mercredi 30 juillet 2025

« F1 », de Joseph Kosinski

  

Je ne vais guère au cinéma. Pas plus que quatre à cinq fois par année -je crois.

Je suis tout de même allé voir la semaine dernière F1, de Joseph Kosinski. Surtout attiré par Brad Pitt, évidemment, avec sa blondeur olympienne et sa bouille de gamin facétieux.

Dès la séance même, j’ai pensé au Top gun –Maverick (2022), avec Tom Cruise. L’intuition était la bonne : il a aussi été réalisé par Kosinski !

J’y vois plusieurs similitudes. Mêmes célébrités hollywoodiennes vieillissantes, qui servent de rivaux et de mentors à la nouvelle génération, en apportant des vieilles ficelles du métier ainsi qu’une alternance de défi et de modération. Même tension entre l’individualisme des personnages principaux et la nécessité de créer un esprit de groupe ou une camaraderie pour l’emporter.

Mais surtout, je vois dans ces deux films quelque chose comme une modernité américaine rendue par le médium cinématographique. Films d’action bien sûr mais des films de la vitesse, de la vitesse mécanisée, motorisée (l’avion de chasse, l’automobile de compétition).

Et certes au voisinage de cette puissante technique moderne, exhubérante et rugissante, rôde la destruction, la blessure, la mort (davantage évoquée que montrée dans Top gun – Maverick -malgré le contexte militaire-, elle est paradoxalement plus présente dans F1 avec les multiples sorties de pistes, hospitalisation des pilotes, dégats sur les véhicules de course, etc.).

Et cependant, malgré ces ombres qui ne sont pas déniées (mais qui ne triomphent jamais), chacun de ses films m’a frappé par un dynamisme, un optimisme (musiques électroniques festives, plages californiennes inondées de soleil dans Top gun – Maverick…), une vitalité et même un rapport encore naïf et non-désanchanté, vis-à-vis de la puissance moderne, dans ce cinéma américain. On trouverait très difficilement, me semble-t-il, un équivalent dans le cinéma français. Ce n’est pas qu’une affaire de coûts budgétaires et de moyens techniques disponibles. Cette innocence et cette esthétisation de la puissance n’existe pas (plus ?) chez nous.

Comment ne pas y voir un fait de psychologie collective ? L’Amérique ne culpabilise guère d’être ce qu’elle est : une grande puissance mondiale, la deuxième économie du monde désormais, mais qui dépasse encore la Chine militairement, etc.

La France, elle, a renoncé à la puissance, à sa souveraineté (monétaire, commerciale, législative, etc.), à ses industries ; elle n’a plus de grande épopée contemporaine à mettre en scène ; le mieux qu’elle parvient à faire est de redonner une nouvelle forme à des épopées anciennes (réussites récentes : Les Trois Mousquetaires de Martin Bourboulon ; Le Comte de Monte-Cristo).

La France vit sur ses acquis, sur son patrimoine matériel et immatériel. Ses sur centrales nucléaires vieillissantes. Sur les acquis des Trente Glorieuses. Elle ne se projette pas dans une histoire à faire ; elle n’est pas remuée par de grandes controverses idéologiques et politiques, et par conséquent son cinéma ne donne pas dans l’épique (qui implique la lutte) ou le tragique (qui implique de sacrifier des valeurs réelles). La France s’ennuie et produit donc des petites histoires banales, mesquines et sans conséquences, vite oubliées, des histoires purement privées, individuelles, égotiques, des comédies romantiques, du drame bourgeois (qui va coucher avec qui, qui a trompé qui ?, etc.). Éventuellement on transportera l’intrigue dans une autre époque, à Versailles, dans le Paris du XIXème siècle, histoire de filmer nos monuments que le monde entier nous envie, mais sans ambition, sans message universel, ni même sans la vitalité naïve des productions hollydowiennes comme F1.

A contrario, le cinéma chinois ne lésigne pas sur l’épopée, sous la forme de films de guerre (ce qui n’est pas rassurant), mais il la pratique aussi dans un registre pacifique, où l’héroïsme se fait scientifique et industriel (en science-fiction, voyez par exemple The Wandering Earth 2, 2023). Signe d’une grande puissance dynamique et sûre d’elle-même, de ses valeurs collectives.

Il faudrait essayer de corroborer cette interprétation par une analyse de la situation du cinéma de guerre français. Certes, tous les films de guerre ne relèvent pas de l’épopée (certains peuvent être comiques, ou dénonciateurs, ou documentaires, etc.). Inversement, l’aventurier ou le héros peut se manifester ailleurs qu’à la guerre [N1]. Mais ce pourrait être un échantillon cinématographique utile à étudier. Une rapide exploration de Wikipédia montre que, depuis 2001, les films de guerre dont la France est le seul pays de production sont au nombre de trois : La Croisée des chemins (2001), Au soldat inconnu, le débarquement de Provence (2009), Les Derniers Hommes (2023) -auxquels on peut adjoinre des films-documentaires sur la lutte contre l’Etat islamique (Les Filles du soleil, 2018 ; Sœurs d'armes (2019). Les 16 autres long-mètrages que j’ai noté, de Stalingrad (2001) à Les Harkis (2022) sont tous des co-productions bi-nationales ou internationales.

Bien sûr, il ne faudrait pas mettre le modernisme insouciant que j’ai relevé dans le cinéma hollywoodien au-dessus de la critique. Il serait aussi inutile de chercher l’ombre d’une critique de l’impérialisme militaire des Etats-Unis dans Top Gun que de chercher une mise en cause écologiste de l’industrie de la compétition automobile dans F1. A la rigueur une pointe de doute perce par endroit à l’encontre de ce qui est bel et bien un sport extrême, dans sa débauche de bruits, d’agressivité, de corps athlétiques sur-entraînés et sur-protégés, etc. Mais aucun personnage ne porte à l’écran une mise en cause réelle de ce sport-spectacle. L’abandon n’est pas une alternative sérieusement envisageable (d’où, évidemment, un manque total de suspens s’agissant des grandes lignes de l’intrigue). C’est le revers aveugle et le prix à payer du côté « solaire », enchanté, de ce genre de film. Ma mère a tranché : « c’est un film de vacances ».

L’une des rares scènes de F1 qui laisse place à un moment de mise à distance -et qui touche par-là au philosophique et même à l’éthique- survient dans le dernier quart du film. Ruben Cervantes, propriétaire de l’écurie Apex Grand Prix et lui-même ancien pilote, visite Sonny Hayes à l’hopital. Il lui lance à peu près :

« On est des cons. Pourquoi est-ce qu’on n’a pas choisi le tennis ou le golf ? »

Ruben Cervantes (Javier Bardem) et son vieil ami Sonny Hayes (Brad Pitt).


Ah, pourquoi ?! « La première, la dernière et la meilleure question » (Jacqueline Carey).

Qu’est-ce qui fait courir les pilotes de formule 1 ? Ne savent-ils pas que « Tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre » (Pascal) ?

On pourrait penser que F1 nous montre la vacuité d’un certain type humain moderne (ou peut-être post-moderne), qui se fuit lui-même, ou son ennui, en se jettant en avant du danger. Le goût de la vitesse, plus qu’une griserie hédoniste, serait une modalité du divertissement, de la fuite, de la négation de soi. Le pilote ferait la course pour se fuir lui-même. Le fait que la vie privée de Sonny Hayes soit une succession d’échecs (financiers, conjugaux) ne démentirait pas cette piste interprétative.

Mais plus profondément, il me semble que F1 nous invite à considérer quelque chose de plus profond, quelque chose qui serait peut-être la relation spécifique que l’Occident entretient avec la démesure.

On sait à quelle point la pensée grecque, dès ses origines mythiques, a thématisé la notion de l’hubris.

L’outrage, l’excès, le franchissement de la limite qui convient à la nature des choses est notablement présent dans certains mythes relatifs à la technique, dont les Hellènes avaient bien senti la puissance latente et l’ivresse qu’elle risque de susciter (mythe de Prométhée, mythe d’Icare surtout).

Si les Grecs anciens ont tant insisté sur le respect de la mesure, c’est bien qu’il n’allait pas de soi, et que leurs mœurs réelles étaient autrement moins paisibles et civilisées que le laisseraient croire la symétrie et l’harmonie des productions artistiques qu’ils nous ont transmis (architecture, sculpture, etc.).

Pourquoi la culture héllénique, cette première strate de la civilisation occidentale (voyez le Qu’est-ce que l’Occident ? de Philippe Nemo) était-elle en permanence en train de se défier de l’hubris, sinon parce qu’une autre facette de l’âme grecque tirait dans une direction différente ?

On pourrait croire, avec Nietzsche, qu’à la mesure, apollynienne, s’opposerait la démesure orgiaque et violente du dionysiaque.

Mais il y a aussi une autre aspiration du monde gréco-romain (et occidental), une aspiration plus spirituelle, moins hédoniste, qui peut entrer en tension avec la mesure. Et cette passion, c’est la soif d’immortalité. Immortalité individuelle du héros grec, qui se hisse au rang des dieux (comme Héraclès). Immortalité collective de la polis, qui conservera la mémoire des patriotes morts pour la cité.

Le souci de l’immortalité, d’une immortalité personnelle, n’est pas propre à l’Occident. Il est certes absent du bouddhisme, mais il existe aussi en Asie sous la forme du taoïsme ; au Moyen-orient avec les religions du salut de l’âme (les égyptiens, les Hébreux, puis les chrétiens et les musulmans).

En revanche, ce qui semble une originalité des cultures gréco-romaines, c’est la perspective d’une immortalité obtenue par la gloire, par l’excellence personnelle, par le haut fait (individuel et collectif). Les Grecs ont inventé l’olympisme, et l’Occident moderne (anglo-saxon en particulier), a crée le sport, c’est-à-dire cette activité compétitive fondée sur la recherche du record, indissociable de la technique moderne, de la mesure technique du temps, la précision inédite des horloges, des chronomètres, etc.

Et c’est bien de cette gloire, réalisation à la fois éthique et esthétique, dont il s’agit dans F1. C’est bien cette valeur qui est en jeu et qui justifie de jouer avec la ligne rouge, de frôler la démesure. Sonny Hayes ne dénie pas le risque de mourir à la course, il a conscience du risque, mais il juge que « ça serait une belle mort ». C’est tout à fait autre chose que d’être une tête brulée. C’est un choix éthique, une manière de vivre, de donner un sens à l’existence.

Et on n’oubliera pas, ici, que Brad Pitt, en 2004 a incarné Achille (dans Troie de Wolfgang Petersen). Achille, c’est-à-dire le héros grec, dans son archaïsme et sa démesure précisément. Celui qui met en jeu sa vie non pas parce qu’il est menacé, non pas par nécessité, mais pour être reconnu et vivre dans la mémoire des hommes. Car l’homme -suivant l’interprétation de Kojève de la dialectique hégélienne du maître et l’esclavage- est l’être qui a le désir du désir d’autrui, de la reconnaissance d’autrui.

Gloire, immortalité dans la mémoire commune donc. Mais qu’est-ce qui fait courir les courir les pilotes ?

On peut penser qu’il y a plus encore, quelque chose que Sonny Hayes décrit comme un sentiment de « voler » sur la piste, un sentiment de plénitude ou d’osmose, qui est permis par la maîtrise technique du monde sans doute mais qui est plus et autre chose que cette maîtrise elle-même.

F1 est un film qui nous parle de l’accomplissement de soi, fût-ce en se confrontant au péril. L’athlète se donne l’occassion d’aller au bout de lui-même. L’atlthète de sport extrême, s’il n’est pas hédoniste ou inconscient, cherche à réaliser une valeur possible. Cette valeur n’est pas purement relationnelle (sociale) ou temporelle (tournée vers le futur, la mémoire). On pourrait à la limite imaginer un recordman qui gravit des montagnes anonymement. L’essence de son exploit réside dans le dépassement qu’il réalise pour lui, dans un rapport qu’il entretient avec lui-même.

On peut tracer un parallèle entre l’athlète et le marin analysé par Hegel. L’un et l’autre dépasse la peur de la mort et se spiritualise en mettant une valeur au-dessus de leur propre vie (ce qui les apparenteraient aussi à la figure du révolté analysé par Albert Camus -figure prométhéenne de l’Occident lui aussi). Ils visent quelque chose de grand et se grandissent pour l’atteindre : « Ceux qui naviguent sur la mer veulent aussi gagner, acquérir ; mais le moyen dont ils disposent se retourne et leur fait courir de perdre leur bien et leur vie même. Le moyen s'oppose donc à la fin. C'est ce qui élève gain et industrie au-dessus d'eux mêmes et en fait une chose courageuse et noble. La mer éveille le courage. Ceux qui la sillonnent pour acquérir vie et richesse doivent chercheur leur gain à travers le danger, ils doivent être courageux, risquer et mépriser vie et richesse. Le penchant vers la richesse est donc élevé, comme on l'a dit, grâce à la mer, à quelque chose de courageux et de noble. »

Ainsi, loin d’être un divertissement pascalien, la compétition sportive peut être vécue et expérimentée comme une relation amplifiante, une résonance entre le pilote et la piste. Le dépassement de soi est une « promotion d’être » (Bachelard). Il permet une réconciliation de la conscience avec le monde.

Ce thème du sportif en tant que figure du dépassement de soi nous amène, en guise de conclusion, à identifier un grand paradoxe au cœur de F1.

C’est au cœur de ce que la modernité occidentale a produit de plus spectaculaire, de sa part à la fois festive et maudite, dans cet espace bitumé et artificiel, de cette activité bruyante, polluante, productiviste et consumériste, au cœur de cette modernité dans ce qu’elle a aussi de capitaliste (Hollywood, industrie capitaliste, met en scène une autre activité marchande, les grands prix de formule 1, qui sont eux-mêmes une vitrine pour les grandes industries automobiles, etc.) ; c’est au cœur, donc, de cette concentration du spectaculaire-marchand que nous est délivré comme message explicite que le sens n’a rien de commun avec les valeurs marchandes (ou la célébrité, ou même l’écrasement d’autrui par la compétition), mais que conduire des bolides est une activité source d’un bien et d’une joie intrinsèque. La course est sa propre justification. Elle est la valeur ; une valeur qualitative qui surpasse et ignore le décor et les conditions sociales, économiques, politiques qui rendent possibles sa réalisation.

Paradoxe classique, maintes fois souligné, mais qui donne tout de même à penser : l’industrie culturelle n’attire pas les foules en leur présentant l’accumulation du capital (la valeur qu’elle vise elle-même) comme un horizon de sens satisfaisant. Si elle pouvait le faire, elle le ferait ; la culture moderne serait alors unidimensionnelle (comme dirait Marcuse), non contradictoire, totalement cohérente avec elle-même. Mais elle ne le peut pas.

Ce qui prouve qu’il demeure toujours une limite dans la capacité du Capital à coloniser les imaginaires. Il n’y parvient qu’indirectement. Le public a encore envie de croire et de voir l’héroïsme ou l’amour romantique. Il y a des valeurs humaines ou spirituelles, qualitatives, qui continuent de constituer un dehors à l’imaginaire de la marchandise. C’est un fait qui permet de nuancer l’idée suivant laquelle, depuis l’effondrement des bureaucraties communistes, le capitalisme aurait envahi le monde entier. Il a certainement absorbé des espaces qui lui échappaient auparavant. Il y aurait beaucoup à dire sur la croissance de son emprise sur les mœurs et les imaginaires. Mais il convient de garder à l’esprit qu’il n’est qu’hégémonique, et non omniprésent et omnipotent. Le cinéma, même le moins engagé, le moins progressiste, le moins critique, nous le démontre.

[N1] : Et il faut souligner qu’il y a un domaine qui montre un intérêt populaire persistant des Français pour l’épopée :les courses nautiques maritimes, notamment transocéaniques. On ne peut dès lors que s’étonner de la discrétion de la course à la voile dans le cinéma français, hormis quelques documentaires.

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