"L'événement socioculturel majeur qui s'est déroulé à la fin du XIe siècle en Europe est ordinairement qualifié de "Réforme grégorienne". Rompant avec cette habitude, un historien américain, Harold J. Berman, a proposé d'appeler cet événement "Révolution papale". L'événement fut en effet "papal", et non pas seulement "grégorien", dans la mesure où il fut réalisé non seulement par Grégoire VII (pape de 1073 à 1085), mais par d'autres papes et avant et après lui, ainsi que par d'autres clercs et intellectuels pendant plusieurs décennies. Et il fut une "révolution", et pas seulement une "réforme", en ce qu'il ne concerna pas les seules structures de l'Eglise, mais aboutit à réorganiser la connaissance, les valeurs, les lois et les institutions de la société européenne dans son ensemble.
Ce changement commence par une réaction énergique à la
crise que vivait la société européenne à la fin du haut Moyen âge. Aux Xe et
XIe siècles, la féodalité était parvenue au maximum de son développement.
L'Europe était désormais éclatée en une multitude de très petites entités politiques.
L'insécurité régnait, la société était agitée par la faide de sang et les
guerres privées. Sans guides spirituels, elle se rapaganisait. Le clergé avait,
en effet, perdu son autonomie. Les empereurs germaniques contrôlaient la
papauté, les rois et les grands seigneurs nommaient aux hautes charges
ecclésiastiques, les petits seigneurs désignaient les curés -toutes ces charges
se conféraient selon un régime général de népotisme et de corruption. De
nombreux prêtres, et même des moines, menaient une vie licencieuse.
Les initiatives de certains évêques d'organiser une
"paix de Dieu" avaient été une première réaction à cette dégradation.
La réforme clunisienne du Xe siècle avait montré la force que pouvait avoir une
Eglise affranchie des pouvoirs séculiers. Mais ces efforts devaient être repris
et généralisés, et c'est ce qui fut fait par les papes.
Dans ses fameux Dictatus papae de 1074-1075, Grégoire
VII déclara que le pape disposait de la plenitudo potestatis, à la fois sur
l'Eglise et, indirectement, sur les royaumes séculiers. Il avait le droit
d'exercer dans l'Eglise un pouvoir législatif absolu. Grégoire mit ce programme
à exécution par une série de mesures spectaculaires. Il s'attaqua à la simonie
(corruption dans la dévolution des charges ecclésiastiques), au nicolaïsme (vie
maritale des prêtres), aux investitures laïques. Il décida que les évêques, les
abbés et les clercs en général seraient nommés par les seules autorités
ecclésiastiques. Il fit décréter le célibat des prêtres : le clergé constituerait
ainsi un corps social indépendant dont les richesses ne pourraient plus être
dispersées et qui serait entièrement disponible pour sa tâche pastorale.
Ces mesures furent décidées et exécutées par ce qu'il
n'est pas excessif d'appeler un "parti", qui eut à prendre le pouvoir
dans l'Eglise par des moyens parfois violents, comme on le voit dans l'épisode
de la Patarie à Milan. En furent membres les papes avant et après Grégoire VII,
mais aussi leurs aides, des légats, des évêques, des théologiens, des canonistes,
des fondateurs d'ordre [...] ainsi que, peu après, les hommes qui créèrent les
ordres mendiants, Saint François d'Assise et saint Dominique. Ces derniers
ordres religieux, établis sous le contrôle de la papauté, n'avaient pas pour
vocation d'être contemplatifs, mais, singulière innovation, d'agir dans le
siècle.
La vague de réformes toucha d'emblée le droit
canonique. On fit codifier les anciens canons, cependant que les papes
eux-mêmes, en fonction du nouveau pouvoir législatif que leur conféreraient les
Dictatus, édictaient de nouvelles lois proprement papales, les Décrétales.
C'est pour fournir des modèles techniques de ce double travail que Grégoire VII
prit une initiative aux conséquences immenses : celle de faire réétudier le
droit romain antique, quasiment oublié depuis le haut Moyen Age. Dans une
ville, Bologne, qui appartenait à sa vassale la princesse Mathilde, il fit
fonder par Irnerius, vers 1080, la première université de droit européenne.
D'autre part, de grands conciles œcuméniques furent convoqués par les papes
(les quatre conciles de Latran, celui de Lyon, etc.), qui créèrent une nouvelle
législation canonique universelle ayant vocation à organiser solidement la
société chrétienne. [...]
Après les écoles de droit furent créées des facultés des "Arts", où
l'on enseignera à nouveau les arts libéraux reçus de l'Antiquité, c'est-à-dire
les sciences. Bientôt fut instauré le système complet des facultés supérieures,
théologie, droit romain, droit canon, médecine. Alors commença l'âge d'or de la
scolastique.
Tout cela produisit des effets civilisationnels
profonds et durables. Les Etats européens du temps prirent la monarchie papale
comme modèle. Ils purent commencer une lutte de longue haleine, qui fut
finalement victorieuse, contre la féodalité. Ils commencèrent eux aussi à
légiférer (prudemment au début), à centraliser leurs administrations, à
percevoir des impôts proprement étatiques, c'est-à-dire non féodaux, à juger en
appel des cours seigneuriales, augmentant ainsi les prérogatives du contrôle
royal sur l'ensemble du pays.
Avec cette renaissance des Etats sur un modèle
antique, mais dans un esprit chrétien nouveau, l'Europe allait connaître de
remarquables progrès. Entre les XIe et XIIIe siècles, il y eut une forte
croissance démographique, urbaine, économique, géopolitique. En fait, c'est à
ce moment que commence le décollage de l'Europe par rapport aux civilisations
-Islam, Chine, Inde...- qui, jusque-là, lui avaient été égales ou supérieures.
L'époque est marquée par une expansion géopolitique considérable de la chrétienté
romaine aux dépens de l'islam ou du paganisme: les étapes bien connues de cette
expansion sont la Reconquista, les Croisades, le Drang nach
Osten des Allemands vers les pays slaves de l'Europe du Nord-Est.
Ces faits historiques ayant été succinctement rappelés,
le problème qui se pose à nous est de comprendre l'origine de tous ces
changements. De quel esprit les hommes de la "Révolution papale"
étaient-ils donc animés ?
2. LES NOUVELLES CONDITIONS DE LA PAROUSIE.
Il semble qu'on puisse le caractériser comme suit. Les
hommes du parti papal pensèrent -et qu'on ne demande pas pourquoi ils eurent
soudain cette nouvelle "vision du monde": cela ne s'explique pas,
c'est une mutation qu'il faut se résoudre à qualifier de spirituelle ou, si
l'on préfère, philosophique ou intellectuelle ; en tout cas, un mouvement
intérieur à la pensée, largement indépendant de l'environnement matériel- qu'il
faut d'urgence christianiser le monde afin de rendre l'humanité capable
d'atteindre ses fins éthiques et eschatologiques.
En effet, en quittant le monde, le Christ avait promis
son prompt retour. Cependant, mille ans s'étaient écoulés et rien n'était
arrivé. Ni l'interprétation littérale de l'Apocalypse ni son interprétation
allégorique ne sortaient indemnes de ce non-événement. Que s'était-il passé ?
Les hommes de la Révolution papale eurent l'intuition
prophétique que, si le Christ n'était pas encore revenu en ce monde, c'était
parce que, le monde était devenu trop mauvais pour qu'il pût songer à en faire
sa demeure. Et que, de cette situation, les hommes étaient seuls responsables.
Depuis la conversion de l'Empire romain, en effet, s'il y avait des chrétiens
dans le monde, le monde lui-même n'était pas devenu chrétien. L'Eglise n'avait
rien fait pour le transformer. Au haut Moyen Age, le type d'homme le plus
admiré et envié avait été le moine, précisément parce qu'il vivait hors du
monde et s'abstenait d'agir sur lui. On pouvait constater maintenant le
résultat de cette abstention : guerre de tous contre tous et perte de l'espérance.
Il fallait donc changer radicalement d'attitude. La balle était dans le camp
des hommes. A eux de transformer le monde, pour le rendre digne que le Christ
vînt y habiter. On ne pouvait plus conserver l'attitude contemplative,
"quiétiste", qui avait été celle des chrétiens du haut Moyen Age.
Telle fut la signification profonde des Dictatus
papae et de toutes les autres mesures de la "Révolution
papale". Si le pape avait absolument besoin d'un pouvoir inconditionné, si
l'Eglise devait être libérée des pouvoirs séculiers et de la société séculière,
c'était parce que l'un et l'autre devaient se donner les moyens d'agir sur le
monde. Potestas absoluta et libertas Ecclesiae étaient nécessaires si l'Église
romaine devait être un pouvoir spirituel libre, capable d'orienter l'action des
pouvoirs temporels comme, dans l'Ancien Testament, les prophètes hébreux
avaient orienté l'action des rois d'Israël. S'il était nécessaire d'avoir le
droit de changer la loi, de créer un nouveau droit canonique et de faire servir
celui-ci à christianiser le droit séculier lui-même, c'était parce que les
chrétiens devaient désormais mettre leur marque propre sur la vie du monde. On
rapporte ce mot de saint Thomas Becket (un homme du "parti papal"):
"Le Christ a dit "Je suis la Vérité", il n'a pas dit "Je
suis la coutume"). De la coutume et de tout conservatisme, la vérité
devait pouvoir triompher. En cette période plus qu'en aucune autre, l'Eglise
eut le comportement révolutionnaire qu'appelait sa morale.
Cependant, on ne peut se mettre en route vers un but
lointain sans être convaincu qu'il est au moins possible de l'atteindre. Or la
théologie augustinienne, dominante dans le christianisme occidental du haut
Moyen Age, constituait à cet égard un obstacle presque insurmontable. Selon
cette doctrine, la nature humaine a été entièrement détruite par le péché, et
donc aucune volonté humaine ne peut être cause de son propre salut.
Pour saint Augustin, après le péché originel, l'homme
ne mérite rien d'autre que la mort ; sa faute ne peut être rachetée par quelque
œuvre humaine que ce soit. Il est vrai que Dieu peut sauver l'homme par sa
grâce. Mais personne ne sait qui sera sauvé et qui ne le sera pas, et l'homme
ne peut rien faire pour changer ce décret éternel. Si Dieu damne, aucune bonne
action humaine ne peut sauver, de même qu'aucune mauvaise action ne peut
empêcher que Dieu sauve. L'action humaine n'a aucune valeur.
Dans l'esprit de cette doctrine pessimiste -dont la
sombre lueur domina l'Europe du haut Moyen Age, puisque saint Augustin avait
été le dernier Père de l'Eglise de l'Empire d'Occident avant que celui-ci ne
fût plongé dans la nuit barbare-, la seule issue est de s'abstenir d'agir.
Cette attitude contemplative avait été précisément celle des moines, déserteurs
du monde. Le salut serait obtenu non par l'action, mais par des moyens
surnaturels, la prière, les pèlerinages ou le culte des reliques, et,
généralement parlant, par des moyens irrationnels et de superstition.
Il se trouve que cet obstacle à l'action messianique des
hommes fut levé par un remaniement complet de la théologie morale."
(pp.45-52)
"Le Cur Deus homo ? de saint
Anselme (écrit vers 1097) reformule la doctrine traditionnelle du péché et du
salut d'une manière telle que la perception de la valeur et de la rationalité
de l'action humaine en est bouleversée.
Résumons l'argument. La justice requiert que l'homme
fournisse réparation du péché originel. Mais il ne le peut. Dieu le peut, mais
il ne le doit pas. C'est pourquoi le rachat ne peut être accompli que par un
homme-dieu, seul être qui, tout à la fois, le doive et le puisse. D'où
l'Incarnation et la Croix. Or, celles-ci étant survenues, la question
désespérante de la disproportion entre faute et salut est résolue. Le Christ,
en effet, expie alors qu'il est totalement innocent ; il gagne, de ce fait, un
excédent infini de mérites -un "trésor de mérites surérogatoires",
comme on dira plus tard -désormais disponible pour abonder la dette infinie
résultant du péché de l'homme. Ainsi, le salut n'est plus une simple
perspective. Le grâce de Dieu a été donnée. L'humanité est d'ores et déjà
sauvée par le sacrifice du Christ.
De cette doctrine anselmienne de l'expiation résultait
implicitement un changement de perspective quant à la valeur de l'action
humaine. Si le "péché originel" a été intégralement racheté, il ne
reste plus alors à chaque homme qu'à racheter les "péchés actuels"
accomplis pendant sa propre vie et dont il est individuellement responsable. Or
ceux-ci sont à l'échelle de l'homme qui les commet ; ils peuvent être rachetés
par des compensations finies. [...]
L'action humaine retrouve un sens, puisque, désormais,
toute action humaine, quoique finie, compte dans le bilan. Quoi que fasse
chacun, en bien ou en mal, cela importe réellement. La plus petite des bonnes
actions peut être celle qui fera finalement basculer le bilan du débit au
crédit. Toute la superstition du Moyen Age est virtuellement condamnée par ce
changement de perspective.
On perçoit à quel point la valorisation de l'action et
la condamnation de l'attitude d'attente passive de la grâce sont dans l'esprit
du temps quand on constate qu'au même moment est mise au point, et cette fois
pour le peuple chrétien au sens large, la doctrine du purgatoire.
La notion du purgatoire fut construite pour résoudre
le problème suivant: que se passe-t-il si l'on se met trop tard à bien agir,
après avoir mené trop longtemps une vie pécheresse ? Ne sera-t-il pas difficile
ou impossible de rendre le bilan positif avant sa mort et, dans ces conditions,
cela vaut-il la peine de commencer ? Le purgatoire apporte la réponse,
puisqu'il est un temps après la mort pendant lequel le pécheur peut achever de
racheter ses fautes.
Avec le purgatoire, toutes les actions humaines, sans
exception, ont donc leur signification. Il vaut la peine de réaliser de bonnes
actions, même très tard dans sa vie, même un jour ou une heure avant sa mort,
puisque, même si ce n'est pas assez pour payer sa dette dans l'immédiat, le
reste pourra être payé. Donc la moindre des bonnes
actions a un sens. [...]
Par la doctrine de l'expiation comme par celle du
purgatoire, il était entendu désormais, dans l'esprit des hommes de l'époque de
la Révolution papale, que l'action humaine dans le monde n'est pas le néant que
saint Augustin avait voulu y voir, mais que, même limitée, même marginale, elle
a toujours une valeur aux yeux de Dieu. Cela ouvrait la voie à ce que les
Dominicains et saint Thomas d'Aquin développeraient un peu plus tard en
utilisant les matériaux de la morale aristotélicienne : le mode d'agir de la
grâce divine n'est pas de se substituer à la nature humaine déchue, mais, au
contraire, de guérir celle-ci, de manière que l'homme puisse choisir librement
le bien et le faire. Nonobstant le péché, la nature humaine, sauvée par le
Christ, est bonne.
[...] L'art occidental commença, au pli du Moyen Age,
à représenter le Christ comme un homme souffrant, avec son corps émacié et
sanglant, ce qui revenait à mettre l'accent sur son humanité -et ce style de
représentation s'est imposé depuis ce temps dans toute la chrétienté
occidentale. C'était dans la logique directe de la théologie explicitée
ci-dessus. Que l'action humaine ait valeur et sens, cela ne peut mieux être
illustré qu'en soulignant l'humanité du Christ. C'est parce que le Christ sauvant
l'humanité est homme autant qu'il est Dieu que l'homme peut oser se donner
comme programme moral l'imitatio Christi et que l'ascension vers le
salut est, au moins en partie, à la portée de la nature et de la volonté
humaines.
C'est ce qui sera prolongé et magnifié plus tard par
la fameuse traduction, par Luther, du mot hébreu désignant la
"vocation" d'Abraham (que la Vulgate avait traduit par vocatio,
mot dans lequel la théologie traditionnel avait entendu la seule vocation
religieuse, c'est-à-dire la tâche contemplative des moines ou la tâche
pastorale des clercs séculiers) par le mot allemand Beruf, dont la
racine renvoie certes à un "appel", mais qui signifie, dans la langue
allemande commune, "métier, occupation professionnelle". Ce à quoi
Dieu appelle le peuple de ses élus, ce n'est pas seulement à contempler ni même
à prêcher, c'est à transformer le monde par l'agir humain. Le
travail n'est plus une malédiction, c'est la manière dont l'homme est appelé à
coopérer avec Dieu pour parfaire la création. Max Weber a souligné
l'originalité dont Luther faisait preuve par cette traduction-interprétation,
qui inaugurant un "ascétisme séculier" contrastant avec
l'aristocratisme oisif du catholicisme romain du début du XVIe siècle.
L'originalité est cependant moins grande, selon nous, que Weber ne l'a cru. Car
Luther retrouvait, qu'il le sût ou non, l'esprit même de la "Révolution
papale", dont l'activisme politique, juridique, intellectuel, économique,
ne s'explique que par cette même sanctification de l'agir humain. La thèse des
protestants selon laquelle l'Eglise romaine n'était que contemplative,
jouisseuse et superstitieuse, thèse nourrie, certes, des abus de l'Eglise du
XVIe siècle, n'en est pas moins essentiellement polémique. L'existence de
déviations ne prouve rien contre l'esprit profond d'une institution, et
l'existence d'ordres monastiques riches et pléthoriques à la Renaissance ne
prouve rien quant à l'esprit de l'Eglise des XIe-XIIIe siècles. Le
protestantisme est, en ce sens et quoi qu'on ait dit, dans la continuité de
l'Eglise romaine." (pp.52-57)
"Il faut insister maintenant sur un aspect
capital de la réhabilitation de l'homme par le Moyen Age classique. La nature
humaine comporte comme différence spécifique la raison. Le salut va
donc devenir, au moins en partie, une entreprise rationnelle. Il ne sera plus
une affaire de "tout-ou-rien", comme dans l'attente de l'alternative
grâce/damnation, mais de mesure. D'abord, l'homme doit calculer jusqu'à un
certain point son propre salut, puisqu'il lui revient d'équilibrer les actes
mauvais par une quantité équivalente de bonnes œuvres. Il gère et construit sa
vie. Même s'il s'agit évidemment d'un calcul intuitif, c'est déjà l'apport
d'une certaine raison dans une réalité jusque-là totalement imprévisible,
appelant à une attitude fataliste. D'autres part et surtout, il doit faire
usage de raison pour réaliser ces bonnes œuvres elles-mêmes. En effet, que sont
les "bonnes" œuvres ? Ce sont des actions charitables, c'est-à-dire
celles qui diminuent réellement les souffrances des hommes,
nourrissant réellement ceux qui ont faim, guérissant réellement les
malades et, généralement parlant, diminuant l'emprise du mal dans le monde.
Or transformer le monde implique, pour l'homme, d'une part, de le
connaître ; d'autre part, d'instaurer une coopération sociale
pacifique et efficiente qui permette d'agir sur lui, c'est-à-dire,
respectivement, une science et un droit. User de
la raison dans la science et le droit va donc désormais devenir pour l'homme
occidental un devoir sacré. Alors que, jusque-là, l'usage de la raison était
une préoccupation seulement humaine, et une préoccupation d'ailleurs souvent
condamnable, sentant le fagot, il devint maintenant le devoir moral par
excellence. La raison est sanctifiée.
Mais qui veut organiser la société et connaître le
monde dispose, à l'époque de la Révolution papale, de deux outils rationnels
tout constitués, dont il suffit de réapprendre l'usage : le droit
romain et la science grecque.
Le droit romain [...] est réellement un instrument de
mesure et de raison, puisqu'il vise à distinguer les propriétés et à les
reconnaître après de multiples mutations. Il n'a aucune valeur, si l'on pense
que la justice humaine est un leurre et que seule compte la grâce. Il a, en
revanche, un intérêt transcendant si l'on pense que le salut peut dépendre de
l'exacte mesure selon laquelle on s'acquitte de la justice humaine. Telle fut
la raison profonde du regain d'intérêt des hommes des XIe-XIIIe siècles pour le
droit romain, alors qu'il avait été complètement oublié en Occident depuis
Charlemagne et même auparavant : il répondait à merveille au nouvel esprit du
temps. [...]
Bien que Pierre Abélard (un des premiers
"rationalistes" des nouvelles universités, et le premier à avoir
conçu la théologie elle-même comme une science sur le modèle grec, c'est-à-dire
un exposé abstrait et systématique, par différence avec l'exégèse linéaire,
historique et symbolique de l'Écriture qu'elle avait été jusque-là), ait été
durement attaqué par saint Bernard, les méthodes rationnelles qu'il introduisit
à l'Université y prirent racine. C'est l'un de ses élèves, Pierre Lombard, qui
devait écrire la première grande "somme théologique" exposant de
façon systématique la vision du monde caractéristique de la nouvelle
chrétienté. De même, bien que saint Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin
aient eu eux aussi à combattre pour faire admettre Aristote, leur nouvelle
vision scientifique de l'homme, axée sur une analyse approfondie de sa nature,
ouverte à toutes les questions morales, politiques et même économiques
importantes pour la vie du siècle, désormais traitées sur un plan entièrement
systématique et rationnel conforme à l'idéal méthodologique aristotélicien,
s'imposa. Albert et Thomas n'étaient-ils pas des Dominicains, les membres d'une
des nouvelles milices du parti papal ? Certes, la méthode scolastique restera
longtemps centrée sur les "autorités". Il faudra attendra Bacon et le développement de la science par les Galilée, les Descartes et autres Kepler et
Newton pour mettre au point et généraliser la méthode expérimentale moderne.
Mais la méthode scolastique pratiquée dans les universités du Moyen Age,
procédant par questions, distinctions, examen et résolution méthodique des
objections, du pro et du contra, aura réveillé l'esprit scientifique de
l'Antiquité et préparé directement les chercheurs à la démarche
hypothético-déductive caractéristique de la science moderne.
En tout cela, on le voit, c'était toujours l'idée de
base de la Révolution papale qui était ouvertement ou secrètement à l'œuvre :
développer tous les pouvoirs et moyens de la nature et de la raison humaines
pour travailler à la réalisation des idéaux éthiques et eschatologiques de la
Bible. Mais, comme la raison est mesure, degré, construction et patience, ce
choix ne pouvait se faire qu'aux dépens du fanatisme millénariste. [...]
L'Antiquité classique s'intègrera complètement à l'imaginaire et à l'identité
des peuples chrétiens d'Europe, et c'est cette synthèse, par laquelle s'élabore
un esprit ou Forme culturelle sans équivalent ailleurs, qu'on peut désigner par
le terme d'Occident." (pp.60-64)
-Philippe Nemo, Qu'est-ce que l'Occident ?, PUF, coll. Quadrige, 2016 (2004 pour la première édition), 158 pages.
Un texte très intéressant et très pertinent. On a coutume de placer la grande cassure dans l'histoire de l'Occident aux XV-XVI èmes siècles, mais les choses sont plus compliquées que cela, les tendances spirituelles de la chrétienté n'ont cessé d'évoluer, ce qui a eu une influence sur la société.
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