« C’est avec Meslier que la philosophie, pour la première fois de toute son histoire, s’assigne comme fin de révolutionner le monde. Meslier est, au XVIIIe siècle, le seul communiste à rompre avec la tradition utopique et à prôner la révolution en France. Il est le seul penseur révolutionnaire avant la Révolution – Marat, Robespierre, Saint-Just, Babeuf sont des révolutionnaires bien sûr, mais ils ne le deviennent qu’à la faveur de la Révolution, pas avant elle.
Né en 1664 et mort en 1729, à l’aube du Siècle des
Lumières, Jean Meslier est un curé de village des Ardennes, en France. Il
laisse à sa mort au moins quatre copies rédigées par ses soins exclusifs d’un
très volumineux Mémoire de ses pensées et sentiments. Un Mémoire,
également reproduit par des copistes, qui prendra les chemins aléatoires de la
diffusion clandestine des idées les plus radicales au siècle des Lumières. Dans
ce Mémoire, Meslier développe sa conception du monde et de la
vie : une philosophie entière et achevée de la nature et de la société humaine,
en rupture avec les idées de son temps, que celles-ci revêtent les oripeaux anciens
de la pensée scolastique ou le vêtement moderne, plus fringant, du
cartésianisme.
Meslier s’est lancé seul et solitaire dans cette
entreprise gigantesque : dénoncer à la fois les causes et les raisons de la
tyrannie des puissants et celle de l’imposture religieuse. Cette mission qu’il
s’assigne, il la mènera à bien, et en se sentant le devoir de la mener à bien.
Ainsi, cet obscur curé d’un petit village des Ardennes françaises, mué en
théoricien éclatant de l’athéisme révolutionnaire, transgresse les frontières
de sa terre féodale et les limites de l’Ancien Régime. Il anticipe Engels et
Marx.
Meslier occupe, dans l’histoire des idées, une place
unique. Il est d’abord et avant tout le premier penseur à réunir en une seule
conception du monde et de la vie, l’athéisme, le matérialisme, le communisme et
la pensée révolutionnaire. S’il y a bien sûr eu avant lui des révolutionnaires,
des communistes, des matérialistes et des athées, il est le premier à réunir,
combiner et articuler ces quatre positions intellectuelles de combat.
En cela, il prend une place exceptionnelle dans
l’histoire du matérialisme et de l’athéisme d’une part, dans celle de la pensée
révolutionnaire et de la critique sociale d’autre part : ce penseur que l’on
ignore si souvent représente un moment capital de l’histoire de la pensée
philosophique et politique.
Meslier est le premier théoricien systématique de
l’athéisme à se lancer dans une attaque aussi complète et radicale contre la
religion et la croyance en Dieu. Il est premier athée à sortir l’athéisme de sa
culture élitaire et à le revendiquer comme pensée libératrice des masses
populaires. C’est pour libérer les masses qu’il prône l’athéisme ! Il est le
premier athée communiste. […]
Il est également le premier matérialiste systématique
et conséquent depuis l’Antiquité, le premier à développer aussi complètement le
point de vue que la matière, de même que le temps, sont incréés. Pour cela, il
conçoit que le mouvement est indissolublement lié à la matière, que « la
matière a d’elle-même son mouvement », comme il le dit. […]
Prônant le communisme, il est là encore le premier à
vouloir fonder une société sans classes par la révolution. À la différence de
tant d’autres auteurs de son temps qui l’envisagent au travers de l’imagination
utopique, Meslier, s’il ne décrit pas les formes politiques de la société qu’il
prône, forge pour la réaliser un projet et un programme révolutionnaires qui
passent par l’action des masses asservies.
Il est le premier critique social à considérer la
religion comme le produit et la preuve de l’oppression et de l’exploitation
sociales. C’est parce que la propriété privée est la cause de l’inégalité et de
la domination, parce que toute la richesse vient du travail, qu’il s’agit, pour
lui – comme ce sera le cas pour Engels et Marx – de transformer la société.
Il formule pour ce faire un projet révolutionnaire et
il énonce un programme révolutionnaire.
Son programme pratique, concret, militant d’action
révolutionnaire, le voici :
– l’union des damnés de la terre :
Secouez d’un commun accord et consentement le joug
insupportable [des] tyranniques dominations,
Unissez-vous donc, peuples ;
– le renversement de l’oppression politique et
religieuse :
Secouez […] le joug de la tyrannie et des
superstitions,
Renversez partout ces trônes d’injustices et d’impiétés ! ;
– l’internationalisme des masses asservies :
Si tous les peuples conspiraient ensemble,
Excitez-vous et encouragez-vous les uns les autres ;
– l’organisation clandestine de la révolution :
[Il s’agit de] vous communiquer secrètement vos
pensées et vos désirs,
[De] conspirer […] unanimement tous à vous délivrer de ce commun esclavage ;
– la propagation de la conscience
révolutionnaire dans les masses :
Répandez partout […] des écrits semblables ;
– la transformation de la guerre des nations
en guerre des classes :
[Non] combattre les uns contre les autres pour le
choix des tyrans,
[mais] vous joindre tous ensemble pour les détruire ;
– la grève générale révolutionnaire :
Privez-les [les nobles et les riches] de ce suc
abondant qu’ils tirent par vos mains,
Retenez vous-mêmes par vos mains toutes ces richesses,
Abandonne[z] entièrement leur service
Et voici son projet révolutionnaire, tout aussi
pratique, concret, militant :
– l’instauration d’une sage autorité publique :
Établir […] des bons, des sages et des prudents
magistrats ;
– la dictature sur les oppresseurs :
Rendre esclaves vos tyrans mêmes,
Excommuniez-les entièrement de votre société ;
et, on ne peut plus clairement, pour ceux qui
douteraient de la formule, il écrit :
Opprimer tous les oppresseurs ;
– l’établissement et le maintien de la
liberté :
Combattre pour la liberté publique,
Maintenir toujours la liberté publique ;
– l’exclusion des religions et des cultes :
Point d’autre religion […] que celle de la véritable
sagesse et de la probité des mœurs,
Abolir entièrement la tyrannie et le culte superstitieux des dieux ;
– le partage en commun du travail :
S’occuper tous à quelques honnêtes et utiles
exercices,
Il n’est nullement juste que les uns portent seuls toutes les peines du travail
;
– le partage en commun des richesses :
Vous serez misérables […] tant que vous ne posséderez
pas et que vous ne jouirez pas tous en commun des biens de la terre.
Et lorsque Meslier lance son mot d’ordre :
Unissez-vous
donc, peuples, si vous êtes sages !
celui-ci résonne aujourd’hui avec une étrange
modernité, comme répercuté par l’écho célèbre d’un autre, énoncé au cœur du
monde industriel, quelque cent vingt années plus tard, celui d’Engels et de
Marx :
Prolétaires
de tous les pays, unissez-vous !
***
Meslier est aussi le seul en son siècle à appeler au
tyrannicide, à l’élimination du roi, dans cette époque où la monarchie
est épargnée par les critiques bourgeoises et même populaires. Meslier est un
des très rares à récuser formellement la magie noire, dans un siècle où même
les plus libres de pensée, y compris Holbach par exemple, s’adonnent à
l’astrologie et à l’occultisme.
Précurseur du féminisme, il se prononce
contre l’indissolubilité des mariages et ses conséquences néfastes tant pour
les époux, hommes comme femmes, que pour les enfants,
mais également, de façon générale, pour les pauvres. Sans être aucunement
libertin, il défend l’union libre et s’indigne que l’Église condamne « ce doux et violent penchant de la nature »,
qu’elle dénonce « comme vicieuse et comme
criminelle, dans les hommes et dans les femmes, une inclination qui leur est si
naturelle et qui leur vient même du fond le plus intime de leur nature ».
Des idées novatrices à l’évidence, explosives ! Pour
que la pensée accède à nouveau, en un seul mouvement, à la conjonction de ces
quatre domaines que sont l’athéisme, le matérialisme, le communisme et la
révolution, il faudra attendre Engels et Marx, c’est-à-dire plus d’un siècle de
transformations profondes de la société, parmi lesquelles, je l’ai dit, la
Révolution française et la révolution industrielle, le triomphe de la
bourgeoisie et la constitution du prolétariat industriel. Et cette « distance
historique » qui sépare le précurseur de ses successeurs offre une bonne mesure
de l’avance que Jean Meslier avait sur son temps.
La profondeur de sa pensée est à la mesure de
l’ampleur de son horizon dans chacun de ces quatre domaines avancés des idées
philosophiques et politiques. Meslier dépasse en radicalité et en conséquence
tous les théoriciens qui, avant lui, les avaient abordés séparément, et
l’ensemble des penseurs des Lumières et des réformateurs et des utopistes qui,
dans le XVIIIe siècle, les aborderont après lui.
Que l’on me permette d’insister sur le public paysan
auquel Meslier destine son ouvrage, ainsi que sur la conjonction de son
athéisme avec son communisme agraire révolutionnaire. Au XVIIIe siècle,
il n’est aucun athée qui s’adresse aux masses asservies. Tous au contraire
élaborent leur critique subversive de la religion dans un cadre libertin,
c’est-à-dire aristocratique et grand-bourgeois, qui exclut sinon même méprise
ouvertement tout ce monde laborieux et pauvre des villes et des campagnes. En
cela aussi, en cela surtout, Jean Meslier se distingue et se singularise des
autres auteurs clandestins de la littérature subversive du XVIIIe siècle.
Son athéisme, Meslier le conçoit comme un
moyen de libérer les masses, non comme un amusement des puissants.
C’est la collusion de l’Église et de l’État qu’il dénonce, et c’est pour cela
qu’il prône l’athéisme. Il l’énonce avec clarté :
La
religion soutient le gouvernement politique si méchant qu’il puisse être et, à
son tour, le gouvernement politique soutient la religion si vaine et si fausse
qu’elle puisse être.
C’est parce qu’il veut détruire la féodalité et la
monarchie qu’il veut détruire l’Église qui les soutient et les bénit. C’est
pour cela qu’il veut détruire la religion, et donc détruire Dieu.
Son originalité et sa radicalité, il la doit à son
expérience pratique de la vie et de la condition paysannes de l’Ancien Régime
dans laquelle il est ancré, et qu’aucun autre penseur de son temps ne prend en
considération ni même ne connaît.
Sa réflexion sur la vie et sur le monde est fondée sur
peu de lectures, celle de Montaigne
notamment, qu’il admire. Elle est marquée dans sa démarche par le
cartésianisme, pensée philosophique nouvelle en son temps, qu’il utilise à la
fois comme tremplin et comme repoussoir :
– tremplin pour aller plus loin, bien plus loin, dans
la compréhension rationaliste et matérialiste du monde et de la vie ;
– repoussoir, car il s’oppose à cette manie
cartésienne de vouloir prouver l’existence de Dieu, et à séparer pour cela le
corps et l’âme, c’est-à-dire à l’époque, les pensées, les sentiments, les
sensations, la parole…
La pensée de Descartes était à la fois rationnelle et
religieuse. Meslier la critique et en dépasse les contradictions. Il le fait en
combattant pied à pied les disciples chrétiens de Descartes que sont Fénelon et
Malebranche. Ainsi par exemple s’oppose-t-il avec acharnement à la distinction
cartésienne entre la « substance étendue » (la res extensa) et la
« substance pensante » (la res cogitans) pour être en mesure de
démontrer la matérialité de la pensée et des sentiments. Pour Meslier, ceux-ci ne
sont rien d’autres que des « modifications de la matière ». Loin d’être
éternelle, cette âme matérielle est mortelle, comme le corps, avec le corps.
Et là où Descartes réservait à l’Homme seul, l’âme
(c’est-à-dire les pensées, les sentiments, les sensations, la parole) et la
refusait aux animaux, Meslier s’empresse de la leur accorder. S’affirmant là
aussi un précurseur de la défense des animaux et de la cause animale, il
s’oppose avec virulence, conviction et argumentation à la fameuse, à la fumeuse
théorie cartésienne des « animaux-machines », celle d’un monde animal qui
serait incapable de sensations, de langage, de sentiments et de conscience.
Il va pour ce faire jusqu’à convoquer les cartésiens devant le « tribunal » de
ses paysans. Écoutons-le :
Dites
un peu à des paysans que leurs bestiaux n’ont point de vie ni de sentiment,
[qu’ils] ne sont que des machines aveugles et insensibles au bien et au mal, et
qu’ils ne marchent que par ressorts, comme des machines et comme des
marionnettes, sans voir et sans savoir où ils vont. […] Dites-leur qu’ils
boivent et qu’ils mangent sans plaisir et même sans faim, sans soif et sans
appétit, dites-leur encore qu’ils crient sans douleur quand on les frappe et
qu’ils fuient devant les loups sans aucune crainte, et vous verrez comme ils se
moqueront de vous !
Brandissant contre les cartésiens, crânement,
l’expérience paysanne, Meslier affirme que les hommes comme les animaux sont,
les uns comme les autres, des manifestations de la matière organisée en autant
d’êtres matériels sensibles et pensants.
Là où Descartes, pour pouvoir élever l’homme au rang
de création particulière de Dieu, abaissait les animaux, Meslier les élève,
lui, pour abaisser Dieu au rang de création particulière de l’homme.
En cela comme en tant d’autres arguments qu’il
développe sur des centaines de pages, il exprime dans toute sa profondeur
philosophique cette conception de la vie et du monde que s’est formée une
paysannerie confrontée aux contraintes confondues de la nature et de
l’asservissement féodal. Il exprime, pourrait-on dire, l’irruption du peuple
paysan brandissant sa misère au sein des salons huppés où se formait en son
temps une pensée philosophique moderne et tout en raffinements.
Là aussi réside la raison pour laquelle – sauf dans le
monde soviétique où il a joui de la place qu’il mérite – Meslier a été occulté
si longtemps dans l’histoire des idées du XVIIIe siècle : il
représente de façon aussi brutale qu’achevée cette intrusion du matérialisme
athée, et de l’action révolutionnaire des masses faisant valoir ouvertement
leurs droits au sein même d’une pensée que, à l’accoutumée, l’élite se réserve
pour elle seule. En cela également, Meslier est le digne précurseur d’Engels et
de Marx. »
-Serge Deruette, Association belge des athées, 21 octobre 2018.
Note : Ce texte reproduit en l’adaptant légèrement la communication faite au nom de l’association des Amis de Jean Meslier au colloque « 200 Jahre Karl Marx », organisé à Trèves le 6 mai 2018 par la Rosa Luxemburg Stiftung, sous le titre « “Unissez-vous donc, peuples !”. Le curé Jean Meslier, athée, matérialiste, communiste et révolutionnaire au XVIIIe siècle, précurseur de Karl Marx ».
Je me souviens que Michel Onfray, dans ses émissions sur l’histoire de l’athéisme, a attribué une grande importance à Jean Meslier. Il faut croire qu’il ne s’était pas trompé. Tout ce développement montre qu’en effet Jean Meslier était en phase avec l’évolution intellectuelle de son époque : matérialisme, anti-despotisme, etc. Il était même plutôt en avance, car les vrais athées étaient rares au siècle des Lumières. « Sade et La Mettrie, les deux seuls vrais athées du XVIIIe siècle », d’après Jean Strolh (cité par André Gide, Journal du 17 avril 1941).
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