I : Paradoxe du Progrès.
Tout progrès semble impliquer une ou des formes de
contraintes nouvelles.
L’instruction de masse implique d’aller à l’école, d’y
supporter l’immobilité, l’autorité professorale. La sécurité croissante imposée
par l’Etat implique la peur du gendarme, sans parler des risques immenses que
fait peser le contrôle de la société par l’Etat. La maîtrise primordiale du feu
a dû elle-même rendre indispensable d’aller chercher du bois.
Inversement, toute régression implique une ou des
formes de « libération ». La société primitive (une société à
population et division du travail moindre, en général) était plus simple, plus homogène culturellement,
que la nôtre. Or la simplicité et l’homogénéité tendent à créer un sentiment de
confiance sociale, de tranquillité, plus élevé. La résurgence cyclique
d’expériences communautaires de « retour à la nature » doit aussi se
comprendre à partir de cela.
Au niveau individuel, le malpoli, le décadent, le
jouisseur en quête de plaisir transgressif, nuisible, n’ont pas à payer le coût
psychique du contrôle de soi, de l’auto-limitation nécessaire à la vie sociale.
Ce qui est vrai du progrès en général est vrai du progrès de la liberté en particulier. Le citoyen athénien du temps de Périclès devait faire l’effort de se lever avant l’aube pour rejoindre l’ecclésia. Il n’est pas sûr que les démocraties modernes puissent compter sur un tel sens civique. A l’inverse, la servitude n’aurait pas saisi tant de monde dans ses filets, si l’abdication devant la volonté arbitraire d’autrui n’offrait pas quelques compensations (une forme de facilité, aussi irrationnelle fût-elle).
II : Pourquoi la fin ne justifie pas tous les
moyens.
Supposons que V soit le bien ou la valeur à préserver
(par exemple, le bonheur de l'humanité). Supposons que M soit une institution
mauvaise car contraire à V. Les actions qui visent à faire disparaître M pour
réaliser V sont bonnes si et seulement si elles n'attentent pas
elles-même à V, puisque V est ce qui fonde la légitimité de ces actions.
Par conséquent le slogan "La fin justifie les moyens" est logiquement
faux, puisque la fin est toujours en même temps ce qui interdit les
moyens qui seraient contradictoires avec elle.
Dans la tradition libertaire dont relève Albert Camus,
on appelle ça le principe de la cohérence
des moyens et de la fin. Toute la critique de gauche du marxisme-léninisme
puise dans la critique de cette inconséquence : on n’arrive pas à la
démocratie par la dictature d’un parti unique ; on n’arrive jamais à la
société sans classes et sans Etat par l’extension totalitaire du contrôle de l’Etat
sur la société, etc.
III : Principes et valeurs.
Les principes et les valeurs sont deux genres de
réalités différents.
La valeur c'est ce qu'il y a de plus général, ce qui est
valorisé. Par exemple on peut dire que la démocratie est une valeur.
Un principe est plus particulier, plus ferme, plus
dur, mieux défini, c'est une règle.
Par exemple on peut dire que l'équité du temps de parole est un principe qui
permet de concrétiser une valeur générale comme la démocratie. Par contre si je
dis: « Il faut dire la vérité quoiqu'il en coûte, en toutes circonstances »,
c'est un principe (défendu par Kant typiquement). On peut dire que derrière ce
principe il y a une valeur, la vérité, mais le principe "fait quelque
chose" avec la valeur, précise concrètement quand et comment on agit
conformément à la valeur.
IV : Etre actuel et être inactuel.
Un parti –au sens historique comme au sens courant,
strictement institutionnel du terme- aspirant au succès, aspirant à changer en
profondeur son pays, doit certes être actuel. C’est-à-dire : il doit
toucher ses contemporains, comprendre et répondre à leurs préoccupations. Il
doit connaître les méthodes et les opérations à même de le fortifier hic et nunc. Il doit s’informer des
événements présents, les décrypter, les exploiter, les utiliser à son profit.
Il doit vivre des succès qu’il peut remporter présentement.
Mais il doit également, et peut-être surtout, être
inactuel. C’est-à-dire : ne pas rester prisonnier de l’immédiat, de la
mode du moment, du problème du moment, des passions du moment. Il ne doit pas
être l’esclave du présent. Si ses buts sont sérieux, ils ne se limitent pas aux
buts d’un moment. Un tel parti doit aussi vouloir et savoir attirer
l’attention, le souci de ses contemporains, sur des problèmes qui ne les intéressent pas d’emblée, et
auxquels ils manifestent peut-être une franche indifférence. Il doit être
capable de plier la passion commune pour l’actualité à son inactualité, à son originalité, sa vision propre. A
l’inactualité de ses préoccupations profondes. Il doit vivre de l’inactualité
de ses principes, qui ne sont –pour ainsi dire- pas dans le temps, et surtout
pas dans le « maintenant ». Un parti historiquement agissant doit
savoir faire plier les événements à ses principes, et jamais le contraire. Il
doit être de son temps mais aussi au-dessus et au-delà de son temps. Pour le
dire dans le langage de Péguy, un parti doit vivre d’une mystique, et non
simplement d’une politique.
V : Différence du Bien d'avec la Justice.
Longtemps je n’ai pas saisi la différence.
Le bien a à voir avec des états de choses qui favorisent le plein déploiement, la pleine
intensification, le plein embellissement des êtres. Tandis que la justice a à
voir spécifiquement avec le traitement
correct des individus.
On le comprendra mieux par la négative. La solitude
subie est un mal pour les individus ;
mais on trouverait incongru d'y voir une injustice,
en ceci qu'elle advient sans avoir été nécessairement provoquée par quiconque.
En revanche, ne pas payer les heures supplémentaires
des policiers est une injustice. Il n'y a pas seulement un état de fait
impersonnel, il y a des gens qui ne sont pas traités correctement.
La Justice relève de
l'agir humain ; le Bien l'excède.
On dira ainsi qu'une atmosphère respirable nous est un bien, etc.
Le bon semble plus excellent que le juste, et c’est pitié que certains philosophes modernes rabattent les visées du régime idéal sur la seule justice. L’homme juste ne commet aucun tort envers autrui. Mais l’homme bon, l’homme pleinement moral, fait en même temps son bien et celui des autres êtres. Il y a quelque chose d’un peu froid dans la rectitude de la Justice ; alors qu’il y a quelque chose de chaud et d’ensoleillé dans la bonté.
Cela fait plaisir de lire des réflexions inédites de votre part.
RépondreSupprimerPour le I, entièrement d'accord.
Le point IV est très intéressant, en ce qu'il révèle ce qu'est devenue la politique à notre époque : une activité purement gestionnaire. Je ne vais pas citer pour la centième fois mes références sur ce problème, vous les connaissez. Il semble que la politique a recueilli, après l'effondrement de la croyance religieuse, toutes les aspirations des hommes, surtout en France. Or, et les élections récentes l'ont montré, les thématiques électorales sont uniquement des thématiques concrètes et à courte vue (pouvoir d'achat, sécurité). Un parti qui communiquerait sur des idéaux abstraits n'aurait aucune audience, ça n'imprime pas dans le cerveau de l'électeur. À cet égard, nous sommes condamnés au sempiternel affrontement entre le nationalisme rance zemmourien et l'égalitarisme woke de la gauche. Ça ne va pas plus loin. Les diverses mystiques partisanes (bien présentes) galvanisent les militants, mais la politique réelle, telle qu'elle s'exerce, est forcée de se conformer au moule fonctionnel de la société, qui ne tolère pas qu'on s'en affranchisse. Et les quelques dirigeants qui se réclament d'une mystique et tentent de dépasser l'utilitarisme déshumanisé (Trump, Poutine, Orban, Bolsonaro, le gouvernement polonais, etc.) ne donnent guère envie de les imiter...
Le point V est très juste, on peut faire le rapprochement avec la pensée de Jean-Paul II, pour qui le domaine de la miséricorde excède celui de la stricte justice. C'est un thème majeur de son encyclique de 1980, Dives in misericordia : « L'expérience du passé et de notre temps démontre que la justice ne suffit pas à elle seule, et même qu'elle peut conduire à sa propre négation et à sa propre ruine, si on ne permet pas à cette force plus profonde qu'est l'amour de façonner la vie humaine dans ses diverses dimensions » (12).
Je suis en effet tout à fait conscient d'être, pour une fois, en accord avec la pensée classique (Platon, Aristote, la philosophie catholique) sur le dernier point.
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