mercredi 3 février 2021

24 arguments en faveur de la démocratie

 

Par démocratie, j'entends: un régime politique dans lequel tous les citoyens disposent également d'une capacité effective à exercer les différents aspects du pouvoir politique (formulation du contenu des lois suite à débats publics, exécution de ces dernières par des charges publiques dont les magistrats sont tirés au sort ou élus parmi des partis rivaux, arbitrage des procès par des jurés de citoyens tirés au sort...), en raison de l'absence d'inégalités politiques formelles (discriminations reposant sur la naissance ou un particularisme quelconque) ou informelles (inégalités de fortune, géographiques ou autre, empêchant l'exercice de la citoyenneté). 

Cela me semble permettre de comprendre clairement pourquoi ni un empire napoléonien plébiscitaire, ni les monarchies à suffrage censitaire du 19ème siècle, ni les "démocraties" populaires (soviétiques), n'étaient des régimes démocratiques. On comprendrait d'ailleurs mal pourquoi des mouvements démocratiques se seraient élevés contre ces régimes (jusqu'à souvent les renverser) s'ils avaient déjà été démocratiques... 

On voit qu'un régime de ce type n'a été durablement pratiqué que par les cités démocratiques de la Grèce ancienne. Les régimes modernes dits "démocraties représentatives" seraient plus justement définis comme des oligarchies électives à suffrage universel -car« on admet généralement que la désignation aux magistratures par voie de tirage au sort est de nature démocratique, et que la désignation par l'élection de nature oligarchique. » [Aristote, Les Politiques, IV] 

Néanmoins, ces régimes comportent certains éléments de démocratie, on peut donc dire que le mouvement de républicanisation des sociétés occidentales -et au-delà- depuis les révolutions américaines et françaises du 18ème siècle recoupe en partie une tendance à la démocratisation). 


1): Argument de l'autonomie: Comme l’explique le philosophe Cornelius Castoriadis, la démocratie ne repose pas sur des principes transcendants / sacrés / indiscutables / attribués à une puissance supérieure à l’Homme, comme c'est le cas (par définition) d'un régime autoritaire (à ne pas confondre avec la tyrannie, ou régime sans autre légitimation que la force pure). Par exemple, il n'y a pas de "lois du royaume" ou "divines" intangibles dans une démocratie. Une démocratie sait que les lois qui la régissent, elle se les aient données elle-même. Il n'y a pas de garantie "supérieure" de ces lois (ce qui signifie que les citoyens d'une démocratie savent ou devraient savoir que leurs choix collectifs ne sont pas infaillibles). Il n'y a pas non plus de limites définitives donnés a priori. Le corollaire est que la vérité ne résidant pas dans la révélation, ou la tradition, ou la sagesse supposée des coutumes hérités (toutes choses susceptibles d'être utilisé pour légitimer le droit et la politique), elle doit être cherchée, découverte. L'élément commun entre démocratie et philosophie est l'absence de clôture a prori, c’est-à-dire le principe d'autonomie (chercher la loi que l’on doit se donner à soi-même). Une démocratie ne se ment pas à elle-même sur l’origine humaine, donc faillible et perfectible, de ses lois. Si nous tenons le refus du mensonge et le développement de l’autonomie des individus pour des biens, alors nous devons préférer la démocratie.

2): Corollaire à l'argument de l'autonomie: La démocratie est le type de régime le plus favorable à l'émergence de la praxis philosophique, les deux étant des manifestations d'autonomie (à l'échelle individuelle dans ce dernier cas, à l'échelle collective dans le premier). Donc, si nous tenons -et nous aurions raison de le faire, ne serait-ce que parce que c’est une condition logique pour mener un débat politique rationnel- la possibilité de pratiquer la philosophie pour un bien, nous devons admettre que la défense de ce bien implique de préférer la démocratie.

3): Argument de la paix: Selon la théorie de la paix démocratique, les régimes démocratiques tendent à moins se déclarer mutuellement la guerre que ne le font les régimes non-démocratiques entre eux ou les régimes démocratiques et non-démocratiques entre eux. Si cette théorie était exacte (et le politologue Gil Delannoi juge qu’elle est imparable), cela constituerait une raison importante de préférer la démocratie, non seulement pour notre propre pays, mais comme un idéal politique universel.

4): Corollaire à l'argument de la paix démocratique: Comme être en paix avec ses voisins favorise les échanges économiques et la prospérité mutuelle, si l'argument de la paix démocratique est valide, alors il faut également préférer le régime démocratique et son universalisation pour jouir de la prospérité que la démocratisation entraîne.

5) : Argument du divertissement : Du point de vue du pur spectateur des choses politiques, la démocratie a le mérite d’être un régime moins ennuyeux. Les partis s’y affrontent, les arguments aussi. Les affaires publiques n’y sont soustraites à l’examen de l’opinion publique, comme dans les Etats policiers ou totalitaire. Les dirigeants changent régulièrement. La vie publique y est plus fluide et animée que dans les bureaucraties totalitaires ou les autocraties. Personne ne considère par exemple l’interminable règne de 18 ans de Louis-Philippe comme une époque politique intéressante. On peut donc avancer un argument hédoniste en faveur de la démocratie, car sa nature la rend intrinsèquement plus divertissante.

6) : Argument évolutionniste : Les conservateurs apprécient les arguments évolutionnistes, qui consistent à prétendre qu’une chose serait bonne parce qu’elle aurait perduré longtemps -au moins parce qu’une telle longévité serait la preuve qu’une institution, ayant passée l’épreuve du temps, ne pourrait pas être si contraire que ça à la préservation de la société. Ce raisonnement est critiquable, mais si on l’admet, on doit aussi admettre qu’il peut tout à fait valoir en faveur de la démocratie. En France, le régime démocratique tient plutôt bien. La France a été démocratique durant la majorité des 230 années qui nous séparent de la Révolution française. Sur les 3 défaites militaires majeures qu’elle a subies durant cette longue période (1815, 1870, 1940), une seule l’a été sous un régime démocratique. Il semble donc difficile de continuer à prétendre que la démocratie serait un accident de l’histoire vouée à disparaître rapidement, ou une institution évidemment incompatible avec la survie de la société. Si l’argument évolutionniste vaut pour la défense des traditions, alors il vaut aussi pour la défense de la tradition démocratique.

7) : Argument de Mises sur la paix civile : La section 8 du chapitre 1 du livre de Ludwig von Mises intitulé Le Libéralisme (1927), avance un argument « instrumentaliste » en faveur du régime démocratique : « La démocratie, c'est cette forme de régime d'un État qui, sans combats violents, permet au gouvernement de se conformer aux désirs des gouvernés. Lorsque, dans un État démocratique, le gouvernement n'est plus exercé conformément aux désirs de la majorité de la population, on n'a pas à recourir à une guerre civile pour mettre en place des hommes décidés à œuvrer dans le sens de la majorité. ». Ainsi, alors que dans les régimes non-démocratiques, les citoyens hostiles à la politique menée doivent choisir entre la résignation, l’exil ou la guerre civile, les divergences politiques dans les pays démocratiques sont susceptibles d’être résolues sans attenter à la paix civile.

8) : Corollaire de l’argument de Mises relativement à la sécurité extérieure de l’Etat : Puisque les démocraties tendent à être moins exposées à la guerre civile, elles sont aussi moins susceptibles d’être des proies tentantes pour les agressions des Etats voisins. Ce qui redouble encore l’argument de la paix démocratique sur la causalité entre forme démocratique du régime et sécurité nationale.

9) : Argument du statu quo, ou second argument de la paix civile : Comme je l’ai dit précédemment, la démocratie est depuis longtemps profondément implantée en France. Même si un solide groupement anti-démocratique se constituait, il n’est pas plausible qu’il parviendrait à changer le régime de manière non-violente. Par conséquent, accomplir aujourd’hui une révolution antidémocratique déboucherait sur une guerre civile. Or, la guerre civile est consensuellement considéré par les plus sages philosophes politiques comme le pire état possible d’une communauté politique. C’est donc une solide raison pour renoncer à renverser la démocratie, comme l’a admis vers 1938 le penseur maurassien Thierry Maulnier.

10) : Argument de Gambetta sur les « couches nouvelles », ou argument de l’espoir de promotion sociale : Dans une société démocratique, même les individus qui partent avec un faible capital économique et culturel sont susceptibles de s’élever dans l’échelle sociale grâce à l’accès à des magistratures politiques. Le talent d’orateur, les compétences sollicitées par le métier d’homme politique, sont irréductibles à l’argent ou à la culture héritée. Les classes moyennes, sinon les classes populaires, sont susceptibles d’au moins espérer améliorer leur situation en saisissant des opportunités offertes par un cursus honorum républicain. A l’extrême limite, comme c’est arrivé sous la 5ème république, un fils d’ouvrier peut devenir ministre. Quel Ancien Régime peut en dire autant ? Tout individu d’une société démocratique peut caresser l’espoir qu’il occupera, ou que ses enfants pourront occuper, des responsabilités publiques éminentes, ce qui n’a pas vrai (ou pas au même degré) pour un sujet de Louis XIV ou de Staline. Dans une démocratie, cette ouverture des carrières politiques donne aux individus un confort psychologique lié aux possibilités (réelles ou imaginaires) d’ascension sociale. Et ces éléments tendent à faire de la société démocratique une société dynamique et optimiste, où il fait bon vivre.

11) : Corollaire de la paix sociale : Toutes choses égales par ailleurs, les conflits sociaux voient leur âpreté réduite par l’espoir des individus que leur situation s’améliorera ultérieurement. Les possibilités décrites dans l’argument 10 ne confèrent pas seulement un bénéfice psychologique, elles améliorent aussi la situation réelle des membres de la société indépendamment de ce bénéfice. C’est là encore une vertu des régimes démocratiques.

12) : « Argument de Pareto » ou argument de la circulation des élites : être né noble (ou être né dans une famille assez riche pour payer le cens dans une oligarchie censitaire) ne constitue pas une preuve d’une aptitude particulière à agir de manière pertinente s’agissant des affaires publiques. De nombreuses personnes pensent, à la suite du sociologue Vilfredo Pareto, que c’est seulement dans les sociétés parfaitement ouvertes, avec des personnes ayant une mobilité sociale parfaite, qu’occuper une position d'élite se justifie par la capacité supérieure ou la valeur intrinsèque de l’individu. C’est seulement dans de telles conditions que l'élite dirigeante, par exemple, comprendrait les personnes les plus capables de régir la vie publique, donc de gouverner. Or, les sociétés démocratiques permettent une meilleure circulation des élites que la majorité des régimes alternatifs, y compris les régimes fascistes à la Mussolini (dans lesquels la classe dirigeante est limitée aux membres du coup d’Etat initial) ou dans les bureaucraties communistes (dans lesquelles l’accès au pouvoir est réservé aux membres du Parti et à leurs enfants). Si on admet que la compétition et la circulation des élites sont favorables à leur aptitude à gouverner la société, alors cela constitue une raison de préférer la démocratie.

13) : Argument esthétique ou second argument hédoniste : La démocratie est le régime de la parole. Si la rhétorique atteignait de tels sommets chez les Grecs et sous la République romaine, c’est parce que les institutions démocratiques rendent nécessaires la production de certaines formes artistiques que sont par exemple les discours publics (discours parlementaires ou discours de campagne électorale), ce qui donnent aux élites dirigeantes l’occasion de rivaliser d’éloquence. Sans la démocratie, les grands discours politiques, de Robespierre à De Gaulle en passant par Victor Hugo, Tocqueville ou Jean Jaurès, n’existeraient pas. Les circonstances de la vie démocratique sont donc favorables à la production d’œuvres orales et littéraires qui lui donnent une beauté esthétique propre. Dans les régimes non-démocratiques, ces réalisations esthétiques n’existent que de façon contingente, ou même pas du tout (on chercherait en vain l’éloquence d’un Léonid Brejnev ou d’un Salazar…).

14) : Argument informationnel, ou argument hayékien de gauche : Si on a pu dire que « le marché est une démocratie des consommateurs » (Mises), on pourrait surtout ajouter que la démocratie est en un sens un « marché des opinions ». Et qui dit marché, dit signal-prix. Si on admet que le bien du pays est partiellement constitué de la réalisation (au moins partielle) des attentes de ses habitants, connaître ces attentes est nécessaire pour le dirigeant politique. Mais c’est irréalisable en raison de la dispersion de l’information dans la société. Dans un régime autoritaire ou totalitaire, l’usage de la police secrète, l’espionnage de la population par le gouvernement, ne répond que très partiellement à ce besoin du gouvernement. A l’inverse, si les citoyens disposent de droits démocratiques, leurs préférences peuvent plus facilement être identifiées -par exemple par l’intermédiaire de référendums. La résolution du problème de l’information est donc plus facile dans un régime démocratique, et lui donne de meilleurs chances d’être un bon régime.

15) : Argument d’Amartya Sen ou argument de la famine : Cet argument est partiellement lié à l’argument 14. Dans son ouvrage La démocratie des autres (2005), l’économiste indien Amartya Sen analyse les effets de la nature du régime politique sur la gestion des famines en Inde et en Chine durant la deuxième moitié du 20ème siècle. Il fait remarquer que l’Inde a pu mieux réagir face aux épisodes de famine, parce que ses citoyens disposaient de possibilités de débats démocratiques, d’investigations et de possibilités de renverser des dirigeants provinciaux incompétents ou corrompus. Inversement, ces possibilités de contestations et de critique n’existant pas en Chine communiste, elles n’ont ni permises de prévenir les épisodes de famine en Chine, ni permises de limiter leurs conséquences. Améliorer les politiques publiques, réduire la fréquence des famines ou l’ampleur de leurs conséquences constitue donc une raison forte de préférer le gouvernement démocratique.

16) : Argument de l’anti-corruption : Si le pouvoir politique est réservé à un autocrate ou à une oligarchie, il est plus facile pour une puissance financière externe ou interne au pays de corrompre le pouvoir en place, que cela ne serait le cas si le pouvoir est dilué entre des centaines de parlementaires et d’élus opérant à différent niveaux. Il est également quasi-impossible de corrompre suffisamment d’électeurs au cours d’un référendum national pour en changer le résultat ; on ne peut pas non plus acheter l’ensemble du peuple dans une démocratie directe. Ces mécanismes rendent donc le régime démocratique moins susceptible d’être sujet à la corruption.

17) : Argument de la souveraineté : Comme le montre a contrario l’histoire de l’Égypte et nombreux autres pays, il est moins vraisemblable qu’un peuple habitué à diriger par lui-même ses propres affaires politiques accepte de laisser une puissance étrangère détruire sa souveraineté nationale et exercer le pouvoir politique à sa place, que cela ne serait le cas pour un peuple accoutumé à être gouverné par une petit élite coupée du reste de la société.

18) : Corollaire de la défense nationale : Comme le montre le phénomène des volontaires nationaux apparus avec la Révolution française, plus le peuple à quelque chose à perdre, plus cela le motive à ne pas se laisser envahir. Si la défaite militaire est synonyme de la destruction des droits démocratiques, et non pas seulement de la perte de telle quantité de terres à la frontière, le peuple possède une motivation spécifique pour défendre son indépendance nationale.

19) : Second corollaire relatif à l’efficacité militaire : Non seulement les armées démocratiques possèdent une motivation supplémentaire, mais en plus cette motivation et les habitudes de débat libre et de remise en cause des dirigeants tendent à les rendre plus efficaces que les armées non-démocratiques. C’est du moins la thèse avancée par l’historien Victor David Hanson dans son livre Carnage et culture (2002).

20) : Argument de la sécurisation des alliances militaires : Les peuples et les gouvernements, en raison d’un mécanisme psychologique basique d’identification, ont tendance à être plus fidèles aux alliances militaires avec les peuples dont ils partagent le type de régime. De nos jours, les deux alliances militaires majeures de la France sont avec les USA (cadre OTAN) et le Royaume- Uni (cadre bilatéral et otanien). Sécuriser ces alliances constitue donc une bonne raison de vouloir conserver un régime démocratique.

21) : Argument d’Aristote ou argument de la réalisation de soi : Selon Aristote, la participation politique constitue un élément nécessaire à la réalisation du genre de vie le plus excellent. La controverse politique démocratique est l’occasion pour chaque citoyen politique d’employer, de mettre à l’épreuve et de clarifier son propre jugement, ce qui offre un bénéfice éthique global (applicable à d’autres domaines de l’action rationnelle), en plus de permettre une décision finale plus informée que si elle est le fait d’un seul (voir l’argument 15).

22) : Argument des analogies structurelles avec la liberté individuelle moderne : Le fait que les révolutions libérales modernes débutant à la fin du 18ème siècle (en Amérique et en France, puis en Europe en 1848, puis en février 1917 en Russie, et ailleurs en Europe après 1918) aient été en même temps des révolutions démocratiques, n’est-il qu’une simple coïncidence ? Il y a des raisons de penser que non, et que cette simultanéité tient à des principes qui opèrent de façon analogue dans les deux ordres distincts du régime politique (sa forme d’un côté, son contenu concret ou ses buts de l’autre). Libéralisme et démocratie partage une dimension égalitaire : l’égalité des droits individuels d’un côté ; l’égale possibilité de participation politique de l’autre. Libéralisme et démocratie sont également attachées à la liberté de parole, de manière différente : le libéralisme prône une liberté d’expression qui doit être préservée de toute pression violente ; la démocratie implique un débat public ouvert et la possibilité de remettre en cause les règles établies. Dans l’antiquité grecque, le principe d’isegoria (accès libre et égal à la parole au sein de l’assemblée des citoyens) était central dans les cités démocratiques. Libéralisme et démocratie mettent enfin un jeu un principe de responsabilité, à l’échelle individuelle dans un cas ; dans la sphère politique de l’autre. En démocratie, le peuple à la responsabilité de son propre destin ; ses dirigeants sont responsables devant lui. Comme le notait Tocqueville, il serait étrange pour un démocrate de prôner que les citoyens sont aptes à se gouverner eux-mêmes, tout en les déresponsabilisant en leur refusant toute liberté à l’échelle individuelle. 

Selon Tocqueville, l’individualisme (qu’il définit comme le repli de l’individu sur sa sphère privée -famille, proches, etc.) laisse les mains libres à l’Etat moderne pour devenir une « puissance tutélaire » régissant tous les aspects de la vie humaine. La liberté individuelle. sera mieux assurée dans un régime où les citoyens se soucient de leurs droits politiques et démocratiques, participent aux affaires publiques (en commençant par l’échelle communale), et examinent avec méfiance les décisions de leurs dirigeants, qu’ils conservent le droit de renverser. En somme, la liberté positive que constitue la participation démocratique tendra à favoriser le souci relatif à la liberté négative individuelle. A l’appui empirique de cette thèse, on peut souligner que les régimes totalitaires ou autoritaires du 20ème siècle, qui ont été au plus près de la destruction totale de la liberté individuelle, étaient aussi des régimes anti-démocratiques. 

Ces analogies structurelles sont une raison de penser que les droits individuels de la tradition libérale auront moins de chance d’être abolis par une société démocratique que par une société qui ne le serait pas. Si nous admettons que la liberté individuelle fait partie des biens politiques, alors nous devons préférer la démocratie en tant que milieu favorable à sa réalisation.

23 : Argument de l’indivision radicale des intérêts :

Sous un régime démocratique, les gouvernants sont beaucoup moins susceptibles de développer un intérêt personnel opposé à celui des gouvernés, puisque chaque citoyen est un gouvernant (ou tour à tour gouvernant et gouverné). Par conséquent, le régime est beaucoup plus susceptible de fonctionner pour le bien commun de la collectivité politique, plutôt qu’au profit d’une caste, d’une classe ou d’une oligarchie distincte du reste de la société. 

(On s’étonne par conséquent qu’Aristote ne qualifie pas la démocratie de constitution « droite ». Elle a au minimum davantage de chances de l’être qu’un autre régime, même si les citoyens ne sont pas plus infaillibles que n’importe qui).

24) : Corollaire à l’argument de la non-division des intérêts : la limitation du risque de domination politique :

Selon Frank Lovett, la domination politique, c’est-à-dire l’exercice du pouvoir politique sur des individus dépendants en fonction du seul bon plaisir du détenteur du pouvoir, est un mal plus facile à éviter sous un régime démocratique. 

Il y a deux raisons à cela : d’une part, bien que l’ensemble des citoyens gouverne sans être soumis à un pouvoir supérieur, les personnes qui exercent les différents pouvoirs sont différentes et en rotation relativement rapide. Il n’y a donc pas de concentration des pouvoirs entre les mains d’un seul individu ou organe politique, ce qui permet de faire appel à une instance politique contre les abus de pouvoir d’une autre (par exemple le législatif contre les juges, ou l’inverse). Il est également plus facile de vivre sous un gouvernement limité par une constitution si l’ensemble des citoyens se reconnaissent réciproquement comme libres et égaux, car ce ne serait guère cohérent avec l’exercice d’un pouvoir absolu des gouvernants (temporaires) sur les gouvernés. Enfin, selon Lovett, les institutions démocratiques sont plus susceptibles de développer chez les individus des vertus civiques (comme le courage, l’honnête ou encore l’engagement du citoyen –puisque le citoyen est habitué depuis son enfance à l'idée qu'il va devoir assumer le destin de la collectivité) qui peuvent freiner la corruption du pouvoir et sa transformation en un rapport de domination. 

Note: version révisée du 4 janvier 2022. Une lecture du billet est consultable ici.

1 commentaire:

  1. Il y aurait énormément de choses à dire sur cet écrit. La démocratie moderne n'a pas grand-chose à voir avec la démocratie grecque. Vous citez à juste titre Tocqueville. La démocratie moderne n'est plus vraiment politique au sens premier du mot. Il s'agit simplement de la gestion des affaires courantes, avec un aspect fortement technique, juridique, financier (et sanitaire de nos jours), sans réelle dimension idéologique, sans réelle distinction d'ailleurs entre les nations. C'est le cadre qui permet à l'individualisme de se déployer en paix, comme cela a été analysé par Tocqueville (et Benjamin Constant il me semble). Ellul a précisément décrit cet effacement du politique au profit du gouvernement des "experts" dans son ouvrage L'Illusion politique.

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