Dans un premier temps nous verrons que les fonctions
justifiant l’utilité de l’écrit sont d’abord pragmatiques, qu’il s’agisse de la
fiscalité, de l’administration ou de la vie économique. Nous montrerons ensuite
qu’au Moyen-âge, divers pouvoirs politiques concurrents peuvent tirer parti de
l’enrôlement d’éléments scripturaires pour s’affirmer ou résister à leurs
concurrents. Enfin, une dernière partie soulignera que l’intérêt de l’écrit
pour les contemporains est irréductible aux enjeux de pouvoir ; il favorise
aussi la redéfinition des fondements culturels de l’Occident médiéval.
L’écrit est tout d’abord une technologie pratique qui
rend possible une formidable rationalisation de la fiscalité. La réalisation en
deux volumes du Domesday Book (1085) en donne une illustration centralisée
d’autant plus remarquable que la monarchie anglo-normande doit s’approprier un
territoire nouveau. Mais la même fonction s’observe à d’autres échelles. Au
Mont-Cassin, l’abbé Bernard procède à des enquêtes fiscales : les droits
des abbayes sont établis à partir de témoignages sur des rouleaux de papier,
puis sur des matériaux plus durables.
Ce cas d’affirmation fiscale d’une seigneurie
ecclésiastique doit être resitué dans le contexte plus général des réformes
grégoriennes. Ces dernières renforcent considérablement l’efficacité et la
puissance de l’institution ecclésiale. L’écrit est au cœur de ces évolutions,
car il permet d’établir précisément l’assiette fiscale des diocèses, lesquels
sont inventoriés à la cour pontificale dans le Provincial romain.
Au-delà de la fiscalité, l’écrit accélère les progrès
de l’organisation administrative. Institution centrale du Moyen-âge, l’Eglise
met en scène sa capacité ordonnatrice des sociétés. Ainsi, au concile de
Soisson (1119), le cardinal-diacre bibliothécaire se tient aux côtés du pape,
prêt à lui rendre consultable le livre des canons. Le droit canonique permet à
l’Eglise d’homogénéiser son fonctionnement, en conformité avec son ambition
universelle. Ainsi, le Décret de Gratien est rapidement connu grâce aux
ouvrages de gloses réalisés à Bologne, et diffusé par le système de copies
universitaires de la Pecia.
Le succès de l’Etat pontifical n’est pas isolé, comme
le montre l’exemple d’Hubert Walter (étudié par Micheal Clanchy, From memory to
written record, 1979). Successivement chief
justiciar puis chancelier (1199) à la cour anglo-normande, Water [sic]
recrute dans le vivier universitaire (y compris sur le continent) et innove en
matière administrative en faisant archiver par la chancellerie des doubles des
chartes octroyées ou des accords conclus.
Parce que l’Etat médiéval se construit en miroir du
gouvernement de l’Eglise (cf Ernst Kantorowick, Les deux corps du Roi, 1959),
les monarchies prennent conscience de l’intérêt de favoriser l’institution
universitaire, dans laquelle puiser des officiers et spécialistes de l’écrit.
Ceci explique par exemple la création d’un studium generale à Salamanque au
début du XIIe siècle.
Enfin, les usages pragmatiques de l’écrit sont
indissociables de l’essor de nouvelles couches sociales, particulièrement dans
les villes. Les notaires, par exemple, voient leur nombre multiplié par quatre
dans certaines communes urbaines du Nord de l’Italie, au cours du XIIIe siècle.
Dans les cas les plus extrêmes, ils peuvent représenter le vingtième des
habitants (cf François Menant, L’Italie des communes, 2005). Cette abondance
facilite le recours à leurs services, et donc la prolifération de l’écrit
conservé, comme le minutier (abrégés d’actes notariés).
L’Italie apparaît à l’avant-garde de ce phénomène. Le
livre de raison, ouvrage de comptes domestiques pour les marchands, y fait son
apparition dès le XIIème siècle (à Gênes).
C’est donc aussi à partir de l’enrichissement des
villes par le commerce que l’on peut rendre compte de l’accroissement de la
documentation. Ce sont les villes portuaires qui voient se développer la carte
maritime et le portulan qui la commente. Leur maîtrise de techniques
commerciales appuyées par l’écrit rend possible le « commerce au loin »
(Fernand Braudel) et la naissance du capitalisme au Moyen-Age (Jacques Heers),
comme l’a exemplifié Damien Coulon sur sa thèse sur Barcelone. L’enrichissement
de ce port est cependant soumis à un contrôle écrit de la part de Rome, car
l’obtention de lettres pontificales est exigée pour échanger avec le Levant et
le sultanat mamelouk.
Ce dernier exemple nous amène à constater que l’écrit
gagne aussi du terrain par les usages politiques qu’il autorise. Dans une
conflictuelle où les distances spatio-temporelles font obstacle au contrôle
d’autrui, il permet de normer, de figer les situations, mais parfois aussi de
propager la contestation.
Dans le contexte de la réforme grégorienne qui marque
un durcissement idéologique de l’Eglise, celle-ci cherche à contrôler les
écrits en circulation. Ce contrôle a pour modalité la censure, comme le montre
la condamnation du Traité sur la Trinité de Pierre Abélard, en 1121. Mais
celle-ci n’est pas suffisante. L’Eglise, « couche écrivante par
excellence » (Joseph Morsel) de sociétés marquées par l’oralité, écrit
pour endiguer les hérésies. Cela passe bien souvent par un usage conjoint de
l’écrit et des images. Ces dernières sont bien présentes dans de nombreux
manuels de prédications. Dans celui qu’il rédige au milieu du XIIIème siècle,
le dominicain Hubert de Romans érige en norme l’utilisation des images démoniaques
pour marquer les esprits.
L’écrit est un vecteur du contrôle des consciences auquel aspire l’Eglise. Gardienne des écritures saintes, elle tend à donner à l’écrit une dignité éminente, à l’image du Christ peint dans l’Eglise Santa Molinio al Monte (Florence, XIIIe siècle), qui tient à la main un livre ouvert.
Mais ce prestige du livre, on l’a vu, est lourd de dangers. C’est encore l’écrit qui doit servir à les conjurer, à l’image des témoignages écrits que recueillent les Inquisiteurs dans le Languedocs [sic], en vue de tirer au clair les accusations d’hérésie qui suscitent des procès.
Pour le pouvoir pontifical, l’utilisation de l’écrit
est une garantie de pouvoir agir vite sur des espaces politiques immenses.
Ainsi, durant la cinquième croisade, le pape sollicite Jean d’Abeville pour
écrire des serments[sic]-modèles afin de diriger les foules (Jean Flori,
Prêcher la croisade, 2012).
Les pouvoirs princiers œuvrent aussi à assurer leur
position par l’usage de l’écrit. Dans un contexte très concurrentiel, le
rayonnement culturel d’une cour devient un levier de légitimation politique,
comme le montrent les exemples de la revendication d’une filiation avec la
figure légendaire arthurienne chez Henri II Plantagenêt, ou la politique
linguistique de Charles V, qui soutient, au XIVe siècle, la traduction d’œuvres
d’Aristote par Nicolas Oresme.
C’est parfois l’écrit qui cristallissent [sic] les
oppositions entre les villes turbulentes et les grands. Conscient de son
pouvoir, Philippe de Majorque fait détruire les archives de Perpignan après sa
reconquête.
Les villes qui parviennent à obtenir une charte manque
rarement de s’en prévaloir hautement, à l’image de Montélimar qui fait gravé
[sic] la sienne.
Cette publicité des privilèges urbzain [sic], jointe à
la diffusion de la mentalité scripturaire, rend possibles de nouvelles formes
de conflits politiques. A Montpellier (étudié par Pierre Chastang), c’est par
l’existence d’un registre des comptes publics (sous la forme d’une quinzaine de
rouleaux relié [sic]) que le parti populaire est en mesure de prouver les
malversations des consuls et de les renverser.
Dans le paysage urbain, l’écrit offre la possibilité
d’une mise en scène du pouvoir. Le modèle scripturaire et monumental de la
Porte de Capoue (1239) érigé au nom de l’empereur Frédéric II, suscite des
émules parmi les pouvoirs communaux émancipés. Ces derniers utilisent des
œuvres d’art contenant des messages écrits pour propager une identité politique
urbaine. C’est le cas avec la fresque des Allégories du Bon et du mauvais
gouvernement (Sienne), ou bien encore sur le marché du Capitole à Rome durant
la brève dictature de Cola di Rienzo. Cette communication politique par l’écrit
est indispensable dans un contexte urbain où les pouvoirs politiques doivent
créer un consensus avec la population pour faire reconnaître leur souveraineté.
Pourtant, il serait trop réducteur de borner
l’explication du déploiement de l’écrit à son rôle dans la consolidation des
différents pouvoirs. C’est aussi comme supports de différentes pratiques
culturelles qu’il a su retenir l’intérêt des médiévaux.
Dans les milieux princiers et aristocratiques, l’écrit
est d’abord un enjeu en tant qu’il peut [mot manquant] une
« auto-représentation des élites » (ouvrage Un sensible Moyen-âge,
2013) et des idéaux qu’elles se proposent de rechercher. Ainsi, Jean de
Salisbury, parmi d’autres, participe, avec son Policraticus (1159), à la diffusion de la figure du roi lettré.
Ce modèle fait autorité pour de nombreux princes de la
période, comme Saint-Louis, qui, en rédigeant lui-même des Enseignements à destination de son fils, exemplifie l’utilité de
l’écrit dans la transmission des modèles culturels (cf Jacques Le Goff, Saint
Louis, 1996). Ce souci commence d’ailleurs à gagner d’autres couches sociales
comme le montre le traité éducatif de Philippe de Novare (Les quatre âges de l’homme, 1256).
Quant aux idéaux des couches nobiliaires, ils sont
cultivés par le roman de chevalerie (Chrétien de Troyes par exemple), mais
aussi par des récits qui permettent d’accroître le prestige social d’une
lignée, à l’instar du fils de Guillaume le Maréchal qui fait versifier les
exploits de son père (cf Georges Duby, Guillaume
le Maréchal ou le meilleur chevalier au monde, 1984).
La société médiévale est un enchevêtrement d’ordres,
de corps et de communautés qui trouvent dans l’écrit des moyens de se
singulariser et de transmettre leurs codes et leur identité à travers le temps.
Certaines formes des « communautés textuelles » (Brian Stock),
c’est-à-dire des groupes sociaux organisés autour de l’usage d’écrits ou de la
fréquentation d’un interprêtres [sic] de textes. Outre les ordres monastiques
où la lecture en commun tient une place à part, on peut citer l’exemple
d’Orléans, centre intellectuel dont le rayonnement est assurée [sic] par une
école d’ars dictaminis.
Enfin, l’écrit permet aux médiévaux d’exprimer leur
créativité dans des genres littéraires nouveaux ou renouvelés, comme les relations
de voyages ou les traités de gouvernements. Certains de ces écrits sont
l’expression de la formation de nouvelles identités culturelles (on pense au
Dante du traité sur l’éloquence en langue vulgaire) ou politiques
(prolifération de chroniques glorifiant une histoire urbaine, comme la Chronique des Doges de Venise).
Les usages de l’écrit en europe occidentale entre le XIIème et le XIVème siècle apparaissent dès lors comme un fait social total, de part leur encastrement dans les multiples dimensions des sociétés médiévales. Qu’il s’agisse d’administrer une abbaye, de mobiliser contre l’hérésie, de louer un prince ou d’éduquer un héritier, les supports écrits sont supports de sens et assurent une multitude de fonctions, dans les champs de la vie matérielle, du pouvoir et des représentations symboliques. »
Un texte qui témoigne de connaissances très fines du contexte historique considéré. Mais si je peux donner un avis, la problématisation est un point très important dans ces épreuves de concours. Les correcteurs voient passer des dizaines de copies, un exposé de connaissances brut ne les intéresse pas (surtout à l’époque de Wikipédia !). Ce qui fait le « liant » d’une copie, ce qui donne envie de la lire, c’est le déploiement d’une problématique bien identifiée, pertinente, et traitée de façon pertinente (« dialectique ») à travers tous ses aspects.
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