vendredi 22 avril 2022

La « Révolution papale » (XIe-XIIIe siècle). Aux sources spirituelles de la renaissance de l’humanisme européen

"L'événement socioculturel majeur qui s'est déroulé à la fin du XIe siècle en Europe est ordinairement qualifié de "Réforme grégorienne". Rompant avec cette habitude, un historien américain, Harold J. Berman, a proposé d'appeler cet événement "Révolution papale". L'événement fut en effet "papal", et non pas seulement "grégorien", dans la mesure où il fut réalisé non seulement par Grégoire VII (pape de 1073 à 1085), mais par d'autres papes et avant et après lui, ainsi que par d'autres clercs et intellectuels pendant plusieurs décennies. Et il fut une "révolution", et pas seulement une "réforme", en ce qu'il ne concerna pas les seules structures de l'Eglise, mais aboutit à réorganiser la connaissance, les valeurs, les lois et les institutions de la société européenne dans son ensemble.

Ce changement commence par une réaction énergique à la crise que vivait la société européenne à la fin du haut Moyen âge. Aux Xe et XIe siècles, la féodalité était parvenue au maximum de son développement. L'Europe était désormais éclatée en une multitude de très petites entités politiques. L'insécurité régnait, la société était agitée par la faide de sang et les guerres privées. Sans guides spirituels, elle se rapaganisait. Le clergé avait, en effet, perdu son autonomie. Les empereurs germaniques contrôlaient la papauté, les rois et les grands seigneurs nommaient aux hautes charges ecclésiastiques, les petits seigneurs désignaient les curés -toutes ces charges se conféraient selon un régime général de népotisme et de corruption. De nombreux prêtres, et même des moines, menaient une vie licencieuse.

Les initiatives de certains évêques d'organiser une "paix de Dieu" avaient été une première réaction à cette dégradation. La réforme clunisienne du Xe siècle avait montré la force que pouvait avoir une Eglise affranchie des pouvoirs séculiers. Mais ces efforts devaient être repris et généralisés, et c'est ce qui fut fait par les papes.

Dans ses fameux Dictatus papae de 1074-1075, Grégoire VII déclara que le pape disposait de la plenitudo potestatis, à la fois sur l'Eglise et, indirectement, sur les royaumes séculiers. Il avait le droit d'exercer dans l'Eglise un pouvoir législatif absolu. Grégoire mit ce programme à exécution par une série de mesures spectaculaires. Il s'attaqua à la simonie (corruption dans la dévolution des charges ecclésiastiques), au nicolaïsme (vie maritale des prêtres), aux investitures laïques. Il décida que les évêques, les abbés et les clercs en général seraient nommés par les seules autorités ecclésiastiques. Il fit décréter le célibat des prêtres : le clergé constituerait ainsi un corps social indépendant dont les richesses ne pourraient plus être dispersées et qui serait entièrement disponible pour sa tâche pastorale.

Ces mesures furent décidées et exécutées par ce qu'il n'est pas excessif d'appeler un "parti", qui eut à prendre le pouvoir dans l'Eglise par des moyens parfois violents, comme on le voit dans l'épisode de la Patarie à Milan. En furent membres les papes avant et après Grégoire VII, mais aussi leurs aides, des légats, des évêques, des théologiens, des canonistes, des fondateurs d'ordre [...] ainsi que, peu après, les hommes qui créèrent les ordres mendiants, Saint François d'Assise et saint Dominique. Ces derniers ordres religieux, établis sous le contrôle de la papauté, n'avaient pas pour vocation d'être contemplatifs, mais, singulière innovation, d'agir dans le siècle.

La vague de réformes toucha d'emblée le droit canonique. On fit codifier les anciens canons, cependant que les papes eux-mêmes, en fonction du nouveau pouvoir législatif que leur conféreraient les Dictatus, édictaient de nouvelles lois proprement papales, les Décrétales. C'est pour fournir des modèles techniques de ce double travail que Grégoire VII prit une initiative aux conséquences immenses : celle de faire réétudier le droit romain antique, quasiment oublié depuis le haut Moyen Age. Dans une ville, Bologne, qui appartenait à sa vassale la princesse Mathilde, il fit fonder par Irnerius, vers 1080, la première université de droit européenne. D'autre part, de grands conciles œcuméniques furent convoqués par les papes (les quatre conciles de Latran, celui de Lyon, etc.), qui créèrent une nouvelle législation canonique universelle ayant vocation à organiser solidement la société chrétienne. [...]
Après les écoles de droit furent créées des facultés des "Arts", où l'on enseignera à nouveau les arts libéraux reçus de l'Antiquité, c'est-à-dire les sciences. Bientôt fut instauré le système complet des facultés supérieures, théologie, droit romain, droit canon, médecine. Alors commença l'âge d'or de la scolastique.

Tout cela produisit des effets civilisationnels profonds et durables. Les Etats européens du temps prirent la monarchie papale comme modèle. Ils purent commencer une lutte de longue haleine, qui fut finalement victorieuse, contre la féodalité. Ils commencèrent eux aussi à légiférer (prudemment au début), à centraliser leurs administrations, à percevoir des impôts proprement étatiques, c'est-à-dire non féodaux, à juger en appel des cours seigneuriales, augmentant ainsi les prérogatives du contrôle royal sur l'ensemble du pays.

Avec cette renaissance des Etats sur un modèle antique, mais dans un esprit chrétien nouveau, l'Europe allait connaître de remarquables progrès. Entre les XIe et XIIIe siècles, il y eut une forte croissance démographique, urbaine, économique, géopolitique. En fait, c'est à ce moment que commence le décollage de l'Europe par rapport aux civilisations -Islam, Chine, Inde...- qui, jusque-là, lui avaient été égales ou supérieures. L'époque est marquée par une expansion géopolitique considérable de la chrétienté romaine aux dépens de l'islam ou du paganisme: les étapes bien connues de cette expansion sont la Reconquista, les Croisades, le Drang nach Osten des Allemands vers les pays slaves de l'Europe du Nord-Est.

Ces faits historiques ayant été succinctement rappelés, le problème qui se pose à nous est de comprendre l'origine de tous ces changements. De quel esprit les hommes de la "Révolution papale" étaient-ils donc animés ?

2. LES NOUVELLES CONDITIONS DE LA PAROUSIE.

Il semble qu'on puisse le caractériser comme suit. Les hommes du parti papal pensèrent -et qu'on ne demande pas pourquoi ils eurent soudain cette nouvelle "vision du monde": cela ne s'explique pas, c'est une mutation qu'il faut se résoudre à qualifier de spirituelle ou, si l'on préfère, philosophique ou intellectuelle ; en tout cas, un mouvement intérieur à la pensée, largement indépendant de l'environnement matériel- qu'il faut d'urgence christianiser le monde afin de rendre l'humanité capable d'atteindre ses fins éthiques et eschatologiques.

En effet, en quittant le monde, le Christ avait promis son prompt retour. Cependant, mille ans s'étaient écoulés et rien n'était arrivé. Ni l'interprétation littérale de l'Apocalypse ni son interprétation allégorique ne sortaient indemnes de ce non-événement. Que s'était-il passé ?

Les hommes de la Révolution papale eurent l'intuition prophétique que, si le Christ n'était pas encore revenu en ce monde, c'était parce que, le monde était devenu trop mauvais pour qu'il pût songer à en faire sa demeure. Et que, de cette situation, les hommes étaient seuls responsables. Depuis la conversion de l'Empire romain, en effet, s'il y avait des chrétiens dans le monde, le monde lui-même n'était pas devenu chrétien. L'Eglise n'avait rien fait pour le transformer. Au haut Moyen Age, le type d'homme le plus admiré et envié avait été le moine, précisément parce qu'il vivait hors du monde et s'abstenait d'agir sur lui. On pouvait constater maintenant le résultat de cette abstention : guerre de tous contre tous et perte de l'espérance. Il fallait donc changer radicalement d'attitude. La balle était dans le camp des hommes. A eux de transformer le monde, pour le rendre digne que le Christ vînt y habiter. On ne pouvait plus conserver l'attitude contemplative, "quiétiste", qui avait été celle des chrétiens du haut Moyen Age.

Telle fut la signification profonde des Dictatus papae et de toutes les autres mesures de la "Révolution papale". Si le pape avait absolument besoin d'un pouvoir inconditionné, si l'Eglise devait être libérée des pouvoirs séculiers et de la société séculière, c'était parce que l'un et l'autre devaient se donner les moyens d'agir sur le monde. Potestas absoluta et libertas Ecclesiae étaient nécessaires si l'Église romaine devait être un pouvoir spirituel libre, capable d'orienter l'action des pouvoirs temporels comme, dans l'Ancien Testament, les prophètes hébreux avaient orienté l'action des rois d'Israël. S'il était nécessaire d'avoir le droit de changer la loi, de créer un nouveau droit canonique et de faire servir celui-ci à christianiser le droit séculier lui-même, c'était parce que les chrétiens devaient désormais mettre leur marque propre sur la vie du monde. On rapporte ce mot de saint Thomas Becket (un homme du "parti papal"): "Le Christ a dit "Je suis la Vérité", il n'a pas dit "Je suis la coutume"). De la coutume et de tout conservatisme, la vérité devait pouvoir triompher. En cette période plus qu'en aucune autre, l'Eglise eut le comportement révolutionnaire qu'appelait sa morale.

Cependant, on ne peut se mettre en route vers un but lointain sans être convaincu qu'il est au moins possible de l'atteindre. Or la théologie augustinienne, dominante dans le christianisme occidental du haut Moyen Age, constituait à cet égard un obstacle presque insurmontable. Selon cette doctrine, la nature humaine a été entièrement détruite par le péché, et donc aucune volonté humaine ne peut être cause de son propre salut.

Pour saint Augustin, après le péché originel, l'homme ne mérite rien d'autre que la mort ; sa faute ne peut être rachetée par quelque œuvre humaine que ce soit. Il est vrai que Dieu peut sauver l'homme par sa grâce. Mais personne ne sait qui sera sauvé et qui ne le sera pas, et l'homme ne peut rien faire pour changer ce décret éternel. Si Dieu damne, aucune bonne action humaine ne peut sauver, de même qu'aucune mauvaise action ne peut empêcher que Dieu sauve. L'action humaine n'a aucune valeur.

Dans l'esprit de cette doctrine pessimiste -dont la sombre lueur domina l'Europe du haut Moyen Age, puisque saint Augustin avait été le dernier Père de l'Eglise de l'Empire d'Occident avant que celui-ci ne fût plongé dans la nuit barbare-, la seule issue est de s'abstenir d'agir. Cette attitude contemplative avait été précisément celle des moines, déserteurs du monde. Le salut serait obtenu non par l'action, mais par des moyens surnaturels, la prière, les pèlerinages ou le culte des reliques, et, généralement parlant, par des moyens irrationnels et de superstition.

Il se trouve que cet obstacle à l'action messianique des hommes fut levé par un remaniement complet de la théologie morale." (pp.45-52)

"Le Cur Deus homo ? de saint Anselme (écrit vers 1097) reformule la doctrine traditionnelle du péché et du salut d'une manière telle que la perception de la valeur et de la rationalité de l'action humaine en est bouleversée.

Résumons l'argument. La justice requiert que l'homme fournisse réparation du péché originel. Mais il ne le peut. Dieu le peut, mais il ne le doit pas. C'est pourquoi le rachat ne peut être accompli que par un homme-dieu, seul être qui, tout à la fois, le doive et le puisse. D'où l'Incarnation et la Croix. Or, celles-ci étant survenues, la question désespérante de la disproportion entre faute et salut est résolue. Le Christ, en effet, expie alors qu'il est totalement innocent ; il gagne, de ce fait, un excédent infini de mérites -un "trésor de mérites surérogatoires", comme on dira plus tard -désormais disponible pour abonder la dette infinie résultant du péché de l'homme. Ainsi, le salut n'est plus une simple perspective. Le grâce de Dieu a été donnée. L'humanité est d'ores et déjà sauvée par le sacrifice du Christ.

De cette doctrine anselmienne de l'expiation résultait implicitement un changement de perspective quant à la valeur de l'action humaine. Si le "péché originel" a été intégralement racheté, il ne reste plus alors à chaque homme qu'à racheter les "péchés actuels" accomplis pendant sa propre vie et dont il est individuellement responsable. Or ceux-ci sont à l'échelle de l'homme qui les commet ; ils peuvent être rachetés par des compensations finies. [...]

L'action humaine retrouve un sens, puisque, désormais, toute action humaine, quoique finie, compte dans le bilan. Quoi que fasse chacun, en bien ou en mal, cela importe réellement. La plus petite des bonnes actions peut être celle qui fera finalement basculer le bilan du débit au crédit. Toute la superstition du Moyen Age est virtuellement condamnée par ce changement de perspective.

On perçoit à quel point la valorisation de l'action et la condamnation de l'attitude d'attente passive de la grâce sont dans l'esprit du temps quand on constate qu'au même moment est mise au point, et cette fois pour le peuple chrétien au sens large, la doctrine du purgatoire.

La notion du purgatoire fut construite pour résoudre le problème suivant: que se passe-t-il si l'on se met trop tard à bien agir, après avoir mené trop longtemps une vie pécheresse ? Ne sera-t-il pas difficile ou impossible de rendre le bilan positif avant sa mort et, dans ces conditions, cela vaut-il la peine de commencer ? Le purgatoire apporte la réponse, puisqu'il est un temps après la mort pendant lequel le pécheur peut achever de racheter ses fautes.

Avec le purgatoire, toutes les actions humaines, sans exception, ont donc leur signification. Il vaut la peine de réaliser de bonnes actions, même très tard dans sa vie, même un jour ou une heure avant sa mort, puisque, même si ce n'est pas assez pour payer sa dette dans l'immédiat, le reste pourra être payé. Donc la moindre des bonnes actions a un sens. [...]

Par la doctrine de l'expiation comme par celle du purgatoire, il était entendu désormais, dans l'esprit des hommes de l'époque de la Révolution papale, que l'action humaine dans le monde n'est pas le néant que saint Augustin avait voulu y voir, mais que, même limitée, même marginale, elle a toujours une valeur aux yeux de Dieu. Cela ouvrait la voie à ce que les Dominicains et saint Thomas d'Aquin développeraient un peu plus tard en utilisant les matériaux de la morale aristotélicienne : le mode d'agir de la grâce divine n'est pas de se substituer à la nature humaine déchue, mais, au contraire, de guérir celle-ci, de manière que l'homme puisse choisir librement le bien et le faire. Nonobstant le péché, la nature humaine, sauvée par le Christ, est bonne.

[...] L'art occidental commença, au pli du Moyen Age, à représenter le Christ comme un homme souffrant, avec son corps émacié et sanglant, ce qui revenait à mettre l'accent sur son humanité -et ce style de représentation s'est imposé depuis ce temps dans toute la chrétienté occidentale. C'était dans la logique directe de la théologie explicitée ci-dessus. Que l'action humaine ait valeur et sens, cela ne peut mieux être illustré qu'en soulignant l'humanité du Christ. C'est parce que le Christ sauvant l'humanité est homme autant qu'il est Dieu que l'homme peut oser se donner comme programme moral l'imitatio Christi et que l'ascension vers le salut est, au moins en partie, à la portée de la nature et de la volonté humaines.

C'est ce qui sera prolongé et magnifié plus tard par la fameuse traduction, par Luther, du mot hébreu désignant la "vocation" d'Abraham (que la Vulgate avait traduit par vocatio, mot dans lequel la théologie traditionnel avait entendu la seule vocation religieuse, c'est-à-dire la tâche contemplative des moines ou la tâche pastorale des clercs séculiers) par le mot allemand Beruf, dont la racine renvoie certes à un "appel", mais qui signifie, dans la langue allemande commune, "métier, occupation professionnelle". Ce à quoi Dieu appelle le peuple de ses élus, ce n'est pas seulement à contempler ni même à prêcher, c'est à transformer le monde par l'agir humain. Le travail n'est plus une malédiction, c'est la manière dont l'homme est appelé à coopérer avec Dieu pour parfaire la création. Max Weber a souligné l'originalité dont Luther faisait preuve par cette traduction-interprétation, qui inaugurant un "ascétisme séculier" contrastant avec l'aristocratisme oisif du catholicisme romain du début du XVIe siècle. L'originalité est cependant moins grande, selon nous, que Weber ne l'a cru. Car Luther retrouvait, qu'il le sût ou non, l'esprit même de la "Révolution papale", dont l'activisme politique, juridique, intellectuel, économique, ne s'explique que par cette même sanctification de l'agir humain. La thèse des protestants selon laquelle l'Eglise romaine n'était que contemplative, jouisseuse et superstitieuse, thèse nourrie, certes, des abus de l'Eglise du XVIe siècle, n'en est pas moins essentiellement polémique. L'existence de déviations ne prouve rien contre l'esprit profond d'une institution, et l'existence d'ordres monastiques riches et pléthoriques à la Renaissance ne prouve rien quant à l'esprit de l'Eglise des XIe-XIIIe siècles. Le protestantisme est, en ce sens et quoi qu'on ait dit, dans la continuité de l'Eglise romaine." (pp.52-57)

"Il faut insister maintenant sur un aspect capital de la réhabilitation de l'homme par le Moyen Age classique. La nature humaine comporte comme différence spécifique la raison. Le salut va donc devenir, au moins en partie, une entreprise rationnelle. Il ne sera plus une affaire de "tout-ou-rien", comme dans l'attente de l'alternative grâce/damnation, mais de mesure. D'abord, l'homme doit calculer jusqu'à un certain point son propre salut, puisqu'il lui revient d'équilibrer les actes mauvais par une quantité équivalente de bonnes œuvres. Il gère et construit sa vie. Même s'il s'agit évidemment d'un calcul intuitif, c'est déjà l'apport d'une certaine raison dans une réalité jusque-là totalement imprévisible, appelant à une attitude fataliste. D'autres part et surtout, il doit faire usage de raison pour réaliser ces bonnes œuvres elles-mêmes. En effet, que sont les "bonnes" œuvres ? Ce sont des actions charitables, c'est-à-dire celles qui diminuent réellement les souffrances des hommes, nourrissant réellement ceux qui ont faim, guérissant réellement les malades et, généralement parlant, diminuant l'emprise du mal dans le monde. Or transformer le monde implique, pour l'homme, d'une part, de le connaître ; d'autre part, d'instaurer une coopération sociale pacifique et efficiente qui permette d'agir sur lui, c'est-à-dire, respectivement, une science et un droit. User de la raison dans la science et le droit va donc désormais devenir pour l'homme occidental un devoir sacré. Alors que, jusque-là, l'usage de la raison était une préoccupation seulement humaine, et une préoccupation d'ailleurs souvent condamnable, sentant le fagot, il devint maintenant le devoir moral par excellence. La raison est sanctifiée.

Mais qui veut organiser la société et connaître le monde dispose, à l'époque de la Révolution papale, de deux outils rationnels tout constitués, dont il suffit de réapprendre l'usage : le droit romain et la science grecque.

Le droit romain [...] est réellement un instrument de mesure et de raison, puisqu'il vise à distinguer les propriétés et à les reconnaître après de multiples mutations. Il n'a aucune valeur, si l'on pense que la justice humaine est un leurre et que seule compte la grâce. Il a, en revanche, un intérêt transcendant si l'on pense que le salut peut dépendre de l'exacte mesure selon laquelle on s'acquitte de la justice humaine. Telle fut la raison profonde du regain d'intérêt des hommes des XIe-XIIIe siècles pour le droit romain, alors qu'il avait été complètement oublié en Occident depuis Charlemagne et même auparavant : il répondait à merveille au nouvel esprit du temps. [...]

Bien que Pierre Abélard (un des premiers "rationalistes" des nouvelles universités, et le premier à avoir conçu la théologie elle-même comme une science sur le modèle grec, c'est-à-dire un exposé abstrait et systématique, par différence avec l'exégèse linéaire, historique et symbolique de l'Écriture qu'elle avait été jusque-là), ait été durement attaqué par saint Bernard, les méthodes rationnelles qu'il introduisit à l'Université y prirent racine. C'est l'un de ses élèves, Pierre Lombard, qui devait écrire la première grande "somme théologique" exposant de façon systématique la vision du monde caractéristique de la nouvelle chrétienté. De même, bien que saint Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin aient eu eux aussi à combattre pour faire admettre Aristote, leur nouvelle vision scientifique de l'homme, axée sur une analyse approfondie de sa nature, ouverte à toutes les questions morales, politiques et même économiques importantes pour la vie du siècle, désormais traitées sur un plan entièrement systématique et rationnel conforme à l'idéal méthodologique aristotélicien, s'imposa. Albert et Thomas n'étaient-ils pas des Dominicains, les membres d'une des nouvelles milices du parti papal ? Certes, la méthode scolastique restera longtemps centrée sur les "autorités". Il faudra attendra Bacon et le développement de la science par les Galilée, les Descartes et autres Kepler et Newton pour mettre au point et généraliser la méthode expérimentale moderne. Mais la méthode scolastique pratiquée dans les universités du Moyen Age, procédant par questions, distinctions, examen et résolution méthodique des objections, du pro et du contra, aura réveillé l'esprit scientifique de l'Antiquité et préparé directement les chercheurs à la démarche hypothético-déductive caractéristique de la science moderne.

En tout cela, on le voit, c'était toujours l'idée de base de la Révolution papale qui était ouvertement ou secrètement à l'œuvre : développer tous les pouvoirs et moyens de la nature et de la raison humaines pour travailler à la réalisation des idéaux éthiques et eschatologiques de la Bible. Mais, comme la raison est mesure, degré, construction et patience, ce choix ne pouvait se faire qu'aux dépens du fanatisme millénariste. [...] L'Antiquité classique s'intègrera complètement à l'imaginaire et à l'identité des peuples chrétiens d'Europe, et c'est cette synthèse, par laquelle s'élabore un esprit ou Forme culturelle sans équivalent ailleurs, qu'on peut désigner par le terme d'Occident." (pp.60-64)

-Philippe Nemo, Qu'est-ce que l'Occident ?, PUF, coll. Quadrige, 2016 (2004 pour la première édition), 158 pages.

1 commentaire:

  1. Un texte très intéressant et très pertinent. On a coutume de placer la grande cassure dans l'histoire de l'Occident aux XV-XVI èmes siècles, mais les choses sont plus compliquées que cela, les tendances spirituelles de la chrétienté n'ont cessé d'évoluer, ce qui a eu une influence sur la société.

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