vendredi 25 juillet 2025

La logistique, stade mondial du capitalisme

"2019, pour le transport maritime, est l’année d’un nouveau record : celui du lancement du porte-conteneurs le plus grand au monde. Fort de ses 400 mètres de long et 62 mètres de large, de sa capacité de 23 756 conteneurs, le MSC Gülsün est une manifestation éclatante du désir de gigantisme qui anime aujourd’hui l’industrie du transport. Il a été fabriqué dans l’un des hauts lieux de la construction navale contemporaine : l’île de Geoje [...] Il faut dire que la région de Busan, à quelques kilomètres de Geoje, abrite un site majeur de construction navale établi au début du XXe siècle par l’État colonial japonais. À partir des années 1970, grâce à des opérations de transfert technologique, mais aussi en raison du faible coût du travail de la population sud-coréenne (et des réfugiés nord-coréens arrivés pendant la guerre), la Corée du Sud est devenue un acteur majeur de la construction navale mondiale. Geoje, qui ne comptait que quelques habitants dans les années 1950, est aujourd’hui un territoire peuplé et industrieux dont la majorité de la population tire un revenu des chantiers. Ce statut envié présente aussi ses revers. Le travail y comporte de multiples risques, et les très nombreux travailleurs intérimaires du secteur sont souvent placés en première ligne. C’est ainsi que, en mai 2017, l’effondrement d’une grue sur les chantiers de Geoje a provoqué la mort de six personnes et en a blessé vingt-cinq autres –toutes intérimaires."

"La logistique, on le sait, est cet art du transport et de la circulation, qui consiste depuis d’antiques guerres à acheminer des vivres, des armes, des bêtes, des hommes, d’un point à un autre, sans perdre de vue ce qui compte : gagner. Mais tout comme la guerre se poursuit par d’autres moyens sur d’autres terrains, la logistique s’est immiscée partout où elle le pouvait. De telle manière qu’il est aujourd’hui difficile de distinguer ce qui ne relèverait pas de sa raison.

Ce sont les voyageurs, légaux et illégaux, riches et pauvres, qui transitent pour aller ailleurs ; ce sont les marchandises innombrables qui parcourent la surface du globe en quête de nouveaux propriétaires ; ce sont les travailleurs et les travailleuses dont les opérations de construction, d’emballage, de pesée ou de pointage, de mesure et de réparation, rendent le déplacement possible  ; ce sont les signes, les particules de pollution, les virus zoonotiques et les bactéries contenues par les eaux de ballast et qui sont mises en branle par le grand cirque logistique. Des existences qui partagent la précarité que leur confère le fait d’être vivantes, circulant grâce à des infrastructures, mais aussi activant des machines, les rêvant, les inventant pour donner au mouvement ses objets et ses règles. Ces existences forment un collectif aux multiples substances, qui se trouve aujourd’hui confronté au problème même de ses mobilités, de ce qui les déploie et de ce qui les ordonne."

"La logistique est l’activité qui consiste à organiser le transport des objets pour répondre à un besoin ou à une demande."

"Un ensemble de dispositifs de gouvernement et de mesures nous constituent comme flux ; en retour, nous considérons le monde qui nous entoure à cette aune. Lorsque je fais la queue au supermarché, guettant fébrilement quelle file s’écoule le plus vite, je suis l’élément d’un flux, conçu comme tel au moyen de savoirs de management et d’outils techniques de gestion des populations. La théorie mathématique des files d’attente, le tapis roulant sur lequel je dépose mes achats, la discipline et les pressions subies par la caissière pour optimiser ses gestes représentent certains facteurs de la constitution de ce flux. J’y contribue moi-même, conduit comme je le suis à observer autour de moi non pas des personnes chargées de leurs commissions, mais des mécanismes fluides dotés de vitesses d’écoulement variables : derrière quelle file vais-je prendre place pour en finir plus vite –pour m’écouler plus efficacement ? Ce processus de logistisation ne s’arrête pas aux portes de la grande distribution, car nos gestes, nos pensées, nos affects sont soumis de façon croissante à l’emprise logistique –  de nos déplacements dans l’espace public, ordonnés par les savoirs des urbanistes, au plaisir que nous éprouvons au visionnage d’un film, dont distributeurs et plateformes de streaming évaluent la « circulabilité », et jusque dans nos manières collectives de concevoir des principes généraux comme la ponctualité, l’occupation du temps qui passe et qu’il nous faut sans cesse optimiser.

Ce livre fait l’hypothèse que la logistique, ainsi que la réflexion et les outils qui la sous-tendent se sont imposés comme un mode d’organisation incontournable des sociétés contemporaines."

"Les entrepôts d’Amazon, les voitures Uber, les sacs à dos Deliveroo, les appartements Airbnb sont autant de symptômes des transformations du travail par un processus de logistisation."

"Aux exploitations qui ont cours dans les entrepôts français répondent celles des usines de production bangladaises ou mexicaines ; de même, les nouveaux modes d’aliénation de la condition de livreur ne s’expliquent qu’en lien avec des pratiques émergentes de consommation. Ce livre plaide pour que la logistique soit comprise comme un défi à notre appréhension du monde en des termes « globaux », c’est-à-dire d’une manière qui rende justice à l’existence sur la planète comme une expérience collective qui déborde les frontières nationales et les secteurs d’activité. Cela implique une attention particulière à la façon dont la logistique assemble des territoires plus riches avec d’autres, plus pauvres. On évitera enfin de succomber à la tentation d’un découpage trop schématique des opérations, des formes de matérialité et des natures. Il n’y a pas, d’un côté, le transport des objets et, de l’autre, celui des personnes, et, encore un peu plus loin, la circulation des êtres symboliques que sont les données, les images, les écrits, les sons. Concevoir l’influence de la logistique sur notre monde, c’est au contraire essayer de comprendre comment objets, personnes, symboles se trouvent d’un même geste, mais pas forcément dans le même sens, mis en mouvement."

"Domaine de recherche, la socio-anthropologie des sciences et des techniques, et plus précisément du courant des postcolonial studies of technoscience."

"Revenons un instant sur le pont du MSC Gülsün, alors que celui-ci s’apprête à entamer sa première traversée, au mois de juillet 2019. Livré par Samsung Heavy Industries, depuis la Corée du Sud, au port chinois de Tianjin, début juillet, le bateau doit commencer son périple le 8. Il suivra l’un des axes les plus empruntés du transport maritime mondial, Asie-Europe du Nord, desservi par la ligne SILK/AE 10, ainsi que l’ont nommée les dirigeants de l’alliance 2M, formée par Maersk et MSC, les deux leaders mondiaux du transport maritime. Silk, bien entendu, en référence à la route de la soie, une expression évocatrice de profits infinis, à la fois passés et futurs, pour les marchands de tous les pays. Le long de cette route, de nombreux arrêts sont prévus. Peu après le départ officiel, qui aura lieu depuis Tianjin, port situé à proximité de Beijing et pilier de la Belt and Road Initiative, cette stratégie commerciale mondiale de la Chine, un premier arrêt est prévu à Qingdao. Là, un chargement de plus de 4  000 conteneurs aura lieu, avant de rejoindre le port de Gwangyang (en Corée du Sud) puis, de retour sur la côte chinoise, à Ningbo, Shanghaï, Yantian. Après ces escales, et lesté de quelques milliers de conteneurs de plus, le navire se dirigera vers le port malais de Tanjung Pelepas, qui avoisine Singapour et compte parmi les vingt complexes portuaires les plus importants au monde. De là, le bateau doit repartir fin juillet, presque chargé à bloc, avec à son bord plus de 19 500 conteneurs. Il filera vers l’Europe où il approvisionnera les ports d’Algesiras (Espagne), Gdansk (Pologne), Bremerhaven (Allemagne), Rotterdam (Pays-Bas) et Felixstowe (Angleterre) entre la fin août et début septembre, avant de retourner vers l’Asie – le trajet complet durant un peu plus de deux mois. À chaque fois, il faudra décharger quelques milliers de conteneurs, qui seront à leur tour récupérés par des transporteurs, avant d’être livrés un peu plus loin sur le continent, pour que les objets qu’ils contiennent soient distribués dans d’innombrables points de vente et accomplissent enfin leur destinée : être consommés.

Depuis la passerelle où il est venu faire son inspection, le capitaine du navire envisage le voyage de manière confiante. Certes, l’engin est énorme. Mais il n’en est pas à son coup d’essai : il commandait déjà par le passé un bâtiment d’une capacité de 19 000 conteneurs. Ce ne sont pas les quelques milliers de plus du MSC Gülsün qui vont faire la différence. Il y a bien quelques inquiétudes. En particulier, le canal de Suez, malgré les travaux dont il a fait l’objet et l’ouverture du « nouveau canal » en 2015, reste un peu étroit pour le navire le plus grand du monde. Le MSC Gülsün n’est pas à proprement parler un « Suezmax », dont le tirant d’eau serait si fort qu’il excéderait la réglementation du canal. Mais il s’en faut de peu : sa largeur de 61,4 mètres est juste en dessous de la limite maximale autorisée à 62,1 mètres. Il faudra donc toute la collaboration de l’Autorité du canal pour passer sans encombre. D’autres contrariétés s’annoncent dans les relations avec les ports. Le MSC Gülsün est si grand que les grues du port de Bremerhaven ne peuvent pas atteindre la rangée de conteneurs la plus éloignée du quai, et les autorités protestent contre ces nouveaux « méga-navires » qui les forcent à renouveler sans cesse les investissements aux frais des contribuables. Pourtant, les évolutions des technologies grutières au cours des dernières décennies ont été nombreuses, pour adapter le matériel à la taille des navires mais aussi pour accélérer la vitesse de déchargement. Le capitaine affecte de ne pas s’en inquiéter : cela se réglera entre la compagnie et les autorités portuaires. Quant au plan de chargement, c’est le ship planner qui s’en occupe derrière son ordinateur, en réglant tous les détails de dernière minute avec les commerciaux qui tentent toujours de lui faire embarquer plus de conteneurs que le navire ne peut en contenir.

Qu’il se débrouille. Son travail à lui, en tant que capitaine, ce sera d’amener les marchandises à bon port. Mais quelles marchandises ? On sait, parce que la China Ocean Shipping Agency l’a déclaré, que le bateau transportera de l’acier, des meubles, des produits chimiques. On sait aussi que ses 2 000 conteneurs réfrigérés permettent d’acheminer de la nourriture, des médicaments ou des produits nécessitant une conservation au froid ou une congélation."

"Le commerce de marchandises a crû de façon exponentielle au cours des dernières décennies. En 2018, la valeur des biens échangés sur la planète atteignait presque 20 trillions de dollars, soit quasiment trois fois plus qu’en l’an 2000, et trois cents fois plus qu’en 1950. Le volume de ces échanges lui-même n’a cessé de croître : il est passé d’une augmentation moyenne de 3,4 % par an pendant la « première mondialisation » (1870-1913) à 7,9 % par an au cours des trente glorieuses. Même au cours de la période de crise, entre 1973 et 1998, cette croissance s’est maintenue à plus de 5 % par an.

Nous vivons aujourd’hui, plus que jamais auparavant, environnés par des objets. En France par exemple, un foyer héberge en moyenne une centaine d’appareils électriques dont vingt-quatre dans le salon. Réfrigérateurs, téléphones fixes et portables, lave-linge, fours à micro-ondes, modems d’accès à Internet sont parmi les plus fréquemment rencontrés dans les habitations françaises."

"Les innombrables objets qui nous entourent, comme les matériaux qui les composent, ont souvent parcouru des milliers de kilomètres. La batterie du téléphone portable qui vous sert de réveille-matin contient du cobalt, certainement extrait en République démocratique du Congo, ou peut-être en Russie ou en Australie. C’est aussi le cas de la tablette ou de l’ordinateur portable que vous venez d’allumer pour y lire les nouvelles en prenant le petit-déjeuner. Alors que vous sirotez votre café – éthiopien – pour dissiper la brume matinale de vos pensées, votre regard flotte et se pose sur les roses qui agrémentent votre salon : elles ont poussé au Kenya. Une fois le déjeuner avalé, vous prenez votre traitement quotidien, fabriqué dans des usines indiennes à partir de principes actifs chinois. Puis vous quittez votre pyjama préféré, cousu au Bangladesh, pour enfiler des vêtements de jour, qui viennent de différents pays d’Asie du Sud-Est. Juste avant d’arriver au boulot, alors que vous vous essoufflez en pédalant sur votre bicyclette made in Taiwan, votre patron vous double une fois de plus, en frimant au volant d’une voiture allemande. Pendant la pause, le stylo avec lequel vous écrivez votre liste de courses pour préparer la soirée vient de Chine. Le sucre avec lequel vous cuisinerez votre fameux gâteau au chocolat provient de plantations brésiliennes, et le cacao très probablement de Côte d’Ivoire. Si, par malheur, vous ratez la confection du dessert peu avant que vos amis n’arrivent, vous pourrez toujours filer au rayon surgelés de votre supérette pour décongeler une tarte aux myrtilles (polonaises) à l’aide de votre four micro-ondes (coréen). Et, le dimanche suivant, il vous faudra aller user quelques heures sur le canapé neuf de vos parents, dont le bois qui forme la structure a été coupé en Roumanie. Notre quotidien regorge d’objets migrateurs, de marchandises voyageuses et de substances en mouvement."

"En 1956, la capacité du premier « porte-conteneurs », l’Ideal X, était d’environ 1  000 EVP (équivalent vingt pieds, unité de mesure approximative de la taille d’un conteneur). Assez rapidement cependant, la capacité des porte-conteneurs a augmenté. En 1973, les premiers porte-conteneurs intégraux français avaient une capacité de 3 000 EVP et à la fin des années 1980 sont apparus les «  Post-Panamax  », si grands qu’ils ne pouvaient plus emprunter le canal de Panama (plus de 4  000  EVP). La croissance des pays émergents au début des années 2000, et en particulier celle de l’Asie, a stimulé cette course à la grandeur puisque, en une vingtaine d’années, la capacité des navires les plus grands a à nouveau été multipliée par trois, atteignant aujourd’hui plus de 20  000 EVP pour un navire comme le MSC Gülsün. On parle aujourd’hui de mega-ships au sujet des vaisseaux de plus de 10 000 EVP, dont la majorité ont été mis à l’eau après la crise de 2008. Leur nombre reste limité (quarante-sept navires de plus de 20 000 EVP) et la plupart des porte-conteneurs se situent encore à moins de 3 000 EVP. Mais les méga-navires ont le vent en poupe, pour les économies d’échelle, et notamment de carburant, qu’ils permettent. Surtout, ils témoignent de l’accroissement global du volume du commerce international. Entre 1950 et le début des années 2000, la capacité de la flotte mondiale a quintuplé et les échanges par voie maritime se sont multipliés par dix. Le trafic par porte-conteneurs est passé d’une centaine de millions de tonnes en 1980 à presque 2 000 millions en 2017. Au cours des vingt dernières années seulement, le commerce a crû d’environ 50 millions de conteneurs pour atteindre près de 160 millions. Ces transformations d’une rapidité vertigineuse donnent à l’activité de transport et de distribution un rôle crucial dans l’économie."

"Constellations d’entrepôts qui couvrent les zones périurbaines en France. Entrepôts, plateformes et hubs, centres de tri : faire bouger, c’est aussi entreposer, stocker, préparer, recevoir. La surface occupée en France par les entrepôts et plateformes logistiques de plus de 5 000 m² est aujourd’hui de 80 millions de m². Un tiers de ces entrepôts sont exploités par des sociétés spécialisées dans le transport et la logistique  ; un tiers par la grande distribution  ; un tiers par des sociétés industrielles. Les trois principales zones sont la région parisienne, le nord de la France et la région lyonnaise, mais des entrepôts ont bourgeonné un peu partout au cours des dernières décennies, et les villes font maintenant ce qu’elles peuvent pour s’attirer les faveurs de l’e-commerce ou de la grande distribution. Comme le souligne le sociologue David Gaborieau, ces espaces ne sont pas des sites de production en tant que tels, mais, dans la mesure où ils relèvent pleinement d’une logique industrielle dans un pays qui se désindustrialise, ce sont des « usines à colis16 ». Dans les entrepôts, des piles de marchandises sont érigées par les ouvriers. Préparateurs, caristes et récepteurs de commande s’affairent à l’édification de monuments à géométrie variable, « filmant » ici pour empiler là-bas, réceptionnant ailleurs pour mieux envoyer un peu plus loin. La population ouvrière des entrepôts (distribution, réception) concerne aujourd’hui 13% de la population ouvrière totale, soit 700 000 emplois. Si l’on ajoute les métiers du transport, ce nombre pourrait même se porter à plus de 1,6 million. Des emplois surtout dévolus à une population racisée et majoritairement masculine, au niveau de diplôme assez bas, à la mobilité professionnelle limitée, soumise à différentes stratégies de disqualification sociale et victime d’accidents de travail fréquents."

"Les transformations actuelles du transport des marchandises ont partie liée avec celles de l’économie de plateforme."

"Au XIXe siècle, les gares et certains sites industriels étaient fréquemment équipés de chariots manuels à quatre roues, qui permettaient de transporter de lourdes charges. En 1917, aux États-Unis, la Clark Equipment Company –une société cofondée par un certain Eugene B.  Clark, qui travaillait principalement pour l’industrie ferroviaire– mit au point, pour ses propres besoins de transport de lourdes pièces ou de sable, le premier « Tructractor ». Il s’agissait d’un véhicule à trois roues, doté d’un moteur à essence, qui permettait de déplacer des marchandises à l’intérieur du site industriel. Le succès rencontré par cette innovation conduisit l’équipementier à créer en 1919 une subdivision de sa firme, la Clark Tructractor Company, consacrée à la production d’engins de transport de matériaux. Le Tructractor devait cependant être chargé manuellement, ce qui rendait difficile, voire impossible, certaines manipulations.

S’ensuivirent alors une série de modifications qui allaient conduire au chariot élévateur. En 1920, la compagnie mit au point un système d’élévation hydraulique et commercialisa le « Truclift » ; en 1923, une équipe d’ingénieurs de Yale and Towne Manufacturing améliora le système d’élévation, lui permettant de dépasser la hauteur du véhicule ; en 1924, un autre engin de manutention Clark fut équipé d’un élévateur en forme de fourche. À l’issue de cette décennie de tâtonnements, Clark commercialisa en 1928 le Tructier, premier chariot élévateur à système hydraulique et à fourche. La forme de celui-ci n’est pas très éloignée des engins qu’on croise aujourd’hui dans n’importe quel entrepôt. Il s’en vendrait plus de 1,5 million chaque année dans le monde."

"À la fin des années 1960, pour répondre aux problèmes entraînés par la capacité croissante des navires et pour réduire le temps passé à quai, des firmes d’ingénierie informatique ont proposé les premiers programmes d’automatisation du chargement des conteneurs. Hydronautics Inc., une compagnie créée au début des années 1960 et spécialisée dans la construction navale et les technologies de navigation, a mis au point un programme qui proposait des solutions de chargement à partir d’une modélisation des caractéristiques du navire et d’une prise en compte des principales contraintes (charge totale et stabilité). Ce logiciel était élaboré dans le cadre d’un programme de l’Administration maritime américaine visant à renforcer la compétitivité de la flotte marchande et militaire, et baptisé Ship Operations Information System. Ce premier modèle présentait cependant de nombreux défauts, à commencer par celui de ne considérer que la charge globale, abstraction faite de la répartition du poids unitaire des conteneurs. Il était donc impossible de se fier à cette estimation pour opérer le chargement, sauf à risquer de faire chavirer le navire. D’autres logiciels ont par la suite été mis en œuvre avec l’objectif d’optimiser la charge (stabilité, charge maximale, répartition des boîtes sur le dessus ou le dessous de la pile) tout en minimisant le temps de déchargement. Encore aujourd’hui, les ship planners recourent à des techniques mixtes de remplissage, en mobilisant à la fois l’informatique et leur propre connaissance des caractéristiques des navires ou de la navigation. Il n’en reste pas moins que l’informatique s’est imposée comme un outil incontournable du transport des marchandises."

"Jamais la production d’un même bien n’a impliqué une telle diversité d’acteurs situés dans des espaces nationaux distincts."

"Comme le rappelle Jean-Baptiste Vidalou, la logistique est cependant aussi, « dès ses origines, une science militaire ». La fonction de maréchal général des logis, créée par Henri IV, a démontré au cours du XVIIe siècle son importance dans l’organisation du déplacement et du campement des armées. Elle requérait avant tout de bonnes connaissances géographiques et des compétences de cartographie, mais impliquait par extension un travail d’administration des armées et d’approvisionnement en pain, en fourrage, en armes. Dans son Précis de l’art de la guerre (1838), Antoine-Henri de Jomini a associé la logistique à l’«  art pratique de mouvoir les armées ». Acteur des guerres napoléoniennes, il avait assisté à des innovations dans la conduite de la guerre qui avaient rendu les armées plus mobiles et moins dépendantes de « magasins » de ravitaillement fixes. Ce qui coûta cher à Napoléon lors de la campagne de Russie, au cours de laquelle il n’était pas possible de compter sur la nourriture locale étant donné la pauvreté des régions traversées. Pour tenir compte de ces évolutions et mieux les étudier, Jomini proposa de distinguer l’ancienne logistique –celle des « maréchaux généraux des logis »–, qui était en charge des détails d’exécution des ordres de l’état-major, de la nouvelle, qui devait devenir « rien moins que la science d’application de toutes les sciences militaires ». La logistique, conceptualisée progressivement à partir du XVIe siècle, a donc accompagné l’évolution des pratiques militaires, depuis la guerre de siège, étroitement dépendante de magasins de ravitaillement stables, jusqu’à la guerre de mouvement, fondée sur un approvisionnement mobile et s’appuyant sur la prédation des territoires occupés.

Si l’usage du terme est resté cantonné pendant plusieurs siècles aux affaires militaires, cela a brutalement changé entre la fin des années 1940 et le milieu des années 1960 aux États-Unis, avec l’emploi de plus en plus systématique de la notion de logistique pour désigner des situations « civiles », industrielles et commerciales, comme l’indique la publication des premiers articles et manuels de «  distribution physique  » et de logistique."

"L’effort de guerre américain a mobilisé entre 1941 et  1945 un grand nombre d’ingénieurs, de scientifiques, d’économistes. À  cette lumière, la « recherche opérationnelle  » est une conséquence directe de l’enrôlement des sciences dans la guerre. Ce domaine de recherche appliquée et interdisciplinaire vise à produire des connaissances permettant d’appuyer une décision optimale dans une situation contrainte par des paramètres identifiés –  une situation typique par temps de guerre. À qui et comment allouer des munitions avec le plus d’efficacité ? Où positionner des navires de guerre et des sous-marins pour maximiser l’impact de la flotte ? Comment organiser les emplois du temps du personnel militaire pour mobiliser le plus de personnes tout en ménageant un temps de récupération optimal ? La formalisation de ces questions a mobilisé plusieurs centaines d’ingénieurs et d’économistes durant la Seconde Guerre mondiale et a conduit à l’élaboration d’outils visant à rationaliser les processus, comme la « programmation linéaire » ou l’« analyse d’activités », le plus souvent avec l’aide de l’informatique naissante."

"En 1948-1949, pendant le blocus de Berlin, l’opération Victuailles mobilisait des milliers d’avions américains et britanniques pour acheminer toutes sortes de fournitures (nourriture, combustible) à l’ouest de la ville. Le rythme de ce pont aérien était si soutenu que, lorsqu’il battait son plein, il nécessitait jusqu’à un décollage par minute."

"La logistique vise à identifier la manière la plus efficace de gérer des flux."

"C’est à l’édification d’un monde étrange qu’a conduit depuis soixante-dix ans l’expansion des routes marchandes. Un royaume de ports, de navires gigantesques, de hangars, de conteneurs standardisés. Royaume de palettes et de puces de traçabilité, de logiciels de gestion intégrée et de grues gargantuesques. Royaume de l’atomisation de la production, dans lequel le travail s’émiette et les travailleurs s’épuisent à mettre en mouvement des marchandises. Royaume des savoirs également, bâti sur des théories de l’optimisation de la matière, de la réduction de l’espace, de la maximisation de la vitesse, ou de l’essorage des ressources. Royaume de principes enfin : le libre-échange pour religion, le juste-à-temps pour credo, la centralisation et la planification pour méthode, l’internationalisation du marché comme objectif. Au fondement de l’existence de ce royaume, les flux. Ils sont les combustibles qui nourrissent ses besoins, les objets sur lesquels portent son désir et son pouvoir, les instruments par lesquels il exerce son autorité. Nous vivons dans un royaume de flux."

"Ne faisons-nous pas tous et toutes l’expérience de nous trouver définis comme éléments d’un flux : en attendant devant un automate bancaire, en calculant la durée de notre trajet pour arriver à l’heure à un rendez-vous, en appliquant sagement notre billet contre le scanner des portiques automatiques de certains quais de gare pour pouvoir monter à bord d’un train ?

Flux de migrants filtrés aux frontières, flux de patients acheminés dans les institutions de santé, flux de bétail pucé, flux d’étudiants d’un établissement à l’autre, flux de données transmises d’ordinateur en clé USB et de nuage numérique en disque dur externe, flux de travailleurs surveillés par la pointeuse, flux de festivaliers menottés de leur bracelet à puce électronique. Serait-ce à dire que la rationalité logistique a sérieusement débordé du monde des objets, auquel on pouvait la croire cantonnée ?"

"L’espace Schengen, comme n’ont pas manqué de le souligner de nombreux commentateurs, est traversé par une tension constitutive qui en fait à la fois une zone de stimulation des circulations et un site de contrôle de plus en plus quadrillé. Un ressort de la surveillance est la « sécurité technologique » fondée sur la biométrie et l’informatisation des données des individus, qui a connu une série de développements dans les années 1990, bien avant les attentats du 11 septembre 2001. Cette logique permet une surveillance à distance et préventive, considérée plus efficace que la logique de filtrage aux frontières– bien que l’une n’empêche pas l’autre."

"Le sociologue Pierre-André Juven et ses collègues ont montré comment la « raison gestionnaire » s’est imposée au sein des hôpitaux publics. Ils reviennent sur l’émergence de cette raison à travers différents mots d’ordre depuis les années 1980, comme la nécessité de mesurer la production hospitalière ou le besoin d’optimiser le rapport entre allocation de ressources et résultats. Cette transformation s’est appuyée sur le passage au crible de l’organisation du travail pour mieux y distinguer les activités productives. Par exemple, en cessant de considérer a priori la relation du temps de présence et du temps productif comme une relation d’équivalence ; surtout, en poursuivant l’objectif d’optimiser le temps de travail par la flexibilisation des activités.

Ceci a impliqué de mesurer et de segmenter les activités de soin pour aboutir à une meilleure compréhension des tâches accomplies en une journée, le découpage obtenu permettant en retour de les « répartir » en fonction des besoins. Bien sûr, une telle méthode ne tient pas compte des conditions d’exercice ou des contraintes extérieures, comme un ordinateur trop lent ou un patient qui aurait des besoins particuliers. Mais elle présente l’intérêt pour les gestionnaires de « détacher » les activités des personnes qui les exercent. Sur cette base, il devient possible d’administrer le travail à l’hôpital strictement en fonction des impératifs de gestion et non en fonction du personnel disponible.

Ce management public du soin est directement lié à l’idéologie logistique : « Rebaptisés “ressources”, les soignants deviennent interchangeables et sont rendus mobiles, attachés non plus à un service mais à un pôle regroupant plusieurs services – parfois sur plusieurs sites. » Il n’y a pas là une simple analogie avec la pensée logistique : il s’agit bel et bien de concevoir les personnes comme « ressources » pour les rendre mobiles entre services et, partant, de maximiser leur utilité dans le système hospitalier. Cette approche s’accompagne de calculs savants et de diagrammes pour mesurer les besoins et adapter les postes de travail nécessaires en fonction de l’activité de la journée. Ceci conduit à la réorganisation complète du travail hospitalier, suivant le modèle aujourd’hui classique des flux de ressources traités par un système.

Comme en réponse à cette « fluidification » du personnel hospitalier, les patients aussi deviennent éléments de flux. La Haute Autorité de santé (HAS), dans ses recommandations sur la chirurgie ambulatoire adressées aux médecins et directeurs d’hôpitaux, les encourage par exemple à « optimiser les différents flux en leur appliquant des règles d’analyses et de logistiques éprouvées dans d’autres domaines d’activité (monde de l’industrie, etc.) ». Rappelons, pour les lecteurs perdus face à ce charabia, que, oui, les « flux » dont il est question ici qualifient les patients. Mais l’injonction ne s’arrête pas là et, pour enfoncer le clou, l’Autorité poursuit : « Le monde industriel dispose depuis longtemps de techniques et de procédures rodées (comme la méthode lean), qui peuvent contribuer, lorsqu’elles sont adaptées à l’univers de l’Hôpital, à cette maîtrise des flux, en raccourcissant les circuits, éliminant les temps morts, réduisant les marges d’erreur et luttant contre le gaspillage. » Les savoirs et les concepts de la logistique sont explicitement mobilisés, par exemple lorsque l’Autorité propose à ses lecteurs de « se familiariser avec le concept de gestion des flux comme la mise en place d’un flux “au fil de l’eau”, de flux tirés ou le TAKT time ». Comme ce document l’indique, le « devenir flux » du personnel hospitalier s’accompagne du « devenir flux » des patients. Il s’agit d’optimiser la gestion de ces différents flux pour mieux maîtriser les dépenses. La rationalité économique à l’œuvre ne s’appuie pas simplement sur un réductionnisme qui ferait des hôpitaux des entreprises – même si c’est bien le cas. Il s’agit plus précisément d’un réductionnisme logistique : une fois l’hôpital défini comme une entreprise, on considère le personnel et les patients comme des intrants qu’il s’agit de gérer de façon optimale, en maîtrisant au mieux les flux."

"La fonction des salariés de plateformes téléphoniques de services, ou de services sous-traités de maintenance, n’est pas seulement d’apporter une réponse à des problèmes techniques. Elle est aussi d’absorber des affects négatifs et d’y substituer des sentiments rassurants par la gestion de la parole. Vora montre ainsi que les affects font aussi l’objet d’un traitement logistique par le biais des plateformes de services. Le fait que le travail requis pour la gestion de ces flux affectifs soit délocalisé dans des pays en développement et largement féminisé donne une première indication sur les inégalités à l’œuvre."

"Au mois de novembre 2016, l’Inde a traversé une grave crise. [...]
Le Premier ministre Narendra Modi a déclaré dans la soirée du 8 novembre que les billets de 500 et de 1 000 roupies, qui constituaient 80 % de la masse monétaire en circulation, devenaient invalides à partir de ce jour, et que seules les banques seraient habilitées à les échanger contre de nouvelles espèces. L’argument principal de cette décision s’appuyait sur la lutte contre le black money et les supposés matelas d’argent sale sur lesquels dormaient quelques malfrats. La réalité était plus pragmatique : il s’agissait d’une part de renflouer les caisses de la banque centrale et d’autre part d’accélérer la politique de bancarisation dont le gouvernement Modi s’était fait le chantre. Bancariser, afin que les Indiens deviennent tous et toutes d’heureux détenteurs de comptes en banque – mais aussi pour qu’ils recourent de façon plus systématique aux transactions numériques, par carte bancaire ou téléphone portable. Pour que la déclaration du Premier ministre soit efficace, il fallait compter sur un effet de surprise et éviter les fuites autant que possible. En conséquence, le soir de la déclaration, les billets qui devaient remplacer la masse monétaire obsolète n’existaient pas encore, pas plus que les distributeurs automatiques n’avaient été configurés pour les distribuer. Tout restait à imprimer et à organiser, et ce dans les délais les plus brefs. Il en a résulté des semaines de chaos, la formation de files de plusieurs centaines de personnes devant les banques, une pénurie de billets récurrente dans un système économique qui reposait – et repose encore – essentiellement sur le cash. Et, comme pour souligner le chaos des flux, dans les quartiers les plus aisés de la capitale, on croisait fréquemment dans les files d’attente des personnes munies de masques destinés à les protéger de la pollution.

En imposant à marche forcée l’ouverture de comptes bancaires, le gouvernement indien cherchait à rendre les transactions lisibles et à superviser les flux d’argent d’un compte à l’autre – une opération jusque-là impossible du fait que l’essentiel de la masse monétaire circulait hors du système bancaire, hors d’atteinte des outils de surveillance et de mesure. La démonétisation visait à ramener au-dedans ce qui était au-dehors, à recentraliser, à réinjecter dans des circuits contrôlés ce qui s’en était évadé. Jusque-là, les transactions se nouaient hors du regard de l’État et des institutions bancaires. La démonétisation a ainsi opéré une recentralisation des transactions financières par la logistisation de l’argent."

"D’origine militaire, puis entrepreneuriale, la logistique s’est affirmée comme un principe hégémonique, toujours plus déterminant pour l’activité exercée sur la planète. Quelles sont les forces qui lui ont permis de prendre une telle place dans les conceptions et l’exercice du pouvoir ? Une première réponse est fournie par la puissance structurante du libre-échange dans la société mondialisée. L’existence d’un marché mondialisé est accrochée à un ensemble d’institutions (le Gatt hier, l’OMC et les accords bi- ou multilatéraux aujourd’hui), de règles (le droit de la propriété intellectuelle), de normes (les bonnes pratiques de production ou de distribution), d’infrastructures (routes, zones franches), d’outils (moyens de communication), dont le principe est de faciliter le mouvement de marchandises. La logistique apparaît alors comme une forme d’intervention qui se prête particulièrement à l’accomplissement de ce projet, car elle offre un principe d’unification de ces différentes activités : optimiser les circulations. Surtout, la gestion des stocks et l’organisation des flux en vue d’un objectif fournissent le principe d’un gouvernement des activités humaines – celles-ci peuvent et doivent être conçues comme un ensemble de flux et de stocks à partir desquels définir les principes d’un bon gouvernement."

"Pour la logistique, les flux sont définis moins par leur nature que par les opérations dont ils doivent faire l’objet. Ils sont ce que la logistique doit organiser."

"Le 13 février 2019, la fondation Abbé-Pierre remettait ses premiers « Pics d’or », lors d’une cérémonie dénonçant la recrudescence des dispositifs visant à exclure les personnes sans-abri de l’espace public. Depuis une vingtaine d’années, on ne compte plus le déploiement de « mobilier urbain » conçu comme arme à destination des sans-domicile fixe, des jeunes, des attroupements, et plus généralement de toutes les personnes qui pourraient croire que les rues, les trottoirs et les places des villes remplissent d’autres fonctions que celle de canaliser les allers-retours des classes laborieuses entre zones de production et espaces de consommation.

Animatrice de la cérémonie, Blanche Gardin relevait avec une emphase malicieuse : « Grâce à [ces dispositifs], les sans-abri ne dormiront plus dans la rue. Mourir dans la rue, d’accord, mais mourir debout ! » « Get up, stand up… », ajouta-t-elle d’une voix chantante, reprenant le tube combatif de Bob Marley avec un à-propos gênant. Les pratiques dénoncées par la fondation à cette occasion trouvent écho dans de nombreuses métropoles mondiales, où les politiques anti-pauvres sont devenues monnaie courante. De la Chine aux États-Unis, en passant par l’Asie du Sud, l’Europe, l’Afrique et l’Amérique latine, les grandes villes se sont passé le mot : faire la chasse aux pauvres, aux sans-abri, aux mendiants, aux clochards. En débarrasser les espaces commerciaux, les quartiers d’affaires, en vider les zones de transport et de circulation, bref, les tenir aussi loin que possible de toute activité humaine susceptible de produire des richesses, ou de les dépenser.

Un tel acharnement porte la trace d’obsessions disciplinaires anciennes. Dans son cours sur la « société punitive », Michel Foucault rappelle que la seconde moitié du XVIIIe siècle a vu ériger le vagabondage en sujet de préoccupation majeur (non pas un crime comme les autres, mais la source probable de tout crime), souci confirmé au début du XIXe siècle, en pleine période d’industrialisation. Foucault interprète cette inquiétude comme la manifestation d’un problème de gestion de la main-d’œuvre dans une société industrielle naissante. Il s’agissait de maintenir l’équilibre entre, d’une part, l’attachement, voire la fixation des travailleurs à l’appareil productif et, d’autre part, l’entretien d’une armée de réserve permettant de contenir les salaires au niveau le plus bas. Pour ce faire, la solution disciplinaire proposée au XVIIIe siècle a consisté à moraliser le regard sur le vagabondage, mais aussi à instituer un contrôle plus rigoureux des mobilités des personnes. Les stratégies anti-pauvres d’aujourd’hui se pensent encore comme une intervention sur les circulations. En contrôlant les allées et venues des personnes dans l’espace urbain, en éloignant, en interdisant de s’arrêter, de discuter ou de dormir en des lieux donnés, elles composent un « gouvernement des circulations ».

Quelques années après ces réflexions, Foucault les prolongeait en faisant le lien entre la sécurisation du mouvement dans la ville et l’impératif de libre circulation des marchandises, présenté par les physiocrates comme un moyen de prévenir les périodes de disette pour ce qui est du commerce des grains. Interdire et exclure ici, libérer ou abandonner à une main invisible là, gouverner et contrôler avec plus ou moins de distance ou de présence. Le gouvernement des circulations dont Foucault a ébauché l’analyse concerne aussi bien les humains que les non-humains, les marchands que leurs marchandises, les scripteurs que les symboles qu’ils manipulent.

En déchiffrant les formes que commençait à prendre ce régime disciplinaire naissant, le philosophe nous invite aussi à comprendre comment il a évolué depuis. La gestion contemporaine des flux se distingue de celle étudiée par Foucault à la fois par son extension plus systématique aux différents domaines de la vie sociale et par l’exacerbation de la logique d’optimisation appliquée aux activités qui s’y soumettent. Au XVIIIe siècle, le gouvernement des mobilités qu’il analyse porte sur une grande variété d’objets, mais il est avant tout un levier de gestion de la population, des travailleurs et de détermination des prix. C’est vers l’appareil productif que convergent les règles de contrôle des mobilités ; c’est dans la manufacture ou sur le terrain de la plantation que se déterminent les formes de l’exploitation et de la production de valeur. Dans la situation contemporaine, il est plus difficile d’identifier une telle polarisation autour d’institutions particulières car on constate une dissémination de ce principe de gouvernement à l’intégralité de nos activités et milieux de vie. Cela est particulièrement visible dans les politiques urbaines. La lutte contre le vagabondage des XVIIIe et XIXe siècles permettait de renforcer l’exploitation du travail sur le site de la fabrique ; la lutte contre les pauvres dans l’espace public au XXIe siècle vise à protéger l’espace public dans son ensemble, en tant qu’indissoluble milieu de circulation et de création de valeur. Il ne faudrait surtout pas encombrer les zones commerciales, sous peine d’en abaisser le standing ; il ne faudrait surtout pas masquer les publicités, qui prospèrent de leur visibilité ; il ne faudrait surtout pas ralentir l’accès aux services de transports publics (de moins en moins) et privés (de plus en plus) dont les bénéfices dépendent directement de leur insertion dans le tissu logistique urbain ; il ne faudrait surtout pas ternir l’image de marque de villes dont l’attractivité (la capacité à faire venir) est devenue le principal moteur financier. En définitive, c’est bien de rendre la rue ou l’espace public « plus propre à la consommation » qu’il s’agit, et pour cela il est devenu inévitable d’en évacuer les éléments non valorisables.

Du XVIIIe siècle à aujourd’hui, l’édification du royaume des flux traduit ainsi une double évolution : celle de l’importance progressive prise par les mécanismes de circulation dans l’organisation de nos sociétés, tout autant que celle de leur subordination croissante aux règles du capital, avec ce que cela suppose de mise en conformité par la rationalité technique et marchande. Si, comme l’affirme Brett Neilson, le pouvoir logistique est indubitablement un pouvoir politique, c’est la nature et l’objectif de ce pouvoir qu’il nous faut réévaluer. Les dynamiques sécuritaires qui visaient, selon Foucault, à « faire le partage entre la bonne et la mauvaise circulation, […] maximaliser la bonne circulation en diminuant la mauvaise », perdurent bel et bien, mais ceci au service d’un processus radical de « colonisation capitaliste de la sphère de circulation »."

"Le mouvement d’une grue depuis un quai pour saisir un conteneur se trouvant à bord d’un navire ; le projet de construction d’un aéroport à Notre-Dame-des-Landes ; l’abaissement de la vitesse maximale autorisée de 90 à 80 km/h sur les routes à double sens sans séparateur central ; le stockage de déchets toxiques inflammables dans le port de Beyrouth ; la  pose de câbles sous-marins de fibre optique permettant la transmission de données ; la détermination des standards réglementant le déploiement de la 5G ; l’élaboration de l’algorithme de Parcoursup ; la régulation des cours boursiers ; une opération promo chez Zara. Considérés séparément, tous ces phénomènes correspondent à des éléments de base du régime logistique. Ils constituent des formes d’intervention sur des flux, dans le but de les orienter, de les stimuler, de les endiguer ou de les diviser. Ils manifestent l’exercice concret de l’activité logistique à un niveau élémentaire, en dépit de la variabilité des échelles auxquelles ils se déploient – du niveau interpersonnel d’un contrôle dans le train à celui, interétatique, d’un accord commercial multilatéral. Certains visent à assurer la continuité d’un flux et à prévenir toute forme de rupture quand d’autres poursuivent au contraire une logique de l’assèchement et du déstockage permanents. Certains d’entre eux se caractérisent par une haute technicité et un coût élevé, comme les technologies douanières de contrôle à rayons X capables de scanner des conteneurs entiers. D’autres manifestent au contraire une apparente simplicité : la géographe Hélène Blaszkiewicz, dans une enquête auprès d’une entreprise de logistique opérant dans les Copperbelts à la frontière de la Zambie et de la République démocratique du Congo, a documenté l’importance du papier et du travail administratif dans l’organisation des flux."

" Depuis 2007, la Banque mondiale publie tous les deux ans Connecting to Compete, un classement des pays en fonction de leur « indice de performance logistique » dans l’économie mondiale, accompagné d’une série détaillée d’indicateurs qui permettent de construire cet indice. Le rapport quantifie et mesure la facilité ou la difficulté du transport de biens manufacturés sur un territoire national et hors de ses frontières. Dans la mesure où la Banque part du principe d’une corrélation entre prospérité économique et organisation logistique, les résultats des rapports sont peu surprenants : les pays les plus riches affichent les meilleurs indices, tandis que les plus pauvres se situent en bas de l’échelle. Les critères sur lesquels la Banque établit son classement, ainsi que les recommandations qu’elle formule permettent toutefois de cerner le discours officiel sur la « bonne » logistique : celle qui permet d’optimiser la gestion des flux pour en tirer le maximum de bénéfices. Ils explicitent les règlements qui ordonnent le royaume des flux et les opérations privilégiées. Les critères d’évaluation de la performance logistique d’un pays placent au cœur du débat la facilité et la rapidité du transport. Ils pointent l’efficacité des douanes et du contrôle frontalier, la qualité de l’infrastructure liée au commerce et au transport, la facilité d’expédition à l’international, la compétence des services logistiques, la traçabilité des cargaisons, la régularité et la ponctualité des livraisons. Autant d’opérations qui requièrent des compétences humaines, des infrastructures, et qui visent à la facilitation du transport et à l’accélération des cadences. Pour parvenir à extraire des profits dumouvement, il faut mettre en œuvre un certain nombre d’actions (chantiers d’infrastructure, réglementations, formations), mais aussi souscrire à des « valeurs », comme la sécurité et la transparence.

Ces rapports de la Banque mondiale fournissent de parfaits exemples du discours normatif officiel sur la bonne manière d’organiser les flux. À force de célébrer un modèle idéal, ils passent sous silence les opérations réelles de valorisation des flux et feignent d’ignorer la manière, souvent violente, dont s’exerce la pression à l’optimisation et à la valorisation. Les critères, les recommandations et les valeurs présentés par la Banque se heurtent assez vite à une autre combinaison de règles de profit. Par exemple, comment intégrer à l’« indice de performance logistique » d’un pays la situation de ses coursiers à vélo ? Le récit d’un livreur sur son recrutement par une plateforme numérique donne une tout autre perspective, plus concrète et moins reluisante. Dès l’embauche, la situation paraît critique. Il faut bien comprendre, serine-t-on aux nouveaux arrivants dans cette boîte de coursiers, qu’ils sont des collaborateurs, auto-entrepreneurs, et que, à ce titre, ils ne font que vendre un service à une entreprise de livraison. Ils seront donc payés à la tâche et ne pourront attendre de l’entreprise aucune assurance, aucune protection sociale. Le rôle de l’algorithme ensuite : seul contact avec l’entreprise, émetteur de sollicitations permanentes et aux exigences insatiables (« Je ne sais pas ce qu’il a en ce moment, mais plus on va vite, plus il nous envoie des courses longues ! »), traducteur d’une règle arbitraire et infléchie au gré des réactions des marchés financiers."

"La bête noire des logisticiens, c’est la « rupture de charge » – le moment où une cargaison est déchargée en vue d’un changement de mode de transport. C’est une phase critique en raison des coûts occasionnés, de la durée pendant laquelle les véhicules sont immobilisés, de la force de travail et des outils requis, mais aussi parce qu’elle entraîne un état de vulnérabilité pour la chaîne de distribution. L’absence de certains personnels, le dysfonctionnement d’un engin, l’intervention inopinée d’un groupe malveillant sont autant de raisons pour lesquelles la rupture de charge peut aboutir à la désagrégation du flux et tourner au fiasco. C’est pourquoi elle a fait l’objet d’une attention soutenue dans les milieux managériaux, qui ont cherché à en limiter la durée et les conséquences sur la conservation d’un flux homogène. De ce point de vue, la « transportabilité » des biens dans des conditions de continuité est même devenue un argument central en faveur de leur usage. Le politiste Timothy Mitchell a montré qu’elle constituait une préoccupation centrale de l’organisation des flux énergétiques, jusqu’à y voir l’une des raisons principales de la préférence pour le pétrole comme source énergétique au détriment du charbon. Selon lui, à la fin du XIXe siècle, le pétrole présentait de nombreux avantages par rapport au charbon. Sa production nécessitait une main-d’œuvre plus réduite ; mais c’était le cas également de son transport, ce qui s’est traduit par le remplacement progressif de la voie ferrée par des stations de pompage et des oléoducs d’acheminement des matières premières. Mitchell va même plus loin, en affirmant que « l’oléoduc a été inventé pour diminuer les possibilités d’interruption humaine du flux d’énergie », en soulignant que son introduction, en Pennsylvanie dans les années 1860, a permis de contourner les revendications des travailleurs qui jusque-là transportaient les barils depuis les sites de production vers les gares, en voiture à cheval. Sans compter que la fluidité et la légèreté du pétrole en faisaient une marchandise plus indiquée que le charbon pour le transport maritime."

"La pensée logistique pousse encore cette considération. Au-delà de la rupture de charge et du transbordement, c’est la conversion même d’un flux en un autre qu’elle se propose de garantir. La maximisation du profit par le mouvement implique à la fois de minimiser la durée et les risques occasionnés par la rupture de charge et de coordonner la gestion de flux hétérogènes. Il importe donc que les flux de biens, comme ceux de personnes ou de signes, soient transformés en flux d’argent."

"Poursuite du rêve d’un espace intégré, homogène et sans couture (seamless), caractéristique de la logistisation."

"Le journaliste Andy Greenberg raconte comment, le 27 juin 2017, les employés du siège du géant de la logistique Maersk, situé à Copenhague, se retrouvèrent interloqués face à leurs écrans d’ordinateur1. Les unes après les autres, et à une rapidité effarante, les machines redémarraient de façon inopinée. Loin d’annoncer une mise à jour impromptue, elles laissaient place à un écran noir. La panique gagna les bureaux et, courant de pièce en pièce, gravissant quatre à quatre les marches pour sauter d’un étage à l’autre, les ingénieurs informatiques firent passer la nouvelle. L’entreprise était victime d’une attaque informatique, il fallait couper au plus vite tout accès au matériel, quitte à débrancher les prises électriques de manière expéditive. En l’espace de deux heures, l’ensemble des communications de la firme furent déconnectées. Mais, une fois ce geste d’autodéfense assuré, comme un réflexe, plus rien ne marchait, et il était impossible de redémarrer quoi que ce soit. Hormis les principales équipes dirigeantes, la grande majorité des employés n’avaient plus qu’une chose à faire : rentrer chez eux. À peu près au même moment, l’activité des soixante-seize terminaux maritimes possédés par Maersk, des États-Unis à l’Inde, en passant par l’Europe, fut stoppée net. Il n’était plus possible ni de charger ni de décharger des conteneurs depuis les navires. Les files de camions de livraison étaient à l’arrêt, leurs chauffeurs impatients et irrités par l’absence d’information, jusqu’à ce qu’on vienne les avertir qu’il n’était pas nécessaire d’attendre : les terminaux resteraient fermés pour les heures à venir. Ils n’avaient plus qu’à faire demi-tour.

La quasi-totalité des ordinateurs de la firme étaient touchés. Le passage des commandes était devenu impossible. Les systèmes d’exploitation de l’informatique de bord des navires n’étaient pas affectés, mais c’était le cas des logiciels de gestion de l’échange électronique de données. Les navires ne pouvaient plus transmettre aux terminaux la moindre information sur leur cargaison, ce qui bloquait toute opération de transbordement. Il fallut des jours et des jours à la cellule informatique de la firme, située en Angleterre, pour remettre le système en ordre. Après une quinzaine de jours, les employés purent enfin commencer à récupérer leurs ordinateurs, qui avaient été saisis. L’essentiel du contenu en avait disparu, mais le virus avait été éliminé. En attendant, chacun avait fait avec les moyens à disposition, certains gérant par exemple l’embarquement des marchandises depuis leur compte WhatsApp personnel. La compagnie estimait ses pertes à environ 300 millions de dollars, un chiffre largement sous-estimé, à en croire certains commentateurs.

L’histoire du virus NotPetya, qui a infecté les ordinateurs de Maersk et a paralysé le transporteur pendant ces quelques jours, en lui infligeant des pertes colossales, est saisissante. Lancé par un groupe de hackers militaires russes dans le cadre de la cyberguerre que la Russie livre à l’Ukraine, le virus combinait différents programmes, qui permettaient sa diffusion très rapide à partir d’ordinateurs utilisant le logiciel de comptabilité M.E.Doc. C’est ce programme informatique qui était employé, à partir d’un seul ordinateur, par l’équipe financière des opérations ukrainiennes de Maersk, basée à Odessa. Cela a suffi pour mettre en berne le réseau informatique de la firme, simple dommage collatéral parmi des milliers d’autres institutions publiques et entreprises, du fait d’une stratégie qui ne la prenait même pas pour cible.

Le choc encaissé par Maersk à l’occasion de l’affaire NotPetya est révélateur de la fragilité de l’infrastructure logistique. Il n’en faudrait pas beaucoup pour que tout se grippe. Certes, cette mésaventure comporte aussi sa part de leçons morales. C’est au Ghana que les ingénieurs informatiques de la firme ont finalement retrouvé, sur le disque dur d’un ordinateur déconnecté du réseau quelques heures avant l’attaque en raison d’une coupure de courant, les données qui ont permis de relancer l’ensemble du système. Mais on doute que les dirigeants de Maersk aient goûté cette anecdote.

L’histoire montre en tout cas que le royaume des flux n’est pas un long fleuve tranquille. Il semble même parfois que, loin d’ordonner les circulations de façon sophistiquée et pacifiée, le système dysfonctionne carrément. Parfois, ça lui échappe. Parfois, pour répondre à une demande pressante, il arrive qu’il assèche complètement la source de la matière première. Parfois encore, c’est la rupture de stock et la pénurie. Si puissante soit-elle, si hégémonique et si déterminante, la logistique ne peut avoir raison de l’inconduite du monde. Son quotidien est aussi fait de ces porte-conteneurs qui s’échouent dans des goulets d’étranglement comme le canal de Suez, de ces entrepôts qui explosent, de ces navires chargés de produits chimiques qui s’embrasent et coulent avec leur cargaison. C’est pourquoi ce régime ne sera jamais véritablement ordonné, quels que soient les efforts déployés pour lui donner une meilleure lisibilité. L’inconstance, l’anarchie, l’erreur demeurent viscéralement attachées aux comportements humains ; les fantasmes rigoristes de répartitions rationnelles, de lignes droites, d’identités manipulables condamnent à la frustration ceux qui les nourrissent. Et les rêves de trajectoires claires, de transbordements sans accrocs, de passages de douanes fluides [...] tout comme ceux de croissance et de marchandisation infinies à ressources constantes doivent être pris pour ce qu’ils sont : des promesses de camelot."

"Le hawala est un réseau de paiement transnational informel, c’est-à-dire en dehors de la juridiction des États. C’est un système ancien dont l’existence est attestée le long de la route de la soie, notamment dans la péninsule Arabique et en Asie du Sud (le mot hawala est arabe ; en Inde, on parle de hundi). Le principe est simple : il s’agit de former un réseau d’agents, géographiquement distants, qui font circuler entre eux des promesses de remboursement. Si vous souhaitez envoyer de l’argent depuis Dubaï vers le Népal, vous entrez en relation avec un agent localisé à Dubaï à qui vous remettez cet argent. De son côté, il prend contact avec un autre agent, situé le plus près possible du destinataire de votre envoi et lui fait la promesse qu’il le remboursera. L’agent népali remet ainsi la somme au destinataire dans la monnaie locale. La robustesse du système repose sur la confiance mutuelle des agents. La différence principale avec le système bancaire contemporain est évidemment l’absence de l’État en tant qu’organe de contrôle et de production de cette confiance. Ce qu’il y a de fascinant dans le hawala, c’est qu’il s’agit d’un mode de paiement à la fois archaïque et informel qui a permis pendant plusieurs siècles, et qui permet encore, de soutenir des réseaux d’échanges marchands intercontinentaux.

L’existence d’un tel système relativise beaucoup la portée de l’organisation logistique comme un système centralisé et omnipotent. Elle indique au contraire que les espaces non soumis au contrôle sont plus nombreux qu’on ne le pense. C’est d’ailleurs en grande partie ce que tendent à montrer les travaux récents en anthropologie et en géographie économique, qui parlent d’une « mondialisation par le bas », portée par des entrepreneurs de second rang, des migrations pas toujours choisies, des trafics de toutes sortes. Une mondialisation tout aussi structurée par des règles qui sont propres aux réseaux qui l’animent, mais pas pour autant scrutées par les pouvoirs étatiques ou déterminées par une raison logistique dominante. [...]

Évidemment, et comme ma rencontre avec Imran le laisse supposer, le hawala, en tant que système informel de paiement, soutient la circulation de marchandises dont l’illégalité est variable. Au cours d’un autre séjour à Nairobi, un vendeur de matériel informatique d’occasion m’explique que ses clients ne sont pas seulement issus de la classe moyenne de Nairobi. Il expédie de temps à autre des ordinateurs aux États-Unis à des clients de la diaspora kényane, qui lui font confiance en sachant qu’ils paieront moins cher s’ils s’en remettent à ses soins. Ses marchandises voyagent par des conteneurs gérés par des Somaliens, le paiement –hors taxes, faut-il le préciser ?– s’effectue à travers un réseau de hawala."

"C’est parfois comme si le monde était devenu un escalator plein à craquer, empilant dans la panique les corps et les choses les uns sur les autres. La manifestation centrale de ce débordement des objets, des substances, ce sont les multiples pollutions qui mettent à l’épreuve notre environnement. Non contente d’engloutir les terres des pays les plus pauvres de la planète, l’industrie électronique ne se prive pas d’en recracher les déchets chez leurs voisins. Ailleurs, aux abords des zones industrielles pharmaceutiques indiennes, les sols et les eaux sont largement pollués par des substances antibiotiques qui débordent continûment des sites de production. Dans les océans, les déchets plastiques forment de nouveaux continents, de nouveaux êtres… Nous envoyons nos vieux navires au Bangladesh, nos vieux ordinateurs au Ghana. Les décharges des pays en développement sont aujourd’hui devenues des monuments qui s’effondrent, des montagnes menacées par des éboulements de terrain, qui engloutissent les habitations qui les jouxtent. Elles bouchent les canaux d’évacuation des eaux, comme on l’a vu pendant les inondations de la ville de Chennai en 2015. Elles nous rappellent aussi la part sombre du monde logistique, le surplus provoqué par l’innovation constante, mais aussi par une lassitude habilement suscitée, la vacuité d’existences comblées d’objets en perpétuel renouvellement."

"Les subalternes du développement logistique ne se conforment pas toujours aux mirages qu’on leur a fait miroiter. [...] Jatin Dua en rend compte dans son enquête sur la piraterie au large de la côte somali. Alors que la communauté internationale et les organisations marchandes n’ont eu de cesse de dénoncer la pratique de la piraterie dans l’océan Indien, Dua nous invite à adopter une autre perspective. Il montre à quel point le sentiment qu’une « mer de commerce » s’est substituée à une « mer de poissons » a été pour beaucoup un facteur déclenchant du passage à la piraterie. Il souligne, du point de vue des habitants de la côte somali, combien la pêche, le petit commerce maritime (transport de cigarettes, de thon, de bananes) et la piraterie forment en réalité un continuum, éléments interchangeables dans une palette limitée de moyens de subsistance. Mais c’est la conversion poussée de l’espace maritime en un espace commercial, empestant le mépris pour ceux qui en vivaient, qui a porté l’exaspération à incandescence :

Un jour, un chalutier a coupé nos filets alors qu’on pêchait loin de la côte en pleine nuit. Certains d’entre nous ont décidé que ça suffisait et on est montés à bord du bateau. Le capitaine était un Pakistanais et on lui a fait payer 1 000 dollars pour avoir pêché dans nos eaux. […] C’est comme ça qu’on est devenus des pirates.

À cette lumière, l’acte de piraterie se lit comme une révolte de la part de personnes qui, refusant de croire aux sornettes qu’on leur serine, s’insurgent contre les effets de la marchandisation des mers. Le régime spéculatif (un océan de commerce, un océan de richesses) s’évanouit et laisse apparaître la réalité pour ce qu’elle est : un espace maritime surexploité où les petits bateaux de pêche doivent s’écarter au passage des chalutiers et des porte-conteneurs, et se contenter des miettes, une fois les flots méthodiquement ratissés."

"Le 26 janvier 2020, la ministre de la Santé Agnès Buzyn était pourtant formelle : il n’y aurait pas de pénurie des masques dans le cas où l’épidémie s’étendrait dans le pays. Un mois plus tard, le ton du gouvernement changea brutalement : il s’agissait alors de réquisitionner tous les masques disponibles pour les distribuer au personnel soignant (décret ministériel du 13 mars). Mais il ne suffisait pas de décréter pour que les masques soient disponibles et, du côté du ministère de la Santé, on prenait conscience avec un peu d’embarras que le stock de masques était d’un peu plus de 100 millions d’unités, contre 1 milliard dix ans auparavant. Qu’à cela ne tienne, il restait toujours la possibilité de soutenir que le port du masque n’était pas si efficace que cela, que les personnes qui les utilisaient en faisaient souvent mauvais usage.

Et pourtant déjà, au niveau international, des escarmouches se multipliaient. La République tchèque avait intercepté une cargaison provenant de Chine et à destination de l’Italie, tandis que les États-Unis rachetaient, au nez et à la barbe de la France, une livraison sur le tarmac d’un aéroport chinois. En France, les journalistes d’investigation et les syndicats dénonçaient le scandale sanitaire que constituait l’impréparation gouvernementale en la matière.

De nombreuses raisons étaient avancées. C’était en partie la faute de l’exécutif, qui avait refusé de prêter attention à la diffusion rapide et massive de l’épidémie, se montrant volontiers paternaliste et rassurant pour éviter de perturber trop inopinément la vie économique. C’était en partie la faute des politiques industrielles : en arrêtant de commander des masques à Plaintel, l’usine bretonne qui en fabriquait, l’État l’avait laissée en déshérence, et elle avait été rachetée par une entreprise états-unienne. C’était en partie la faute de la financiarisation dans une économie globale : Honeywell, le groupe américain en question, n’avait jamais investi autrement dans la firme qu’en vue d’une pure opération financière, ce qui avait conduit à sa fermeture. C’était enfin en partie la faute des délocalisations et d’une économie en flux tendu complètement inadéquate face à une crise mondiale entraînant une demande simultanée de la part de tous les pays. Mais c’était surtout l’alliance entre l’État et le marché qui venait de montrer ses limites, celle-ci ne permettant à l’évidence pas de répondre aux enjeux du monde instable que nous avons construit."

"Au royaume des flux, résister, c’est mettre les navires à quai, bloquer les circulations, envahir les places, couper les ponts, tenir les ronds-points : faire barrage. [...]

Selon la sociologue Beverly Silver, le monde des transports fut le théâtre de plus du tiers des conflits de travail entre 1870 et 19966. Parmi ceux-ci, plus de la moitié prirent place dans la marine marchande et sur les docks. [...] La période contemporaine manifeste quant à elle une multiplication et un renouvellement très importants des luttes liées aux circulations. En étendant la chaîne de production des marchandises dans des pays toujours plus nombreux et éloignés les uns des autres, en accroissant le nombre d’intermédiaires, en segmentant les services de transport, le capitalisme contemporain a grossi les rangs d’un vaste groupe de travailleuses et de travailleurs – les tâcherons de la logistique, qui besognent sur les quais des ports, dans les entrepôts et les centres de distribution, sur des navires ou à bord de trains et de camions, quand ce n’est pas au guidon de leur vélo. La grande majorité d’entre eux vivent dans les pays du Sud, effectuent des tâches souvent dangereuses dans des conditions d’exploitation intensive. Il s’agit d’un « groupe clé de travailleurs à l’avant-poste des luttes de travail dans le monde », auquel on pourrait ajouter d’autres catégories d’opérateurs et d’opératrices qui, outillés de leurs téléphones ou de leurs claviers d’ordinateur, recueillent des informations sur les trajectoires, analysent des données de mobilité, réservent des vols et organisent des livraisons. Alors même que les travailleurs et travailleuses de la logistique occupent souvent des positions subalternes et sont parmi les derniers à bénéficier de l’enrichissement engendré par l’économie mondiale, ils occupent des positions stratégiques dans la chaîne de distribution."

"L’entrepôt Geodis (filiale logistique privée de la SNCF) à Gennevilliers a connu à partir de 2015 un mouvement de grèves répétées qui s’est soldé par une victoire aux prud’hommes en 202013. Les salariés y dénonçaient la pénibilité et la dangerosité des tâches, mais aussi la multiplication des contrats courts, renouvelés d’année en année, parfois même d’une semaine à l’autre. Le rythme de travail était particulièrement intense sur cette plateforme spécialisée dans la réception et la réexpédition de colis en express. L’inspection du travail avait pointé à plusieurs reprises la non-conformité des installations, les risques induits par l’organisation des circulations sur le site, et les incidents se multipliaient. Un outil crucial à disposition des travailleurs, indiqué par David Gaborieau, a été le blocage. Un blocage de quatre heures en avril 2018 aurait occasionné une perte de 300 000 euros. Plus généralement, les ouvriers disposent d’outils et de savoir-faire qui leur permettent de bloquer les flux. Incendies de palettes, immobilisations de poids lourds : pour toucher le capital là où ça lui fait mal, stopper les circulations de marchandises.

Cette tactique consiste à mettre à l’arrêt le mouvement continuel des choses, des substances, des personnes, des écrits."

"La modernisation de l’agriculture, qui a privilégié l’hyperspécialisation et la monoculture pour obtenir des rendements croissants, a aussi œuvré à un grand allongement des distances parcourues par les denrées alimentaires. À l’encontre de ce modèle hégémonique, depuis le tournant des années 2000, des initiatives bourgeonnent pour raccourcir ces trajets. C’est tout le sens des « circuits courts »."

"De nombreuses autres pratiques mériteraient d’être analysées de manière détaillée, comme la « mise en fuite » (celle des données par exemple, illustrée par le cas des Wikileaks ou des autres leaks qui ont suivi), le flight-shaming (le sentiment de culpabilité environnementale qui conduit certaines personnes à éviter tout déplacement en avion), les différents courants du commerce équitable, le mouvement slow, la « vélorution », les réseaux d’aide maritime aux migrants, les mobilisations contre les data centers, pour n’en évoquer que quelques-unes.

Le trait d’union entre ces luttes apparemment disparates saute aux yeux lorsqu’on les replace dans l’esprit logistique de notre temps. [...] On se trouve toujours au confluent de mobilités concrètes (d’êtres, de marchandises, de signes), de leur technologisation et d’expériences marchandes intensifiées. La légitimité des luttes actuelles autour de la logistisation du monde puise dans le sentiment que nos vies sont confrontées au rouleau compresseur de la marchandisation – à la fois comme outil technique et comme horizon politique."

"Les pratiques de colportage fournissent un autre cas de système informel assurant l’approvisionnement aux confins des royaumes. Cette forme d’échange commercial, comme le souligne l’historienne Laurence Fontaine, s’inscrivait dans un univers marchand très différent du nôtre. Le marché y remplissait une autre fonction, contribuant à la création d’un lien social ne supposant pas d’asservir toutes les relations à la nécessité de son expansion."

"L’anthropologue Tim Ingold éclaire ces remarques d’une autre manière encore. Dans un livre qu’il consacre aux lignes et aux formes d’existence avec lesquelles leurs tracés s’entremêlent, il vient à distinguer les voyageurs (wayfarers) des transporteurs. Selon lui, le transport vise une destination. Il consiste avant tout à déplacer des choses ou des personnes, d’un lieu à l’autre, tout en préservant leur nature élémentaire. C’est une séquence déterminée par un début (un lieu de départ) et une fin (un lieu d’arrivée). Au contraire, le déplacement du wayfarer n’a pas de fin, et cela même lorsqu’il marque des pauses pour reprendre son souffle ou s’arrête en des lieux afin d’y prendre du repos. Le voyage est marqué par une tension permanente, qu’Ingold analyse au fond comme une tension d’existence, inhérente au fait même de vivre."

-Mathieu Quet, Flux. Comment la pensée logistique gouverne le monde, Zones, 2022.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire