œdipe est
que le capitalisme, en tant que phénomène historique, est à la fois tributaire
du désir (qui est le nom d'une intensité politisée, originelle et omniprésente)
et fondamentalement instable. L'ordre capitaliste ne peut se maintenir qu'en
exploitant le désir à ses propres fins ; et pour ce faire, il doit détruire les
ordres sociaux et politiques préexistants. Tout au long de ce processus, "le
capitalisme libère les flux du désir, mais sous les conditions sociales qui
définissent sa limite et la possibilité de sa propre dissolution, de sorte qu'il
s'oppose constamment, de toute sa force exaspérée, au mouvement qui le pousse
vers cette limite" (Deleuze et Guattari 2004 : 139-40). Cette
limite, qui est le corps sans organes que le schizo expérimente, ouvre la
possibilité d'un en-dehors de l'ordre capitaliste ; c'est en ce sens que "le
schizo n'est pas révolutionnaire, mais le processus schizophrénique... est le
potentiel de la révolution" (341). L'horizon d'accélération tel
que décrit dans l'Anti-Œdipe est donc cette limite au-delà de
laquelle le flux de désir, d'intensité, déborderait un capitalisme rendu
incapable de contrôler ses propres processus fondamentaux. La politique
deleuzo-guattarienne, dans ce contexte, consiste dans les multiples manières
par lesquelles une rupture avec la structure des pouvoirs reterritorialisants
peut être conçue.
Cependant, dans la mesure où elle s'engage
sur la possibilité d'une telle échappée, la proposition de Deleuze et Guattari
s'expose à la critique acérée de la métaphysique accélérationniste du désir,
telle que formulée par Robin Mackay : "L'erreur
fatale de l'accélérationnisme a été de croire que, à l'horizon de la
déterritorialisation ouverte par le capital, se dévoilerait un désir originaire
qui pourrait se libérer des institutions structurées du pouvoir." (Mackay
2015 : 238). Il est notable dans ce contexte que, si Deleuze maintient une
métaphysique du désir et de l'intensité tout au long de son œuvre, sa
'proposition accélérationniste' semble passer au second plan au fil des années,
d'abord avec la substitution du concept d'assemblage à celui de machines
désirantes dans Mille Plateaux,
puis avec des réflexions critiques ultérieures.
En effet, en contraste avec la ferveur et
l'enthousiasme de l'Anti-Œdipe, les conclusions
prudentes et même décourageantes du texte ultérieur, "Post-scriptum
sur les sociétés de contrôle" (1992), sont frappantes (Noys 2012 :
71). Dans ce court article, écrit vers la fin de sa carrière, Deleuze,
s'appuyant sur les travaux antérieurs sur Foucault, reprend la description de
Foucault de la transition d'une société de souveraineté à la société
disciplinaire au XIXe siècle, et théorise que nous sommes maintenant arrivés à
ce qu'il appelle les sociétés de contrôle. La "mutation", comme le
dit Deleuze, vers ce nouveau stade du pouvoir sociétal se caractérise par le
passage à de nouvelles formes de fonctionnement, qui ne s'opèrent plus par la
clôture de l'espace, et où le pouvoir n'impose pas explicitement ni directement
ses contraintes aux individus (comme c'était le cas dans les formes de contrôle
disséquées par Foucault dans ses travaux sur les prisons). En ce sens, si la
dynamique générale du capitalisme analysée dans les travaux antérieurs de
Deleuze reste active, le mode de reterritorialisation technique et sociale a
subi un changement majeur qui nécessite une approche renouvelée. Nous sommes
maintenant confrontés à un type de contrôle qui opère par la création d'espaces
pour les individus, où ils jouissent d'une liberté apparente de s'emmêler et de
créer, tant que les produits de leurs activités et de leurs créations suivent
une logique de forces mises en place de l'extérieur. Deleuze décrit cette
transition en termes simondoniens : la première forme de contrôle
-l'intervention directe- s'apparente au moulage (moulding), tandis que
la seconde forme de contrôle est décrite en termes de modulation (Deleuze 1992
: 4). Puisque la modulation fonctionne en termes d'intensité, les techniques
des sociétés de contrôle peuvent être utilisées efficacement pour réguler les
processus d'individuation eux-mêmes : des intensités telles que le désir, la
puissance psychique, les relations sociales, et même l'amour, deviennent
susceptibles d'être régulées. Cet aspect technique de l'individuation n'est pas
évident chez Deleuze avant le 'Post-scriptum', qui semble pousser radicalement
la modulation de l'intensité de son paradigme ontologique vers un paradigme
nettement politique." (pp.505-506)
"L'application par Deleuze des concepts
simondoniens dans le cadre d'une analyse critique des paradigmes
techno-politiques contemporains est frappante pour plusieurs raisons. Tout
d'abord, elle implique une réévaluation majeure (bien qu'assez discrète) des
écrits technologiques de Simondon sur des bases politiques. Alors que le
Deleuze pré-Guattarien s'est inspiré de manière significative du travail de
Simondon sur l'individuation, son concept ultérieur de la machine, qui occupe
un rôle central dans son travail avec Guattari, semble avoir été développé de
manière tout à fait distincte du travail de Simondon sur la technologie et les
objets techniques ; en effet, le concept de la machine à l'œuvre dans l'Anti-Œdipe est
un concept transversal plutôt que technique. Les machines, dans ce cadre, sont
comprises comme un assemblage d'éléments hétérogènes (extraits de champs libidinaux,
sociaux et économiques ; voir Deleuze et Guattari 2004 : 32-3), et cela
entraîne une marginalisation de l'approche strictement techniques des machines
(Deleuze et Guattari 1987 : 398-400), ce qui éloigne passablement Deleuze et
Guattari des analyses de Simondon. Cela peut être interprété comme une critique
implicite, de la part de Deleuze, de ce qu'Anne Sauvagnargues appelle l'absence
d'une phase polémique chez Simondon, phase qui est centrale dans la conception
de la philosophie de Deleuze (Sauvagnargues 2009 : 255-6) : L'individuation de
Simondon, plutôt que d'être liée à la différence, est neutralisée en tant
qu'ontogenèse, et il n'y a que des problématiques dans l'individuation
(puisqu'elle est la condition dans laquelle un processus transductif peut être
déclenché) mais aucune problématique de l'individuation. Par exemple, lorsque
Simondon utilise le terme 'désindividuation', il ne veut pas dire quelque chose
de négatif, mais plutôt une des phases de l'individuation, dans laquelle la
structure précédente de l'être en question s'est dissoute en faveur de
l'émergence d'un nouvel ordre. " (pp.506-507)
"Dans l'œuvre de Simondon, la question de
l'accélération, qu'il aborde à travers la notion de progrès, est très localisée
; si l'on ne trouve pas chez Simondon de déclaration directe en faveur de la
décélération, on observe une approche prudente, et presque conservatrice, de la
question du développement technologique. Simondon recourt ici à une analogie
entre l'individuation et le progrès humain, où le progrès humain est compris en
termes de cycles, caractérisés par différents développements technologiques, ou
plutôt par des "concrétisations objectives" (voir Simondon 2015). Si
Simondon n'est pas un révolutionnaire, sa mécanologie vise à fournir les moyens
d'une résistance à l'aliénation, comprise comme l'aliénation entre le
travailleur et l'appareil technique de production (de manière inverse à la
traditionnelle définition marxienne de l'aliénation de la puissance du
travailleur vis-à-vis des produits de son travail). Pour Simondon, l'aliénation
n'est pas simplement celle du travailleur, mais aussi celle de l'objet
technique lui-même (par exemple, être traité comme un esclave) : Du
mode d'existence des objets techniques s'ouvre sur cette même question,
où le capital est décrit comme étant simplement le facteur d'amplification de
l'aliénation, alors que l'aliénation fondamentale des sociétés industrielles
réside dans l'incompréhension et l'ignorance de la technologie. Simondon
affirme que seule une bonne compréhension de la relation entre l'homme et la
technologie peut nous permettre de combler le fossé entre les travailleurs et
leurs moyens de production, qui est constitutif de l'aliénation. On peut
soutenir ici que Simondon est aveugle à la question de l'économie politique au
centre de la critique du capitalisme par Marx ; néanmoins, les analyses de
Simondon sur la technologie et sa vision d'une mécanologie fournissent quelques
réflexions critiques sur les approches théoriques actuelles de l'accélération."
(pp.507-508)
"Il faut reconnaître que la question de
l'intensité n'occupe pas une place évidente dans la mécanologie de Simondon ;
et contrairement à Deleuze, pour qui la question de l'intensité est immanente à
toute son œuvre, Simondon a parfois du mal à intégrer pleinement sa
métaphysique à sa théorie des objets techniques. Ce que nous pouvons dire avec
une certaine assurance, c'est qu'une accélération de ce que Simondon appelle la
"concrétisation" des objets techniques (le processus par lequel le
mécanisme causal des objets techniques devient de plus en plus matérialisé et
concret), ne conduit pas nécessairement au progrès. Au contraire, une telle
accélération ne fait qu'entraîner les humains dans un processus d'aliénation
encore plus grave. Simondon ne vise pas une critique humaniste classique de
l'aliénation technologique comme contamination de l'esprit humain par les
machines, mais veut plutôt trouver une nouvelle relation entre l'humanité et la
technologie.
Ce traitement simondonien de la question
du progrès se retrouve dans l'article 'The Limits of
Human Progress : A Critical Study' ([1959] 2010) ainsi que dans
l'ouvrage posthume récemment publié 'Le progrès, rythmes et
modalités' (2015) ; nous limiterons ici notre analyse au premier
article, qui est une réponse à Raymond Ruyer (1958) sur la question de
l'accélération technologique par rapport aux limites du progrès humain. Ruyer
rejetait l'idée d'Antoine Cournot selon laquelle le progrès technologique était
une accumulation régulière et linéaire, le décrivant plutôt comme une
"explosion accélérée", et soutenait que l'accélération exponentielle
de la technologie s'arrêtera à un moment donné (Ruyer 1958 : 416). Nous ne
pouvons pas développer ici les arguments de Ruyer, mais il est intéressant de noter
qu'à la fin de l'article, il déclare que, même si la révolution industrielle du
XIXe siècle a apporté la misère à une grande partie de la population, il pense
qu' "une fois le squelette technique stabilisé, la vie peut recommencer
ses jeux et ses fantaisies" (Ruyer 1958 : 423). Plutôt que de présupposer
une fin définie au progrès humain, Simondon propose de comprendre le progrès
humain en termes de cycles caractérisés par la résonance interne entre l'être
humain et la concrétisation objective."(pp.508-509)
"Nous pouvons comprendre la 'résonance
interne' en termes d'intensité, comme une intensité caractéristique du
processus transformatif d'individuation avant qu'il ne devienne métastable ;
c'est-à-dire avant qu'un nouveau cycle ne commence. Simondon identifies ici trois
cycles, à savoir l'"homme-langage ", l' "homme-religion" et
l' "homme-technologie". Dans le cycle 'homme-technologie', Simondon
observe une nouvelle concrétisation objective, qui n'est plus celle du langage
naturel, ou des rituels religieux, avec la production d''individus techniques'.
Simondon ([1958] 2012) soutient que l'industrialisation a produit à la fois des
individus techniques et un système technique composé d'individus connectés, qui
excluent les êtres humains. Ou plus précisément, à l'époque préindustrielle,
les êtres humains, en travaillant avec des outils, étaient capables de créer un
milieu associé, et fonctionnaient ainsi métaphoriquement comme des individus
techniques eux-mêmes ; cependant, à l'ère industrielle, les humains ont perdu
le statut d'" individus techniques ", car ils ont été exclus du
centre (ce qui signifie qu'ils ont perdu le rôle central dans la production)
par les individus techniques industriels (Simondon [1958] 2012 : 100-2), et
doivent assumer des tâches telles que presser des boutons et alimenter les
chaînes de montage. Cette critique du décentrement ne provient pas d'une
nostalgie de l'ancien humanisme, mais plutôt d'une inquiétude que la relation
"homme-technologie" soit transformée par l'industrialisation en une
relation esclave-esclave : l'un est esclave de l'autre. Bernard Stiegler
appelle, de manière tout à fait appropriée, ce processus de perte de
connaissances "prolétarisation" (Stiegler 2010) : la prolétarisation
ne signifie pas ici que quelqu'un devient pauvre ou ouvrier, mais plutôt qu'il
devient déqualifié, puisqu'il ou elle n'est plus capable de subvenir à ses
besoins en utilisant ses connaissances ou ses compétences. Cependant, nous
devons remarquer que le déplacement de l'humain loin du centre n'est pas une conséquence
nécessaire du cycle 'homme-technologie', comme Simondon l'a noté, puisque le
pouvoir de la technologie de décentrer les êtres humains est relativement
faible comparé à celui du langage et de la religion." (p.509)
"Il faut ici revenir à la distinction
antérieure entre deux sortes d'accélération ; premièrement, une accélération
qui ne conduit pas à l'achèvement du cycle du progrès, mais le prolonge,
décentre toujours davantage l'humain de toutes les activités ; deuxièmement,
une accélération indispensable à l'achèvement de l'individuation déterminée par
la résonance interne. En marge aussi bien d'une accélération qui conduit à une
prolétarisation générale des êtres humains, que d'une attente indéfinie d'un
moment révolutionnaire avec une patience communiste, Simondon montre une autre
voie à partir de laquelle il faut considérer la relation homme-technologie pour
mener à bien le cycle du progrès. Cela correspond à deux voies que nous pouvons
trouver chez Deleuze et Simondon concernant l'accélération comme corrélat de
l'intensité : l'un pense à un programme de révolution, et l'autre considère un
programme d'évolution.
Mettant de côté leurs différences pour le
moment, les deux penseurs confirment la critique de Williams et Srnicek selon
laquelle la gauche humaniste n'a pas été capable de penser avec la technologie,
se rabattant toujours sur la critique de l'aliénation sur un plan moral, plutôt
que politique. Mais puisqu'il y a des courants distincts d'accélération, nous
pouvons considérer les façons dont le concept général d'une politique
accélérationniste devrait être poussé à sa limite, comme lorsque Simondon parle
de la limite du (concept de) progrès humain : "La
question des limites du progrès humain ne peut être posée sans poser aussi la
question des limites de la pensée, car c'est la pensée qui apparaît comme le
principal dépositaire du potentiel évolutif de l'espèce humaine" (Simondon
[1962]). " (p.510)
"Simondon a rejeté l' 'automatisation' comme
solution au problème de l'aliénation. Pour Simondon, l'automatisation est le
'niveau le plus bas de la perfection', ce qui signifie que l'automatisation
n'est pas capable de créer une 'résonance interne' dans le système
humain-technologie, mais qu'elle est plutôt une autre façon de traiter les
machines comme des esclaves (Simondon [1958] 2012 : 127). Nous avons des
raisons de soupçonner que cette critique de l'automatisation peut ne pas
s'appliquer aux technologies contemporaines telles que l'intelligence
artificielle (qui n'était pas encore bien développée à l'époque où Simondon
écrivait), surtout si l'on considère des machines comme Deep Blue ou IBM
Watson, ainsi que l'introduction d'un design centré sur l'humain ; cependant,
elle est toujours valable dans le sens où l'automatisation devient plus
agressive et déterminante dans notre vie quotidienne, surtout les outils
commerciaux fortement dirigés par le marché, qui sont encore loin de ce que
Simondon imagine être un cas idéal : la manière dont les musiciens
interagissent avec le chef d'orchestre. " (p.511)
"Réfléchissant sur Simondon, Toscano tente
d'imaginer ce que serait "une science de la révolution" (Toscano 2012
: 92). Toscano considère le pré-individuel décrit par Simondon comme une phase
chargée d'énergie et de potentiel, de sorte que, lorsqu'un certain seuil est
atteint, une transformation structurelle se produit. C'est ici qu'apparaît une
idée intrigante, de la modulation de la disparation comme possibilité
révolutionnaire. Toscano revient au concept de groupe de Simondon, et considère
la formation du groupe comme un potentiel révolutionnaire :
Pour véritablement catalyser le déploiement d'un état
pré-révolutionnaire, les groupes doivent donc se désadapter, se désindividuer.
On pourrait dire qu'une des conditions nécessaires à l'invention d'une solution
révolutionnaire susceptible d'amplifier et d'intégrer les nouveaux potentiels
apportés par un état métastable est précisément celle de démolir les anciens
liens, d'affirmer la différence au sein du social. (Toscano 2012 : 92-3)
Ici, Toscano signale une ouverture
significative pour penser l'accélération (comme amplification) à travers l'œuvre
de Simondon. Cependant, ce qui manque dans l'essai de Toscano [...] est le rôle
de la technologie dans la pensée de Simondon, et sa relation avec l'"
amplification des potentiels ", qui est la clé de la conceptualisation de
Toscano de l'individuation des révolutions. Amplifier, c'est intensifier, et
intensifier en ce sens, c'est penser les infrastructures technologiques qui
permettent l'émergence d'une telle résonance. L'amplification est une question
qui occupe Simondon dans les années 1960, comme on peut le lire dans sa
contribution à la conférence de 1962 du Colloque de Royaumont, où il s'appuie
sur le principe de fonctionnement de la triode comme analogie de l'amplification
sociale." (p.512)
-Yuk Hui et Louis Morelle, "A Politics of Intensity: Some Aspects ofAcceleration in Simondon and Deleuze", 2017.
Je n'ai jamais lu Deleuze, rejet instinctif, même si j'ai suivi des cours avec un spécialiste de Deleuze (Arnaud Villani). J'ignorais cette influence sur sa pensée, c'est intéressant, mais ce sont des concepts et même une conception globale de la philosophie qui me sont à peu près complètement étrangers.
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