« Los Angeles, avec ses mœurs progressistes, son
opposition à Trump (71,8% de votes démocrates en 2017), son multiculturalisme,
ses quartiers à l’ambiance de « village » (Echo Park, Atwater, Eagle Rock,
Venice etc.), est (re)devenu attirante et belle. Ce n’était pourtant pas gagné.
Los Angeles n’est pas une ville facile à aimer.
Pour nos yeux d’Européens habitués à côtoyer au quotidien
des monuments vieux de plusieurs dizaines siècles, pénétrer dans Los Angeles,
c’est comme rentrer dans un vaste temple de la modernité, avec, évidemment
toute la « beauté vulgaire » qui va avec. Après tout, une des premières choses
à laquelle vos yeux sont confrontés en sortant de LAX est un énorme Donut posé
sur le toit d’un restaurant. Los Angeles est « le trou du cul en plastique du monde », écrivait William Faulkner.
Elle est, dès les années 1910, la ville du modernisme
architectural, le lieu de toutes les extravagances visuelles et technologiques
permises par un climat idéal, des espaces spectaculaires et infinis et une
jeunesse insolente. Los Angeles n’est pas une ville qui invite à lever les
yeux, une ville de vieilles pierres et de façades sculptées. C’est une ville
qui se construit à l’horizontale, une ville qui n’a pas peur de l’espace.
Los Angeles, c’est « dix-neuf banlieues à la recherche d’une métropole », comme
l’écrivait Aldous Huxley… en 1925, un amas chaotique de zones urbaines où se
mêlent « ranch houses » (des maisons sur un seul étage), « tract Housing » (des
petites maisons toutes identiques qui s’étendent à pertes de vues) et « Dingbats
» (des complexes d’appartements bon marché au airs de boîtes à chaussures que
le Los Angeles Times qualifiera en 1998 d’« horribles » dans un édito au
vitriol).
Los Angeles n’est pas une ville pour flâner, pour se
perdre. C’est une ville où la voiture prend ses aises, une ville de béton
quadrillée par ses autoroutes à sept voies construites dès les années 1930 pour
la décentraliser.
C’est une ville qui n’hésite pas non plus à bétonner le lit de son plus large fleuve sur des dizaines de kilomètres pour éviter des inondations, laissant, depuis des décennies, une longue cicatrice grise de béton et d’eaux usés au travers de son visage. C’est une ville qui est parsemée de puits de pétrole, parfois même au beau milieu du parking d’un McDonald’s. C’est aussi une ville où le nuage de pollution peut être si épais qu’il est capable de faire disparaître le soleil, pourtant omniprésent.
« L.A. est la
plus solitaire, la plus brutale de toutes les villes américaines. À New York,
en hiver, il fait un froid de gueux, mais dans certaines rues, certains jours,
il peut régner un semblant de camaraderie. L.A., c’est la jungle »,
écrivait Jack Kerouac dans Sur La Route.
Oui, « Bienvenue
dans la jungle », hurlait Axl Rose de Guns
N Roses.
Los Angeles est une jungle d’inégalités où se côtoient
l’extrême pauvreté et le luxe insolent, où vous pouvez, en moins de vingt
minutes de voiture, passer des allées sordides de Skid Row au prestigieux et
immaculé campus de USC.
Ce sont des quartiers « jeunes, noirs et qui n’en ont
rien à foutre », qui, par la seule évocation de leur nom, donne des cauchemars à
l’Amérique blanche: Compton, Watts, South Central… C’est une poudrière, qui, en
cinquante ans, a connu trois des plus violentes émeutes urbaines en Amérique,
celle des Zoot Suit en 1943 après l’agression de marins qui se vengèrent en
tabassant tous les jeunes Mexicains qu’ils pouvaient trouver, celle de Watts en
1965 après une altercation entre une famille noire et la police, et celle de
1992 après l'acquittement des policiers ayant tabassé Rodney King.
C’est une jungle qui peut vous faire perdre la tête
comme Barton Fink ou Betty dans Mulholland
Drive, vous conduire sur le précipice de la folie comme Britney Spears ou
Amanda Bynes, vous fracasser l’âme par sa superficialité et son culte du
succès. Elle peut vous enfermer dans une prison de drogues, d’alcool, de
solitude et de dépression et vous laisser dépérir comme River Phoenix, John
Belushi, Marilyn Monroe ou Lenny Bruce. Oui, Los Angeles n’a pas de pitié et la
mémoire courte.
« Nous sommes tous les deux pourris », disait la
blonde adultère et manipulatrice Phyllis Dietrichson dans Assurance sur la mort (1944) de Billy Wilder, comme si elle parlait
de sa ville. Los Angeles est un film noir, sombre et désespéré, scandaleux et
meurtrier, comme on imagine l’âme de ceux et celles, stars et nababs, bien
cachés derrière le portail de leur villa haut perchées.
De toute façon, « C’est redondant de mourir à Los
Angeles », disait Truman Capote.
Pourtant, Los Angeles est belle. Physiquement, déjà.
Certes, elle n’a pas une beauté conventionnelle mais c’est une beauté dont on
se souvient, qui marque, qui attire l’attention comme le Bob’s Big Boy à la
sortie du Ventura Freeway sur Riverside. Los Angeles est une ville destinée à
être vue de loin, derrière le pare-soleil de son automobile.
Sur ses hauteurs, elle ressemble à un tapis de
lumière. Il y a beaucoup de beauté dans cette ville : ses couchers de soleil
qui oscillent entre l’orange et le mauve, sa ligne d’horizon qui semble infini,
ses vastes plages, ses collines, ses avenues ornées de palmiers, ses drive-ins,
ses signes et ses néons. Los Angeles est la ville du printemps éternel, la
ville où « il fait toujours 22 degrés
», comme disait Neil Simon. Des températures et une géographie qui ont permis
d’y développer une architecture unique au monde, à l’image de la Stahl House ou
de la Chemosphere situés sur les collines d’Hollywood, de vastes maisons de
verres comme suspendus au-dessus du vide, ou de la Hollyhock ou de la Ennis
House, œuvres baroques et subjuguantes de Frank Lloyd Wright.
Même ses fameuses autoroutes, entrelacées et
sanguines, ont une certaine poésie tout contemporaine. En 1949, touristes et
Angelenos se déplaçaient ainsi pour admirer le célèbre et révolutionnaire
interchangeur sur quatre niveaux entre les Harbor et Hollywood Freeways.
Et parcourir la ville la nuit, éclairée par la chaude
et accueillante lumière jaune des lampes à vapeur de sodium (aujourd’hui
remplacées par des LED) est également une expérience en soi, une expérience qui
a donné tant de style à des films comme Collateral
ou Magnolia.
En fait, Los Angeles est belle car c’est un manifeste
de la modernité de notre temps, un condensé de XXe siècle, de ses aspirations
et de sa (pop)-culture. Comme disait Steve Martin en faisant visiter la ville à
une belle Anglaise dans L.A. Story :
« Certains de ces bâtiments ont plus de vingt ans. »
Alors, pour moi, quand j’ai débarqué à Los Angeles pour la première fois, la ville, loin du purgatoire urbain décrit par tant d’écrivains et d’intellectuels, a un peu ressemblé au paradis, à une sorte de songe éveillé. Dès le lendemain de mon arrivée, mes hôtes me feraient ainsi, malgré eux, voyager à l’intérieur d’un rêve qui s’était construit tout au long de ma jeune vie.
Ils me montreront par exemple le lycée où leur fille a
étudié, la Torrance High School, en fait la façade et la cour intérieure du
lycée de Beverly Hills 90210, ma
série préférée de l’époque (il sera à nouveau utilisée, deux ans plus tard,
pour figurer le lycée de Buffy contre les
Vampires). A bord d’un pick-up des années 50 tout droit sorti d’American Graffiti, ils me montreront
également les collines de Palos Verdes, là où James Dean jouait à « la poule
mouillée » dans La Fureur de vivre,
et le Griffith Observatory où il se fait attaquer au couteau. Quelques jours
plus tard, en vélo à Hermosa Beach, je passerai devant la maison sur la plage
de Donna et Kelly de Beverly Hills puis, un peu plus loin, croiserai le
tournage de la série Alerte à Malibu
(où j’aurai droit à une photo avec la très accessible et chaleureuse Alexandra
Paul).
Et preuve, peut-être, que la ville n’est pas l’océan
de solitude et de narcissisme souvent décrit, je discuterai aussi plusieurs
fois de la vie, de l’amitié et des amours avec un jeune mec à peine plus âgé
que moi, tout juste arrivé du Mexique, qui travaillait dans un fast food du Del
Amo Fashion Center et qui avait trouvé cool de parler de ses petits bonheurs
avec un Français qui lui avait acheté un burger quelques minutes plus tôt.
J’étais à La-La Land, « un état mental euphorique aux airs de rêve détaché des réalités les
plus dures de la vie », comme le définit le dictionnaire Merriam-Webster.
J’étais à La-La Land comme Ryan Gosling et Emma Stone. J’étais dans un état
dans lequel seul Los Angeles est capable de vous mettre. J’étais dans la seule
ville au monde dont les fondations sont construites uniquement sur du rêve,
ceux de millions d’aspirants comédien(ne)s, musicien(ne)s, scénaristes,
cascadeurs, réalisateur(trice)s qui ne voient dans la ville que la promesse de
jours où leurs rêves deviendront réalité. À Los Angeles, seul compte le rêve et
la somme des possibles.
« C’est une ville pleine de ces œuvres
d’art jamais réalisées que vous pouvez imaginer flotter dans l’air : des
chansons qui n’ont pas été écrites, des films qui n’ont jamais été réalisés,
des livres qui n’ont jamais été écrits. La société se moque beaucoup de L.A.
mais il y a quelque chose, ici, qui mérite d’être célébré, l’idée des rêveurs.
Je voulais que ces deux personnages symbolisent l’idée que ce n’est pas grave
si les rêves sont irréalistes ou s’ils ne se sont pas encore réalisés ou même
s’ils se sont déjà réalisés. C’est la poursuite de leurs rêves qui donnent son
sens aux personnages et qui donnent aussi son sens à la ville », racontait
ainsi Damien Chazelle à Metro.
Tous ces rêveurs, on les retrouve dans le clip
de « City Of Angels » de Thirty Seconds To Mars, une lettre
d’amour de Jared Leto à la ville qui lui a tout donné. Certains ont réalisé
leurs rêves comme Kanye West et James Franco, comme Juliette Lewis et Olivia
Wilde. D’autres rêvent encore comme Christopher Lloyd Denis, le superman de
Hollywood Boulevard ou comme Breeze, sans-abri venu trouver sa mère, elle-même
sans abri.
D’autres, encore, qui n’ont pas tout à fait réaliser
les rêves qu’ils avaient en tête comme la star du porno Brandy Aniston, ou la
star des teen-movies des années 1980, Corey Feldman. Leurs témoignages sont
parfois brutaux et douloureux. Mais tous à leur manière expriment la beauté et
la grandeur de L.A.
Leurs rêves, à tous, ils sont en effet dans chaque
rue, chaque bâtiment, chaque autoroute, chaque maison. Ils sont l’âme de la
ville, son passé, son présent et son futur. Ils compensent les siècles
d’histoires. Leurs rêves (et les miens peut-être aussi), ce sont les vestiges
de Los Angeles, ses châteaux et ses vieilles pierres.
Parcourir Los Angeles, c’est donc marcher (ou rouler)
sur les ombres de James Ellroy et du Dahlia Noir, de Tom Cruise, Buster Keaton
et John Belushi ; c’est ré-interpréter Pretty
Woman et Sunset Boulevard, Beverly Hills et Alerte à Malibu ; c’est se confronter à sa propre solitude et à ces
névroses - et probablement aussi, un peu à celle des autres. Mais c’est aussi
(re)vivre ces plus grandes histoires d’amour –avec la/le fille/garçons de vos
rêves, celle/celui dont vous aviez le poster accroché dans votre chambre
d’adolescent(e) et bien sûr avec le cinéma, ses héros, ses décors, ses
histoires.
Parcourir Los Angeles, c’est tout simplement se
retrouver face à soi-même. Et de cet exercice, il ne peut sortir que de belles
choses –même si, au passage, elles doivent vous briser le cœur."
-Michael Atlan, « Comment Los Angeles est redevenue la ville la plus cool d’Amérique », Slate.fr, 2 avril 2017.
Un beau texte. Los Angeles est devenu à part entière un territoire mythique, mythologique, c’est l’espace mythologique du vingtième siècle, comme on peut le constater à travers une multitude d’œuvres d’art, de Sunset Boulevard à Terminator et GTA 5.
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