"L'on se sent invité, à chaque instant, à établir un parallèle entre le rationalisme de Hobbes et celui de Descartes." (p.289)
"Il n'y a pas de droite raison constituée et
donnée dans la nature. La raison n'est rien d'autre qu'un ratiocination,
c'est-à-dire une méthode de penser, ou mieux, de compter, suivant un certain
ordre. Raisonner, c'est calculer selon un ordre donné, conformément à certains
principes. C'est pourquoi la raison, purement formelle, ne révèle aucun des
principes de la nature ; elle permet seulement, par analyse, c'est-à-dire par
soustraction et décomposition du tout en ses éléments, de les trouver dans l'expérience.
L'accord de la raison et de la nature s'opère sur un plan tout épistémologique
; on peut toujours connaître rationnellement le monde puisque, pour en faire
l'expérience en se conformant à la raison, il suffit de le compter. Le
rationalisme hobbien permet donc de faire appel à l'empirisme comme à son
complément nécessaire, faute duquel il se trouverait dépourvu de contenu.
Pourquoi chercher, dans ces conditions, à exiger de
Hobbes le respect de l'ordre cartésien dans l'exposé ou dans la recherche
philosophique ? Le souci de déduire les diverses sciences à partir des semina
veritatis, selon un ordre à la fois ontologique et rationnel, entraîne sans
doute Descartes à la recherche d'une mathématique universelle. Pour lui, les
premiers principes, qui sont à la fois des principes d'intelligibilité et des
principes d'existence, ne peuvent être fournis que par la métaphysique, racine
naturelle de l'arbre de la science. Mais pour Hobbes, au contraire, l'étude
de n'importe quel fragment de la réalité permet de découvrir empiriquement les
principes de sa génération et ceux de la succession de causes et d'effets qui
constitue cette réalité : nous ne connaissons un corps en effet, que d'après
les effets qui le manifestent, et l'expérience suffit à nous révéler tout ce
que nous en pouvons connaître, c'est-à-dire des phénomènes, des
apparences. La philosophie ne comporte donc, par elle-même, ni point de départ
naturel, ni point de départ logique.
L'ordre de la recherche philosophique ne découlera pas des exigences internes de la philosophie, mais, comme « la puissance constitue le but de savoir », des considérations pratiques, utilitaires, suffiront à justifier l'ordre choisi par le philosophe. [...] Les circonstances et les nécessités pratiques, ainsi que les conséquences de son empirisme rationaliste, vont ainsi incliner Hobbes vers l'étude des hommes et des cités." (pp.290-291)
"L'évolution de la pensée de Hobbes, au cours de sa longue vie, est manifeste et Tönnies ou Dilthey en ont aisément déterminé les étapes. Pour ce dernier, Hobbes passe d'abord par une période exceptionnellement longue de culture surtout littéraire, qui dure jusqu'en 1629. Puis, sous l'influence décisive de la lecture des Éléments d'Euclide, il élabore une philosophie mécaniste qu'il applique d'abord aux phénomènes spirituels avant de l'appliquer aux phénomènes naturels. Cette période est close en 1655 par le De Corpore qui offre un exposé plus systématique de la pensée hobbienne dont le positivisme et le phénoménisme deviennent progressivement plus évidents et plus stricts. Les trente dernières années de sa vie seront absorbées par des disputes longues et stériles. Mais cette évolution de la philosophie de Hobbes n'a pas de conséquences sur les vingt années où il édifie son anthropologie et n'influe pas sur sa doctrine du bien et du mal.
Ferdinand Tönnies, cependant, a essayé de résoudre le
problème avec plus de précision ; dans les deux éditions successives de son Hobbes,
il a esquissé l'hypothèse d'une évolution de l'anthropologie hobbienne entre
1640 et 1658. Le rénovateur des études hobbesiennes avait cru découvrir, en
effet, les indices d'une « socialisation » progressive dans la pensée de
Hobbes. Parti, dans les Elements of law, d'une philosophie politique
absolutiste et traditionnellement monarchiste, Hobbes aurait évolué, de plus en
plus nettement vers un « monarchisme social », « préfiguration du
socialisme d'État » germanique, sinon bismarckien, dans lequel Tönnies est
assez disposé à retrouver une forme de son propre socialisme communautaire. Les
préférences monarchiques de Hobbes, très nettes flans le De Cive,
s'atténueraient fortement dans le Léviathan ; des difficultés lui
apparaîtraient dans le fonctionnement de la monarchie héréditaire ; le
souverain serait défini d'une façon de plus en plus large, et, de plus en plus
volontiers, comme une personne collective.
Hobbes accorderait un intérêt croissant à la
définition d'un pouvoir absolu appuyé sur l'élection, c'est-à-dire sur le
symbole renouvelé de l'assemblée primitive, constitutive de l'État. Bien que
Tönnies ne pousse pas l'analyse sur ce point, on parviendrait sans doute assez
aisément à montrer comment, dans le cadre de cette évolution, les catégories du
bien et du mal cesseraient d'être simplement des verdicts du souverain pour
prendre la consistance de catégories sociales ; elles retrouveraient alors, par
rapport au citoyen du Léviathan, le caractère objectif et impératif que
le philosophe du De Cive leur avait dénié. Mais il ne s'agirait ici que
de nuances d'interprétation -peut-être assez partiales, dans la mesure où
Tönnies cherche en Hobbes un précurseur par rapport à ses propres idées-
portant sur des tendances plus ou moins explicites de la pensée hobbienne.
Elles ne suffiraient certainement pas à rendre légitime, ni même
compréhensible, le triple travail de rédaction auquel Hobbes s'est livré en
vingt ans.
Dans une étude beaucoup plus récente, Leo Strauss, au
contraire, étudie tout particulièrement la morale hobbienne et s'efforce de
montrer que les publications de 1640-1642 et celles de 1651-1658, correspondent
à deux moments bien distincts de l'évolution de Hobbes.
En 1640, Hobbes se sent si étroitement lié au milieu
aristocratique dans lequel il vit depuis près de vingt ans, aux côtés des
comtes de Devonshire, qu'il estime sa sécurité menacée en Angleterre au moment
où une « Grande Rébellion », qu'il prévoit, se prépare contre ses protecteurs
et contre le Roi qu'ils servent. Dans le monde politique de 1640, il est un
aristocrate et un monarchiste loyal. La culture hellénique, à laquelle il s'est
adonné depuis 1636, le fortifie dans son attitude. N'a-t-il pas traduit Thucydide
tout au long et médité sa critique de la démocratie, son apologie de la
monarchie plus favorable au développement des vertus aristocratiques ? Or, il
trouve dans l'éthique d'Aristote, qu'il étudie minutieusement à cette époque,
qu'il résume et qu'il annote, une description du courage, vertu cardinale du
sage, qu'il assimile à la vertu la plus haute du gentilhomme. Car, à ses yeux,
le courage, peu à peu sublimé et spiritualisé, se transpose en « honneur ». Il
s'efforce, en effet, de transformer le courage aristotélicien, instrument des
vertus dianoétiques, en vertu guerrière exercée dans la lutte des hommes les
uns contre les autres. L'honneur d'un homme, d'après Hobbes, est identique à la
reconnaissance, par les autres hommes, de la supériorité cet homme sur eux.
Lorsque la conscience de cette supériorité est bien fondée, elle suscite une
nouvelle vertu aristotélicienne : la magnanimité. Mais, tandis qu'Aristote
traitait la magnanimité comme une vertu parmi les autres, Hobbes en fait la
source de toutes les vertus.
Strauss établit un remarquable parallèle entre l'honneur, décrit par Hobbes, et les vertus aristocratiques, telles que les expose, de façon classique au début du XVIe siècle, Balthazar Castiglione dans son Il Corlegiano. Pour celui-ci aussi, l'homme de cour, le gentilhomme, se distingue par une droite conduite en présence des honneurs et des malheurs petits ou grands de la vie ; en pratiquant l'art de mépriser les dangers aussi bien que la mort et d'apprécier les événements selon leur importance, il atteint à un noble sentiment de sa valeur, en un mot, à une « magnanimité » dont Castiglione emprunte le nom, comme Hobbes lui-même, à Aristote.
Dans les œuvres postérieures à 1651, au contraire, se
développe de plus en plus nettement, d'après Strauss, une « nouvelle moralité
». Les recherches personnelles de Hobbes l'ont incité à attacher moins de prix
aux doctrines éthiques des philosophes et davantage à l'étude directe des
passions humaines. Les idéaux célébrés par la philosophie classique
conviennent, sans doute, aux périodes de lutte ; l'honneur est une vertu
guerrière, comme "la force et la ruse", qui « sont à la guerre les
deux vertus cardinales ». Mais l'honneur, vertu barbare ou, simplement,
vertu d'une caste ou bien d'une profession, dégénère souvent en vanité, qui est
la source de tous les maux. Le courage cesse d'être énuméré au nombre des
vertus dans le Léviathan et, dans le De Homine, Hobbes en
vient à ne considérer comme des vertus que les manières d'être qui écartent le
danger d'une mort violente. La vie pacifique, qui constitue le but
raisonnable des efforts humains est fondée sur la crainte, qui est bonne
conseillère et source de tous les biens. A l'honneur, vertu selon la nature,
vertu de hasard, Hobbes préfère la crainte, vertu selon la raison ; l'homme est
soumis à une nature qui ne se préoccupe ni de son bien ni de son mal ; l'homme
doit tenter de se rendre indépendant d'elle en pratiquant les vertus que la
morale lui inspire, justice, charité, industrie, épargne. A la recherche de la
puissance, de la domination sur les autres, succède le souci de l'accord avec
les autres et de la sécurité pour le corps comme pour l'âme. La première
morale de Hobbes était une morale aristocratique, sa nouvelle morale se
présente comme une morale bourgeoise [N1]. Pour qualifier cette morale de «
bourgeoise », Strauss s'appuie sur les analyses hégéliennes de l'esprit
bourgeois, centré autour de la crainte de la mort violente. Hobbes, en passant
de la morale de l'honneur à la morale de la crainte, serait devenu le
précurseur et le premier représentant de cette moralité nouvelle.
Une telle interprétation, appuyée à la fois sur une
connaissance très fine des œuvres hobbiennes et sur une présentation
synthétique des idéaux en honneur à l'époque Renaissance et à l'époque Stuart,
en Angleterre, est aussi captivante que brillante. On ne peut s'empêcher de se
demander, néanmoins, si, d'un point de vue historique, la révélation de
l'esprit bourgeois, en Angleterre, entre les années 1640 et 1650, n'est pas ou
trop prématurée ou trop tardive. La Grande Rébellion exprime beaucoup moins une
lutte de classes qu'un conflit sur des méthodes de gouvernement. Le pouvoir
personnel du Roi est mis en question, et non pas la participation de
l'aristocratie à la direction des affaires politiques. La maladresse de Charles
Ier et de Charles II semble ici bien plus l'occasion que la cause d'une
Révolution qui, tant qu'elle durera, ne cessera pas de se renier et de tenter
de se supprimer. D'ailleurs, les conflits qui opposèrent le Roi au Parlement
ont eu, en général, des motifs religieux et non pas politiques ou encore moins
sociaux : ils naissent de la lutte des calvinistes d'Angleterre et des
presbytériens d'Ecosse contre l'Église anglicane d'État ; la nomination des
évêques ou l'introduction d'un « Livre des prières » obligatoire décident, à
plusieurs reprises, du déclenchement des guerres et des révoltes les plus
graves.
Le grand problème politique du temps, c'est le
problème des rapports de l'État et de l'Église ; la politique apparaît alors
souvent comme une branche de la théologie. L'influence des luttes religieuses
sera d'ailleurs beaucoup plus forte sur la position de Hobbes que celle des
problèmes sociaux. Certes, il n'a jamais cessé de vivre dans un milieu
aristocratique, mais il est toujours demeuré à l'écart du pouvoir aussi bien
que de l'opposition militante. Son attitude envers la religion l'a rendu
suspect auprès des puritains tout comme auprès des anglicans intransigeants. La
fermeté de sa doctrine l'a sans cesse opposé, sur quelque point, aux uns ou aux
autres. Dans la vie politique anglaise, il n'a jamais été ni un homme de parti,
ni le philosophe d'un parti. On peut encore moins le soupçonner d'avoir mis sa
philosophie au service d'une faction ou d'avoir cherché, par une accommodation
opportune de ses publications au goût des puissants du jour, la satisfaction de
ses intérêts personnels. Pour prétendre que, comme le suppose Strauss, il a été
la conscience révélatrice de l'esprit bourgeois, il faudrait surtout savoir si
cet esprit bourgeois était, d'ores et déjà, formé dans l'Angleterre de 1650.
Accorderait-on à Strauss l'apparition, dans l'œuvre de
Hobbes, d'une nouvelle moralité qui s'opposerait à la morale aristocratique
traditionnelle, lui accorderait-on même que cette nouvelle moralité tendrait à
se confondre avec l'esprit bourgeois victorien, encore faudrait-il observer que
cette nouvelle morale n'est pas absente des œuvres de la période 1640-1642.
Cette évolution d'une morale aristocratique vers une morale « bourgeoise »
décrirait plutôt la genèse, la formation de la pensée personnelle de Hobbes
jusqu'en 1640 et non pas sa transformation ultérieure. Comme Strauss l'écrit
lui-même, « dans le passage du principe de l'honneur au principe de la
crainte, la philosophie politique de Hobbes vient à l'existence ». Le
Hobbes de 1640 manifeste déjà un mélange d'esprit aristocratique et d'esprit
bourgeois. La question de l'évolution de la pensée hobbienne entre 1640 et
1658, le problème de la triple rédaction d'une philosophie du bien et du mal
dans cette période demeurent entiers."(pp.292-297)
"Dès 1640, en effet, Hobbes est parvenu au
subjectivisme le plus immoraliste - et le moins « bourgeois », il faut le
reconnaître - ; il retrouvera en 1658 les mêmes formules pour l'exprimer. « Chaque
homme appelle Bon ce qui est agréable pour lui-même et appelle Mal -ce qui lui
déplaît... il n'existe point une bonté absolue sans relation. » « Les
mots Bon, Mauvais, et Méprisable sont... toujours employés relativement à la
personne qui s'en sert ; il n'existe rien qui le soit purement et absolument.
» « Un bien est relatif à la personne qui le pense, aussi ne peut-on parler
absolument d'un bien. » Comment Hobbes pourrait-il définir, dans ces
conditions, une doctrine unique du bien et du mal ?" (p.298)
"Comprendre une constellation des valeurs, c'est
retrouver la hiérarchie axiologique conformément à laquelle elle a été
engendrée. Nous tenterons d'appliquer cette méthode de compréhension des
valeurs à l'étude de la philosophie hobbienne du bien et du mal.
Les trois doctrines que nous pensons pouvoir relever
chez Hobbes ou, pour utiliser le vocabulaire plus précis que nous avons
proposé, les trois attitudes décrites alternativement par lui, engendrent trois
constellations axiologiques qui s'appellent, s'équilibrent et se complètent
comme s'appellent, s'équilibrent et se complètent les trois types d'hommes qui
vivent dans ces trois univers étoiles de valeurs et que Hobbes définit comme
les trois principaux types idéaux de l'homme dans le monde naturel et dans la
société : l'homme de la nature, le souverain et le citoyen. Nous étudierons
successivement ces trois attitudes humaines devant le bien et le mal."
(p.299)
"D'après Hobbes, la nature humaine, en effet,
se définit essentiellement par le Désir, c'est-à-dire par un mouvement vital,
un élan biologique, un conatus. Ne pas avoir de désir, c'est ne plus
vivre. D'après le De Corpore, les désirs ont pour
causes des objets extérieurs, si bien que l'être vivant se trouve ainsi
encastré dans le système des causes et des effets qui composent la nature.
Cependant, le désir est dénommé en 1655, comme dans les œuvres
antérieures, conatus, et non pas simplement motus ;
c'est un élan caractéristique de l'être vivant comme tel : il
exprime une finalité spontanée, instinctive, qui ajoute une
note originale au mécanisme des corps inertes [.
Le Léviathan met plus particulièrement en
lumière ce deuxième aspect, car le désir y est présenté comme un principe
autonome de finalité ; il transforme les objets en fins ou en moyens par
rapport à des fins ultérieures. Il porte, par excellence, sur les objets qui peuvent
servir de moyens universels par rapport à des fins quelconques : ainsi naîtra
le désir de puissance. Car la puissance de quelqu'un consiste uniquement dans «
ses moyens actuels de parvenir à quelque bien apparemment futur ». Le
désir ne devient-il pas lui-même, dans ces conditions, le meilleur instrument
de son propre et indéfini renouvellement ? En se prenant lui-même pour fin, en
devenant le désir « d'assurer la route du désir futur », en un mot, en se
concentrant dans le désir du désir, il acquiert un caractère spécifiquement
humain. Car il suppose un caractère réfléchi de la finalité qu'il porte en lui
et met en œuvre. Or, dans le passage de la finalité instinctive à la finalité
réfléchie, intervient un calcul utilitaire des données naturelles, qui est le
propre de la raison, apanage de l'homme. Mais la raison n'est pas, dans
l'état de nature, le principe d'un choix : la raison naturelle demeure la
servante des désirs naturels et l'instrument de leur satisfaction.
Si le désir en tant que tel sert de définition à la
nature de l'homme en général, en revanche chaque désir concret particulier
exprime de la personnalité intime et subjective l'homme particulier qui
l'éprouve, en opposant cet homme, ce sujet, au monde des objets sur lesquels
porte son désir. Chaque désir est l'instrument de l'affirmation de soi en tant
que personne subjective. En effet, avant même d'assigner une valeur à l'objet
désiré et de le transformer en un bien, le désir affirme la valeur du sujet, du
moi qui l'éprouve. Par le fait même qu'il est désir d'absorption de l'autre en
soi-même, le désir est d'abord désir de soi. Il exprime ainsi la situation
naturelle du moi et fait de lui un bien privilégié par rapport à tous les
autres biens réels ; mais cette situation est conforme au principe mécanique de
conservation. C'est pourquoi le désir implique, non pas un certain degré
d'estime de soi, mais de l'inquiétude et de la crainte : « L'homme qui
s'efforce continuellement de se préserver du mal qu'il craint et de se procurer
le bien qu'il désire ne peut pas ne pas être dans une perpétuelle
inquiétude de l'avenir. » La crainte, fille du désir, est bien la
première des passions humaines fondamentales et le principe second de toutes
les actions humaines naturelles ou civiles. Mais la crainte n'est que l'aspect
négatif du « désir de soi » ; déjà, en l'homme de la nature, germe une
manifestation positive du même désir : l'orgueil ou la gloire, la deuxième des
passions fondamentales de l'homme. Cependant, aussi longtemps que se perpétue
l'état de nature, la gloire conserve un rôle limité : elle n'atteint à sa
pleine signification que dans la vie civile et par rapport aux autres hommes.
Car elle mesure l'idée que nous nous faisons de notre propre pouvoir et
manifeste notre désir de puissance : pour mieux assurer notre propre
satisfaction, elle tend à nous permettre de dominer les autres et d'affirmer
sur eux notre maîtrise. Ainsi délimité par la crainte et par la gloire, le moi
peut être considéré, par chaque homme, comme le premier des biens et comme le
point de référence de tous les autres.
Tous les biens et tous les maux suivent, comme tels,
la même règle et, en acquérant un sens par rapport aux passions, témoignent de
leur relativité par rapport au désir, principe premier de toutes les passions.
Nul, avant Hobbes, n'avait affirmé cette thèse avec plus de force. Les biens et
les maux ne sont ni bons ni mauvais en eux-mêmes ; il n'existe pas de
réalités « absolument bonnes ou mauvaises ». Une chose n'est bonne
ou mauvaise que par rapport au désir qu'elle satisfait ou contrarie. « Quel
que soit l'objet de l'appétit ou du désir de quelqu'un, c'est, en ce qui le
concerne, ce qu'il appelle le Bien... On ne peut, » par conséquent, «
fonder une Mesure commune du Bien et du Mal sur la nature des objets eux-mêmes,
mais bien... sur la personne de celui qui parle ». « Évaluer, c'est aimer
ou craindre. » C'est pourquoi « rien n'est bon que les biens
sensibles et la manière de les acquérir ». En d'autres termes, les
biens ne sont tels que parce qu'ils servent de buts aux mouvements du désir et
des passions, c'est-à-dire aux mouvements vitaux et animaux. Ils sont des biens
parce qu'ils sont mécaniquement intégrés dans un système naturel et spontané de
fins et de moyens. « Le bien et la fin sont la même chose envisagée
diversement. » II n'existe pas, à proprement parler, de biens et de maux,
il n'existe que des moyens et des fins par rapport à des désirs."
(pp.299-302)
"Dans la condition de nature, les notions de
juste et d'injuste n'ont donc point de place, car le juste et l'injuste ne sont
définis que par des conventions établies entre les hommes, c'est-à-dire par des
mots. Ou plutôt, tout peut être réputé juste, dans la mesure où tout peut être
désiré par l'homme jugé utile à sa conservation. Il n'y a pas d'injustice
naturelle. Par nature, cependant, le premier des biens et le premier des maux
qui peuvent affecter la nature humaine font exception et s'imposent à tous les
hommes. La mort, en effet, n'est-elle pas, pour l'homme vivant, le mal
suprême, puisqu'elle entraîne la négation de tous les biens ? Échapper à la
mort violente constitue le but de tous les hommes [N3] et la condition sans
laquelle ils ne peuvent satisfaire aucun de leurs désirs. La crainte inspirée
par la mort, surtout, par la mort dans les souffrances physiques, est le
premier moyen de la satisfaction du désir. Désirer, c'est vivre, en
effet, et le désir du désir, en portant, avant toute chose, sur la vie, fait de
celle-ci le bien souverain et universel. Dans l'état de nature,
cependant, nulle hiérarchie n'apparaît entre les autres biens et les autres
maux. Chaque réalité estimée bonne adhère à la particularité de chaque désir,
sans qu'il puisse y avoir de comparaison possible de jouissance à jouissance.
L'homme de la nature vit dans l'instantané, dans un présent de jouissance
immédiate au sein duquel même les hiérarchies de moyens à fins ne s'esquissent
que de manière sommaire et contingente. Dans ces conditions, l'idée d'un
bonheur suprême est absurde, et ce bonheur n'existe point dans le
monde, puisque l'homme est désir, c'est-à-dire insatisfaction. Le plus grand
des biens est toujours un progrès vers un but plus lointain. Si un
homme pouvait jamais jouir de la béatitude, il arriverait au delà des biens et
au delà des jouissances. L'idée d'une valeur suprême parce qu'elle serait
sacrée, divine, n'est autre, dans ces conditions, que le symbole mystérieux de
tous les périls possibles auxquels l'homme de la nature est en butte ; elle n'a
en lui -Hobbes retrouve ici la critique épicurienne de la religion- d'autre
source que la crainte." (pp.303-304)
"Il n'y a pas plus de hiérarchie légitime entre
les hommes qu'il n'y en a entre les biens. L'homme ne représente, par nature,
pour l'autre homme, ni un bien, ni un mal. Infidèle, une fois de plus, aux
leçons d'Aristote, Hobbes affirme volontiers, en effet, que la sociabilité
n'est pas naturelle à l'homme. Ce serait, sans doute, un malheur pour chaque
homme de vivre solitaire, mais chacun ne cherche pas cependant à s'assembler
avec d'autres hommes en vertu d'une disposition nécessaire de sa nature. L'état
spontané, c'est l'état de nature. Or, dans l'état de nature, tous les hommes se
valent ; aucune différence n'est assez grande entre eux pour que l'un puisse
réclamer un avantage auquel un autre ne puisse prétendre tout aussi bien. Par
nature, tous les hommes sont égaux, puisque n'importe quel homme peut également
accomplir l'acte qui témoigne de la puissance suprême, à savoir, ôter la vie à
un autre homme. Tous les hommes sont égaux en puissance, donc tous le sont en
droits ; pour chacun, tout ce qu'il peut désirer et tout ce qu'il peut faire
est juste. Tous les hommes ont un droit égal sur toutes choses. Chacun a, en
particulier, le droit de conserver sa vie, c'est-à-dire le droit de se servir
librement de son pouvoir et de sa force naturelle pour satisfaire n'importe
lequel de ses désirs. Il suffit -et comme tous les hommes sont de même nature,
il en ira généralement ainsi- qu'un homme désire la même chose qu'un
autre, ou même, il suffit qu'un homme éprouve le désir d'imposer sa puissance à
d'autres hommes, pour que chaque homme devienne, pour les autres hommes, le
péril le plus grand et le mal le plus dangereux. L'état de nature, c'est aussi
l'état de la guerre de tous contre tous, guerre perpétuelle, puisqu'elle
résulte de l'équilibre de puissances naturellement égales, guerre raisonnable,
puisque l'homme est naturellement l'ennemi de l'homme. Chacun mènera,
solitaire, une pauvre vie, menacée, apeurée, abêtie, courte, la vie animale
d'un loup.
Ainsi achève de se dessiner, dans un pessimisme plein
de misanthropie, l'attitude de l'homme de la nature par rapport aux biens et
aux maux. L'univers des valeurs dans lequel il vit correspond à une nette
hiérarchie entre les valeurs fondamentales : avant tout, prédominance des
valeurs accordées à la réalité, à la nature et, plus particulièrement, à la
nature biologique de l'homme. Parmi ces réalités, le moi acquiert une valeur
privilégiée qui sert de référence à la valeur de tous les autres biens. Les valeurs,
considérées en elles-mêmes, n'ont guère de place dans un pareil univers :
l'homme de la nature vit sans idéaux, sans conscience réfléchie de ses droits,
sans souci de normes à respecter ou à imposer. (L'action par excellence, c'est,
pour lui, le meurtre, et non pas la domination.) S'il poursuit des fins, il le
fait d'instinct et sans calcul. Les biens et les maux sont la traduction
affective des rapports de convenance ou de disconvenance qui règnent entre la
nature et l'un de ses éléments : le moi. Les autres hommes sont traités comme
des réalités naturelles parmi les autres réalités naturelles ; le danger que
représente leur mortelle puissance, et la similitude de leurs désirs, font
d'eux, les uns pour les autres, les pires des maux. L'homme de la nature mène
ainsi une vie toute spontanée et immédiate, à la recherche de provisoires
jouissances. Ce dernier terme caractérise son attitude par rapport aux biens et
aux maux, mieux que tous les autres : l'homme de la nature, c'est un homme de
la jouissance." (pp.304-305)
-Raymond Polin, "Le bien et le mal dans la
philosophie de Hobbes", Revue Philosophique de la France et de
l'Étranger, T. 136, No. 7/9 (Juillet-Sept. 1946), pp.289-321.
[Note 1] : Leo Strauss semble préfigurer (ou influencer ?) Arendt lorsqu’elle érige Hobbes en philosophe par excellence de la nouvelle classe bourgeoise ascendante.
[N2] : La théorie du désir hobbesienne préfigure
évidemment celle de Spinoza, et, par suite, celle de Deleuze.
[N3] : Nous sommes bien obligés d’opposer à cette thèse psychologique essentielle le fait du suicide. Comment la crainte de la mort peut-elle être le mal suprême dans un univers où l’Homme peut être son propre bourreau ?
Ce fait n’est pas le seul à heurter la logique de l’anthropologie hobbesienne (qui détermine ses doctrines morales et politiques). On peut également, avec Giuseppe Rensi, lui objecter le fait massif du travail. En effet,
1) : Le travail est une activité intrinsèquement
pénible.
2) : Nous savons notre temps de vie limité.
3) : Une conscience aigüe et une peur
irrépressible de la mort rendrait impossible toute motivation au travail. A
quoi bon agir à contre-cœur si nous allons finir par mourir, si nous pouvons
mourir de crise cardiaque dans 10 min, etc. ? Pourquoi ne pas jouir
plutôt de ce temps de vie précaire ?
4) : Le travail n’est possible que sur fond d’oubli,
de refoulement de notre finitude. (« Tout acte exige l’oubli »
dirait Nietzsche).
5) : La peur de la mort n’est donc pas une
passion irrépressible ; c’est une passion parmi d’autres. La mort
est un mal parmi d’autres.
L’épicurisme la rejette d’ailleurs de la catégorie des maux car la mort est la fin de la sensation et il n’y a de mal ou de bien pour
nous que par la sensation. Tenir la mort pour le mal suprême car elle est
privation de tous les biens a autant de sens -ou aussi peu- que de la
tenir pour la délivrance suprême car elle est la fin de tous les maux… L’évaluation
de la mort par Hobbes est partiale. Elle est effet « bourgeoise »
ou « servile » si on identifie, avec Hegel, le « bourgeois »
avec l’être qui fait de sa sécurité personnelle la valeur suprême. Moralité
« de droite », platement conservatrice.
Un dernier fait massif serait la classe de toutes les actes
volontaires qui portent l’Homme devant le danger mortel (guerre, sports
extrêmes, etc.). La crainte est une passion rationnelle relativement à un but d’auto-conservation ;
mais nous n’avons pas toujours ce but et lorsque nous l’avons il n’est pas
nécessairement exclusif de buts contraires, etc.
Hobbes ne démontre pas que l’auto-conservation est, en cas de conflits de valeurs, le seul choix raisonnable. C’est un présupposé de sa doctrine. Son effort philosophique s’arrête à cet endroit...
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