vendredi 25 avril 2025

La décriminalisation du suicide chez Hobbes

Manuel Dominguez Sanchez, La mort de Sénèque, 1871

« Qui pourrait méconnaître ici le funeste pouvoir de cette effervescence d'impiété, de cette doctrine abjecte de matérialisme, qui nous ravale au rang des brutes, et nous apprend que l'homme n'étant plus qu'une plante ou une machine, sa vie n'est plus qu'un jeu, dont il peut disposer au gré de ses caprices ? » (p.VI)

« M. l'évèque de Maroc [...] prend ouvertement la défense des anciennes lois pénales contre le meurtre volontaire. » (p.XXXIII)

"Helvétius [...] n'a pas rougi de nous donner la mort de Caton comme le comble des vertus humaines." (p.LI)

-G. Armellino et M. L.-F. Guérin, préface à Appiano Buonafede, Histoire critique et philosophique du suicide, Paris, Debécourt, 1843, 460 pages.

« Cette métaphore [l'organicisme] est très ancienne ; elle imprégnait la pensée politique à la fin du Moyen Age. Cependant, la façon dont Southcote formulait cette vieille idée -"il est incorporé à eux et eux à lui"- fait directement allusion à la théorie politico-ecclésiologique du corpus mysticum [corps mystique] citée effectivement avec grande insistance par le juge Brown dans l'affaire Hales contre Petit. Dans cette affaire, le tribunal s'intéressait aux conséquences légales d'un suicide, que les juges tentaient de définir comme un acte de "félonie". Lord Dyer, Chief Justice, y souligna que le suicide était un crime triple: c'était un crime contre la nature, puisqu'il va à l'encontre de la loi de l'autopréservation ; c'était un crime contre Dieu, puisque c'est une violation du sixième commandement ; enfin, c'était un crime "contre le Roi, puisque par cette action, le Roi a perdu un sujet, et (dans les propres termes de Brown), le Roi qui est à la tête a perdu un de ses Membres mystiques". »

-Ernst Kantorowicz, Les deux corps du Roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Age, in Œuvres, Gallimard, coll. Quarto, 2000, 1369 pages, pp.643-1222.

 

« Gauthier soutient que ce que Hobbes dit du suicide est une tentative invraisemblable de sauver une psychologie manifestement défectueuse, résumée par Gauthier dans l'affirmation « que les hommes sont nécessairement des machines qui se maintiennent elles-mêmes, que l'auto-préservation est un motif nécessaire et fondamental de l'action humaine ». Gauthier pense qu'il y a des failles dans les prémisses de Hobbes, et qu'en outre, il y a des doctrines véritablement incohérentes chez Hobbes. C'est sans doute vrai, mais je soutiendrai que ce n'est pas vrai en ce qui concerne ce que Hobbes dit de l'autoconservation et du suicide. Sur ces questions, ce qu'il dit est au moins très plausible, et certainement pas contradictoire. Si quelque chose est suspect, c'est la lecture que Gauthier fait de la psychologie de Hobbes ». (pp.26-27)

« L'évitement de la mort chez les êtres humains semble avoir le même statut ontologique que la gravité. Notre peur de la mort, « le terrible ennemi de la nature » (EL., 71), est en partie une peur de « la plus grande des douleurs corporelles dans la perte » de nos vies. Cette peur est assez naturelle, mais Hobbes ne suggère jamais qu'elle est toujours justifiée. En effet, l'aveu de Hobbes à son médecin français Guy Patin, selon lequel il préférerait mourir plutôt que d'éprouver à nouveau les douleurs liées au passage de calculs rénaux, tend à démontrer que certains décès ne doivent pas nécessairement s'accompagner de souffrances atroces, alors que certains épisodes de maladie suivis d'une guérison le sont. Si l'on mettait en parallèle la citation ci-dessus du De Cive et une autre tirée du même ouvrage : « De deux maux, il est impossible de ne pas choisir le moindre » (EW., II, 26), on pourrait alors conclure que la mort serait toujours le moindre des maux dans une situation de choix des maux qui inclurait la mort comme option. Je considère donc que ces deux passages constituent un noyau logique pour le point de vue selon lequel les hommes hobbesiens sont ainsi construits qu'ils éviteront toujours -lorsqu'ils sont en bon ordre de marche- la mort et chercheront à se préserver ». (p.28)

« Pour Gauthier, qui prend le matérialisme de Hobbes très au sérieux, le fait que les hommes hobbesiens soient des « moteurs nécessairement auto-entretenus » est une conséquence de la manière dont Hobbes établit sa théorie du mécanisme de base de l'appétit/aversion chez les êtres sensibles. En conséquence, Gauthier considère que tout écart par rapport à cette doctrine matérialiste/égoïste centrale indique que la psychologie de Hobbes est défectueuse. En particulier, il cite des exemples dans Hobbes où il est clair que les gens choisissent la mort plutôt que de vivre déshonorés, de subir des calomnies ou de survivre par des moyens moins qu'honnêtes. [...] Il s'agit de cas où des personnes saines d'esprit démontrent que la mort n'est pas toujours le pire des maux. Si ces cas ne relèvent pas de l'explication des motivations fondamentales de Hobbes, alors son explication des motivations fondamentales est trop étroite et il est probable que d'autres cas seront déformés lorsque Hobbes essaiera de les faire entrer dans le lit de procruste de sa psychologie. » (p.29)

« Dans son De Homine (1658) -un ouvrage que je ne suis pas le seul à considérer comme l'exposé définitif de la psychologie de Hobbes- il est affirmé sans équivoque que si la conservation est le plus grand des biens et la mort le plus grand de tous les maux, les circonstances dicteront parfois que la mort soit comptée parmi les biens [...].

Une fois que la mort est acceptée comme le moins pire des deux maux, et même une fois que les différentes morts possibles sont mises en parallèle, il est évident que les hommes qui se soucient de leur bien-être feront parfois le choix rationnel du suicide. Ainsi, indépendamment du fait que la mort reste le « plus grand de tous les maux », Hobbes ne considère pas cette affirmation comme incompatible avec le fait que certaines morts puissent être conçues comme bonnes à la lumière des circonstances.

Et bien sûr, l'œuvre de Hobbes regorge d'exemples où il est prudent de choisir la mort plutôt que de risquer la damnation, ou de mourir plutôt que de plier le genou devant un conquérant qui s'avance [...] En fait, le conflit entre l'Église et l'État est caractérisé par Hobbes comme un conflit entre la double menace de la « peine de mort » d'une part et de la « peine de damnation » d'autre part [...] Si les deux menaces ne sont pas fusionnées en une seule, le pouvoir souverain sera incomplet.

Sommes-nous en présence d'une contradiction totale ? (pp.28-29)

« L'autoconservation est presque toujours un motif dominant, mais l'action est guidée par notre opinion de ce qui est bon et rien n'est bon en soi ou mauvais en soi. Cependant, le mécanisme de motivation hobbesien repose sur une base d'appétit et d'aversion qui régit le comportement de tous les êtres sensibles et, si l'on fait abstraction des dysfonctionnements, il ne vise qu'à orienter l'action vers ce qui est conçu comme bon sous une dénomination ou une autre. Si nous confondons ce mécanisme de base de la sensibilité avec le rôle motivant des opinions sur ce qui est désirable, nous aboutissons à la position de Gathier sur la psychologie hobbesienne. Si nous les séparons, une grande partie de ce que Hobbes dit sur l'honneur, la damnation et le suicide ne semble pas du tout aberrant.

Mais une fois Hobbes libéré de cet amalgame, que peut-il nous dire sur le suicide ? Tout d'abord, et à partir du Dialogue, on peut supposer que la haine de soi ou la méchanceté autodirigée sont des raisons possibles d'un suicide, mais des raisons qui plaident en faveur d'un état délirant. Dans le cadre de la description de la folie par Hobbes, elles sont susceptibles de survenir à la suite d'un « grand abattement d'esprit » (EW., III, 62) ou d'une « peur sans cause » (ibid.). Il est intéressant de noter que lorsque Hobbes décrit une crise de folie qui s'est emparée des jeunes femmes d'une cité grecque -et qui les a conduites à se pendre- il parle de leur état comme d'un « mépris de la vie » [...] Hobbes a donc une théorie qui peut aller un peu plus loin que le simple rejet de la possibilité que quelqu'un puisse embrasser le mal. Et permettez-moi d'ajouter qu'en invoquant la mélancolie ou la grande déprime (parfois la vaine déprime) comme condition préalable au suicide, Hobbes n'est pas plus mal loti que la plupart des psychiatres modernes qui considèrent qu'une maladie dépressive est la condition préalable. Deuxièmement, la façon dont Hobbes construit le passage du Dialogue vise clairement à démontrer que le suicide ne devrait pas être considéré comme un crime, pour des raisons à la fois conceptuelles et pragmatiques. Hobbes soutient donc la décriminalisation du suicide et de la tentative de suicide en insinuant la présomption d'aliénation mentale. ». (p.32)

-Brian Stoffell, "Hobbes on Self-Preservation and Suicide", Hobbes Studies, vol IV, 1991, pp.26-33.

PS: édité le 5 avril 2025.

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