"On connaît généralement le mathématicien et philosophe William K. Clifford (1845-1879) à travers William James : La volonté de croire (James, 1897) est une charge, incisive mais posthume, contre l’auteur de « L’éthique de la croyance » [...] Évoquant l’existence de questions non tranchées par l’état actuel de la science, James se faisait l’avocat d’un « risque » en matière de connaissance et voyait dans l’approche de la croyance de Clifford le vestige d’un scientisme étriqué, qui serait de toute part en train de s’effondrer :
« Ne croyez rien, dit [Clifford, résumé par James],
suspendez toujours votre jugement plutôt que d’encourir le risque terrible de
croire ce qui est faux, et cela pour avoir accordé votre assentiment à des
éléments de preuve [evidence] insuffisants » (James, 1897,
p. 53).
Quand il n’y a pas de preuves concluantes, peut-on
adopter n’importe quelle branche d’une alternative, s’il y a un intérêt
pratique à le faire, ce que semble penser James ? Ou doit-on simplement n’avoir
pas d’opinion, ce que préfère Clifford ? Pour James, Clifford symbolise l’effet
paralysant de la crainte de l’erreur, tel « un général proclam[ant] à ses
soldats qu’il vaut mieux ne pas se battre que de risquer jamais la moindre
blessure » (ibid., p. 54). Aujourd’hui encore, les deux philosophes
fournissent des repères, diamétralement opposés, dans le débat sur l’éthique
de la croyance. Clifford représenterait une face « fondationnaliste », « justificationniste »,
alors que James en serait l’envers décisionniste (Engel,
2001)."
"James a sérieusement altéré les idées de
Clifford (Hollinger, 1997), car la maxime toujours citée — « On a tort,
toujours, partout et pour qui que ce soit, de croire quoi que ce soit sur la
base d’éléments de preuve insuffisants » (EoB, p. 77) – ne représente qu’un
aspect de la position de ce dernier."
"Le texte de Clifford est construit autour de
deux exemples.
Le premier exemple est celui de l’armateur, qui,
malgré les doutes qui lui sont suggérés, parvient à croire que son
bateau « tiendra » la mer, sans avoir pris toutes les précautions pour le
vérifier, et qui envoie ses passagers au naufrage. L’armateur surmonte toutes
les raisons de douter qui semblent s’imposer à lui, il les « fait taire » ou
parvient à leur opposer des raisons spécieuses (l’expérience passée, le sérieux
habituel des fabricants de bateaux, la Providence qui serait vraiment injuste
si elle faisait couler un bateau rempli d’immigrants), raisons qui lui
permettent de ne pas considérer les risques, voire de les escamoter. L’armateur
a bien une croyance, il ne se contente pas de tout ignorer de l’état de son
bateau ou d’y être totalement indifférent, mais cette croyance, si stable
soit-elle, n’est pas fondée sur des éléments qui lui permettent d’affirmer que
le bateau est sûr et peut prendre la mer.
Le second exemple concerne une communauté accusée, à
tort, par un petit groupe d’agitateurs zélés, d’user de moyens déloyaux pour ne
pas avoir à enseigner à ses enfants les principes de la « vraie » religion. Ici
encore, si les agitateurs qui en appellent à la vindicte sur cette petite
communauté l’avaient voulu, ils auraient sans peine pu trouver des indices
montrant qu’elle n’était pas coupable des fautes dont on l’accuse. Les
zélateurs ont bien une croyance sur les agissements de cette petite communauté,
mais cette croyance repose finalement sur des éléments qui n’ont rien à voir
avec ce que fait réellement ladite communauté. On pourra rendre les accusateurs
responsables de cette croyance qu’ils ont professée et qu’ils n’avaient
pourtant aucun titre à soutenir, faute de preuves, faute d’éléments à charge,
faute d’evidence.
Il n’y a jusque-là rien que de très classique et de
très prévisible. On retrouve évidemment dans l’article ce qui a fait la
célébrité de Clifford : on commet une faute autant
qu’une erreur quand on adopte une croyance sur la base
d’éléments insuffisants. Les croyances mal fondées peuvent évidemment,
comme dans ces deux exemples, avoir des conséquences directes désastreuses :
les émigrants font naufrage, la petite communauté est persécutée. On
s’attend à ce que Clifford dise que la croyance adoptée est mauvaise ou
illégitime en raison de ces conséquences directes. Mais ce n’est pas le cas :
Clifford estime, dans une seconde expérience de pensée, que, même si le bateau
arrive finalement à bon port, même si la petite communauté était finalement,
après examen, coupable des pires turpitudes, l’armateur et les meneurs de
cabale auront toujours mal agi."
"Il semble pourtant bien qu’il y ait là deux
principes incompatibles : dans un premier cas, ce sont les conséquences
néfastes qui rendaient l’armateur et les zélateurs condamnables, dans le
second, c’est l’observation ou non d’un mystérieux devoir épistémique."
"Un premier élément de réponse est le suivant :
lorsque Clifford parle d’evidence, il ne parle pas d’un état de fait,
d’un observable singulier qui viendrait confirmer ou non une prédiction, il
parle de l’examen de faits à la lumière d’un mode de raisonnement,
d’une méthode pour arriver à un résultat [...] l’armateur et les
zélateurs agissent « mal » car ils acquièrent une croyance d’une façon
incompatible et contradictoire avec la méthode qui permettrait d’acquérir une
croyance vraie sur le même sujet ; l’issue du voyage, ou de la cabale, n’y
changent rien. Si dans les deux cas les croyances sont « mauvaises »,
c’est parce que leur vérité n’est qu’accidentelle et que dans la
plupart des cas elles nous tromperont."
"Une disposition (« crédule ») a
été enracinée, et que dans les deux cas, la croyance mal obtenue aura
de toute façon des conséquences en dehors de ce cas particulier et de
l’individu particulier qui en est le porteur. Si l’on veut maintenir le terme,
il faudrait alors plutôt parler d’un conséquentialisme élargi :
l’adoption négligente a des conséquences sur la manière dont nous allons mener
de futures enquêtes ou utiliser les enquêtes des autres."
"La conséquence néfaste de la croyance mal
assurée se lit dans l’ensemble des croyances à venir du sujet, dans son
attitude générale par rapport à l’expérience : toute croyance a des effets
« sur les actions de celui qui la nourrit » (EoB., p. 73). Clifford a une conception
dispositionnaliste de la croyance dans tous ses écrits. Ce n’est pas
par accident qu’il se réfère parfois à Bain, le psychologue écossais qui
interprétait les croyances comme autant de dispositions à agir et qu’il
connaissait personnellement (Fisch, 1986, p. 91).
Plus que l’universalisme que certains propos de
Clifford semblent trahir, c’est en fait un holisme de la conduite,
qui fait qu’aucune de nos actions, aucune de nos croyances n’est
indifférente."
"Cet argument, fondé sur la philosophie de
l’esprit, conduit Clifford à estimer qu’il n’y a pas de croyance
purement privée : « Aucune croyance, d’aucun homme, […] n’est une
affaire qui le concerne lui seul » [...] L’éthique de la croyance ne
consiste pas tant en devoirs envers soi-même, qu’en une responsabilité
vis-à-vis des autres, même dans les délibérations que nous estimerions les plus
privées et les plus particulières. Sur ces principes-là, on peut bien concevoir
qu’il est mauvais, toujours et partout, de croire sur la base de preuves
insuffisantes : il ne s’agit nullement d’un devoir privé, ni d’une obligation
d’ordre théologico-moral, comme chez Locke, mais d’une discipline vis-à-vis de
soi qui n’est nullement dissociable des revendications que pourraient formuler
nos semblables. C’est une position qui n’est au fond pas très éloignée de celle
de James Mill."
"L’article d’avril 1878, « Virchow on the
teachings of science » semble en effet être une telle contre-épreuve de
l’éthique de la croyance : il s’agissait d’examiner la maxime de prudence de
Virchow selon laquelle il ne fallait pas enseigner la doctrine de l’évolution
tant qu’elle n’était pas davantage acceptée par la communauté des chercheurs.
Cette précaution s’imposait selon Virchow tant que tous les points difficiles
n’avaient pas été éclaircis, en particulier l’émergence de l’organique à partir
de l’inorganique et l’origine de l’homme. La conférence de Virchow, âprement
discutée dans tout le monde savant, avait une portée politique (il redoutait
que la théorie évolutionniste ne serve de soutien aux thèses socialistes), et
il exigeait finalement, ce qui fit beaucoup rire, que rien ne soit enseigné à
l’école sur quoi on ne fût prêt à prêter serment. Autrement dit, Virchow
semblait recommander un équivalent de la maxime de Clifford que l’on pourrait
formuler ainsi : « Si les raisons de croire à la théorie de l’évolution sont
insuffisantes, il est mauvais, partout et toujours, de faire de cette théorie
un objet de croyance, et par là encore plus mauvais de l’enseigner aux enfants. »
La réponse de Clifford comporte deux niveaux :
– Il répond tout d’abord à Virchow à partir des
conséquences que celui-ci désignait. La menace de faire le lit du
« socialisme » semble à Clifford fantaisiste (« [En Angleterre], cela ne
voudrait sans doute pas dire autre chose qu’une sorte d’alliance entre les
boutiques coopératives et cette institution très respectable, le Metropolitan
Board of works » [Clifford, 1879, p. 307-308]), et hors de propos.
– Il affronte en revanche plus en détail la difficulté
théorique en admettant qu’avant d’enseigner n’importe quelle doctrine, il faut
« attendre que la nature des éléments de preuve (evidence) qui
la justifient puisse être comprise » (ibid., p. 324). Cela veut dire que
l’enseignant ne doit pas soumettre comme des dogmes l’idée de l’évolution et
les résultats de cette théorie au sujet de telle ou telle espèce —les ongulés
dans l’exemple de Clifford, car cela reviendrait en fait à faire la même chose
que les créationnistes. Mais il peut en revanche attirer l’attention de ses
élèves, dans les cours d’anatomie, sur la structure des extrémités (pieds,
mains, doigts), qui est décisive dans de nombreux raisonnements mobilisés par
la théorie de l’évolution. Le même raisonnement vaut pour les plans
d’organisation. C’est une façon de les familiariser avec le type de preuves et
de raisonnements qui sont nécessaires pour ensuite admettre la théorie de
l’évolution. De la sorte, on évite de la proposer à leur croyance avant qu’ils
ne disposent des moyens de comprendre les preuves qui poussent à l’admettre.
C’est un raisonnement que Clifford étend aux considérations sur les atomes et
sur les molécules.
La position de Clifford est donc tout le contraire du
scepticisme que l’on a cru détecter chez lui, et elle n’exige en rien que l’on
rompe avec la prudence qui est de mise à l’égard des hypothèses scientifiques.
Il faut selon lui distinguer un doute général sur notre propre capacité à
connaître et un doute qui s’appuierait sur des éléments précis de la doctrine à
réfuter et dont on pourrait montrer qu’ils sont erronés ou mal fondés ; le
premier remet en cause notre autonomie cognitive, le second est pleinement
compatible avec l’attitude scientifique. Or, la critique formulée par Virchow
lui semble plutôt exprimer le premier doute que le second. La théorie de
l’évolution, au moment où il écrit, peut s’appuyer sur des démonstrations
touchant d’autres espèces que l’homme ainsi que sur des recherches géologiques
concordantes. Elle est, du point de vue de toutes les uniformités dont on
dispose, moins invraisemblable que la création ex nihilo ou
que la genèse de l’homme directement à partir de l’inorganique. L’ennemi de
l’éthique de la croyance que Clifford propose, c’est donc finalement le
scepticisme, qui nous fait passer de l’un, le doute concret et reposant sur des
raisons, à l’autre, le doute théorique :
« Vous ne permettrez à aucune tentative
malhonnête de vous convaincre de ne pas croire à la doctrine de l’évolution
parce que Virchow a admis que certaines de ses parties ne sont pas encore
absolument prouvées. C’est une chose que de croire qu’une doctrine est fausse,
et tout à fait une autre d’admettre un doute théorique à son sujet. Je dis un
doute théorique, parce que c’est un doute fondé sur l’imperfection nécessaire
de toute connaissance humaine, et non sur quelque défaut pratique des éléments
de preuve (evidence). Car un doute, précisément semblable en genre, quoique
plus grand en degré, s’attache à l’énoncé que les Russes ont pris Pleven l’an
dernier. »
Si je défends un doute sous le prétexte que ma
connaissance est imparfaite, j’en viendrai vite à formuler des doutes
extravagants (à supposer que je suis un cerveau dans une cuve, que mon voisin a
la tête remplie de sciure, que Pleven n’a pas été prise par les Russes), et
j’aurai enfreint l’éthique de la croyance, car j’aurai admis une raison de
douter sur la base de données ou de preuves insuffisantes. L’éthique de la
croyance est dans le même temps une éthique du doute mesuré et limité
par les raisons de douter.
De fait, on n’est jamais tenu d’avoir des
croyances sur ce que l’on ne comprend pas, ce qui ne signifie pas que l’on
dût en douter :
« “Mais, dira-t-on, je suis une personne fort
occupée ; je n’ai pas le temps pour ce long travail d’étude qui serait
nécessaire pour me transformer le moins du monde en juge compétent au sujet de
certaines questions, ou même de comprendre la nature des arguments.” Cette
personne ne devrait alors pas avoir le temps de croire » (EoB,
p. 78)."
"La première solution d’extension du domaine des
éléments de preuve est classique : c’est celle du témoignage. Or, lorsque nous
avons affaire au témoignage d’autrui, comme l’avait déjà vu Hume dans son
examen des miracles, il y a deux questions qui se posent : est-il honnête ?
Est-il possible que le témoin se trompe ? Clifford critique la confusion entre
les deux questions : la première rejoint plus généralement la question des
effets de la croyance (quelqu’un croit-il suffisamment à ce qu’il dit pour que
l’on forme à ce sujet une assurance suffisante ?) ; la deuxième question
concerne la justesse de la croyance. Clifford, comme Peirce plus tard,
s’intéresse aux effets de la croyance quand il se trouve qu’elle est juste, et
donc plutôt à la seconde question. Inversement, c’est pour lui le
travers des attitudes religieuses que de se concentrer sur la première question
et de tout faire reposer sur l’honnêteté supposée du témoin, au détriment de la
seconde. Ceux qui posent la question de la sincérité ou celle du « succès »
d’une croyance ne font que brouiller les cartes :
« Le caractère de Mahomet est une preuve excellente
du fait qu’il était honnête et disait la vérité pour autant qu’il la
connaissait ; mais cela ne prouve pas du tout qu’il savait quelle était la
vérité »."
"Mais Clifford doit alors affronter l’objection
qu’il a lui-même rendue possible. Si croire, c’est être disposé à agir, ne
peut-on pas dire que la croyance est prouvée par ses effets ? C’est pour lui
l’occasion de préciser une distinction entre deux choses, tester
l’objet de la croyance et tester l’attitude de croyance,
qui est précisément la distinction qui sera gommée chez James :
« Mais on pourrait objecter qu’accepter l’islam
comme système est précisément cette action qui est engendrée (prompted)
par la croyance en la mission du prophète, et qui servira d’épreuve à sa
vérité. Est-il possible de croire qu’un système qui a si bien réussi pût
reposer sur une illusion ? Non seulement les saints en tant qu’individus ont
trouvé la joie et la paix dans la croyance, et ont vérifié ces expériences
spirituelles qui sont promises aux fidèles, mais des nations ont également été
tirées de la sauvagerie, ou de la barbarie, vers un état social plus élevé.
Nous disposons sûrement de la liberté de dire que l’on a agi sur la base de
cette croyance, et qu’elle a été vérifiée » [...]
Si Clifford fait ici exactement le portrait de la
position que défendra James, sa réponse, en revanche, est très différente :
pour Clifford, ce qui a été testé, et qu’effectivement l’expérience confirme,
c’est la « sagesse pratique » du prophète dans le domaine des affaires
humaines ; c’est également le « confort » que donnent certaines croyances à
certaines personnes, mais ce n’est pas la vérité de la croyance elle-même. Ce
qui a été testé, c’est au fond l’efficacité d’une institution politique."
"Cet argument critique pourrait sembler
classique, mais il se complète d’une face positive qui l’est beaucoup moins,
car Clifford n’entend pas mettre en doute tout type de témoignage. Ici encore,
il ne professe pas tant un individualisme en matière de croyances qu’une forme
de « holisme » bien compris, et peut-être même une théorie de la connaissance
distribuée. La maxime de Clifford, précisée par lui-même, admet l’équivalent de
l’argument d’autorité :
« La règle qui devrait nous guider dans de tels cas
est pour le moins simple et évidente : que le témoignage agrégé de nos voisins
soit sujet aux mêmes conditions que le témoignage de n’importe lequel d’entre
eux. À savoir que nous n’avons aucun droit de croire qu’une chose est vraie
parce que tout le monde le dit, à moins qu’il n’y ait de bonnes raisons de
croire qu’une certaine personne au moins a les moyens de savoir ce
qui est vrai, et dit la vérité pour autant qu’elle la connaît » [...]
La question du fondement des croyances, et de la
légitimité qu’il peut y avoir à les adopter, n’est donc en rien une affaire
privée ; nous avions déjà rencontré sa dimension sociale, mais on peut
maintenant ajouter qu’elle est sociale, non pas au sens faible où elle serait
partagée, mais au sens fort où elle est distribuée : il y a une division
sociale du travail de vérification. Il ne s’agit pas de croire
uniquement ce que je peux vérifier avec mes maigres moyens, mais ce dont je
sais, avec une evidence raisonnable, que quelqu’un au moins
peut le vérifier. C’est le « au moins un » qui fait toute la différence
entre la philosophie scientifique, et son idéal de collaboration et la
philosophie de « séminaire » : l’idée de Clifford est qu’il y a au moins une
personne qui peut vérifier que cette bague est en or, alors qu’il n’est pas
certain que ce soit le cas pour la « transmutation des espèces »."
"Le chimiste qui nous dit comment réaliser un
alliage mérite d’être cru, car c’est justement son métier que de le savoir, et
il ne serait pas inenvisageable que moi-même je l’apprenne. En revanche, s’il
nous dit que tel atome d’oxygène a conservé un poids et une fréquence de
vibration inchangés depuis l’origine de l’univers, autre exemple donné par
Clifford, il propose un énoncé qui n’est sujet à aucune vérification
humaine, et ne mérite donc pas d’être cru."
"Il y a enfin un deuxième registre d’extension
des croyances, souvent négligé par ceux qui mentionnent Clifford. Dans la
mesure où une bonne part de nos croyances comprennent une dimension d’attente,
sont tournées vers l’avenir, il est bien évident que se pose à leur
égard le même problème que vis-à-vis de l’induction : on ne peut « prouver »
que les uniformités que nous connaissons se perpétueront dans l’avenir. Or,
c’est justement parce que, dès le départ, Clifford inscrit les croyances dans
l’économie de l’action qu’il ne peut avoir endossé la thèse que lui prête James
et avoir professé un justificationnisme extrême. Précisons bien ce
point : presque toutes nos croyances pratiques dépassent « par
définition » notre expérience :
« Un peu de réflexion nous montrera que toutes les
croyances, même les plus simples et les plus fondamentales, dépassent
l’expérience quand on les considère comme des guides pour nos actions. […] La
question n’est par conséquent pas, “Pouvons-nous croire ce qui dépasse
l’expérience ?”, car cela est impliqué dans la nature même de la croyance ;
mais, “Jusqu’où et de quelle façon pouvons-nous ajouter à notre expérience en
formant nos croyances ?” (EoB, p. 92).
"De plus, il y a de nombreux cas où c’est
notre devoir que d’agir sur la base de probabilités, bien que les éléments de
preuve ne soient pas à même de justifier notre croyance présente ; parce que
c’est précisément au moyen d’une telle action, et par l’observation de ses
conséquences, que l’on obtient les éléments de preuve qui peuvent justifier la
croyance future. Si bien que nous n’avons pas lieu de craindre qu’une habitude
d’enquête consciencieuse paralyse notre vie quotidienne » (ibid., p. 79).
Il est remarquable que Clifford se pose, et réponde à
deux questions que le pragmatisme devra affronter : d’une part, si une croyance
est un guide pour l’action, en quoi une croyance scientifique, par exemple
notre croyance en la présence d’hydrogène dans le soleil ou en la vérité de tel
récit historique, guide-t-elle notre action ? D’autre part, pouvons-nous
expérimenter sur ce que nous ne pouvons observer directement ?
La réponse de Clifford est que la croyance en
une vérité non directement observable a des conséquences inférentielles sur des
réalités manipulables et observables. Par exemple, le phénomène physique
exploité par le spectroscope couvre une grande diversité de domaines : si le
spectroscope n’est pas un instrument fiable pour nous révéler la composition du
soleil ou la nature physique des protubérances solaires, grand problème de
l’époque, alors il ne le sera pas non plus pour reconnaître, ici, sur Terre,
les différents composants chimiques que nous pouvons manipuler [...] Or, cette
fiabilité peut être attestée dans ces derniers cas, ne serait-ce que par
recoupement entre plusieurs méthodes d’analyse chimique (spectroscopie, poids
spécifique, réactifs spécifiques).
Le principe qui permet l’extension est ici celui de
l’uniformité de la nature : mais quelle est alors la nature de notre croyance
à l’uniformité de la nature ? La réponse de Clifford, telle qu’elle nous est
précisée dans un autre texte, est alors non pas logique mais causale. Elle est
littéralement empruntée à Bain :
« Or, l’inférence dépend de la supposition de
l’uniformité de la nature, et sur quoi cette dernière repose-t-elle ? Nous ne
pouvons pas inférer ce qui est le fondement de toute inférence, mais, bien que
je ne puisse vous donner une raison logique de le croire, je peux vous donner
une explication physique du fait que nous le croyons tous. Nous croyons une
chose quand nous sommes préparés à agir comme si elle était vraie. Mais si
vous et moi n’avions pas agi habituellement sur la base de la supposition de
l’uniformité de la nature à partir du moment où nous pouvions agir un tant soit
peu, nous ne serions pas ici pour poser la question. La nature sélectionne
pour la survie ces individus et ces races qui agissent comme si elle était
uniforme, et c’est de là que provient que cette croyance s’est répandue peu à
peu sur le monde civilisé » (ibid.).
C’est finalement la même explication, causale et non
logique, qui est donnée au problème des autres consciences."
-Mathias Girel, "Éthique de la croyance, scepticisme et pratique. À partir de William Kingdon Clifford", Revue française d'éthique appliquée, 2019, 8(2), 32-46.
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