vendredi 4 mars 2022

Chapitre introductif de Lucretius I: An Ontology of Motion, par Thomas Nail

 

"Le poète romain du premier siècle, dont le célèbre poème didactique De Rerum Natura a été à lui seul responsable de la réintroduction de l'atomisme grec dans la pensée occidentale et de son influence sur la révolution scientifique moderne, est aujourd'hui décidément tombé en disgrâce. [...]

Le De Rerum Natura a été abandonné en tant que texte contemporain parce qu'un certain nombre de principes atomistes modernes clés se sont maintenant avérés scientifiquement et philosophiquement intenables à la lumière des découvertes du vingtième siècle en physique.

Tout d'abord, et c'est le plus important, la thèse atomiste centrale selon laquelle toute la réalité est constituée d'atomes discrets, indestructibles et indivisibles ne peut plus être soutenue. Depuis la découverte des électrons à la fin du XIXe siècle jusqu'à la découverte d'autres particules subatomiques, la fission de l'atome et la découverte des champs quantiques au XXe siècle, il n'est plus possible de maintenir une croyance philosophique ou scientifique dans le principe fondamental de l'atomisme grec. Le consensus scientifique du XXIe siècle est désormais celui de la théorie des champs quantiques : toutes les particules sont des fluctuations ou des effets de processus de champ plus primaires." (p.1)

"Deuxièmement, et corrélativement, l'engagement atomiste moderne envers le matérialisme reste fondamentalement défectueux. L'interprétation moderne de l'atomisme grec, principalement basée sur le De Rerum Natura de Lucrèce, est restée attachée à une version du matérialisme définie par au moins trois aspects fondamentaux : la discrétion [discreteness], l'observabilité et la causalité mécaniste.

Discrétion. Pour le matérialisme moderne, tout l'être est fait de matière et toute la matière est définie par des particules discrètes de matière physique étendue en trois dimensions. Les particules de matière se déplacent, mais en ce qui concerne leur propre identité, elles restent inchangées. La matière peut être divisée en particules de plus en plus petites, mais la matière ne sera toujours rien d'autre que la somme totale des particules discrètes divisées et étendues dans l'espace.

Observabilité. Toutes ces particules discrètes sont définies par leur observabilité et leur mesurabilité. Selon la physique classique, si une chose ne peut être observée ou mesurée avec précision, elle n'est pas matérielle. Discrétion et observation sont donc liées. Un corps non discret ne se soumettra pas à la totalité de la présence requise par une observation totale du corps, mais seulement une observation partielle et donc incomplète. En outre, la discrétion est également la condition préalable à une mesurabilité totalement exacte. Sans la discrétion des atomes, les mesures ou la quantification deviennent stochastiques ou chaotiques, changeant de caractère du fait qu'elles sont mesurées. Si l'acte de mesure ou d'observation modifie l'objet de la mesure, alors une mesure complètement précise devient impossible. Aujourd'hui, un empirisme scientifique aussi simple est devenu une méthodologie profondément défectueuse.

Causalité. En se fondant sur le caractère intrinsèquement discret et mesurable de la matière corporelle, la physique classique pensait que les liens de causalité entre des corps discrets pouvaient être décomposés mécaniquement et rendus prévisibles. Si la mesure d'un corps pouvait être déterminée, sa relation avec d'autres corps pouvait être déterminée par l'observation des modèles et des "forces" entre eux. Dans cette interprétation, la matière se comporte selon des lois fixes, qui sont, en principe, rationnelles, calculables et prévisibles. "Le grand livre de la nature", comme le dit Galilée, "ne peut être lu que par ceux qui connaissent la langue dans laquelle il a été écrit. Et cette langue, ce sont les mathématiques".

Flux. La physique contemporaine, cependant, a rendu ces trois caractéristiques du matérialisme moderne, inspiré de l'atomisme grec, absolument obsolètes. La célèbre découverte par Einstein de l'équivalence masse-énergie (E =mc2) a fondamentalement transformé notre compréhension de la matière en tant que corps réifié et discret. La matière discrète est essentiellement équivalente ou transformable dans les deux sens entre des fluctuations continues d'énergie et des corps discontinus de matière. Si l'on se réfère à la théorie quantique des champs, on ne peut plus maintenir une telle définition de la matière comme étant fondamentalement discrète ou réifiée.

Interaction. De plus, puisque le mouvement des champs quantiques s'est avéré être fondamentalement stochastique, on ne peut plus maintenir un engagement philosophique ou scientifique envers une conception de la nature de matière comme étant nécessairement observable ou mesurable. On ne peut observer et mesurer l'énergie et le momentum d'un champ quantique que par rapport à la particule qu'il génère. L'observation et la mesure directes des champs quantiques sont encore compliquées par le fait qu'ils sont en mouvement constant et en superposition. L'acte de mesure interagit avec le champ lui-même et donne une détermination aux champs indéterminés. Avant cette interaction ou cette mesure, il n'existe pas d'état ou d'états discrets objectifs, mais seulement un flux indéterminé.

Pedesis. Enfin, dans la théorie quantique des champs, la matière ne peut être comprise de manière causale ou mécaniste. La matière étant fondamentalement stochastique, les connexions entre les mouvements ne sont jamais absolues ou prévisibles avec certitude à l'avance. Les lois de la nature dites immuables sont désormais mutables. On ne peut plus parler de causalité absolue, mais seulement de probabilités de conjonctions constantes entre champs et particules. Les champs ne sont pas des mécanismes discrets aux effets de boule de billard. Les particules subatomiques peuvent traverser des barrières physiques solides et s'enchevêtrer sur de grandes distances, en reproduisant le mouvement de l'autre et en répondant instantanément aux changements de mouvement. En bref, l'interprétation moderne du matérialisme atomiste grec, du XVe au XIXe siècle, ne peut plus être sérieusement envisagée et n'a pas sa place dans la philosophie ou la science contemporaine, sauf peut-être en tant que relique historique.

Étant donné l'échec des principes ontologiques et scientifiques fondamentaux de l'atomisme moderne, il n'est pas surprenant que leur origine textuelle, le De Rerum Natura de Lucrèce, ait subi le même sort." (pp.2-3)

"La thèse de ce livre est qu'une nouvelle version de Lucrèce est possible sous les décombres de son interprétation moderne. À la lumière de la physique contemporaine, il est à nouveau possible de revenir à Lucrèce et de trouver dans son œuvre de nouvelles intuitions philosophiques qui offrent une cohérence poétique et théorique aux découvertes philosophiques et scientifiques de notre époque. Sous les pavés des atomes, le terreau sablonneux des flux". (p.4)

"L'histoire du De Rerum Natura fait partie d'un courant souterrain de la philosophie qui a été systématiquement décimé tout au long de l'histoire occidentale. Des gens ont été brûlés vifs pour avoir lu ce livre. Des copies ont été détruites et ses idées dénoncées comme hérétiques, communistes, athées, hédonistes et matérialistes. Ce n'est pas du tout par hasard que les écrits d'Épicure et de Lucrèce ont été détruits et ceux de Platon et d'Aristote préservés. Malgré toute la diversité des philosophes de l'Antiquité, une seule tradition a eu le courage de nier l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme, et de rejeter la politique de l'État et l'esthétique de la représentation : l'atomisme. Le fait que les écrits des philosophes atomistes, et donc le solide héritage de leur interprétation et de leur développement philosophique, aient été détruits et mal interprétés est l'expression directe d'une certaine volonté gréco-judéo-chrétienne de détruire leur ultime ennemi philosophique. Le courant du matérialisme est souterrain, non par nécessité, mais par la force de l'oppression. Comme le barrage d'une crue, la primauté de la matière en mouvement a été bloquée et systématiquement niée dans toute la philosophie occidentale." (pp.4-5)

"A l'exception de Parménide, tous les philosophes présocratiques ont accepté la thèse du mouvement continu, mais aucun d'entre eux n'a accepté l'idée qu'il y avait toujours du mouvement sans une cause première statique de ce mouvement. Au centre de la philosophie grecque, il y a toujours eu l'éternel, le Dieu, l'Unique, ou le premier moteur et la cause de tout mouvement. Seuls Leucippe, Démocrite et Épicure ont rejeté l'idée d'une origine statique ou éternelle. Les atomes, écrit Épicure, se meuvent continuellement pendant tout le temps. Leur mouvement n'a ni origine ni fin, ni Dieu ni âme immortelle. Il n'y a que de la matière en mouvement. Il n'y a pas de phénomènes statiques qui apparaissent à un observateur stable mais seulement des kinomena, ou corps en mouvement." (p.5)

"Avec le règne de Théodose le Grand commença la destruction de tous les rituels païens et la fermeture des sites cultuels. Des foules chrétiennes se sont déchaînées sur les grandes bibliothèques antiques, dont celle d'Alexandrie, et leurs livres et œuvres d'art ont été brûlés. Platon a finalement obtenu ce qu'il souhaitait. S'il restait des œuvres de Démocrite, elles furent brûlées dans les bibliothèques de l'Empire. Lorsque l'Empire romain s'est finalement effondré, les livres sauvés par les chrétiens étaient rarement des livres païens, et même lorsqu'ils l'étaient, seuls les textes païens susceptibles de contribuer aux positions théologiques du christianisme étaient choisis : déisme, idéalisme, immortalité de l'âme, etc. Le reste était laissé à l'abandon." (p.6)

"La deuxième révolution du courant souterrain du matérialisme commença en 1417 lorsque l'humaniste italien Poggio Bracciolini -un chasseur de livres- découvrit et copia le dernier manuscrit existant [...] du De Rerum Natura de Lucrèce, qu'il renvoya en Italie. Toutes les chances étaient contre cette découverte, et pourtant ce texte reste le dernier, le seul et le plus long texte ancien sur l'atomisme ; sans lui, on ne peut guère parler de philosophie atomiste.

Dans les monastères, les moines collectionnaient toutes sortes de livres anciens en ruine et ne savaient souvent pas exactement ce qu'ils possédaient. Seul un expert ayant reçu une formation classique en sciences humaines était en mesure de connaître le statut de ce type d'ouvrages. De plus, après plus d'un millier d'années, de nombreux livres étaient rongés par les vers, décomposés et illisibles. Les moines grattaient alors une couche de vélin (peau d'animal) et copiaient un nouveau livre par-dessus le premier dans un palimpseste. De plus, ces bibliothèques n'étaient pas ouvertes au public et les païens à la recherche de textes n'étaient pas les bienvenus. Heureusement, Poggio Bracciolini avait la formation, le temps, l'argent et le prestige chrétien nécessaires pour entrer dans ces bibliothèques et savoir ce qu'il cherchait.

À la fin du XVe siècle, la remise en circulation du De Rerum Natura s'était répandue dans toute l'Italie, et l'atomisme était devenu une position définitivement hérétique. À la fin du XVIe siècle, le mot atomisme s'était répandu dans toute l'Europe, et le livre avait été traduit et imprimé dans de nombreuses langues. Il ne sera plus jamais détruit. L'impact du livre sur la révolution scientifique naissante était énorme. Il donnait un compte rendu philosophique cohérent du monde naturel et une explication non théologique d'un certain nombre de processus naturels importants bien avant que nombre d'entre eux aient pu être prouvés expérimentalement. L'influence du De Rerum Natura est perceptible chez les plus grands esprits des sciences humaines et sociales jusqu'au début du XXe siècle : Giordano Bruno (1548-1600), Francis Bacon (1561-1626), Michel de Montaigne (1533-1592), Thomas More (1478-1535), Galileo Galilei (1564-1642), Pierre Gassendi (1592-1655), Molière (1622-73), Michel de Marolles (1600-81), le mathématicien Alessandro Marchetti (1633-1714), Thomas Hobbes (1588-1679), Baruch Spinoza (1632-77), René Descartes (1596-1650), Isaac Newton (1642-1726), Charles Darwin (1809-82), Thomas Jefferson (1743-1826), William Thomson (Lord Kelvin) (1824-1907) et Albert Einstein (1879-1955)." (pp.6-7)

"En 1986, Louis Althusser a retracé cette idée épicurienne de la contingence au sein de la matière elle-même à travers un certain nombre de figures de l'histoire de la philosophie, dont Lucrèce, Machiavel et Marx, les identifiant comme des penseurs d'un "matérialisme aléatoire", c'est-à-dire des philosophes qui croient que la matière elle-même est spontanément créatrice et que cette créativité est fondamentalement stochastique. Althusser identifie les héros de cette tradition ainsi que les tentatives contre-révolutionnaires de l'interpréter comme identique à la liberté mentale des êtres humains. [...]

Aujourd'hui, les échos d'un retour à Lucrèce peuvent être entendus dans les notes de bas de page des philosophes du "nouveau matérialisme", comme Vibrant Matter : A Political Ecology of Things (2010) de Jane Bennett ; A World of Becoming (2011) de William Connolly et Democracy of Objects (2011) de Levi Bryant, entre autres. Tous ces travaux soulignent l'impératif à l'origine deleuzien de réinterpréter Lucrèce suivant l'intuition d'un pouvoir créatif et immanent de la matière elle-même, contre les interprétations atomistes modernes fondées sur des particules mécanistes et une liberté psychologique." (p.10)

"L'atomisme grec a épousé un certain nombre de positions philosophiques, mais toutes sont dérivées de la thèse ontologique rare et radicale que l'être est en mouvement. Même parmi les sympathisants atomistes et matérialistes d'aujourd'hui, personne n'a osé énoncer une telle thèse, optant plutôt pour les théories du devenir, de l'immanence, de la force ou du vitalisme néo-spinoziste. L'être, pour Lucrèce, n'est pourtant rien d'autre que la matière en mouvement.

Ce livre s'oppose donc à l'interprétation atomique moderne de Lucrèce sur trois points, suivant le triple échec du matérialisme et de la physique classiques : la discrétion, l'observabilité et la causalité mécaniste."

"Tout d'abord, et c'est le plus important, au lieu de poser des atomes discrets comme étant ontologiquement primaires, comme dans l'interprétation ancienne et moderne, ce livre soutient que Lucrèce a plutôt considéré le flux du mouvement comme primaire. La différence entre Lucrèce et les premiers atomistes grecs est précisément cela - l'atome. Pour Leucippe, Démocrite, et Épicure, les atomes sont toujours en mouvement, mais l'atome lui-même reste fondamentalement inchangé, indivisible, et donc intérieurement statique - même lorsqu'il se déplace. Ainsi, au lieu de considérer les atomes discrets comme ontologiquement primaires, comme le font les théories de la Grèce antique et les théories modernes ultérieures, l'une des plus grandes nouveautés de Lucrèce a été de considérer le mouvement ou le flux de la matière comme primaire.

Lucrèce n'a pas simplement "traduit Epicure", il l'a transformé. Par exemple, bien que Lucrèce ait pu utiliser le mot latin atomus [la plus petite particule] dans son poème, il ne l'a délibérément pas utilisé, pas plus qu'il n'a utilisé le mot latin particula ou particule pour décrire la matière. Les traductions anglaises "atom", "particle", et autres ont toutes été ajoutées au texte en fonction d'une interprétation historique particulière de celui-ci. L'idée que Lucrèce adhère à un monde de particules discrètes appelées atomes est donc à la fois une projection d'Épicure, qui utilisait le mot grec atomos, et une rétroaction du mécanisme scientifique moderne sur le De Rerum Natura. En tant que tels, les écrits de Lucretitus ont été écrasés par le poids de son passé et de son avenir en même temps.

Dans ce livre, je soutiens que Lucrèce a entièrement rejeté la notion selon laquelle les choses ont émergé de particules discrètes. Croire le contraire, c'est déformer les significations originales du texte latin ainsi que l'appareil poétique absolument énorme qu'il a convoqué pour décrire le flux, le tourbillon, le pliage et le tissage du flux de la matière. Bien que Lucrèce ait rejeté le terme atomus, il est resté absolument fidèle à un aspect du sens originel grec du mot, ἄτομος (átomos, " indivisible "), de ἀ- (a-, " pas ") + τέμνω (témnō, " je coupe "). L'être n'est pas découpé en particules discrètes, mais est composé de flux, de plis et de tissages continus. Les "choses" discrètes [rerum] sont composées de flux corporels [corpora] qui se déplacent ensemble [conflux] et se replient sur eux-mêmes [nexus] dans un entrelacs tissé [contextum]. Pour Lucrèce, les choses n'émergent et n'ont leur être qu'à l'intérieur et de manière immanente au flux et à la circulation de la matière en mouvement. La discrétion est un produit du mouvement continu, non coupé, non divisé, et non l'inverse."

Deuxièmement, pour Lucrèce, les flux matériels de l'être ne sont pas nécessairement observables en tant que tels. Les flux matériels n'apparaissent jamais comme des particules discrètes, observables ou empiriques. Les flux matériels [corpora], écrit-il, sont toujours juste en dessous du niveau d'observation. Ceci parce que l'observation ne note que les composites discrets [rerum] et non les flux constitutifs qui produisent le produit discret. Puisque les flux matériels sont fondamentalement immanents au flux cinétique constitutif qui produit les choses, on ne trouve en principe jamais de corpus, mais seulement un flux corporel infini comme condition matérielle de tout composé ou chose discrète.

Troisièmement, au lieu d'une causalité mécaniste entre les atomes, nous trouvons chez Lucrèce une théorie du mouvement stochastique ou pédétique inhérent à la matière elle-même. La matière n'est pas mue par une volonté ou une force extérieure, mais par elle-même. Elle est la source de son propre mouvement. La matière, par sa nature même, n'est pas un mécanisme prévisible. Elle est fondamentalement turbulente, désordonnée et chaotique. Mais à partir de ce mouvement turbulent, elle produit également de l'ordre et de la stabilité par le pliage, la circulation et le nouage des flux. La matière est donc onto- et morpho-génétique." (pp.10-12)

"Ma thèse ici n'est pas que la théorie de la matière de Lucrèce et la théorie des champs quantiques de la matière sont strictement identiques, ou que l'une est dérivée de l'autre ou légitimée par elle, mais qu'elles sont historiquement compatibles et s'éclairent mutuellement de la même manière que l'atomisme l'était autrefois avec la physique classique." (p.14)

"Karl Marx (1818-83) et Henri Bergson (1859-1941) sont les deux seuls philosophes à être restés attachés à la nature fondamentalement stochastique de la matière et à la primauté ontologique du mouvement." (note 17 p.16)

-Thomas Nail, Lucretius I: An Ontology of Motion, Edinburgh University Press, 2018, 281 pages. 

2 commentaires:

  1. Oui, certes, voici une réponse à la critique que je vous faisais le 17/02, lorsque je répondais à votre volonté de refonder une éthique matérialiste que, tout simplement, le matérialisme philosophique avait été invalidé scientifiquement. Ce texte répond à cette critique. Dont acte. Si Lucrèce est toujours valide scientifiquement, alors tant mieux.

    Mais en cela, en tâchant de revalider Lucrèce d'un point de vue scientifique (au prix de quelles déformations ? car enfin l'atomisme reste l'atomisme), vous vous engagez dans une voie qui peut être contestable. Vous légitimez la science comme instance apte à valider ou à invalider une philosophie. Vous faites de la science le critère de validité d'une théorie philosophique. Or (et je me souviens que Sartre sur ce point était très clair) si la philosophie n'est pas l'instance englobante suprême, si elle n'englobe pas tout (y compris la science), alors elle n'a aucune valeur. Si Thomas Nail est tout content de concilier Lucrèce et science contemporaine, c'est qu'au fond il pense que c'est la science contemporaine qui détient la vérité. Dans ces conditions à quoi bon faire de la philosophie ? autant faire de la science dure. Or il me semble que la science ne saurait s'abstraire de la critique philosophique, elle est un paradigme comme un autre, avec ses évolutions et ses contradictions, et d'autant plus contestable qu'elle s'impose aux esprits avec la même infaillibilité que la Bible jadis aux esprits dévots. Lucrèce n'a pas besoin de l'aval de je ne sais quelle théorie scientifique (qui sera contredite dans dix ans) pour avoir un intérêt philosophique. Ou alors cela veut dire que Démocrite et Épicure (pour qui l'atome est « statique », et non pas intégré dans un « flux » comme pour Lucrèce) n'ont plus aucun intérêt philosophique ?

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    1. "[La science] s'impose aux esprits avec la même infaillibilité que la Bible jadis aux esprits dévots."

      => Vous vous contredisez, Laconique, en écrivant immédiatement après que les théories scientifiques se périment et sont remplacées par de nouvelles.

      Ou alors voulez-vous dire que c'est le prestige de la science qui est infaillible, au-delà des théories particulières ? Mais je rencontre pourtant tous les jours des gens qui n'accordent aucune autorité aux sciences sociales (particulièrement la sociologie), par que, voyez-vous, les chercheurs "sont biaisés par des opinions politiques" (ce qui arrive, naturellement)... Quels sont donc ces esprits qui érigeraient des temples et des inquisitions au nom du "dogme" scientifique ? ...

      "Vous faites de la science le critère de validité d'une théorie philosophique."

      => Ce n'est pas ce que je pense, et ce n'est manifestement pas non plus ce que pense Nail, puisqu'il écrit: "Ma thèse ici n'est pas que la théorie de la matière de Lucrèce et la théorie des champs quantiques de la matière sont strictement identiques, ou que l'une est dérivée de l'autre ou légitimée par elle."

      La relation entre science et philosophie est un sujet compliqué, sur lequel je pourrais dire beaucoup de choses. On pourrait dire que la philosophie est une tentative de répondre aux questions que la science ne se pose pas, mais ce serait aussi une assez bonne description d'une des fonctions de la religion. Disons alors que la philosophie est une tentative de répondre par une réflexion rationnelle, libre, argumentée et contradictoire, aux questions que la science ne traite pas (comme l'existence de Dieu, la nature du monde, de l'humain, etc.), ou aux questions qu'elle exclut par nature, comme les questions normatives (éthique et politique).

      L'évolution des concepts scientifiques, des entités identifiées par la démarche scientifique, sont susceptibles de faire évoluer la pensée philosophique. L'ontologie, en particulier, doit tenir compte de la science, elle ne peut pas réfuter (ni prouver) l'existence des entités sur lesquelles travaillent les scientifiques, elle doit proposer un cadre explicatif qui permette d'en rendre compte, mais qui les dépasse également par sa généralité, son franchissement des cloisonnements disciplinaires...

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