Le danger de la conception européenne de l’efficacité
fondée sur la modélisation, c’est qu’entre la forme modèle et son application,
il y a toujours le risque d’une déperdition. Les Chinois n’envisagent pas les
circonstances comme étant ce qui intervient entre le plan que je projette et sa
mise en œuvre pratique, mais comme la ressource à même la situation, dont on
peut tirer parti. Ce potentiel de situation est une ressource non modélisable,
mais exploitable à même les choses. »
(François Jullien, « Penser
ailleurs, penser autrement », Entretien avec Nicolas Truong, juillet 2006,
in Nicolas Truong (dir.), Résistances intellectuelles. Les combats de
la pensée critique, éditions de l’Aube, 2013).
***
"Nous sommes à la fin de notre semaine de
formation avec des paysans boulangers de l’association Triptolème et nous
allons réaliser nous-mêmes la fournée pour le marché du lendemain, sous sa
supervision. Dans la petite salle, aucune machine, simplement un grand pétrin
de bois rectangulaire, des tables de façonnage, elles aussi en bois, et des
étagères pour ranger les pains façonnés en train de lever.
On déverse un sac de farine de meule dans le pétrin.
« Repoussez la farine sur les côtés », indique notre patronne
du jour. Puis on ajoute au centre l’eau chaude, le sel, un peu de farine pour
refroidir le liquide, et le levain. Plusieurs paires de mains se plongent dans
le récipient pour y mélanger les différents ingrédients. Déjà, les questions de
notre bande d’apprentis pleuvent : « Combien de farine, d’eau, de
levain ? », « Quelle température pour les différents
ingrédients ? »… On incorpore la farine petit à petit. « À
quoi reconnaît-on la bonne consistance ? »
Sous ses cheveux noirs coupés court, la paysanne aux
yeux verts nous regarde d’un air à la fois désolé et amusé. « Je ne sais
pas ! » avoue-t-elle. Carole ne mesure que la quantité d’eau
et sa température (en plus du sel). Pour le reste, c’est au jugé, elle se
fie à ses sens. Elle jette un coup d’œil sur le pétrin : « Ce
n’est pas homogène ! » Quelques minutes plus tard, alors que nous
commençons à fatiguer de mélanger ces quelque 50 kilos de pâte, elle la
touche : « Il manque encore un peu de farine. » Peu à
peu, sous nos paumes, la masse prend forme, commence à se tenir."
-Marie Astier, Quel pain voulons-nous ?,
Seuil / La Pile, 2016.
***
"La mer est le règne sans fin de la mouvance pur
et l'espace le plus mobile, le plus changeant, le plus polymorphe, celui ou
tout chemin sitôt tracé s'efface, transformant toute navigation en une
exploration toujours nouvelle, dangereuse et incertaine. La mer, « veuve de
routes », comme disent magnifiquement Detienne et Vernant, est l'analogue
du Tartare hésiodique, l'image même du chaos où règnent des bourrasques
qui mêlent dans leurs tourbillons désordonnés toutes les directions de
l'espace, ou la gauche et la droite, le haut et le bas s'échangent sans jamais
se fixer, ou l'on ne trouve ni repère ni trajet orienté. Dans cette confusion
chaotique infernale, poros c'est l'issue, la ressource des
marins et des navigateurs, le stratagème qui permet de sortir de l'impasse, de
l'aporia et de l'angoisse, sa compagne." (pp.19-20)
"C'est ainsi que certains textes opposent la
mer et sa salure à l'eau douce du fleuve, comme ils opposent discours
philosophiques et discours sophistiques, discours de gens nourris parmi les
matelots : « J'aspire à un discours dont l'eau fluviale [...] lave ce que
j'appellerai l'âpre salure [...] des propos entendus » (Phèdre, 243
b). Car la mer c'est aussi la meilleure image de la corruption du sensible
et de sa stérilité. Le Phédon (109 eet sq.) compare les hommes
à des poissons qui élèvent de temps en temps la tête hors de la mer pour voir
les choses d'ici-bas tandis que la terre est dite une région ou tout est
corrompu et mangé complètement « comme l'est par la salure ce que renferme
la mer [...] ; la mer ou rien ne pousse qui mérite qu'on en parle [...] ou il
n'y a pour ainsi dire rien d'accompli [...] mais des roches creuses, du sable,
une quantité inimaginable de vase, des lagunes partout ou s'y mêle de la terre,
bref des choses qui ne doivent pas le moins du monde être jugées en les
rapportant aux beautés de chez nous »." (p.27)
"Souplesse, polymorphie, duplicité, équivocité,
ambigüité tortueuse et oblique, ces caractères du sophiste sont ceux-là mêmes
de la métis, l'intelligence « technique » pleine de
ressources, de tours et de détours : véritable aporie vivante, le sophiste,
quelles que soient les situations, est toujours capable de tracer son
propre poros et trouver une issue.
Condamnés par Platon à cause de leur parenté avec le
sensible, de leur duplicité, de leur oblicité (dans les Lois (823 d, 824
a), il dénonce, au nom de la vérité et de la morale, la pêche à l'hameçon et
toutes les formes de chasse avec filets et pièges développant les qualités de
ruse, les procédés sophistiques sont pourtant incorporés par le philosophe
: comme Zeus avale Métis, l'intègre à sa propre souveraineté afin d'éviter que
ne naissent d'elle des enfants très rusés qui le déposséderaient de sa
puissance, ainsi le philosophe -dans le mythe du Phèdre, ne l'oublions pas, il
s'efforce d'imiter Zeus." (p.36)
"Aristote déclare que la sagesse de la sage-femme
n'est pas différente de celle du politique, qu'elle détient un savoir
conjectural ; approximatif ; type de savoir assimilé à un long voyage à
travers le désert où les chemins ne sont plus tracés, où il faut deviner la
route et viser un point à l'horizon, lointain ; où il faut savoir prendre des
chemins obliques, détournés, accomplir des détours pour parvenir au but visé.
Or la justesse du coup d'œil, la vivacité et l'acuité d'esprit sont, pour
Platon, les qualités mêmes du véritable naturel philosophique (cf. Charmide,
16 a et Rép., IV, début), les qualités de l'accoucheur des esprits
dont la techné, terme à terme, dans ses diverses fonctions, ses moyens
et ses fins, les capacités qu'elle met en jeu, est assimilée à l'art de
l'accoucheuse. Comme elle, Socrate a le coup d'oeil pour déceler le moment où
entre en travail, où ressent les douleurs aporétiques, celui dont l'âme est sur
le point d'accoucher." (p.56)
"Cette volonté [platonicienne] de rupture
dissimule la continuité stricte de la finalité philosophique avec celle de
toute techné, de toute inventivité : trouver des expédients, des poroi,
pour sortir l'homme de l'aporie la plus redoutable, la mort. Elle camoufle le
caractère prométhéen de l'entreprise philosophique." (p.73)
"Pour Eschyle, [Prométhée] est celui qui apprend aux hommes à soumettre les animaux en les liant sous le joug et le harnais. Cette maitrise des liens, il la doit à son intelligence retorse, à son astuce, à sa métis à multiples facettes, à son sens de la prévision. L'art des pièges, des attrapes, des projets frauduleux est le propre de ce héros plein de ressources, pantoporos, capable de frayer pour chaque situation nouvelle un nouveau poros. « A l'inextricable même », dit le Prométhée enchainé, « il est capable de trouver une issue » ; son astuce extrême lui donne prise sur toutes choses, même sur le temps. C'est dire que Prométhée est, par sa métis, le rival direct de Zeus ; par ailleurs, il aide celui-ci lors de l'accouchement d'Athéna, la fille de Métis qu'il s'était incorporé." (p.74)
"Si Prométhée a pêché par démesure, c'est pour
faire don aux hommes de la mesure. Ce don leur évite de faire « un » trop vite
ou trop lentement, de poser tout de suite après l'un l'indéfini, leur fait
respecter les intermédiaires entre l'un et le multiple et leur permet de les
nombrer de façon précise. C'est ce respect des intermédiaires qui
distingue le discours dialectique du discours éristique. Or la
dialectique, entendue comme art de la division nombrée et science des
intermédiaires, est affirmée être à l'origine de « tout ce qu'on a
jamais pu inventer dans le domaine de l'art (techné) », et ce sont deux techné
qui lui servent de paradigme ; deux techné qui, comme elle, sont
capables dans une unité d'analyser, de nombrer et de spécifier la diversité ;
de distinguer et de hiérarchiser les intermédiaires en espèces et sous-espèces
: l'art musical, et l'art de la grammatique. Dans ce premier art, en effet, il
s'agit, dans « l'infinité » qui constitue la variété confuse des sons,
de distinguer l'aigu et le grave, de savoir quel nombre précis d'intervalles
les sépare, quelles limites comportent ces intervalles et de quelles
combinaisons ou harmonies ils sont capables, toutes mesurables par des nombres
(17 d). Il s'agit de mesurer de même façon les nombres ou les rythmes dont sont
susceptibles les mouvements du corps. Seule la connaissance du nombre fait
de l'art de la musique une science véritable et de celui qui possède cet
art un véritable sophos, un homme compétent. De même, ce qui
constitue la grammatique comme art véritable, c'est de savoir déceler dans
l'indéfini du son articulé le nombre précis et les multiples combinaisons des
voyelles et des non-voyelles. Pour savoir lire, être un sophos dans le
domaine des lettres, il ne suffit pas de connaitre le son comme indéfini, ni
comme un, mais bel et bien de connaître quelle quantité et quelles différences
il enferme." (pp.84-85)
"Platon distingue donc [dans les arts] tous ceux
qui comme la musique manquent d'exactitude, et ceux qui se rattachent à l'art
de la construction, plus exacts : au premier rang de la hiérarchie « technique
» sont placés l'arithmétique, les sciences ou arts de la mesure et de la pesée.
Les arts du calcul et de la mesure sont à leur tour subdivisés en deux, en
fonction du critère de l'usage : celui du vulgaire qui s'en sert pour le
commerce et la bâtisse est distingué de l'usage philosophique et scientifique,
infiniment supérieur en exactitude, en certitude et en pureté.
Sous l'unité d'un nom commun, il faut donc distinguer
deux sciences du nombre, deux sciences de la mesure. Enfin, au-dessus encore de
la plus exacte de ces deux sciences se trouve placée la faculté dialectique
[...] Il est remarquable que cette division dichotomique hiérarchisante
n'introduit aucune solution de continuité entre les techné et les épistemé
: celles-ci sont simplement déclarées être parmi les arts, des techné
plus exactes, plus précises. Le partage établi par Platon n'est pas entre techné
et épistemé (et il use dans tout ce passage indifféremment des deux
termes) mais entre ce qui relève ou non de la mesure et du nombre. Et c'est
encore ce critère qu'il prend pour décerner la première place à la faculté
dialectique. Pourtant c'est seulement au prix d'un certain glissement que la
dialectique peut être déclarée la science suprême, la plus exacte de toutes :
d'une part, Platon abandonne la définition « prométhéenne » de la
dialectique comme art de la division nombrée (définition qui avait
pourtant permis d'établir entre elle, les sciences et les arts, une parfaite
continuité) au profit d'une définition plus ancienne, celle de La
République, la dialectique comme science de l'Etre, de la réalité véritable
et perpétuellement identique à elle-même; d'autre part, la supériorité de la
dialectique, ainsi définie, est cette fois référée à la supériorité, non plus
de ses instruments plus ou moins exacts, mais à celle de son objet, le plus
exact, le plus précis, le plus vrai, le plus ferme et le plus pur." (pp.89-90)
"La dialectique comme art de la division
nombrée, impliquait une tout autre conception de l'Etre -l'Etre comme système
de différences." (p.92)
-Sarah Kofman, Comment s'en sortir ?, Éditions Galilée, 1983, 104 pages.
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