"Le mot “raison”, par exemple, n’a pas d’équivalent en chinois. Je veux dire par là qu’on ne peut pas se servir d’un même mot pour rendre “j’ai raison”, “une petite fille qui a déjà toute sa raison”, “l’âge de raison”, “avoir raison de”, “faire triompher la raison”. À chacune de ces expressions correspond certes des tournures chinoises, mais elles n’ont pas d’élément commun qui les réunirait dans un même champ sémantique. Sans parler des dérivés tels que “raisonner”, “raisonnable”, “rationnel”, “irrationnel”, “déraison”, etc., qui, pour nous, font partie d’une même famille, mais qui n’ont pas de rapports de cousinage comparables en chinois. Li-sing 理性 (lixing) est un néologisme que l’on a créé au XXe siècle pour rendre la notion philosophique de “raison”. Il signifie littéralement sing 性 “la nature” (au sens le plus abstrait du terme) du li 理, ce terme désignant traditionnellement en chinois la structure d’un phénomène et le dynamisme particulier qui en découle. Ce néologisme est compris des philosophes et, plus généralement, des intellectuels, mais reste un corps étranger dans le langage commun."
"Le chinois ne connaît ni l’article défini du
français (“l’activité”), ni l’expression du nombre intégrée à la forme du nom
(“l’activité / des activités”). Il recourt à d’autres procédés, dont les effets
ne sont pas les mêmes."
"Le travail philosophique consiste aussi à
dissoudre la fausse synthèse dont peut résulter le sens d’un mot –car il arrive
que le sens d’un mot résulte d’un assemblage pauvre, incohérent, contradictoire
ou vicié de quelqu’autre manière. C’est ce qui justifie que l’on fasse la
critique du sens des mots. L’imagination ne travaille pas toujours à bon
escient, loin de là. Les synthèses qu’elle produit peuvent être cause
d’errements ou de paralysie de la pensée."
"Il est bon qu’un mot ait des significations
différentes afin que la question de son sens soit posée et qu’il soit clair
qu’un mot n’est qu’un mot, auquel nous sommes libres de donner le sens que nous
voulons. Ce pluralisme est indispensable. Mais il faut aussi chercher sans
cesse, en chaque temps et chaque lieu, la synthèse la plus juste, celle qui
donne le plus grand pouvoir d’agir."
"L’idée d’une énergie universelle tantôt subtile
et insaisissable, tantôt grossière et matérielle, est devenue, sous les Song
(960-1279), le fondement commun de toute la pensée chinoise et l’est restée
[même chez les bouddhistes]. Or elle a pour moi un défaut majeur. Le ts’i est
conçu comme le fond de tous les phénomènes, qu’ils soient objectifs ou
subjectifs. Il implique une continuité foncière entre les uns
et les autres. Les transformations qui se produisent au sein du ts’i
font que les uns passent dans les autres, que l’objectif devient subjectif et vice
versa. Rien n’est irréversible dans un monde ainsi conçu. Il ne
peut s’y produire de rupture radicale, de commencement véritable. Le sujet
ne peut y être conçu comme le lieu d’où surgit le nouveau, qui n’a jamais été.
J’ai essayé de formuler cette objection majeure durant
le colloque, mais je n’ai pas été compris, et sans doute ne pouvais-je pas
l’être. Mes interlocuteurs m’ont assuré que les philosophies du ts’i
rendaient compte de l’autonomie du sujet. Pour illustrer leur pensée,
cependant, ils alléguaient uniformément les moments de l’expérience où nous
avons un sentiment de continuité, d’unité ou de fusion de nous-mêmes et du
monde extérieur –et ceux-là seuls. C’était l’expérience de la méditation, de
l’appréhension poétique du monde ou de l’action supérieurement exercée, telle
que la connaissent les arts martiaux par exemple. Pour eux, c’étaient là les
moments de vérité, qui prouvaient que le sujet n’est pas dissociable du ts’i,
ou ne s’en dissocie que par l’effet d’une illusion."
"En plaçant la source créatrice dans l’univers,
la conception traditionnelle met en effet l’individu devant le choix suivant :
se considérer soit comme un être déterminé dans son essence même par l’ordre
universel qui émane de la source première, et donc entièrement soumis à cet
ordre ; soit comme un être susceptible de capter en lui-même une part de
l’énergie créatrice émanant de cette source. Dans le second cas, l’accès à
cette énergie créatrice est nécessairement conçu comme une rétrogression, comme
un retour au commencement insituable et insaisissable de toutes choses. C’est
une ascèse qui demande à l’individu de se faire diaphane et ductile, donc de se
nier d’une autre façon. Il ne peut en aucun cas se concevoir lui-même comme
cause, comme lieu d’apparition du nouveau.
L’histoire de la pensée chinoise de l’époque impériale
confirme cette thèse. Il va sans dire que, dans les faits, les personnalités
capables de juger et d’agir par elles-mêmes n’ont jamais manqué. D’éminents
philosophes confucianistes ont placé l’action personnelle au centre de leurs
préoccupations et se sont activement engagés dans les affaires, parfois dans
les plus grandes. Sur le plan des idées, cependant, et malgré de grandes
différences d’un penseur à l’autre, ils ont toujours conçu l’action comme émanant
en dernier ressort, non du sujet individuel, mais d’une totalité animée située
au-delà de lui et se manifestant à travers lui. Cette conception, apparue chez
les philosophes confucianistes des Song (960-1279), se retrouve chez tous leurs
successeurs et jusque chez leurs héritiers contemporains, même les plus
occidentalisés. C’est cette continuité qui permet de parler de “tradition”
confucianiste. Cette conception du sujet s’est répandue au fil des siècles dans
toute la société chinoise et a fini par devenir un trait de culture.
Son corollaire politique était le suivant. Cette
conception générale permettait au pouvoir impérial de se présenter comme
l’intermédiaire par lequel la grande source une et créatrice, insituable et
insaisissable en elle-même, produisait et réglait sans cesse la totalité du
monde humain. Cette prétention n’a jamais été véritablement contestée sous
l’ancien régime parce qu’aucun principe différent n’a pu lui être opposé. Dans
ce système, le pouvoir était fort, l’individu faible. Aujourd’hui, la permanence
de cette conception, encore répandue sous une forme atténuée, contribue à
perpétuer la prépondérance du pouvoir et la faiblesse des individus."
"L’idée que François Jullien répand
inlassablement depuis vingt ans, selon laquelle la pensée chinoise serait une
“pensée de l’immanence”, est donc fausse. Le Tao n’est pas un “procès”,
ou ne l’est que secondairement. Il est en premier lieu une source créatrice
insituable et insaisissable, que l’homme ne peut appréhender que dans ses
effets, de sorte qu’il ne peut la concevoir que négativement. Le Tao est, en
quelque sorte, une transcendance “diffuse” opposable à la transcendance
“concentrée” de la tradition judéo-chrétienne."
"Durant toute la période impériale, cette
conception du sujet est allée de pair avec l’idée de l’unité foncière de toute
la réalité, dont la subjectivité et l’action humaines étaient des
manifestations parmi d’autres. La Chine n’a pas connu la rupture juive,
c’est-à-dire l’expérience fondatrice de l’exil et de la déréliction, suivie de
la tâche qui échoit aux hommes de construire par eux-mêmes une société dont le
modèle ne leur est pas donné. Elle n’a pas connu non plus le doute abyssal qui
s’est emparé des esprits à la suite de la révolution copernicienne, qui s’est
étendu à la religion et qui a mené Pascal à fonder sa défense de la foi sur un
pari. Sur le plan de l’esprit, c’est principalement par l’absence de
ces grandes crises que la Chine nous est étrangère. Elle en est toujours
restée à l’affirmation de l’harmonie naturelle de toutes choses et, devant les
imperfections du monde, à la déploration élégiaque, partout présente chez ses
poètes, ou à la dénégation, au refoulement – quand ce n’était pas, dans les
faits, à la répression."
"En plaçant la source créatrice dans l’individu,
les philosophes chinois d’aujourd’hui accompliraient donc une transformation
aux implications multiples. Elle aurait pour effet de conférer à l’individu une
valeur qu’il n’a jamais eue dans la pensée chinoise."
"Si la perspective d’un tel perfectionnement de
soi n’est pas étrangère à Tchouang-tseu, sa curiosité s’est étendue bien
au-delà. Il s’est intéressé à la quête de la sagesse, mais aussi aux illusions
dont les sages sont victimes, aux erreurs dans lesquelles ils tombent, à leurs
échecs, à leur incompréhension face à ceux qui ne leur ressemblent pas. Il
s’est interrogé, de façon plus générale, sur le fonctionnement de notre esprit,
sur ses dysfonctionnements et sur les apories devant lesquelles il nous met. Or
cette curiosité-là ne se retrouve chez aucun penseur chinois ultérieur."
"Tchouang-tseu présente une autre puissante
originalité : il a le sens du dialogue véritable. Je veux dire : du dialogue où
les uns agissent sur les autres, où se produisent des prises de conscience et
des retournements. J’en ai étudié des exemples dans les trois premiers
chapitres des Études sur Tchouang-tseu. Ces dialogues ont un
caractère dramatique parce qu’ils provoquent un changement inattendu et profond
chez l’un des protagonistes ou transforment le rapport de deux ou plusieurs
personnages. Il convient de les distinguer d’autres types de dialogues présents
dans la littérature philosophique chinoise, en premier lieu du dialogue
didactique dans lequel un maître transmet un savoir à un disciple, dans le
respect du rôle dévolu à chacun. Le dialogue didactique a certes une qualité
particulière quand le maître tente de transmettre au disciple une expérience
morale ou spirituelle et le guide dans sa recherche. Mais, dans ce cas aussi,
les rôles sont stables et le but est de communiquer une vérité censée préexister
au dialogue, et que le dialogue ne modifie pas. Un autre genre très présent
dans la littérature ancienne est le dialogue entre un souverain et son ministre
ou conseiller, ou un philosophe de passage. Ce sont des entretiens inventés de
toutes pièces ou reconstruits après coup par un penseur qui veut se donner le
beau rôle. Les dialogues de Mencius sont le modèle du genre.
La présence de dialogues “véritables” chez
Tchouang-tseu est un fait important parce que, dans son ensemble, la
philosophie chinoise a toujours conçu le sujet, tout à l’opposé, comme une
monade isolée. Elle n’a jamais pris conscience de la pluralité comme d’une
donnée fondamentale de l’existence humaine, du moins durant la période impériale.
Kai Marchal en a récemment fait la remarque, en se référant à Lao Sze-kwang
(Lao Siguang). Ce constat s’est imposé à moi aussi avec une netteté
grandissante. Il m’a semblé de plus en plus évident qu’il y avait dans ce
système, entre la grande source une et créatrice d’une part et la monade isolée
du sujet de l’autre, non pas une simple analogie, mais un rapport nécessaire.
Ce rapport était présent dans les deux cas de figure mentionnés plus haut :
celui où le sujet reçoit sa place et sa fonction d’un ordre qui le dépasse et
celui où il s’approprie une part de la puissance de la source invisible, par un
perfectionnement de soi solitaire, et devient à son tour une source se
suffisant à elle-même. On trouve ce rapport entre le “grand tout” et la monade,
sous différentes formes, dans toute la philosophie confucianiste des Song
jusqu’à nos jours. La “sainteté” cheng 圣 (sheng) que recherchent ces philosophes est une
capacité d’agir spontanément juste, de façon à ce que l’acte sorte de la même
source insaisissable et insituable que l’ordre des choses, et soit donc
naturellement en accord avec lui.
Cette conception générale me paraît indissociable de
l’ordre impérial, de façon évidente depuis les Song, de façon plus cachée aux
époques antérieures. On assiste à sa genèse durant les deux ou trois siècles
d’effervescence intellectuelle qui précèdent l’empire. A-t-elle contribué à
préparer son avènement ? Selon une idée audacieuse de Jean Levi, elle pourrait
même l’avoir imposé malencontreusement, contre les tendances profondes de
l’époque, parce qu’elle se serait emparée de l’imaginaire des classes
dirigeantes. Ce qui m’intéresse ici, c’est que cette conception est devenue
l’expression du nouvel ordre sur le plan de la pensée –et qu’elle a
accessoirement déterminé la lecture du Tchouang-tseu durant toute la période
impériale. On lui a attribué une philosophie du sujet que ses dialogues
contredisent. J’ai deux raisons de défendre Tchouang-tseu contre cette
interprétation réductrice. La première est qu’à cause de cela, on l’a mal lu et
que l’on continue à le faire aujourd’hui. La seconde est qu’en le lisant bien,
on découvre en lui un penseur différent de tous les penseurs chinois ultérieurs
sur la question du sujet, et donc susceptible de servir de point d’Archimède à
qui voudra faire basculer la conception traditionnelle."
"Le chapitre 4 du Tchouang-tseu s’ouvre
sur un dialogue imaginaire entre Confucius et Yen Houei (Yan Hui), son disciple
préféré. Ce dernier annonce à son maître qu’il se rend à la cour de Wei. Le
jeune prince de Wei est en train de mettre son royaume à feu et à sang et Yen
Houei veut tenter de porter remède à cette situation catastrophique. Il sait
que le prince est violent et imprévisible, mais veut tout de même agir.
Confucius tente de l’en dissuader, mais le disciple ne se laisse pas
décourager. Confucius lui demande alors comment il pense s’y prendre et lui
démontre méthodiquement qu’aucun des procédés auxquels il compte recourir ne le
sauvera de l’échec. Vient alors le passage suivant :
– Je n’ai pas d’autre ressource, dit Yen Houei.
Sauriez-vous que faire, vous ?
– Jeûne, lui répond Confucius ; car crois-tu qu’on puisse
agir facilement quand on le fait intentionnellement ? Si tu crois cela, le
Ciel ne te sera pas favorable.
– Je suis pauvre, voilà des mois que je n’ai pas bu de vin ni mangé de
viande. Puis-je considérer que j’ai jeûné ?
– Cela, c’est le jeûne rituel, ce n’est pas le jeûne de l’esprit.
– Qu’est-ce que le jeûne de l’esprit ?
– Unifie ton intention, explique Confucius. N’écoute pas avec ton
oreille, mais avec ton esprit. N’écoute pas avec ton esprit, mais avec ton
énergie. Car l’oreille ne peut faire plus qu’écouter, l’esprit ne peut faire
plus que reconnaître tandis que l’énergie est un vide entièrement disponible.
L’acte s’assemble seulement dans ce vide. Et ce vide, c’est le jeûne de
l’esprit.
C’est le passage le plus connu du dialogue, voire le
seul connu. C’est un passage canonique –mais qu’on a mal lu. Tous les
commentaires qui nous sont parvenus l’attestent, et la lecture traditionnelle
se maintient aujourd’hui. L’erreur tient en deux points :
1. Le “jeûne de l’esprit” sin-tchaï 心斋 (xinzhai) est considéré comme une
méthode de méditation pratiquée dans le but de s’abstraire des contingences
déplaisantes de la réalité sociale et politique. Mais il suffit de tenir compte
du contexte et de lire le dialogue entier de façon non prévenue pour se rendre
à l’évidence : du début à la fin, Confucius et Yen Houei parlent des conditions
que doit remplir celui qui se propose d’agir dans des circonstances dangereuses,
au péril de sa vie, et le “jeûne de l’esprit” dont parle Confucius est
une préparation à l’action.
2. Les exégètes n’ont pas vu cela parce qu’ils ont
tous tenu Tchouang-tseu pour un penseur de la préservation de soi et d’une
liberté spirituelle se déployant hors du monde. Dans leur esprit, il ne pouvait
pas s’être intéressé à l’idée d’un acte réel mettant fin à la carrière d’un
tyran. Ils ne pouvaient donc pas voir autre chose, dans le “jeûne de l’esprit”,
qu’une manière de sortir du monde.
Leur cécité a quelque chose d’extraordinaire, car
quand on lit le dialogue les yeux ouverts, il est parfaitement explicite. Dès
le début, Confucius avertit son disciple du danger qu’il va courir en lui
disant :
– Tu vas te faire exécuter ! Car l’action doit
avoir un but précis, sinon elle se divise, elle se brouille, elle tourne mal et
cause à la fin des dégâts irréparables.
Confucius ne dit pas à son disciple que l’action qu’il
projette est vaine ou impossible, mais qu’elle ne réussira qu’à certaines conditions,
et c’est sur ces conditions que porte toute la suite de l’entretien. Après le
passage du “jeûne de l’esprit”, le maître conclut par une remarquable évocation
de l’acte inspiré qui a seul quelque chance de détourner le
prince de ses funestes entreprises. C’est un acte où soudain s’unissent, en
une synthèse imprévue et imprévisible, toutes les ressources, forces et facultés
d’une personne. Ce que la théologie chrétienne interprète comme un effet de la
grâce divine, Tchouang-tseu le conçoit comme la manifestation d’un régime
supérieur de l’activité.
L’intérêt de Tchouang-tseu pour ce genre d’acte
décisif est attesté par d’autres dialogues où de tels actes sont mis en scènes.
Ils sont pour moi une preuve supplémentaire que j’ai bien lu l’entretien de
Confucius et Yen Houei. On peut certes m’objecter que le Tchouang-tseu,
notamment dans le même chapitre 4, comporte aussi des pièces où s’exprime
l’idée qu’il faut avant tout se méfier des hommes de pouvoir et se mettre
autant que possible hors de leur atteinte. Mais c’est que les deux thèmes sont
présents : celui de l’intervention qui coupe à la racine la soif de
pouvoir d’un potentat, mais aussi celui de la prudence et de la préservation
de soi. Si l’entretien de Confucius et son disciple était la seule et unique
pièce à évoquer ce genre d’intervention, dans tout l’ouvrage, il faudrait
encore le lire comme je l’ai fait. Quand on modifie la profondeur de champ et
que l’on prête attention au dialogue entier, ce qui semblait n’être que le fond
du tableau prend un relief extraordinaire et l’on découvre d’abord que le
dialogue a un sens et une portée tout autres que ce qu’on croyait. On découvre
ensuite un chef-d’œuvre –celui d’un écrivain-dramaturge par l’invention et la
subtile progression du propos, d’un moraliste par l’acuité des observations
relatives au pouvoir, d’un philosophe enfin, par sa réflexion sur les
conditions d’un passage à un régime supérieur de l’activité. C’est un
chef-d’œuvre d’humour aussi, car tout le monde sait que Confucius a échoué dans
tout ce qu’il a entrepris pour remettre les princes de son temps dans ce qu’il
estimait être le droit chemin. Ici, il expose avec une grande pénétration ce
qu’il n’a pas su faire dans la réalité."
"Ce même passage a aussi été cité plusieurs fois
à l’appui de l’idée que la philosophie de Tchouang-tseu est une philosophie
du ts’i. Confucius dit en effet à Yen Houei : “N’écoute pas avec
ton esprit, écoute avec ton énergie (ts’i).” Mais de quoi parle-t-il ? Il
explique à son disciple comment préparer l’acte qui mettra fin à l’égarement du
prince. Il cherche à lui faire comprendre dans quel état se mettre pour que cet
acte efficace puisse surgir. Le ts’i que Yen Houei est invité à
percevoir en lui-même n’est donc pas l’énergie subtile qui constitue le fond de
toutes choses, mais l’énergie diffuse qu’il a en lui. C’est pourquoi j’ai
traduit ts’i par “ton énergie”. Elle est “un vide entièrement disponible”,
précise Confucius. Elle est “un vide” ou “du vide” su 虚 (xu), dit
simplement le texte. J’ai traduit par “vide entièrement disponible” pour
marquer qu’il s’agit de l’énergie encore indéterminée dont surgira
l’acte. “L’acte s’assemble seulement dans ce vide”, poursuit Confucius.
Une entière disponibilité est la condition de l’acte. [...]
Dans ce dialogue (et d’autres pièces du Tchouang-tseu),
le ts’i n’est pas le fondement de l’univers entier, dont nous
ne savons rien, mais celui de notre réalité corporelle et de notre
subjectivité. Ce ts’i-là, qui est activité, connaît en nous différents
régimes et peut, dans certains de ces régimes, engendrer des idées nouvelles
ou des actes inspirés qui sont des événements pour ceux qui les accomplissent
comme pour ceux que ces actes touchent, ou qui en sont les témoins. Telle est
l’idée qu’exprime magnifiquement ce dialogue et qui n’a été comprise ni des
exégètes de l’époque impériale, ni des critiques contemporains. Et voilà
pourquoi Tchouang-tseu peut fournir un appui à qui voudrait procéder à une critique
de la “pensée chinoise traditionnelle” et la transformer en procédant, en son
sein, à un déplacement."
"Quand l’imaginaire qui a assuré la cohésion
d’une société et la soumission du grand nombre à l’ordre établi perd de sa
substance et apparaît comme un mensonge, il peut, le moment venu, disparaître
en un instant. La fin de l’Union soviétique et d’autres régimes communistes
l’atteste."
"Pour Castoriadis, la prise de conscience radicale
qui a eu lieu en Grèce au Ve siècle avant notre ère était un événement
historique unique et l’Europe était seule a en avoir recueilli l’héritage.
Seule la Grèce avait produit une société autonome, qui se donne librement et
consciemment sa forme et son sens –ce sens étant en premier lieu cette
liberté même. Ailleurs dans le monde, et en Europe durant la plus grande partie
de son histoire, il n’y a eu, estimait-il, que des sociétés hétéronomes, qui se
sont conçues comme soumises à une loi extérieure à elles-mêmes –transcendante,
historique ou naturelle selon les cas.
Je me demande si la Chine ne doit pas être associée à
la Grèce dans cette vision de l’histoire. Il y a en effet tout lieu de penser
que l’ébranlement que les sociétés chinoises traditionnelles ont connu
aux IVe et IIIe siècles avant notre ère, avant la fondation de l’empire, a
produit çà et là une prise de conscience analogue de l’autonomie humaine, et
que certains textes du Tchouang-tseu en sont un signe.
Dans le chapitre 2, le texte philosophique le plus
dense de l’ouvrage, se manifeste une conscience aiguë du rôle de l’imagination
qui, par l’entremise du langage, donne forme à la réalité. L’imagination nous
asservit, pour notre malheur, quand nous ignorons son rôle. Elle est le remède
quand nous découvrons ce rôle et nous mettons à user librement du langage. Nous
avons alors le pouvoir de dissoudre les formes déjà données à la réalité et
d’en faire naître d’autres. Dans ce texte, Tchouang-tseu postule
l’autonomie de l’homme. À la même époque, qui fut un moment de crise et
d’audace, d’autres l’ont illustrée par leurs propos ou leurs actes. Il est
admis que cette période, dite des Royaumes combattants, a été l’âge d’or de la
philosophie chinoise. Elle l’a été en effet, mais il importe de remarquer que
toutes les doctrines qui sont apparues à ce moment-là et qui ont ensuite
exercé une influence durable à l’époque impériale sont nées d’une réaction
contre l’autonomie et d’une affirmation de l’hétéronomie du social. Après
l’unification, elles se sont fondues dans l’idéologie impériale, qui est
devenue l’un des systèmes les plus puissants et les plus durables de négation
de l’autonomie. Je ne pense pas qu’on puisse vraiment comprendre, en dehors
de cela, l’histoire de la philosophie chinoise et, plus largement, celle de la
pensée chinoise. C’est du moins une problématique qui m’intéresse parce qu’elle
confère à cette histoire une dimension universelle."
"Le tragique est inséparable de la liberté, il
en est la beauté particulière. Quand l’homme sait qu’il crée lui-même les
mondes dont il a besoin pour vivre, et ne peut recourir pour cela à une
autorité supérieure, il sait aussi que ses œuvres sont faillibles et mortelles,
comme lui-même. C’est pourquoi les Athéniens du Ve siècle, qui ont inventé la
liberté, ont aussi découvert le tragique, et l’ont magnifiquement exprimé.
Ils ont vu que la liberté est un bien redoutable et que l’homme paie cher les
erreurs et les aveuglements auxquels il est exposé. C’est du moins ce qu’ont
vu certains d’entre eux, comme Sophocle.
Ayant aperçu dans certaines parties du Tchouang-tseu,
en particulier dans le chapitre 2, une conscience comparable de notre liberté,
je n’ai pas été étonné de découvrir çà et là dans cet ouvrage une vision
tragique de la condition humaine. Ce sont des scènes brèves auxquelles nul n’a
prêté attention parce qu’elles sont perdues dans la masse du texte. Les commentateurs
de l’époque impériale ne s’y sont pas arrêtés parce qu’ils ne pouvaient les rattacher
à leurs systèmes. Ils n’en ont pas vu la signification parce qu’ils n’avaient
pas eux-mêmes le sens du tragique. Ils ne pouvaient l’avoir."
-Jean-François Billeter, Notes sur Tchouang-tseu et la philosophie, Allia, Paris, 2002, 152 pages.
Merci pour cet extrait intéressant et dense. Tchouang-tseu m’a fasciné quand je l’ai découvert, et j’ai lu les deux premiers essais que Jean François Billeter lui a consacrés. Je dois dire qu’il ne m’en est pas resté grand-chose. Il semble que ce terrain de la sinologie soit un terrain extrêmement polémique, comme en témoigne la virulence de l’opposition entre J.-F. Billeter et François Jullien. L’extrait que vous proposez illustre bien l’angle de recherche de Billeter. Il estime que toutes les traductions de Tchouang-tseu sont fautives. Il estime que l’exégèse traditionnelle qui fait de Tchouang-tseu une sorte de quiétiste métaphysique (ce qu’il est indubitablement) est insuffisante. Il voit dans son œuvre (surtout dans le deuxième chapitre) une richesse philosophique sans équivalent, apte à tout remettre en cause. Pour ma part j’ai toujours su apprécier Tchouang-tseu dans une perspective plus modeste, avant tout comme un critique très fin du moralisme de Confucius. J’aime beaucoup la traduction simple et belle du père Léon Wieger (1913), que J.-F. Billeter jugerait sans nul doute « désuète »…
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