-Olivier Bloch, "L'héritage libertin dans le
matérialisme des Lumières", Dix-Huitième Siècle, Année 1992,
24, pp. 73-82, pp.73-74.
"Le Theophrastus Redivivus (TR)
est un texte majeur relevant de ce qu’il est convenu d’appeler le « libertinage
érudit » du XVIIe siècle. Écrit clandestinement par un auteur, sans doute
francophone, dont l’identité nous est aujourd’hui encore inconnue, ce Théophraste
ressuscité, achevé en 1659 (il a très peu circulé et sous forme
exclusivement manuscrite) est sans doute l’expression théorique la plus
radicale et en tout cas la plus développée (1500 pages manuscrites) du combat
antireligieux de son époque."
"Gengoux soutient que tout en produisant un
système de pensée athée d’une grande cohérence, la thèse de l’imposture
religieuse se trouverait en fait discutée et dépassée par une réhabilitation
d’une certaine forme de religion « pure », « essentielle », « minimale »,
destinée au peuple, par laquelle l’anonyme dépasserait le libertinage en
direction d’une théorie pré-spinoziste de la fonction morale attribuée à la
religion. Ostrowiecki, par contre, met en cause la centralité de l’athéisme,
qui lui paraît « fonctionnel » et en quelque sorte instrumentalisé par
l’objectif polémique antireligieux, où la thèse de l’imposture politique joue
tout son rôle ; cette vis polemica de l’anonyme, selon elle,
ne donnant pas lieu à la construction d’une position théorique athéiste
véritablement assumée et conséquente."
"L’athéisme ne pouvait d’aucune façon être assumé
explicitement comme une position philosophique acceptable dans aucune des
sociétés européennes de l’époque."
"Hélène Ostrowiecki est d’abord attentive à son
caractère doxographique, son aspect de compilation érudite, que l’on retrouve
en de nombreux autres ouvrages du temps (de Lipse, de Vanini, de Grotius, de
Gassendi…). Le statut auctorial de l’Anonyme, dès lors, est quelque peu
problématique : celui-ci est d’abord un doxographe et un
commentateur qui coud ensemble ses multiples sources, les manipule et plie à
ses desseins, s’en distancie ou au contraire, selon les cas, brouille toute
distance. L’auteur, même lorsqu’il parle en première personne, est ainsi
toujours en retrait des voix qu’il sollicite, créant un « dialogue » indirect
(il me semble qu’il faudrait parler plutôt de controverse, d’échange
conflictuel) entre les philosophes qui critiquent les religions instituées et
les textes sacrés et les apologètes, essentiellement chrétiens, en prenant
cependant très clairement le parti des ennemis de la religion. Mais « la
confrontation a lieu au niveau des auteurs » ; « c’est
Aristote contre la Bible, et non le libre penseur de 1659 contre le penseur
chrétien de la même époque ». Je note simplement, qu’ainsi l’anonyme
ne fait qu’investir des stratégies d’écriture et de lecture communes de
l’époque : les batailles intellectuelles se menaient bien souvent par
autorités interposées et sous la couverture doxographique, l’auteur pouvant
ainsi, le cas échéant, se désolidariser de son propre texte."
" [L'Anonyme] va d’ailleurs jusqu’à écrire que
« ni Aristote, ni Platon, ni aucun autre philosophe plein de finesse
n’a pu produire sur quelque sujet que ce soit aucune certitude que la plus
insignifiante bonne femme pourvue d’un excellent appareil sensoriel ne puisse
elle aussi fournir ». Cet anti-intellectualisme, qui n’est pas propre
à l’anonyme, ne l’empêche pas d’appuyer toute sa démarche sur la convocation
encyclopédique des opinions des philosophes et non sur ses sens et sa seule
raison naturelle."
"Peut-on parler [comme Ostrowiecki] de «
contradiction » ? Si les philosophes sont utiles, voire nécessaires, malgré la
diversité et donc la fausseté de leurs opinions, c’est qu’ils nous engagent
pourtant, à travers celles-ci et en fait contre elles, à ne recevoir que les
vérités que chacun peut atteindre directement par l’usage de sa raison
naturelle. Ils sont utiles par leur efficacité critique, lorsqu’ils récusent
justement, au nom des vérités naturelles, l’incertitude et l’artificialité des
opinions et, explicitement ou implicitement, des croyances religieuses."
"D’une part le concept de nature est totalisant :
rien de ce qui est ne saurait être hors de la nature. Comme l’écrit l’anonyme :
« La nature est le monde dans sa totalité, qui contient et embrasse
toutes choses, comme le corps chacun des membres. Elle n’a rien en
dessous ni au-dessus d’elle, rien en dehors d’elle, mais tout en elle ; la
nature est toute en lui, et lui tout en elle. Sa puissance et son pouvoir luit
en toute chose, même les plus insignifiantes, et elle la tient d’elle-même ; il
n’y a rien avant, ni après elle; elle ne dépend de rien, que d’elle-même. »
Mais d’autre part, l’anonyme propose une conception
axiologique du naturel, écrit Ostrowiecki, en tant qu’« opposé à l’humain
». L’homme apparaît comme un être déchu, dès lors que, mu par des désirs
non naturels et victime d’une imagination affranchie de l’expérience
sensible et non soumise à la raison naturelle, il est sorti de l’état
de nature et a construit la société civile, fondée sur l’appropriation des
biens, l’imposition de relations inégalitaires et l’invention des dieux et des
religions : « c’est cet ensemble qu’on appelle corps civil, écrit
l’anonyme, monstrueux amas formé par le mélange d’éléments dissemblables,
ensemble qui par la loi de nature avait toujours été un et uniforme ». Ainsi,
selon l’interprétation que propose Ostrowiecki, « d’un côté le concept
de nature doit jouer le rôle d’un absolu, dans un raisonnement qui fait de la
surnature une invention fictive dénuée de toute existence ; de l’autre il doit
jouer le rôle de valeur relative, dans un raisonnement qui oppose le pôle
naturel à un pôle humain inventeur de cette surnature »."
"Cette idée de la déchéance de l’état naturel
était déjà formulée par les Anciens indépendamment du christianisme (voir le
mythe de la perte de l’âge d’or et ses interprétations philosophiques, en
particulier épicurienne)."
"Ses nombreuses sources antiques (aristotélisme,
épicurisme, stoïcisme, scepticisme, cynisme) et modernes (Pomponazzi, Cardan,
etc.) lui permettent de se construire une position extérieure et étrangère,
quant au fond, au christianisme. [...]
Chacun peut vivre, hic et nunc, selon la nature, dès lors qu’il se
montre capable, par l’usage de sa simple raison naturelle, de rejeter les
fausses croyances en un monde surnaturel. Certes la plupart des hommes se
montrent de fait incapables de ce retour à la nature, mais on ne trouve ici
aucun équivalent des notions d’élection, de grâce ou de prédestination ni même,
en fait, de chute, de péché et de rédemption. C’est à cela d’ailleurs que l’on
peut juger que le naturalisme du TR n’a rien avoir avec un
succédané de théologie, et la nature n’est pas un substitut de Dieu ; comme on
l’a souvent remarqué, l’anonyme ne divinise pas la nature : on ne saurait
parler de panthéisme."
"L’ouvrage procède dans son découpage de manière
systématique, articulant de grandes questions de manière ordonnée et suivie,
chacune recevant le nom de « tractatus » (traité) : Des Dieux (I)
; Du Monde (II) ; De la Religion (III)
; De l’âme et des enfers (IV) ; Qu’il faut mépriser la
Mort (V) et enfin De la vie selon la nature."
"Si l’auteur reste en retrait par rapport à son
appareil doxographique, il est fort peu enclin à investir les modes
d’argumentations sceptiques et la dimension dogmatique de la démarche paraît
difficile à discuter. Même si elle n’est pas rendue immédiatement disponible
dans les énoncés philosophiques légués par la tradition, jamais entièrement
dégagés de l’opinion comme l’exige la formulation discursive, la vérité n’est
pas inatteignable, elle est au contraire à la portée de quiconque fait l’usage dans
sa vie quotidienne de sa raison naturelle."
"Gengoux [...] considère l’ouvrage comme la première
présentation systématique d’une philosophie athéiste à l’époque moderne,
construite à partir de la notion de « nature » comme embrassant l’ensemble du
réel et impliquant le rejet dans le non être de toute prétendue réalité
surnaturelle. « C’est la puissance de la nature que nous appelons
dieu » écrit l’anonyme reprenant Pline l’ancien. « Dieu n’est
qu’un nom pour la nature, écrit Gengoux, [...]. Le seul référent
qui existe est la nature ». Mais la nature, pour autant, n’est pas
divinisée : elle est le règne de la nécessité et du hasard et
ne possède aucune finalité (de ce point de vue on ne peut parler de nature
providente ou de providence naturelle). Nul panthéisme donc, comme nous l’avons
vu ; il serait plus juste de parler de matérialisme, même si le
texte ne promeut pas spécialement la notion de matière."
"Dans l’ébauche d’histoire des religions proposée
par l’anonyme, ce sont des êtres naturels, les astres courant dans le ciel
(selon une étymologie faisant dériver theos du verbe thein,
courir) qui, par succession des temps, furent considérés comme des êtres aux
pouvoirs surnaturels, au-dessus de la loi naturelle et extérieur au monde
naturel. L’athéisme naturel ou plutôt le naturalisme intégral de l’état
de nature s’est transformé en religion astrale, puis en théisme, mais il reste
premier, primordial, car il est la vérité de la religion, au sens où il la
précède dans le temps, et celle-ci n’a nullement le pouvoir de l’abolir, mais
seulement de la falsifier et de la recouvrir, ce qui est bien différent.
C’est en ce sens que Gengoux écrit que « l’athéisme est au principe de
tous les systèmes de croyances ». La proposition est étonnante, tant
l’athéisme, par son étymologie même, semble nécessairement relatif au théisme
dont il est la négation."
"La perversion réside au contraire dans
l’affirmation de croyances religieuses ou « superstitions », contraires aux
enseignements de la raison naturelle, qui justifient des conduites qui
transgressent la loi naturelle (celles qui légitiment la propriété
privée, les inégalités de condition, les guerres et les
persécutions, celles qui condamnent les plaisirs naturels, etc.). Il pourrait
dès lors sembler que l’athéisme puisse apparaître comme la solution de tous les
problèmes de l’humanité, puisqu’il est bien la solution adoptée par le sage
dans sa vie pratique, qui règle ses actions sur la seule loi naturelle et
réduit la religion à une contrainte sociale à laquelle il faut seulement faire
semblant de se soumettre pour éviter la censure et la persécution.
Or rien n’est plus éloigné de la pensée de l’anonyme,
qui affirme la nécessité politique et morale (« pédagogique »
dit Gengoux) de la religion pour le peuple qui, sinon, se
livrerait à toutes les exactions. Cela veut donc dire qu’il juge que la plus
grande partie des hommes, du moins en nos sociétés, est incapable de sagesse et
a donc besoin du frein de la religion. À ce titre, toutes les religions sont
nécessaires et même, comme l’affirme le chapitre consacré à la question, elles
sont « toutes bonnes », alors même qu’elles sont toutes fausses."
"Pour les « libertins », les religions instituées
sont des impostures inventées à des fins politiques, afin de maintenir les
peuples en obéissance et les inciter à bien se conduire par la crainte des
châtiments et l’appât de récompenses dans l’au-delà. Il est incontestable que
cette thèse est bien présente dans le TR, l’Anonyme l’ayant
abondamment trouvé chez les auteurs qu’il cite et exploite : Pomponazzi,
Charron, Vanini, La Mothe Le Vayer, etc. Il faudrait d’ailleurs d’emblée
remarquer que cette thèse est articulée de manière sensiblement différente
selon les auteurs et les textes, suivant qu’ils insistent plutôt sur l’utilité
politique de l’imposture religieuses, sur l’ambivalence de ses effets
(bénéfiques et nocifs) ou sur son rôle d’éducation morale du peuple… Cependant,
pour Gengoux, l’Anonyme s’emploierait à dépasser la thèse de l’imposture, en
affirmant que toutes les religions sont non seulement « utiles », mais aussi «
bonnes », à travers l’idée d’une religion purifiée qui apporterait au peuple un
bénéfice moral et à la société tout entière (sages compris) un gain de paix et
de quiétude sans posséder les effets délétères des religions superstitieuses et
corrompues que nous connaissons."
"Ambivalence inhérente à la thèse de l’imposture
: d’une part, il insiste sur la dimension mensongère, oppressive et moralement
néfaste de la tromperie religieuse, dans le sillage d’un Vanini par exemple et
de la lecture cynique et désabusée que celui-ci fait de Machiavel. Mais d’un
autre côté, plutôt alors dans le sillage de Pomponazzi, souvent cité, il
s’emploie à dégager les bons effets non seulement politiques (l’obéissance aux
lois) mais aussi proprement moraux des religions, au sens où de fausses croyances
y accréditent certains préceptes moraux (en premier chef la règle d’or
consistant à ne pas faire à autrui ce que l’on ne voudrait pas qu’il nous
fasse) auxquels le sage est conduit de son côté par la raison naturelle."
"Les superstitions, pour l’Anonyme, sont
indissociables du système invétéré dans nos sociétés d’appropriation des biens
et d’inégalité des conditions. Supprimer les superstitions serait ainsi un acte
proprement révolutionnaire, or l’Anonyme n’est ni réformiste, ni
révolutionnaire ou plutôt sa philosophie de l’histoire n’admet d’autre forme de
« révolutions » que celles des grands retours cycliques. Une telle révolution
qui restituera l’état de nature pour l’humanité (et d’ailleurs abolira la
religion), puis favorisera la réapparition de religions astrales, avant de
dégénérer à nouveau dans l’état de corruption politique et religieux que nous
connaissons, est une chose certaine, mais elle est le fruit des vicissitudes
naturelles, non de l’action volontaire de quelque prince ou de quelque
sage."
"Les rares occurrences du terme athéisme dans le
traité sont très négatives et elle s’appuie surtout sur un passage
explicitement emprunté à La République de Bodin : « nulle
peste plus grave pour la cité ne peut arriver que l’absence d’une divinité, que
les grecs appelle l'athéisme ». Cette position semble très
conservatrice (outre qu’elle est en contradiction apparente avec tout le reste
du traité), alors que certains des contemporains de l’Anonyme avancent
déjà l’idée d’un athée bon citoyen (La Mothe Le Vayer, dans le sillage de
Bacon) dont Bayle plus tard, à travers la figure, quasi oxymorique
pour l’époque, de l’athée vertueux, tirera toutes les conséquences. En effet,
l’athéisme, au XVIIe siècle, contient encore l’idée d’immoralité consommée et
de transgression des lois. Sans la croyance en un Dieu qui punit et récompense,
point de serments contraignants ni de pactes fiables, point de limites aux
vices et aux exactions. C’est cette acception on ne peut plus négative de
l’athéisme que retient l’Anonyme.
Dans le cadre de sa théorie morale, elle est
d’ailleurs fort problématique, car elle semble supposer qu’il existe un
athéisme associant le rejet explicite ou implicite (en tout cas intellectuel et
conscient) des dieux et la transgression systématique de toutes les lois et de
toutes les règles : or, comme on l’a vu, soit nous avons affaire à des athées
pratiques, aux comportements transgressifs, mais qui ne possèdent pas la
conscience naturaliste de leur propre athéisme (aussi la plupart d’entre eux
sont-ils croyants, ou du moins croient-ils croire), soit nous avons affaire au
sage qui rejette les dieux et adopte en même temps une conduite vertueuse, du
moins selon les critères de la raison naturelle."
"Le souci de l’Anonyme est certainement de ne pas
permettre la moindre identification, voire le moindre rapprochement entre son
sage qui obéit à la loi naturelle et l’athée qui transgresse sans vergogne les
lois de la cité, mais aussi la loi naturelle elle-même. Pourtant ce
rapprochement est inévitable, car le sage du TR tel qu’il
apparaît dans le dernier livre n’a aucun respect pour les lois instituées dès
lors qu’elles sont contre-nature ; s’il affecte de les respecter (l’obligation
de suivre les cultes en vigueur en fait partie), c’est seulement pour ne pas
compromettre sa quiétude et éviter les persécutions. Notons bien d’ailleurs
qu’il se réserve la possibilité de les transgresser, quand il le peut, en
cachette."
-Jean-Pierre Cavailé, « Combat antireligieux et athéisme dans le Theophrastus Redivivus (1659) », Les Dossiers du Grihl [En ligne], Hors-série n°3 | 2022, mis en ligne le 01 septembre 2015, consulté le 18 juin 2025.
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