jeudi 11 décembre 2025

Métis, technique et dialectique, de Socrate à Platon

« Dans la philosophie grecque, la métis, cette intelligence rusée, cette capacité à capter les circonstances, à s’appuyer sur la propension des choses, a été progressivement recouverte par une autre forme d’intelligibilité qui a prévalu, celle de la forme modèle, du plan. Dans La République, Platon dit : « Un général est habile selon qu’il est ou n’est pas géomètre. » La géométrie est pour nous le modèle des modèles. Les arts de la guerre chinois ne cherchent pas à projeter une forme modèle, mais plutôt à détecter au sein de la situation dans laquelle je suis engagé les éléments favorables sur lesquels, si je sais les repérer plus tôt que l’adversaire, je pourrais m’appuyer pour les exploiter. La pensée chinoise mesure le potentiel des situations.

Le danger de la conception européenne de l’efficacité fondée sur la modélisation, c’est qu’entre la forme modèle et son application, il y a toujours le risque d’une déperdition. Les Chinois n’envisagent pas les circonstances comme étant ce qui intervient entre le plan que je projette et sa mise en œuvre pratique, mais comme la ressource à même la situation, dont on peut tirer parti. Ce potentiel de situation est une ressource non modélisable, mais exploitable à même les choses. »

(François Jullien, « Penser ailleurs, penser autrement », Entretien avec Nicolas Truong, juillet 2006, in Nicolas Truong (dir.), Résistances intellectuelles. Les combats de la pensée critique, éditions de l’Aube, 2013).

 

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"Nous sommes à la fin de notre semaine de formation avec des paysans boulangers de l’association Triptolème et nous allons réaliser nous-mêmes la fournée pour le marché du lendemain, sous sa supervision. Dans la petite salle, aucune machine, simplement un grand pétrin de bois rectangulaire, des tables de façonnage, elles aussi en bois, et des étagères pour ranger les pains façonnés en train de lever.

On déverse un sac de farine de meule dans le pétrin. « Repoussez la farine sur les côtés », indique notre patronne du jour. Puis on ajoute au centre l’eau chaude, le sel, un peu de farine pour refroidir le liquide, et le levain. Plusieurs paires de mains se plongent dans le récipient pour y mélanger les différents ingrédients. Déjà, les questions de notre bande d’apprentis pleuvent : « Combien de farine, d’eau, de levain ? », « Quelle température pour les différents ingrédients ? »… On incorpore la farine petit à petit. « À quoi reconnaît-on la bonne consistance ? »

Sous ses cheveux noirs coupés court, la paysanne aux yeux verts nous regarde d’un air à la fois désolé et amusé. « Je ne sais pas ! » avoue-t-elle. Carole ne mesure que la quantité d’eau et sa température (en plus du sel). Pour le reste, c’est au jugé, elle se fie à ses sens. Elle jette un coup d’œil sur le pétrin : « Ce n’est pas homogène ! » Quelques minutes plus tard, alors que nous commençons à fatiguer de mélanger ces quelque 50 kilos de pâte, elle la touche : « Il manque encore un peu de farine. » Peu à peu, sous nos paumes, la masse prend forme, commence à se tenir."

-Marie Astier, Quel pain voulons-nous ?, Seuil / La Pile, 2016.

 

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"La mer est le règne sans fin de la mouvance pur et l'espace le plus mobile, le plus changeant, le plus polymorphe, celui ou tout chemin sitôt tracé s'efface, transformant toute navigation en une exploration toujours nouvelle, dangereuse et incertaine. La mer, « veuve de routes », comme disent magnifiquement Detienne et Vernant, est l'analogue du Tartare hésiodique, l'image même du chaos où règnent des bourrasques qui mêlent dans leurs tourbillons désordonnés toutes les directions de l'espace, ou la gauche et la droite, le haut et le bas s'échangent sans jamais se fixer, ou l'on ne trouve ni repère ni trajet orienté. Dans cette confusion chaotique infernale, poros c'est l'issue, la ressource des marins et des navigateurs, le stratagème qui permet de sortir de l'impasse, de l'aporia et de l'angoisse, sa compagne." (pp.19-20)

"C'est ainsi que certains textes opposent la mer et sa salure à l'eau douce du fleuve, comme ils opposent discours philosophiques et discours sophistiques, discours de gens nourris parmi les matelots : « J'aspire à un discours dont l'eau fluviale [...] lave ce que j'appellerai l'âpre salure [...] des propos entendus » (Phèdre, 243 b). Car la mer c'est aussi la meilleure image de la corruption du sensible et de sa stérilité. Le Phédon (109 eet sq.) compare les hommes à des poissons qui élèvent de temps en temps la tête hors de la mer pour voir les choses d'ici-bas tandis que la terre est dite une région ou tout est corrompu et mangé complètement « comme l'est par la salure ce que renferme la mer [...] ; la mer ou rien ne pousse qui mérite qu'on en parle [...] ou il n'y a pour ainsi dire rien d'accompli [...] mais des roches creuses, du sable, une quantité inimaginable de vase, des lagunes partout ou s'y mêle de la terre, bref des choses qui ne doivent pas le moins du monde être jugées en les rapportant aux beautés de chez nous »." (p.27)

"Souplesse, polymorphie, duplicité, équivocité, ambigüité tortueuse et oblique, ces caractères du sophiste sont ceux-là mêmes de la métis, l'intelligence « technique » pleine de ressources, de tours et de détours : véritable aporie vivante, le sophiste, quelles que soient les situations, est toujours capable de tracer son propre poros et trouver une issue.

Condamnés par Platon à cause de leur parenté avec le sensible, de leur duplicité, de leur oblicité (dans les Lois (823 d, 824 a), il dénonce, au nom de la vérité et de la morale, la pêche à l'hameçon et toutes les formes de chasse avec filets et pièges développant les qualités de ruse, les procédés sophistiques sont pourtant incorporés par le philosophe : comme Zeus avale Métis, l'intègre à sa propre souveraineté afin d'éviter que ne naissent d'elle des enfants très rusés qui le déposséderaient de sa puissance, ainsi le philosophe -dans le mythe du Phèdre, ne l'oublions pas, il s'efforce d'imiter Zeus." (p.36)

"Aristote déclare que la sagesse de la sage-femme n'est pas différente de celle du politique, qu'elle détient un savoir conjectural ; approximatif ; type de savoir assimilé à un long voyage à travers le désert où les chemins ne sont plus tracés, où il faut deviner la route et viser un point à l'horizon, lointain ; où il faut savoir prendre des chemins obliques, détournés, accomplir des détours pour parvenir au but visé. Or la justesse du coup d'œil, la vivacité et l'acuité d'esprit sont, pour Platon, les qualités mêmes du véritable naturel philosophique (cf. Charmide, 16 a et Rép., IV, début), les qualités de l'accoucheur des esprits dont la techné, terme à terme, dans ses diverses fonctions, ses moyens et ses fins, les capacités qu'elle met en jeu, est assimilée à l'art de l'accoucheuse. Comme elle, Socrate a le coup d'oeil pour déceler le moment où entre en travail, où ressent les douleurs aporétiques, celui dont l'âme est sur le point d'accoucher." (p.56)

"Cette volonté [platonicienne] de rupture dissimule la continuité stricte de la finalité philosophique avec celle de toute techné, de toute inventivité : trouver des expédients, des poroi, pour sortir l'homme de l'aporie la plus redoutable, la mort. Elle camoufle le caractère prométhéen de l'entreprise philosophique." (p.73)

"Pour Eschyle, [Prométhée] est celui qui apprend aux hommes à soumettre les animaux en les liant sous le joug et le harnais. Cette maitrise des liens, il la doit à son intelligence retorse, à son astuce, à sa métis à multiples facettes, à son sens de la prévision. L'art des pièges, des attrapes, des projets frauduleux est le propre de ce héros plein de ressources, pantoporos, capable de frayer pour chaque situation nouvelle un nouveau poros. « A l'inextricable même », dit le Prométhée enchainé, « il est capable de trouver une issue » ; son astuce extrême lui donne prise sur toutes choses, même sur le temps. C'est dire que Prométhée est, par sa métis, le rival direct de Zeus ; par ailleurs, il aide celui-ci lors de l'accouchement d'Athéna, la fille de Métis qu'il s'était incorporé." (p.74)

"Si Prométhée a pêché par démesure, c'est pour faire don aux hommes de la mesure. Ce don leur évite de faire « un » trop vite ou trop lentement, de poser tout de suite après l'un l'indéfini, leur fait respecter les intermédiaires entre l'un et le multiple et leur permet de les nombrer de façon précise. C'est ce respect des intermédiaires qui distingue le discours dialectique du discours éristique. Or la dialectique, entendue comme art de la division nombrée et science des intermédiaires, est affirmée être à l'origine de « tout ce qu'on a jamais pu inventer dans le domaine de l'art (techné) », et ce sont deux techné qui lui servent de paradigme ; deux techné qui, comme elle, sont capables dans une unité d'analyser, de nombrer et de spécifier la diversité ; de distinguer et de hiérarchiser les intermédiaires en espèces et sous-espèces : l'art musical, et l'art de la grammatique. Dans ce premier art, en effet, il s'agit, dans « l'infinité » qui constitue la variété confuse des sons, de distinguer l'aigu et le grave, de savoir quel nombre précis d'intervalles les sépare, quelles limites comportent ces intervalles et de quelles combinaisons ou harmonies ils sont capables, toutes mesurables par des nombres (17 d). Il s'agit de mesurer de même façon les nombres ou les rythmes dont sont susceptibles les mouvements du corps. Seule la connaissance du nombre fait de l'art de la musique une science véritable et de celui qui possède cet art un véritable sophos, un homme compétent. De même, ce qui constitue la grammatique comme art véritable, c'est de savoir déceler dans l'indéfini du son articulé le nombre précis et les multiples combinaisons des voyelles et des non-voyelles. Pour savoir lire, être un sophos dans le domaine des lettres, il ne suffit pas de connaitre le son comme indéfini, ni comme un, mais bel et bien de connaître quelle quantité et quelles différences il enferme." (pp.84-85)

"Platon distingue donc [dans les arts] tous ceux qui comme la musique manquent d'exactitude, et ceux qui se rattachent à l'art de la construction, plus exacts : au premier rang de la hiérarchie « technique » sont placés l'arithmétique, les sciences ou arts de la mesure et de la pesée. Les arts du calcul et de la mesure sont à leur tour subdivisés en deux, en fonction du critère de l'usage : celui du vulgaire qui s'en sert pour le commerce et la bâtisse est distingué de l'usage philosophique et scientifique, infiniment supérieur en exactitude, en certitude et en pureté.

Sous l'unité d'un nom commun, il faut donc distinguer deux sciences du nombre, deux sciences de la mesure. Enfin, au-dessus encore de la plus exacte de ces deux sciences se trouve placée la faculté dialectique [...] Il est remarquable que cette division dichotomique hiérarchisante n'introduit aucune solution de continuité entre les techné et les épistemé : celles-ci sont simplement déclarées être parmi les arts, des techné plus exactes, plus précises. Le partage établi par Platon n'est pas entre techné et épistemé (et il use dans tout ce passage indifféremment des deux termes) mais entre ce qui relève ou non de la mesure et du nombre. Et c'est encore ce critère qu'il prend pour décerner la première place à la faculté dialectique. Pourtant c'est seulement au prix d'un certain glissement que la dialectique peut être déclarée la science suprême, la plus exacte de toutes : d'une part, Platon abandonne la définition « prométhéenne » de la dialectique comme art de la division nombrée (définition qui avait pourtant permis d'établir entre elle, les sciences et les arts, une parfaite continuité) au profit d'une définition plus ancienne, celle de La République, la dialectique comme science de l'Etre, de la réalité véritable et perpétuellement identique à elle-même; d'autre part, la supériorité de la dialectique, ainsi définie, est cette fois référée à la supériorité, non plus de ses instruments plus ou moins exacts, mais à celle de son objet, le plus exact, le plus précis, le plus vrai, le plus ferme et le plus pur." (pp.89-90)

"La dialectique comme art de la division nombrée, impliquait une tout autre conception de l'Etre -l'Etre comme système de différences." (p.92)

-Sarah Kofman, Comment s'en sortir ?, Éditions Galilée, 1983, 104 pages.

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