lundi 13 décembre 2021

L’imposition de la propriété privée et du capitalisme par la tyrannie de l’Etat et des classes dominantes. Le cas du Cambodge au prisme de la géographie anarchiste de Simon Springer


L’existence d’une économie dominée par le marché, puis la formation d’un marché du travail généralisé et d’une société capitaliste n’ont rien de « naturelles ». Ces réalités n’ont pas toujours existé. Et elles sont loin d’être advenues spontanément, par simple « recul » des interventions gouvernementales. Prenant à contre-pied une historiographie qui naturalise les catégories de la société capitaliste moderne, des auteurs comme Marx ou Karl Polanyi (et combien d’autres à leur suite) ont établi l’origine politique de la domination de classe contemporaine :

« Pour Marx, l'accumulation initiale résulta d'une violente expropriation des moyens de production qui permit à une minorité de s'approprier les surplus de capital tout en forçant le plus grand nombre à adopter un travail salarié pour vivre. La migration de la force de travail excédentaire des campagnes vers les villes, la concentration urbaine des richesses entre les mains des marchands [...] et des usuriers (qui détruisaient la propriété foncière en la convertissant en richesse financière), l'extraction d'un produit net des campagnes au bénéfices des villes : ces trois facteurs facilitèrent la concentration sociale et géographique des surplus. » (David Harvey, extraits de Spaces of Capital, 2001, in Géographie de la domination. Capitalisme et production de l'espace, Paris, Les prairies ordinaires, 2018, 143 pages, p.66).

Le capitalisme ne s’est pas imposée à la même vitesse dans le temps et dans l’espace. Certaines régions du monde n’ont été entraîné dans ce mode de production que depuis quelques décennies seulement. Ce qui était valable au 17ème et 18ème siècle pour l’Angleterre et les Pays-Bas devient la réalité quotidienne de territoires isolés de la mondialisation capitaliste par la Guerre Froide. C’est pourquoi l’approche géographique, qui observe la formation et l’organisation des espaces, peut contribuer à notre compréhension de la formation d’un monde unifié par le Capital et ses relais étatiques.

 

"L'un des éléments fondamentaux de la pensée anarchiste, tel qu'exposé par Pierre-Joseph Proudhon (2011 [1865]), est la distinction établie entre la propriété et la possession. Proudhon associe la propriété au concept de droit romain de "droit souverain", selon lequel un propriétaire peut "user et abuser" de sa propriété comme il le souhaite, tant qu'il conserve un titre sanctionné par l'État. En somme, la propriété dans la vision de Proudhon peut être définie comme un moyen juridico-institutionnel d'exploitation. Plus récemment, Hardt et Negri (2009, 5) ont soutenu que la forme contemporaine prédominante de souveraineté "est complètement intégrée et soutenue par les systèmes juridiques et les institutions de gouvernance ", c'est-à-dire une organisation formelle du pouvoir "caractérisée non seulement par la règle de droit mais également par l'institution de la propriété". Cette intrication entre la souveraineté et la propriété nous oblige à reconnaître que l'origine de l'homo sacer, en tant que figure maudite du droit romain (Schmitt 2006 [1922]), ne vient pas simplement de son exclusion des droits civils devant la loi, mais spécifiquement de son manque même de moyens d'être un propriétaire. La figure de l'homo sacer est, selon Agamben (1998, 7), l'incarnation de la vie nue, ou "vie exposée à la mort ", précisément parce qu'il peut être tué par n'importe qui, mais pas sacrificé aux dieux. Les Homines sacri sont donc définis comme ayant des vies, et donc aussi des morts, qui n'ont pas d'importance [et qui ne sont plus protégés politiquement]. N'étant plus considéré comme une entité métaphysique ou transcendantale "profonde" sous les lois souveraines de Dieu, l'individu est désormais, devant les lois souveraines de l'homme, considéré comme une entité "superficielle" dotée de propriétés, définie non pas par l'être, mais par l'avoir (Hardt et Negri 2009). En d'autres termes, pour avoir une importance politique devant la loi et être inclus dans l'ordre souverain -c'est-à-dire pour "compter"- il faut détenir des richesses.

Proudhon opposait ce droit de propriété souverain, prétendument donné par Dieu -et qu'il considérait comme une atteinte à la liberté, à l'égalité et à la sécurité de la communauté- à la possession, qui ne peut être mobilisée à des fins d'exploitation, puisqu'elle est fondée un usage effectif toujours-déjà à l'œuvre. Ainsi, une maison que l'on habite est considérée comme une possession, tandis qu'une maison que l'on loue devient un moyen d'exploiter les autres et est donc considérée comme une propriété. Alors que la propriété tente de faire des moyens de production un droit naturel et souverain d'un individu (c'est-à-dire faire de lui un propriétaire), Proudhon (2011 [1840]) a soutenu qu'il s'agissait d'une forme illégitime d'utilisation qui constituait une forme de vol des biens communs. Cela ne veut pas dire que les moyens de production ne devraient pas exister, ce qui est bien sûr impossible, mais plutôt que ces moyens ne devraient pas appartenir à un propriétaire souverain en tant que soi-disant "droit naturel". Au contraire, toute personne liée auxdits moyens de production devrait partager la prime et les excédents qu'ils produisent. En outre, il ne s'agit pas de suggérer que tout doit être partagé. Vos biens vous appartiennent sur la base de leur utilisation effective et continue. Ainsi, par exemple, si vous possédez une parcelle de terre que vous entretenez pour assurer votre existence, elle est votre propriété sur la base de son utilisation effective. Si vous employez d'autres personnes salariées pour travailler sur cette terre pour votre propre profit, ou si vous spéculez simplement sur sa valeur sans l'utiliser réellement, elle devient une propriété privée. Si un groupe travaille collectivement sur la parcelle de terre et que toutes les personnes impliquées bénéficient du profit de son utilisation, elle reste une possession, mais s'exprime sous une forme collectivisée. La propriété est donc définie par une relation sociale d'exploitation, qui la rend fondamentalement différente de la possession dans la mesure où elle s'appuie sur la coercition, l'exclusion, la hiérarchie et, surtout, la violence (légale) pour maintenir sa pérennité.

Cette notion anarchiste de l'usage réel comme seule forme légitime de possession est également une caractéristique des sociétés dites "primitives" ou "pré-alphabétisées" (Clastres 2007 [1974] ; Scott 2009). Elle reste également répandue dans le Cambodge contemporain, où les taux d'alphabétisation sont encore relativement faibles par rapport à d'autres pays [...] et où le développement d'un système juridico-cadastral est en contradiction avec les conceptions locales de l'espace, qui sont ancrées dans le consensus communautaire et l'occupation existante. Contrairement à ces spatialisations traditionnelles, les changements du système foncier au Cambodge ont été introduits à la fin de la guerre froide en 1989, lorsque le gouvernement cambodgien a tenté de rendre le pays plus attractif pour les capitalistes étrangers (St. John 1997).

[...] La pierre angulaire de la transformation politico-économique et de la néolibéralisation rapide du Cambodge (Springer 2010a) a été la promulgation de la loi foncière cambodgienne en 2001. Avec sa promulgation, une réforme foncière d'ampleur a été mise en œuvre et un conflit foncier généralisé s'en est suivi. Ce nouveau texte de loi est clairement le document écrit le plus important vis-à-vis de la terre dans le pays, car il trace le cadre juridique à partir duquel la propriété peut se développer. Pourtant, l'interprétation de la loi foncière de 2001 par rapport aux idées existantes sur l'utilisation réelle a créé une confusion significative au sein de la sphère publique cambodgienne, en particulier parmi ceux qui ont été confrontés à une expulsion dite "illégale". Par conséquent, les officiels de haut rang du gouvernement et le personnel militaire se sont enhardis grâce à ce qu'ils considèrent comme une carte blanche à l'accumulation de capital sous la forme de terres.

Ce conflit n'est pas passé inaperçu auprès d'une série d'acteurs de la société civile. Pourtant, plutôt que de remettre en cause cette législation, qui a gravement aggravé le sort des pauvres cambodgiens en engendrant une vague apparemment sans fin d'expulsions forcées, la communauté des organisations non gouvernementales (ONG) et la Banque mondiale en particulier se sont tournées vers l'enregistrement officiel des terres et la commercialisation comme moyens clés pour améliorer la sécurité foncière au Cambodge.

Malheureusement, au lieu d'atténuer le conflit foncier, cette approche a augmenté de manière significative la vulnérabilité des Cambodgiens en matière de privation de terre en exacerbant le besoin de certification écrite pour prouver la détention d'une "propriété" légitime. Avec le remodelage des modèles traditionnels de propriété foncière par le biais d'un modèle basé sur le marché, la motivation pour acquérir des terres au Cambodge n'est plus liée à la subsistance, mais plutôt au profit, par lequel les spéculateurs cherchent à "prendre de l'avance" (c'est-à-dire à prendre de l'ascendant ou à exploiter) via l'accumulation de terres transformées en propriété. Ces dernières années, de vastes étendues de terres ont été converties en plantations d'arbres dans toute l'Asie du Sud-Est (Hall 2011), ce qui a entraîné une fragmentation et un déplacement d'ampleur de la main-d'œuvre qui intensifie l'urbanisation, les populations rurales étant dépouillées de leur ancrage à la terre qui les faisait traditionnellement vivre (Li 2011). Au Cambodge, ce schéma se déploie à travers des agents de pouvoir bien positionnés qui ont commencé à déposséder -littéralement, à annuler les possessions des Cambodgiens ordinaires- en masse en imposant leur propre propriété présumée. Alors que la possession est un concept bien compris et accepté dans le Cambodge d'aujourd'hui, une base culturelle enracinée dans ce que Scott (2009, 221) appelle l'"oralité" -plutôt que l'"analphabétisme", notion qui attire l'attention sur "un mode de vie culturel différent et potentiellement positif, par opposition à une simple lacune"- associée à une longue histoire d'agriculture de subsistance, de modes de vie semi-nomades, d'économies de troc et -jusqu'à récemment- une large disponibilité de terres ont fait en sorte que la notion de propriété n'est rien moins que vague parmi la majorité des pauvres ruraux du pays.

Ces circonstances ne sont pas différentes des schémas que l'on trouve ailleurs en Asie du Sud-Est, où l'examen historique confirme que la formalisation légale de la propriété foncière était largement contemporaine de l'avènement d'une perspective orientée vers le profit, amorcée par le colonialisme européen (McCloud 1995). La différence essentielle est qu'au Cambodge, le concept d' "utilisation réelle" par rapport à la "propriété" a sans doute encore plus de validité, car les modèles de propriété foncière ont été complexifiés par l'exurbanisation forcée sous les Khmers rouges et les modèles de réinstallation post-Pol Pot qui ont vu des milliers d'individus et de familles tenter de retourner dans leurs maisons, pour les découvrir détruites (Tyner 2008). La dévastation causée par des années de guerre a non seulement nécessité l'installation sur des parcelles vacantes précédemment occupées par les victimes du génocide, mais a également encouragé la réadoption de la vie communautaire par les familles étendues afin de recréer les principes d'organisation traditionnelle, antérieurs à la période des Khmer Rouge. Dans un tel contexte, marqué par des spatialités alternatives fondées sur l'usage réel, nous pouvons considérer la création de la propriété comme ayant été délibérément imposée par l'appareil d'Etat.

L'objectif est clair : expulser par la force les individus qui occupent actuellement une parcelle de terrain souhaitée et légitimer simultanément cette revendication violente et excluante de l'espace par une litanie de documents écrits "officiels", qui n'ont guère de sens, sauf pour ceux qui passent plusieurs années à étudier un ensemble codifié de préceptes, de conventions et de précédents, et pratiquement aucun sens pour ceux qui viennent d'un milieu culturel caractérisé par l'oralité.

Il y a imbrication entre la méthode de l'accumulation primitive et l'exercice brutal du pouvoir de légalisation de l'Etat. La conséquence de cette union impie est que, malgré la caractérisation courante des cas d'expulsion au Cambodge comme étant "illégaux", la plupart des dépossessions se déroulent en fait à travers les articles écrits de la loi. Des comptes rendus récents sur le conflit foncier ont plaidé pour que les notions de classe et et de pouvoir occupent une place centrale dans les analyses du changement agraire (Khan 2004), et si je suis d'accord sur l'importance d'une telle focalisation, je tiens à la modifier légèrement en mettant l'accent sur la violence et la loi, et en particulier sur leurs recoupements. Ce changement d'orientation suit Peluso et Lund (2011, 667), qui reconnaissent la relation entre la structure de classe et le contrôle foncier comme le pivot des études agraires, mais tiennent à souligner une série de frontières émergentes, y compris " les nouveaux moyens légaux et violents de contester les contrôles fonciers antérieurs ". De plus, le conflit entre l'oralité et la loi n'est pas propre au Cambodge, et j'espère démontrer que mon raisonnement a une résonance plus large que mon étude de cas choisie. On peut facilement établir un lien avec la situation critique des peuples des Premières Nations en Colombie-Britannique, où Sparke (2006, 16) a démontré comment les traditions orales ont été considérées comme illégitimes dans "un champ juridique occidental qui n'accepte conventionnellement que la documentation écrite et cartographique du territoire". De même, la situation contemporaine au Cambodge n'est pas sans précédent historique dans d'autres endroits où le changement agraire a été sous-tendu par une accumulation primitive. Par exemple, Terzibasoglu (2004,159) affirme que dans le contexte de l'Anatolie de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, les traditions orales et les pratiques foncières existantes ont été 'mises de côté face à l'enregistrement des terres et à la primauté croissante du titre foncier prouvé par des actes officiels'. Comme l'historien marxiste E. P. Thompson (1975) l'a observé dans son compte rendu du Black Act britannique, ces luttes juridiques sont révélatrices de la façon dont la loi travaille souvent non pas à codifier les pratiques coutumières, mais à les criminaliser. Les processus de réforme agraire qui voient des systèmes antérieurs de propriété foncière transformés en régimes de propriété par le biais de l'attribution de titres légaux de propriété signifient par conséquent un profond changement dans l'économie morale existante de ces lieux qui sont aspirés dans un nouvel ordre capitaliste". (pp.521-523)

"Les processus de libéralisation au Cambodge ont été, d'une part, guidés par les objectifs et les idéaux de la communauté internationale des donateurs depuis la transition parrainée par les Nations Unies au début des années 1990 [...] et, d'autre part, facilement adoptés par les élites locales comme un moyen kleptocratique d'accroître à la fois leur richesse et leur emprise sur le pouvoir politique [...].

Le résultat de la libéralisation, de la privatisation et de la déréglementation généralisées est une industrie spéculative qui a produit un grand nombre de cessions de titres fonciers, obtenus par des moyens douteux, et un nombre correspondant d'expulsions sanglantes et de prises de terres violentes. Tant le suivi des ONG [...] que les rapports des tribunaux cambodgiens (Conseil économique national suprême 2007) confirment que le nombre de conflits fonciers n'a cessé de croître depuis l'entrée en vigueur de la loi foncière de 2001, tandis qu'au cours des 15 dernières années, les investisseurs privés ont acheté le chiffre stupéfiant de 45 % de la superficie totale du Cambodge [...].

LICADHO (2009), l'une des organisations de défense des droits de l'homme les plus importantes du pays, rapporte que dans les treize provinces cambodgiennes où elle a des bureaux, plus de 250 000 personnes ont été touchées par l'accaparement des terres et les expulsions forcées depuis 2003. Rien qu'en 2008, selon un rapport d'Amnesty International (2008b), 150 000 Cambodgiens supplémentaires risquaient d'être relogés de force dans tout le pays. Au cours du premier semestre 2010, plus de 3 500 familles cambodgiennes - soit environ 17 000 personnes au total - ont été touchées par l'accaparement de terres dans 13 provinces (Human Rights Watch 2011). Un rapport de Bridges Across Bordersand the Centre on Housing Rights and Evictions (2009) révèle en outre que de nombreux ménages vulnérables ont été arbitrairement exclus du système d'attribution des titres fonciers, ce qui prive effectivement ces familles de toute protection contre l'accaparement des terres et de toute chance d'obtenir une compensation adéquate pour leurs terres expropriées, des circonstances qui exacerbent et produisent activement des situations de pauvreté. Dans presque tous les cas, ces dépossessions ont été soutenues par l'impunité systématique de la classe dirigeante cambodgienne, composée du Premier ministre Hun Sen et de son cercle restreint de courtisans." (p.525)

"Du point de vue du capitalisme, il y avait tout d'abord un besoin de créer la propriété privée [de la terre] dans un pays où elle était absente, ce qui signifiait littéralement de l'amener a existé par des lois écrites. Bien que le Cambodge ait développé son propre système d'écriture sophistiqué -remontant au moins à l'an 611- bien avant l'arrivée des Européens, le khmer écrit n'était pas largement utilisé en dehors des œuvres littéraires et n'a été normalisé, reconnu comme la "langue nationale officielle" et largement diffusé qu'après l'indépendance du pays vis-à-vis de la France en 1953 [.... ] Ainsi, alors que les plus anciens codes juridiques connus, qui remontent à plusieurs millénaires, ont été rédigés pour permettre aux États émergents et à leurs classes sociales dominantes à la fois de légitimer et d'exercer un pouvoir de classe sur les non-lettrés (Clastres 2007 [1974]), l'application de l'écrit à la propriété n'a vraiment commencé à prendre racine au Cambodge que lorsque l'idée de propriété -telle qu'elle est connue aujourd'hui, et dans les termes d'exploitation que j'ai définis- est arrivée via sa rencontre coloniale avec la France (1863-1953).

Avant l'arrivée des Français, dans le cadre du féodalisme khmer traditionnel, et conformément à la tradition monarchique cambodgienne du Devaraja, le culte du Dieu-roi divin [...] la terre était dévolue directement au souverain comme un héritage divin [....] Il ne s'agit pas faire preuve d'un romantisme idyllique ou de suggérer que les relations sociales précapitalistes étaient bénignes, car le système féodal cambodgien était caractérisé par une structure spatio-hiérarchique rigide. La population était divisée entre la minorité urbaine de la capitale, les habitants des petites villes (kompong ), les villages rizicoles entourant les villes et les habitants des villages sauvages (prei) [...] Dans cette matrice spatiale, le Dieu-roi et sa bureaucratie représentaient le sommet du pouvoir, tandis que les peuples vivant dans les zones périphériques et les esclaves sans terre incarnaient le nadir. Dans le cas de ces derniers, on pense que beaucoup travaillaient les grands domaines détenus par le roi et quelques nobles importants [...].

Si toutes les terres, du moins en théorie, appartenaient au souverain pendant la phase féodale du Cambodge, dans la pratique, la culture de la terre, ou la possession, bénéficiait d'une reconnaissance. La loi foncière de 1884, mise en œuvre par l'administration coloniale, a modifié la structure foncière du pays en introduisant le concept de "propriété" foncière exclusive, qui a servi de garantie aux investissements des colons français, en déclarant que "les terres du Royaume, jusqu'à ce jour propriété exclusive de la Couronne, cesseront d'être inaliénables. Les autorités françaises et cambodgiennes procéderont à l'établissement de la propriété privée au Cambodge." [...]. Un système de cartographie cadastrale et d'enregistrement a rapidement suivi en 1912, qui a été renforcé par des droits de propriété exclusifs et définitifs décrétés en vertu de l'article 74 du Code civil de 1920, qui indiquait '"es droits de possession en matière immobilière ne se convertissent en droits de propriété qu'après avoir été inscrits sur le Registre." [.... ] Alors que l''acquisition par la charrue' était apparemment maintenue par l'article 723 du Code civil de 1920, qui spécifiait qu' 'en matière immobilière, le détenteur devient légitime lorsqu'il y a possession paisible d'un terrain non immatriculé, en public et de bonne foi, de façon continue et non équivoque, pendant cinq années consécutives', dans la pratique réelle du droit, la documentation écrite de l'immatriculation des terrains a commencé à usurper tout sens de la 'bonne foi' accordée à l'oralité." (p.526)

"Alors que le [système d'enregistrement foncier systématique] offrait la possibilité de convertir les revendications orales en documents écrits, le programme a finalement échoué parce que les villageois n'échangeaient pas les titres fonciers lors de l'achat et de la vente des terres, ce qui signifie que les registres cadastraux mis à jour sont rapidement tombés en désuétude. Les villageois ont négligé d'échanger les titres de propriété car ils pensaient que le maintien de relations harmonieuses avec les chefs de commune, qui supervisaient traditionnellement les échanges de terres, protégeait mieux leurs revendications. Ce que cela suggère, c'est que les Cambodgiens pauvres comprenaient mal la signification à la fois des titres fonciers et de la loi foncière récemment adoptée, car leur conception de la propriété foncière restait ancrée dans des notions de possession, opposées à la propriété privée." (p.527)

"La violence institue [...] le droit de 3 manières particulière: premièrement, elle donne au droit -en tant que régulateur de la coercition et de la violence- une raison d'être (Hobbes 2008 [1651]) ; deuxièmement, elle fournit l'occasion et la méthode pour fonder des ordres juridiques (Derrida 1992) ; et troisièmement, elle fournit un moyen par lequel le droit agit (Weber 2002 [1919]). En bref, le droit cherche à obtenir le monopole de la violence." (p.528)

"La situation dans le village de Spean Ches, à Sihanoukville, démontre clairement que les actes violents soutenus par l'autorité souveraine, tels que l'expulsion forcée, l'intimidation, la surveillance, l'emprisonnement, le meurtre par arme à feu et la dépossession font partie intégrante de l'imposition de la propriété privée.

Aux premières heures du matin du 20 avril 2007, plus de 100 policiers militaires, municipaux et civils lourdement armés ont bloqué l'accès au village et ont ordonné aux habitants de partir immédiatement [...] N'ayant nulle part où aller, les villageois ont évidemment refusé. Au cours des heures suivantes, le nombre de policiers armés est passé à plus de 300 personnes, armées d'AK47, de matraques, de bâtons électriques et de gaz lacrymogènes. Le siège a commencé par des tirs de sommation en l'air de la police, qui ont réussi à terroriser les enfants du village, qui ont couru vers la plage voisine pour s'échapper ; de nombreux adolescents et adultes ont riposté avec des pierres, des bâtons et des couteaux, mais ont été rapidement maîtrisés et arrêtés (Amnesty International 2008b). Les habitants qui ont refusé de sortir ont été littéralement bousculés, brûlés, enfumés et écrasés hors de chez eux, tandis que la police allumait des feux, utilisait des canons à eau et traversait leurs habitations avec une pelleteuse. La police elle-même a documenté la violence de l'expulsion avec des photographies, qu'un officier sympathisant a divulguées aux villageois, qui les ont ensuite partagées avec moi, en me demandant de les 'montrer au monde' [...] Avant midi, le village entier a été rasé et leurs biens ont été pillés ou détruits, notamment des filets de pêche, seize motos et deux générateurs. " (p.530)

"Les dépossédés sont capables de reconnaître l'essence de la loi pour ce qu'elle est : l'application obscure de la violence organisée [de l'Etat] pour contraindre à une obéissance généralisée vis-à-vis des caprices des puissants [...] Ils sont capables de le faire précisément parce que les expulsés ont vécu et expérimenté la loi dans sa forme la plus fondamentale. Et pourtant, lamentablement, une fois que le pouvoir de la violence de la loi a été démontré par des processus tels que l'expulsion forcée, la menace de l'application de la loi est souvent suffisante pour façonner un sentiment de honte et de déférence devant la loi. " (p.533)

"Le moment de cette expulsion est révélateur : les prix des terres côtières ont commencé à monter en flèche en 2005 en raison à la fois de l'exploration pétrolière dans le golfe de Thaïlande, juste au large de Sihanoukville (Global Witness 2009), et d'un boom de l'industrie touristique, les îles au large de la côte ayant été louées à des sociétés privées pour développer des stations balnéaires haut de gamme [...] Des propriétés en bord de mer, à seulement quelques centaines de mètres du village, ont ensuite été affectées au développement d'hôtels cinq étoiles [...] Ces événements signalent une évolution vers une spéculation orientée vers le profit, où les terres acquises sont transformées en propriété, une institution que le capitalisme considère comme une ressource principale pour assurer sa supériorité sur les autres. Ce qui n'est malheureusement pas bien compris, c'est à quel point la propriété est une institution réellement coercitive. Hay (1992, 169) affirme que "l'impact coercitif de la loi est l'élément [le plus] important pour ceux qui, en fait, sont les victimes les plus directes de sa violence, les pauvres", où "la légitimation de la parole [de la loi] est la plus convaincante pour ceux qui sont prédisposés à la croire, qui la partagent, qui l'expriment.". (p.533)

"L'article 30 de la loi foncière de 2001 a été au centre des débats sur la propriété au Cambodge, car il indique que "Toute personne qui, pendant au moins cinq ans avant la promulgation de la présente loi, a joui de la possession pacifique et incontestée d'un bien immobilier pouvant légalement faire l'objet d'une possession privée, a le droit de demander un titre de propriété définitif."

Cet article particulier est généralement interprété comme signifiant que toute période de 5 ans d'utilisation incontestée se traduit par la reconnaissance d'un droit de propriété. Cependant, comme le stipule la loi, l'usage incontesté doit avoir été continu pendant une période minimale de 5 ans avant la promulgation de cette loi, ce qui signifie que l'usage doit avoir commencé au plus tard en 1996. Suite à la mise en œuvre de cette loi, la validité juridique accordée à l'utilisation effective de la terre a été révoquée comme moyen d'obtenir des droits. Ainsi, par exemple, une famille qui vit sur une parcelle de terre non contestée depuis 1997 jusqu'au moment de la rédaction de ce document en 2012 n'a aucun droit légal sans document écrit officiel, indépendamment des témoignages qu'elle peut produire pour attester de la véracité de sa revendication d'usage effectif de la terre. En outre, l'article 30 indique explicitement "a le droit de DEMANDER un titre de propriété définitif". Cela ne signifie pas que l'acte sera effectivement donné, mais qu'il s'agit d'une décision qui sera arbitrairement prise par les tribunaux. Mon emploi du mot "arbitraire" ici n'est pas sans conséquence ou inconsidérée. Dans l'usage contemporain, l'arbitraire renvoie généralement à deux idées connexes, la première étant que les résultats reposent sur un choix aléatoire ou un caprice personnel, tandis que la seconde se rapporte à l'utilisation incontrôlée et autocratique de l'autorité. Les mots "arbitrage" et "arbitraire" sont tous deux dérivés du latin arbiter, qui signifie "juge" ou "chef suprême". Prises ensemble, ces connotations étymologiques et contemporaines révèlent la nature illusoire et souveraine de l'arbitrage juridique et devraient nous obliger à reconnaître la violence qui soutient le pouvoir d'interprétation et donc l'"autorité" de la loi." (p.534)

"En étant dépourvus de propriété, en étant non-propriétaires, les dépossédés sont exposés comme des homines sacri, des vies qui ne comptent pas aux yeux de la loi, précisément parce que la charge de la preuve concernant l'usage effectif dans les cas d'expulsion forcée incombe entièrement à l'occupant, et avec les cartes empilées contre eux dans un système qui privilégie l'écrit sur le témoignage oral, c'est une tâche presque impossible." (p.535)

"L'interprétation de la loi, qui est le droit arbitraire du souverain, est que l'écrit prime sur toute prétention à la possession qui pourrait être mise en évidence par la conduite d'une enquête visant à établir les faits en recueillant des témoignages oraux. En somme, le dicton "que ce soit écrit, que ce soit fait" représente le cœur du droit de la propriété, alors que la possession ne s'écrit pas à travers les critères fixés par l'ordre juridico-institutionnel, comme dans les pratiques d'usage réel fondées sur la reconnaissance mutuelle et orale, de sorte que le droit veille à ce que ces formes de propriété d'usages soient détruites". (p.536)

-Simon Springer, "Illegal evictions ? Overwriting possession and orality with law’s violence in Cambodia", Journal of Agrarian Change, vol. 13, 2013, pp.520-546.

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