« D'après Diogène Laërce, Protagoras a été pendant sa jeunesse « porteur de paniers et de nattes ». Vers le milieu de sa vie, il a été législateur de Thurii. Mais son activité principale a été celle d'éducateur politique. Cette activité n'est pas sans rapport avec sa conception de l'art politique. Il est plus difficile de préciser l'influence qu'ont pu exercer sur sa pensée politique les deux autres circonstances importantes de sa vie. Selon toute vraisemblance, son métier de jeunesse lui a appris que les artisans et les travailleurs manuels peuvent être de bons citoyens. Ses fonctions à Thurii lui ont montré la nécessité des emprunts à l'œuvre des législateurs de la Grèce. » (p.43)
« L'art
politique suppose les sentiments de pudeur et de justice, qui permettent la vie
en société. Son objet est de « conduire en perfection » les affaires des
particuliers et celles de la cité, de manière à assurer le salut de celle-ci.
Les deux formes principales de l'art politique sont l'exercice de l'autorité
politique et l'obéissance à celle-ci. La première prend [en compte] l'art de la
guerre, la participation aux délibérations de l'assemblée des citoyens, les
fonctions législative et judiciaire. L'obéissance à l'autorité politique est le
prolongement naturel de son exercice actif, puisque le premier devoir du
citoyen est d'éduquer ses semblables par l'éloge ou le blâme. A cet égard
il reproduit, dans un champ plus restreint, l'activité éducatrice des
magistrats. Protagoras pense que l'action politique est un art. En
effet, elle s'oppose à toute agitation désordonnée et sans mesure. Elle est une
forme correcte et cohérente de la pratique sociale, parce qu'elle est en accord
avec la Diké. L'art politique suppose l'aptitude à conseiller ce que les
circonstances présentes exigent, sans pour autant négliger la prévision
rationnelle de l'avenir, nécessaire par exemple dans l'application des sanctions
pénales. La prévision de l'avenir n'implique pas une connaissance
scientifique du domaine considéré, comme Socrate, Hippocrate ou Anaxagore
le voudraient. La mémoire du passé et l'expérience qui en résulte suffisent
pour prévoir ce qui est susceptible de se produire et pour conseiller
opportunément lorsque l'assemblée délibère. La prudence politique est
comparable au discernement qui résulte de l'observation aiguë du défilé des
ombres dans la Caverne de la République.
L'art
politique exclut toute confiance en la fortune, en le hasard et en l'action
improvisée qui en résulterait [...] La divination elle-même ne
saurait éclairer l'action politique telle que Protagoras la conçoit. C'est
pourquoi la croyance en l'existence des dieux, œuvre des sociétés humaines,
est non seulement incertaine, mais aussi inutile du point de vue de la pratique
sociale. » (pp.44-45)
« Il
estime que la cité, en tant que société politique, est le souverain. A ce
titre, elle exerce le pouvoir législatif en sanctionnant, par son blâme ou son
approbation, les coutumes existantes. Elle représente ainsi la source de la loi
non écrite. Les lois écrites sont établies par l'assemblée souveraine des
citoyens. » (p.46)
« Protagoras
n'accorde aucune place à la loi naturelle ou divine. » (note 4 p.46)
« La
forme la plus primitive de l'organisation collective est l'art militaire.
Protagoras le mentionne d'abord pour montrer qu'il correspond au besoin de
défense contre les ennemis extérieurs, qui est la première cause d'unité
sociale. Les formes les plus policées de l'art politique apparaissent seulement
quand la vie sociale se complique, que les conflits internes éclatent et que la
paix civile doit être restaurée. Le cas de l'art militaire montre que l'art
politique dans son ensemble dépend des techniques utiles à la vie et qu'il
vient en quelque sorte les achever.
Au
point de vue de la formation des futurs citoyens, l'éducation politique vient
couronner celle de la nourrice, du pédagogue, du maître de gymnastique, du
maître d'école. Elle suppose l'existence de tous ces métiers et semble
conserver quelque trait de ses origines. » (p.48)
«
Tous les citoyens doivent posséder les dispositions morales nécessaires à
l'activité politique sous peine d'être exclus de la cité. » (p.49)
« La
vertu de bon conseil, essentielle lors des délibérations de l'assemblée,
dépendra de la durée de l'éducation des futurs citoyens, des ressources de
leurs familles et du talent de leurs maîtres. Tous les citoyens auront donc le
droit de donner leur avis à l'assemblée, mais tous les avis n'auront pas le
même poids. La direction des affaires de l'État sera confiée à « ceux qui
excellent dans la parole et dans l'action. » (p.49)
« L'art
politique ne pourra être distingué de l'art du discours. Ceci est manifeste
quand Protagoras déclare : « Ceux des orateurs qui sont sages et bons font
qu'aux cités ce sont choses bienfaisantes au lieu de pernicieuses qui semblent
justes ». Le même principe de rectitude (ορθόν) s'applique au discours
pour en mesurer la correction, au raisonnement pour en mesurer la
vraisemblance à l'acte pour en mesurer le succès. » (p.51)
« Les
hommes n'avaient pas imaginé l'organisation politique tant qu'ils vivaient en
petits groupes dispersés. Ils l'ont découverte quand ils se sont réunis dans
des cités plus importantes, lorsque les besoins sociaux se sont multipliés et
que les premiers conflits se sont manifestés. Cette découverte s'est faite sans
intervention divine, en dépit de la référence à Zeus et à Hermès. Elle a été stimulée
par les nécessités du moment, s'est réalisée d'une manière progressive, du
simple au complexe, grâce à un effort soutenu.
L'idée
de progrès s'applique tout particulièrement à la législation,
qu'il s'agisse de la formation de coutumes, de leur appréciation, ou de
l'établissement de lois écrites. La cité profite par ses emprunts de tout
l'acquis des autres cités grecques et de l'expérience qu'il représente. […] La
démocratie est « naturelle » dans la mesure où elle résulte d'une genèse
ininterrompue.
Il
ne s'ensuit pas pour autant qu'une législation, une fois établie, représente un
système clos et immuable. Bien au contraire, elle n'est qu'une esquisse de
principes juridiques, que magistrats et citoyens auront à préciser et à achever
en les appliquant. » (p.52)
« Une
mise en question de ce qui était précédemment établi est [parfois] nécessaire,
sans être pourtant une fin en soi, comme Platon le reproche aux
Sophistes. » (p.53)
« L'art
politique est en devenir -puisqu'il s'applique à des circonstances variables- ,
est exercé par des hommes dont les dispositions peuvent changer et aboutit à
des décisions susceptibles de révision. Ainsi le bien-être de la cité, qui est
la fin de cet art, est-il « quelque chose de si divers et qui prend tant de
formes ». » (p.54)
« Protagoras
estime que l'art politique doit être séparé des mathématiques. Celles-ci n'ont
pas de rapport avec la pratique, parce qu'elles ignorent le changement, tandis
que toute action est mouvement. De plus, elles ignorent la distinction entre l'utile
et le nuisible, essentielle du point de vue pratique. » (p.56)
« Ainsi,
c'est la norme pratique du Bien, et non la norme spéculative du Vrai, qui
permet d'évaluer les opinions de la cité. Les opinions bonnes ou
avantageuses seront celles dont les conséquences pratiques rétablissent ou
raffermissent la condition normale de la cité. Les opinions mauvaises ou
nuisibles seront celles qui la détruisent ou l'affaiblissent. » (p.57)
« Protagoras
distingue le bien du vrai dans la mesure où le vrai se rapproche du réel et se
confond avec lui. Sans doute n'accepte-t-il pas la notion éléate d'un réel
replié sur soi et immuable. Du point de vue pratique, l'opposition de
l'apparence et de la réalité est sans valeur, car l'apparence suffît.
D'ailleurs, l'éducateur peut la transforme en réalité. Mais il n'est pas
légitime de conclure que Protagoras refuse toute valeur à la notion de vérité,
comme le pense A. Diès. S'il est possible de dissocier le vrai du réel, et de
qualifier de vrai ce qu'il y a de droit et d'opportun dans une décision dont
l'agent est - étant donné l'état actuel de son expérience - en droit d'attendre
un avantage certain, Protagoras est tout disposé à admettre la notion de vérité. » (p.58)
-Auguste Bayonas, « L'art politique d'après Protagoras », Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 157 (1967), pp. 43-58.
Post-scriptum du 27 juin 2027 :
"Protagoras apparaît,
ainsi que Kerferd (1981) le souligne comme le père du contrat social, le
penseur de la démocratie radicale, le premier sociologue, un pédagogue et un
théoricien de l'éducation… Malheureusement seuls quelques fragments de ses écrits
sont parvenus jusqu’à nous. Platon est donc un passeur obligé à la pensée de
Protagoras."
"Originaire d'une cité
grecque de la côte thrace, Abdère, Protagoras est né vers 490-485. Pour les
uns, il serait le fils d'un riche noble de la cité d'Abdère, pour les autres,
il serait d'origine plus modeste au point d'être contraint à exercer le métier
de portefaix. Il aurait été, aux débuts de sa vie, élève de Démocrite.
Protagoras vécut assez largement du revenu de ses leçons et conférences qu'il
fait payer fort cher. Il aurait rencontré et travaillé pour Périclès vers 444 –
443 à la rédaction des lois d'une cité que les Grecs fondaient en Italie."
"La démonstration
convainc Socrate, qui reconnaît que jusqu'ici il avait toujours cru qu'il
n'existait pas d'activité humaine susceptible de « conférer leur mérite aux
gens de valeur » mais Protagoras l'a éclairé, la vertu s'apprend. [...] En
arrivant à la conclusion que la vertu peut s'enseigner, le dialogue réfute le
point de vue de Socrate mais aussi celui de Protagoras en établissant que tout
est science, la justice, la tempérance, le courage. Si la vertu ainsi que le
soutenait Protagoras était autre chose qu'une science, on ne pourrait en effet
l'enseigner."
"Bernard Williams
(1998-2000 : 22-23) observe que si Platon est largement responsable de la
mauvaise réputation des sophistes, il « éprouvait envers Protagoras un
respect marqué et authentique », et que, « quoi qu’elle soit contraire à
ses propres thèses, il expose la théorie de Protagoras sous une forme
intelligente et convaincante ». Malgré la complexité du débat, les pièces
de ce dossier, - notamment celles que Monique Trédé et Paul Demont ont réunies
(1993) - plaident fortement en faveur de la thèse selon laquelle la pensée de
Protagoras aurait été ici correctement rendue."
"Qu’est-ce que l’art
politique ?
En grec, comme le soulignent les traducteurs Monique Trédé et Paul Demont (p
78), le texte lui-même part de la notion de technè pour arriver à celle
de arétè, c’est-à-dire d’un art, d’une technique à celle d’une
excellence, à la vertu. Cette excellence renvoie à la fois à l’activité
politique, c’est-à-dire à la capacité de diriger en acte et en parole la vie
publique, et à des qualités, des dispositions : le respect et la justice.
Protagoras précise aussi que tout le monde est doté de ces qualités.
Étymologiquement, le mot
politique ne renvoie pas seulement à la cité mais aussi à la capacité d'un
groupe d'hommes de former une communauté, à l'art de vivre ensemble (Rey,
Alain, 1992). C'est une qualité nécessairement partagée, en tout cas par ceux
qui bénéficient du statut de citoyen et qui fondent le pacte politique. « L’art
politique » constitue la convention fondatrice des communautés humaines selon
Protagoras. Il représente une forme de « contrat social » avant la lettre. Que
désigne cet art ? [...] « L’art politique est pour l’essentiel maniement du
langage » (Vernant, 1962 : 44-45). Ce qui fait la force et la modernité de
la thèse développée selon Platon par Protagoras est la double référence à
l’action et à la parole."
"La politique ne relève
pas seulement de la raison, n’est pas un savoir, mais concerne la possibilité
toujours précaire de l'action commune, de choix du bien commun, de la
destination. Le logos donne les moyens d’un accord, c’est une ressource
informationnelle qui facilite la coordination, la formation des communautés
politiques, la publicisation de significations partagées. Mais l’art politique
dépend aussi des qualités d'aidôs et de dîkè.
Le respect et la justice.
L’art politique,
c'est-à-dire la capacité à faire la guerre et à créer des villes, n’est pas
pure rhétorique - les hommes qui échouaient à créer des villes possédaient la
parole -, mais le fait que les hommes - tous les hommes – sont dotés de respect
et de justice, ou du moins que tous les hommes doivent paraître prendre en
compte ces qualités.
L’art politique est une
morale au sens d’un « système des règles que l’homme suit (ou doit suivre) dans
sa vie aussi bien personnelle que sociale » (Weil, 1974).Il suppose un accord
sur des règles du jeu. C’est l’Aidôs et la Dîkè qui font tenir ensemble les
hommes."
"L’eunomia : la
répartition équitable des charges, des honneurs, du pouvoir entre les individus
et les factions qui composent le corps social."
"Protagoras affirme
avec force que dans une communauté politique, tous les citoyens ont une égale
compétence politique. [...] Protagoras s'affirme ainsi comme un penseur radical
de la démocratie, le critique radical du roi philosophe."
-Antoine Bevort, « Le Paradigme de Protagoras », Socio-logos [En ligne], 2 | 2007, mis en ligne le 29 mars 2007, consulté le 18 janvier 2022.
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