I : Le pluralisme comme méthode de résolution des problèmes normatifs en politique.
Je distingue la réflexion en philosophie politique et
la réflexion proprement politique par la contextualité socio-historique. La
philosophie politique décrit le meilleur régime idéal, le meilleur régime concevable. La réflexion politique
réfléchit à la manière de progresser depuis le régime politique existant vers un état plus proche de
l’état idéal.
Dans la réflexion politique, je distingue les
problèmes normatifs (portant sur les
valeurs, les biens ou les objectifs généraux à réaliser en priorité) des
problèmes stratégiques (faut-il
mobiliser tels groupes sociaux, développer une rhétorique centrée sur tels
thèmes, pousser à l’alliance avec tels partis ou avec tels gouvernement
étrangers ? etc.) et tactiques
(faut-il nommer X à telle responsabilité ? Tel slogan est-il
efficace ? Telle date est-elle une bonne date pour manifester ?
etc.).
Rappel est fait que le pluralisme est une position en philosophie politique qui pose les fondements suivants :
1) La caractéristique distinctive des bons régimes est
de garantir les conditions politiques générales qui permettent aux citoyens
de mener des vies bonnes (c’est-à-dire des vies épanouies et bienfaisantes).
2) Les conditions (politiques) de la vie bonne sont
toujours une pluralité.
3) En cas d’impossibilité de réaliser simultanément et
intégralement toutes ces conditions, l’arbitrage en faveur du bien ou des biens
les plus importants ne peut pas reposer sur une hiérarchie fixe et connue a priori entre les biens. La décision
lucide ne peut être que contextuelle. Tout bien en faveur duquel est rendu
l’arbitrage n’est que momentanément prépondérant ; il n’abolit pas durablement la valeur des autres biens.
Autrement dit, aucune condition politique de la vie bonne ne constitue une
valeur exclusive et absolue.
On peut dès lors essayer de préciser comment un
pluraliste doit raisonner s’agissant des problèmes politiques.
De façon générale, un pluraliste doit d’abord se
demander comment tel choix à trancher affecte les conditions politiques de la
vie bonne. Il faut donc commencer par essayer d’identifier les différents
biens qui seront affectés par la décision.
Prenons l’exemple de la hausse actuelle du prix des
carburants. Elle constitue un problème pour le pouvoir d’achat des particuliers
et des entreprises. Si on suit la liste des conditions politiques de la vie
bonne avancée par John Kekes à la page 22 de son livre, on peut identifier que
le bien menacé est la prospérité
de la communauté politique.
Si la puissance publique pouvait apporter une réponse
confortant ce bien et n’affectant aucun autre aspect du bien commun, elle
devrait évidemment le faire et il n’y aurait aucun dilemme politique à
trancher. Mais les situations politiques prennent rarement une tournure aussi
favorable.
Ainsi, on peut noter que si le gouvernement intervenait pour distribuer de l’argent aux consommateurs pour continuer à consommer autant d’essence, il s’ensuivrait aussitôt une interruption de la désincitation à utiliser l’automobile comme moyen de locomotion. Or toute chose égale par ailleurs, moins l’automobile est utilisée, moins l’environnement est pollué.
Autrement dit, dans cette situation, maximiser la
prospérité et maximiser la jouissance d’un environnement sain apparaisse comme
des objectifs incompatibles.
(On pourrait encore complexifier le raisonnement en se
demandant si le choix de maximiser l’environnement ne serait pas en fin de
compte aussi optimal pour maximiser
la prospérité, compte tenu des coûts sanitaires que peuvent entraîner une
atmosphère plus polluée, etc. Sans compter les conséquences économiques du
réchauffement climatique).
S’il n’y avait que ces deux biens en jeu dans cette
situation, la solution du dilemme reviendrait à apprécier si les citoyens
vivront de meilleures vies en ayant un pouvoir d’achat de tel niveau, quitte à
avoir un environnement plus dégradé ; ou si au contraire tel niveau de
préservation environnementale leur est plus bénéfique que la préservation d’un
certain niveau de vie.
(En réalité, les biens en jeu sont virtuellement
tous impliqués, parce que tout choix gouvernemental allouant des sommes à
la cause X implique la non-affectation de
la même somme à une immense quantité d’autres objectifs possibles).
C’est
une appréciation éminemment qualitative et difficile.
On ne pourrait accroître nos chances de prendre la bonne décision qu’en
consacrant des efforts d’informations considérables s’agissant des
processus à l’œuvre et de leurs conséquences. De façon générale, plus l’Etat et
les citoyens ont une connaissance effective d’une information fiable, plus ils
peuvent agir en faveur du bien commun.
Si l’on adopte une perspective pluraliste, le premier
critère pour apprécier la qualité d’un dirigeant politique n’est pas tant le
choix qu’il apportera à tel dilemme concret, mais tout d’abord le fait qu’il
identifie clairement les biens en jeu et motive sa décision de pondérer
leurs valeurs respectives. L’exposition honnête d’une décision politique n’est
pas celle qui gomme le dilemme et la non-maximisation de certains biens, mais
celle qui justifie pourquoi certains
ont été apprécié comme prioritaires.
L’extrême difficulté de l’appréciation valide du bien
commun devrait nous amener à faire preuve d’humilité relativement au jugement
politique d’autrui, et à nous fier de préférence aux individus qui prouvent
qu’ils intègrent à leurs délibérations le plus grand nombre de conditions
politiques de la vie bonne. C’est une raison forte de se détourner des
partis politiques mono-thématiques ou obsédés par un sujet unique. Par
exemple, l’existence d’un « Parti écologiste » est aussi loufoque et
étriquée que s’il existait un « Parti du pouvoir d’achat » ou un
« Parti de la sécurité ».
II : Qu’est-ce qu’une approche pluraliste de
gauche ?
Qu’est-ce qui spécifie un pluralisme politique orienté
à gauche ?
Ce qui spécifie une orientation de gauche par rapport à d’autres variantes possibles de pluralismes politiques, c’est le fait qu’elle se soucie de faire admettre parmi les conditions politiques de la vie bonne le bien-être (santé physique et mentale incluse) et l’autonomie des citoyens, et qu’elle leur attribue une importance relative souvent élevée dans l’arbitrage entre les biens à maximiser.
Ce qui la rendra particulièrement attentive à d’autres
biens nécessaires à la réalisation des précédents, comme un degré de liberté
individuelle suffisant pour que (par exemple) les citoyens communiquent
et puissent manifester leurs aspirations et revendications (droits de réunion publique, de
manifestation, de grèves).
Une gauche plus radicale, par exemple de type républicaniste, ajoutera l’idée que la réalisation de ces biens implique de lutter contre les rapports de domination et d’oppression dans la société. Dans un raisonnement pluraliste de gauche républicaine, les effets des décisions politiques sur la quantité et l’intensité du degré de domination sociale à l’œuvre dans la société seront particulièrement scrutés.
Enfin, une gauche pluraliste socialiste considèrera que parmi les biens à apprécier, le degré de réduction de l’économie capitaliste et des rapports qu’elle induit sur les vies des citoyens est un élément à prendre en compte.
Un texte d'une hauteur de vue qui peut sembler presque excessive, spécialement en ces temps d’ébullition électorale. Les multiples précautions oratoires que vous prenez au début de votre propos (en précisant qu'il s'agit de « philosophie politique » et non de « réflexion politique ») sont dès lors bienvenues. Tout ceci semble incontestable, sur le plan théorique. On ne peut que déplorer, sans doute, que les motivations politiques concrètes, observables, de nos dirigeants, obéissent dans la quasi totalité des cas à des considérations bien éloignées de ces principes et de ces impératifs philosophiques...
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