"Le poète romain du premier siècle, dont le
célèbre poème didactique De Rerum Natura
a été à lui seul responsable de la réintroduction de l'atomisme grec dans la
pensée occidentale et de son influence sur la révolution scientifique moderne,
est aujourd'hui décidément tombé en disgrâce. [...]
Le De Rerum
Natura a été abandonné en tant que texte contemporain parce qu'un certain
nombre de principes atomistes modernes clés se sont maintenant avérés
scientifiquement et philosophiquement intenables à la lumière des découvertes
du vingtième siècle en physique.
Tout d'abord, et c'est le plus important, la thèse
atomiste centrale selon laquelle toute la réalité est constituée d'atomes
discrets, indestructibles et indivisibles ne peut plus être soutenue. Depuis la
découverte des électrons à la fin du XIXe siècle jusqu'à la découverte d'autres
particules subatomiques, la fission de l'atome et la découverte des champs
quantiques au XXe siècle, il n'est plus possible de maintenir une croyance
philosophique ou scientifique dans le principe fondamental de l'atomisme grec.
Le consensus scientifique du XXIe siècle est désormais celui de la théorie des
champs quantiques : toutes les particules sont des fluctuations ou des effets
de processus de champ plus primaires." (p.1)
"Deuxièmement, et corrélativement, l'engagement
atomiste moderne envers le matérialisme reste fondamentalement défectueux.
L'interprétation moderne de l'atomisme grec, principalement basée sur le De
Rerum Natura de Lucrèce, est restée attachée à une version du matérialisme
définie par au moins trois aspects fondamentaux : la discrétion [discreteness], l'observabilité et la
causalité mécaniste.
Discrétion. Pour le matérialisme moderne, tout l'être
est fait de matière et toute la matière est définie par des particules
discrètes de matière physique étendue en trois dimensions. Les particules de
matière se déplacent, mais en ce qui concerne leur propre identité, elles
restent inchangées. La matière peut être divisée en particules de plus en
plus petites, mais la matière ne sera toujours rien d'autre que la somme totale
des particules discrètes divisées et étendues dans l'espace.
Observabilité. Toutes ces particules discrètes sont
définies par leur observabilité et leur mesurabilité. Selon la physique classique,
si une chose ne peut être observée ou mesurée avec précision, elle n'est pas
matérielle. Discrétion et observation sont donc liées. Un corps non discret ne
se soumettra pas à la totalité de la présence requise par une observation
totale du corps, mais seulement une observation partielle et donc incomplète.
En outre, la discrétion est également la condition préalable à une mesurabilité
totalement exacte. Sans la discrétion des atomes, les mesures ou la
quantification deviennent stochastiques ou chaotiques, changeant de caractère
du fait qu'elles sont mesurées. Si l'acte de mesure ou d'observation modifie
l'objet de la mesure, alors une mesure complètement précise devient impossible.
Aujourd'hui, un empirisme scientifique aussi simple est devenu une méthodologie
profondément défectueuse.
Causalité. En se fondant sur le caractère
intrinsèquement discret et mesurable de la matière corporelle, la physique
classique pensait que les liens de causalité entre des corps discrets pouvaient
être décomposés mécaniquement et rendus prévisibles. Si la mesure d'un corps
pouvait être déterminée, sa relation avec d'autres corps pouvait être
déterminée par l'observation des modèles et des "forces" entre eux. Dans
cette interprétation, la matière se comporte selon des lois fixes, qui sont, en
principe, rationnelles, calculables et prévisibles. "Le grand livre de
la nature", comme le dit Galilée, "ne peut être lu que par ceux qui
connaissent la langue dans laquelle il a été écrit. Et cette langue, ce sont
les mathématiques".
Flux. La physique contemporaine, cependant, a rendu
ces trois caractéristiques du matérialisme moderne, inspiré de l'atomisme grec,
absolument obsolètes. La célèbre découverte par Einstein de l'équivalence
masse-énergie (E =mc2) a fondamentalement transformé notre compréhension de la
matière en tant que corps réifié et discret. La matière discrète est
essentiellement équivalente ou transformable dans les deux sens entre des
fluctuations continues d'énergie et des corps discontinus de matière. Si l'on
se réfère à la théorie quantique des champs, on ne peut plus maintenir une
telle définition de la matière comme étant fondamentalement discrète ou
réifiée.
Interaction. De plus, puisque le mouvement des champs
quantiques s'est avéré être fondamentalement stochastique, on ne peut plus
maintenir un engagement philosophique ou scientifique envers une conception de
la nature de matière comme étant nécessairement observable ou mesurable. On
ne peut observer et mesurer l'énergie et le momentum d'un champ quantique que
par rapport à la particule qu'il génère. L'observation et la mesure
directes des champs quantiques sont encore compliquées par le fait qu'ils sont
en mouvement constant et en superposition. L'acte de mesure interagit avec le
champ lui-même et donne une détermination aux champs indéterminés. Avant
cette interaction ou cette mesure, il n'existe pas d'état ou d'états discrets
objectifs, mais seulement un flux indéterminé.
Pedesis. Enfin, dans la théorie quantique des champs,
la matière ne peut être comprise de manière causale ou mécaniste. La matière
étant fondamentalement stochastique, les connexions entre les mouvements ne
sont jamais absolues ou prévisibles avec certitude à l'avance. Les lois de la
nature dites immuables sont désormais mutables. On ne peut plus parler de
causalité absolue, mais seulement de probabilités de conjonctions constantes
entre champs et particules. Les champs ne sont pas des mécanismes discrets aux
effets de boule de billard. Les particules subatomiques peuvent traverser des
barrières physiques solides et s'enchevêtrer sur de grandes distances, en
reproduisant le mouvement de l'autre et en répondant instantanément aux
changements de mouvement. En bref, l'interprétation moderne du matérialisme
atomiste grec, du XVe au XIXe siècle, ne peut plus être sérieusement envisagée
et n'a pas sa place dans la philosophie ou la science contemporaine, sauf
peut-être en tant que relique historique.
Étant donné l'échec des principes ontologiques et
scientifiques fondamentaux de l'atomisme moderne, il n'est pas surprenant que
leur origine textuelle, le De Rerum
Natura de Lucrèce, ait subi le même sort." (pp.2-3)
"La thèse de ce livre est qu'une nouvelle
version de Lucrèce est possible sous les décombres de son interprétation
moderne. À la lumière de la physique
contemporaine, il est à nouveau possible de revenir à Lucrèce et de trouver
dans son œuvre de nouvelles intuitions philosophiques qui offrent une cohérence
poétique et théorique aux découvertes philosophiques et scientifiques de notre
époque. Sous les pavés des atomes, le terreau sablonneux des flux".
(p.4)
"L'histoire du De Rerum Natura fait partie d'un courant souterrain de la
philosophie qui a été systématiquement décimé tout au long de l'histoire
occidentale. Des gens ont été brûlés vifs pour avoir lu ce livre. Des copies
ont été détruites et ses idées dénoncées comme hérétiques, communistes, athées,
hédonistes et matérialistes. Ce n'est pas du tout par hasard que les écrits
d'Épicure et de Lucrèce ont été détruits et ceux de Platon et d'Aristote préservés.
Malgré toute la diversité des philosophes de l'Antiquité, une seule tradition a
eu le courage de nier l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme, et de
rejeter la politique de l'État et l'esthétique de la représentation :
l'atomisme. Le fait que les écrits des philosophes atomistes, et donc le solide
héritage de leur interprétation et de leur développement philosophique, aient
été détruits et mal interprétés est l'expression directe d'une certaine volonté
gréco-judéo-chrétienne de détruire leur ultime ennemi philosophique. Le courant
du matérialisme est souterrain, non par nécessité, mais par la force de
l'oppression. Comme le barrage d'une crue, la primauté de la matière en
mouvement a été bloquée et systématiquement niée dans toute la philosophie
occidentale." (pp.4-5)
"A l'exception de Parménide, tous les philosophes
présocratiques ont accepté la thèse du mouvement continu, mais aucun d'entre
eux n'a accepté l'idée qu'il y avait toujours du mouvement sans une cause
première statique de ce mouvement. Au centre de la philosophie grecque, il y a
toujours eu l'éternel, le Dieu, l'Unique, ou le premier moteur et la cause de
tout mouvement. Seuls Leucippe, Démocrite et Épicure ont rejeté l'idée d'une
origine statique ou éternelle. Les atomes, écrit Épicure, se meuvent
continuellement pendant tout le temps. Leur mouvement n'a ni origine ni fin, ni
Dieu ni âme immortelle. Il n'y a que de la matière en mouvement. Il n'y a pas
de phénomènes statiques qui apparaissent à un observateur stable mais seulement
des kinomena, ou corps en
mouvement." (p.5)
"Avec le règne de Théodose le Grand commença la
destruction de tous les rituels païens et la fermeture des sites cultuels. Des
foules chrétiennes se sont déchaînées sur les grandes bibliothèques antiques,
dont celle d'Alexandrie, et leurs livres et œuvres d'art ont été brûlés. Platon
a finalement obtenu ce qu'il souhaitait. S'il restait des œuvres de Démocrite,
elles furent brûlées dans les bibliothèques de l'Empire. Lorsque l'Empire
romain s'est finalement effondré, les livres sauvés par les chrétiens étaient
rarement des livres païens, et même lorsqu'ils l'étaient, seuls les textes
païens susceptibles de contribuer aux positions théologiques du christianisme
étaient choisis : déisme, idéalisme, immortalité de l'âme, etc. Le reste était
laissé à l'abandon." (p.6)
"La deuxième révolution du courant souterrain du
matérialisme commença en 1417 lorsque l'humaniste italien Poggio Bracciolini
-un chasseur de livres- découvrit et copia le dernier manuscrit existant [...] du
De Rerum Natura de Lucrèce, qu'il
renvoya en Italie. Toutes les chances étaient contre cette découverte, et
pourtant ce texte reste le dernier, le seul et le plus long texte ancien sur
l'atomisme ; sans lui, on ne peut guère parler de philosophie atomiste.
Dans les monastères, les moines collectionnaient
toutes sortes de livres anciens en ruine et ne savaient souvent pas exactement
ce qu'ils possédaient. Seul un expert ayant reçu une formation classique en
sciences humaines était en mesure de connaître le statut de ce type d'ouvrages.
De plus, après plus d'un millier d'années, de nombreux livres étaient rongés
par les vers, décomposés et illisibles. Les moines grattaient alors une couche
de vélin (peau d'animal) et copiaient un nouveau livre par-dessus le premier
dans un palimpseste. De plus, ces bibliothèques n'étaient pas ouvertes au
public et les païens à la recherche de textes n'étaient pas les bienvenus.
Heureusement, Poggio Bracciolini avait la formation, le temps, l'argent et le
prestige chrétien nécessaires pour entrer dans ces bibliothèques et savoir ce
qu'il cherchait.
À la fin du XVe siècle, la remise en circulation du De Rerum Natura s'était répandue dans
toute l'Italie, et l'atomisme était devenu une position définitivement
hérétique. À la fin du XVIe siècle, le mot atomisme s'était répandu dans toute
l'Europe, et le livre avait été traduit et imprimé dans de nombreuses langues.
Il ne sera plus jamais détruit. L'impact du livre sur la révolution
scientifique naissante était énorme. Il donnait un compte rendu philosophique
cohérent du monde naturel et une explication non théologique d'un certain
nombre de processus naturels importants bien avant que nombre d'entre eux aient
pu être prouvés expérimentalement. L'influence du De Rerum Natura est perceptible chez les plus grands esprits des
sciences humaines et sociales jusqu'au début du XXe siècle : Giordano Bruno
(1548-1600), Francis Bacon (1561-1626), Michel de Montaigne (1533-1592), Thomas
More (1478-1535), Galileo Galilei (1564-1642), Pierre Gassendi (1592-1655),
Molière (1622-73), Michel de Marolles (1600-81), le mathématicien Alessandro
Marchetti (1633-1714), Thomas Hobbes (1588-1679), Baruch Spinoza (1632-77),
René Descartes (1596-1650), Isaac Newton (1642-1726), Charles Darwin (1809-82),
Thomas Jefferson (1743-1826), William Thomson (Lord Kelvin) (1824-1907) et
Albert Einstein (1879-1955)." (pp.6-7)
"En 1986, Louis Althusser a retracé cette idée
épicurienne de la contingence au sein de la matière elle-même à travers un
certain nombre de figures de l'histoire de la philosophie, dont Lucrèce,
Machiavel et Marx, les identifiant comme des penseurs d'un "matérialisme
aléatoire", c'est-à-dire des philosophes qui croient que la matière
elle-même est spontanément créatrice et que cette créativité est fondamentalement
stochastique. Althusser identifie les héros de cette tradition ainsi que les
tentatives contre-révolutionnaires de l'interpréter comme identique à la
liberté mentale des êtres humains. [...]
Aujourd'hui, les échos d'un retour à Lucrèce peuvent
être entendus dans les notes de bas de page des philosophes du "nouveau
matérialisme", comme Vibrant Matter
: A Political Ecology of Things (2010) de Jane Bennett ; A World of Becoming (2011) de William
Connolly et Democracy of Objects
(2011) de Levi Bryant, entre autres. Tous ces travaux soulignent l'impératif à
l'origine deleuzien de réinterpréter Lucrèce suivant l'intuition d'un pouvoir
créatif et immanent de la matière elle-même, contre les interprétations
atomistes modernes fondées sur des particules mécanistes et une liberté
psychologique." (p.10)
"L'atomisme grec a épousé un certain nombre de
positions philosophiques, mais toutes sont dérivées de la thèse ontologique
rare et radicale que l'être est en
mouvement. Même parmi les sympathisants atomistes et matérialistes
d'aujourd'hui, personne n'a osé énoncer une telle thèse, optant plutôt pour les
théories du devenir, de l'immanence, de la force ou du vitalisme
néo-spinoziste. L'être, pour Lucrèce, n'est pourtant rien d'autre que la
matière en mouvement.
Ce livre s'oppose donc à l'interprétation atomique
moderne de Lucrèce sur trois points, suivant le triple échec du matérialisme et
de la physique classiques : la discrétion, l'observabilité et la causalité
mécaniste."
"Tout d'abord, et c'est le plus important, au
lieu de poser des atomes discrets comme étant ontologiquement primaires, comme
dans l'interprétation ancienne et moderne, ce livre soutient que Lucrèce a
plutôt considéré le flux du mouvement comme primaire. La différence entre
Lucrèce et les premiers atomistes grecs est précisément cela - l'atome. Pour
Leucippe, Démocrite, et Épicure, les atomes sont toujours en mouvement, mais
l'atome lui-même reste fondamentalement inchangé, indivisible, et donc
intérieurement statique - même lorsqu'il se déplace. Ainsi, au lieu de
considérer les atomes discrets comme ontologiquement primaires, comme le font
les théories de la Grèce antique et les théories modernes ultérieures, l'une
des plus grandes nouveautés de Lucrèce a été de considérer le mouvement ou le flux
de la matière comme primaire.
Lucrèce n'a pas simplement "traduit
Epicure", il l'a transformé. Par exemple, bien que Lucrèce ait pu utiliser
le mot latin atomus [la plus petite particule] dans son poème, il ne l'a
délibérément pas utilisé, pas plus qu'il n'a utilisé le mot latin particula ou particule pour décrire la
matière. Les traductions anglaises "atom", "particle", et
autres ont toutes été ajoutées au texte en fonction d'une interprétation
historique particulière de celui-ci. L'idée que Lucrèce adhère à un monde de
particules discrètes appelées atomes est donc à la fois une projection
d'Épicure, qui utilisait le mot grec atomos,
et une rétroaction du mécanisme scientifique moderne sur le De Rerum Natura. En tant que tels, les
écrits de Lucretitus ont été écrasés par le poids de son passé et de son avenir
en même temps.
Dans ce livre, je soutiens que Lucrèce a
entièrement rejeté la notion selon laquelle les choses ont émergé de particules
discrètes. Croire le contraire, c'est déformer les significations
originales du texte latin ainsi que l'appareil poétique absolument énorme qu'il
a convoqué pour décrire le flux, le tourbillon, le pliage et le tissage du flux
de la matière. Bien que Lucrèce ait rejeté le terme atomus, il est resté absolument fidèle à un aspect du sens originel
grec du mot, ἄτομος (átomos, " indivisible "), de ἀ- (a-, " pas
") + τέμνω (témnō, " je coupe "). L'être n'est pas
découpé en particules discrètes, mais est composé de flux, de plis et de
tissages continus. Les "choses" discrètes [rerum] sont
composées de flux corporels [corpora] qui se déplacent ensemble [conflux] et se
replient sur eux-mêmes [nexus] dans un entrelacs tissé [contextum]. Pour
Lucrèce, les choses n'émergent et n'ont leur être qu'à l'intérieur et de
manière immanente au flux et à la circulation de la matière en mouvement. La
discrétion est un produit du mouvement continu, non coupé, non divisé, et non
l'inverse."
Deuxièmement, pour Lucrèce, les flux matériels de
l'être ne sont pas nécessairement observables en tant que tels. Les flux
matériels n'apparaissent jamais comme des particules discrètes, observables ou
empiriques. Les flux matériels [corpora], écrit-il, sont toujours juste en
dessous du niveau d'observation. Ceci parce que l'observation ne note que les
composites discrets [rerum] et non les flux constitutifs qui produisent le
produit discret. Puisque les flux matériels sont fondamentalement immanents au
flux cinétique constitutif qui produit les choses, on ne trouve en principe
jamais de corpus, mais seulement un
flux corporel infini comme condition matérielle de tout composé ou chose
discrète.
Troisièmement, au lieu d'une causalité mécaniste entre
les atomes, nous trouvons chez Lucrèce une théorie du mouvement stochastique ou
pédétique inhérent à la matière elle-même. La matière n'est pas mue par une
volonté ou une force extérieure, mais par elle-même. Elle est la source de son
propre mouvement. La matière, par sa nature même, n'est pas un
mécanisme prévisible. Elle est fondamentalement turbulente, désordonnée et
chaotique. Mais à partir de ce mouvement turbulent, elle produit également de
l'ordre et de la stabilité par le pliage, la circulation et le nouage des flux.
La matière est donc onto- et morpho-génétique." (pp.10-12)
"Ma thèse ici n'est pas que la théorie de la
matière de Lucrèce et la théorie des champs quantiques de la matière sont
strictement identiques, ou que l'une est dérivée de l'autre ou légitimée par
elle, mais qu'elles sont historiquement compatibles et s'éclairent mutuellement
de la même manière que l'atomisme l'était autrefois avec la physique
classique." (p.14)
"Karl Marx (1818-83) et Henri Bergson (1859-1941)
sont les deux seuls philosophes à être restés attachés à la nature
fondamentalement stochastique de la matière et à la primauté ontologique du
mouvement." (note 17 p.16)
-Thomas Nail, Lucretius I: An Ontology of Motion, Edinburgh University Press, 2018, 281 pages.
Oui, certes, voici une réponse à la critique que je vous faisais le 17/02, lorsque je répondais à votre volonté de refonder une éthique matérialiste que, tout simplement, le matérialisme philosophique avait été invalidé scientifiquement. Ce texte répond à cette critique. Dont acte. Si Lucrèce est toujours valide scientifiquement, alors tant mieux.
RépondreSupprimerMais en cela, en tâchant de revalider Lucrèce d'un point de vue scientifique (au prix de quelles déformations ? car enfin l'atomisme reste l'atomisme), vous vous engagez dans une voie qui peut être contestable. Vous légitimez la science comme instance apte à valider ou à invalider une philosophie. Vous faites de la science le critère de validité d'une théorie philosophique. Or (et je me souviens que Sartre sur ce point était très clair) si la philosophie n'est pas l'instance englobante suprême, si elle n'englobe pas tout (y compris la science), alors elle n'a aucune valeur. Si Thomas Nail est tout content de concilier Lucrèce et science contemporaine, c'est qu'au fond il pense que c'est la science contemporaine qui détient la vérité. Dans ces conditions à quoi bon faire de la philosophie ? autant faire de la science dure. Or il me semble que la science ne saurait s'abstraire de la critique philosophique, elle est un paradigme comme un autre, avec ses évolutions et ses contradictions, et d'autant plus contestable qu'elle s'impose aux esprits avec la même infaillibilité que la Bible jadis aux esprits dévots. Lucrèce n'a pas besoin de l'aval de je ne sais quelle théorie scientifique (qui sera contredite dans dix ans) pour avoir un intérêt philosophique. Ou alors cela veut dire que Démocrite et Épicure (pour qui l'atome est « statique », et non pas intégré dans un « flux » comme pour Lucrèce) n'ont plus aucun intérêt philosophique ?
"[La science] s'impose aux esprits avec la même infaillibilité que la Bible jadis aux esprits dévots."
Supprimer=> Vous vous contredisez, Laconique, en écrivant immédiatement après que les théories scientifiques se périment et sont remplacées par de nouvelles.
Ou alors voulez-vous dire que c'est le prestige de la science qui est infaillible, au-delà des théories particulières ? Mais je rencontre pourtant tous les jours des gens qui n'accordent aucune autorité aux sciences sociales (particulièrement la sociologie), par que, voyez-vous, les chercheurs "sont biaisés par des opinions politiques" (ce qui arrive, naturellement)... Quels sont donc ces esprits qui érigeraient des temples et des inquisitions au nom du "dogme" scientifique ? ...
"Vous faites de la science le critère de validité d'une théorie philosophique."
=> Ce n'est pas ce que je pense, et ce n'est manifestement pas non plus ce que pense Nail, puisqu'il écrit: "Ma thèse ici n'est pas que la théorie de la matière de Lucrèce et la théorie des champs quantiques de la matière sont strictement identiques, ou que l'une est dérivée de l'autre ou légitimée par elle."
La relation entre science et philosophie est un sujet compliqué, sur lequel je pourrais dire beaucoup de choses. On pourrait dire que la philosophie est une tentative de répondre aux questions que la science ne se pose pas, mais ce serait aussi une assez bonne description d'une des fonctions de la religion. Disons alors que la philosophie est une tentative de répondre par une réflexion rationnelle, libre, argumentée et contradictoire, aux questions que la science ne traite pas (comme l'existence de Dieu, la nature du monde, de l'humain, etc.), ou aux questions qu'elle exclut par nature, comme les questions normatives (éthique et politique).
L'évolution des concepts scientifiques, des entités identifiées par la démarche scientifique, sont susceptibles de faire évoluer la pensée philosophique. L'ontologie, en particulier, doit tenir compte de la science, elle ne peut pas réfuter (ni prouver) l'existence des entités sur lesquelles travaillent les scientifiques, elle doit proposer un cadre explicatif qui permette d'en rendre compte, mais qui les dépasse également par sa généralité, son franchissement des cloisonnements disciplinaires...