dimanche 13 juillet 2025

« Notes sur Tchouang-tseu et la philosophie », par Jean François Billeter

"Le mot “raison”, par exemple, n’a pas d’équivalent en chinois. Je veux dire par là qu’on ne peut pas se servir d’un même mot pour rendre “j’ai raison”, “une petite fille qui a déjà toute sa raison”, “l’âge de raison”, “avoir raison de”, “faire triompher la raison”. À cha­cune de ces expressions correspond certes des tournures chinoises, mais elles n’ont pas d’élément commun qui les réunirait dans un même champ sémantique. Sans parler des dérivés tels que “raisonner”, “raisonnable”, “rationnel”, “irrationnel”, “déraison”, etc., qui, pour nous, font partie d’une même famille, mais qui n’ont pas de rapports de cousinage comparables en chinois. Li-sing 理性 (lixing) est un néologisme que l’on a créé au XXe siècle pour rendre la notion philosophique de “raison”. Il signifie littéralement sing  “la nature” (au sens le plus abstrait du terme) du li , ce terme désignant traditionnellement en chinois la structure d’un phénomène et le dynamisme particulier qui en découle. Ce néologisme est compris des philosophes et, plus généralement, des intellectuels, mais reste un corps étranger dans le langage commun."

"Le chinois ne connaît ni l’article défini du français (“l’activité”), ni l’expression du nombre intégrée à la forme du nom (“l’activité / des activités”). Il recourt à d’autres procédés, dont les effets ne sont pas les mêmes."

"Le travail philosophique consiste aussi à dissoudre la fausse synthèse dont peut résulter le sens d’un mot –car il arrive que le sens d’un mot résulte d’un assemblage pauvre, incohérent, contradictoire ou vicié de quelqu’autre manière. C’est ce qui justifie que l’on fasse la critique du sens des mots. L’imagination ne travaille pas toujours à bon escient, loin de là. Les synthèses qu’elle produit peuvent être cause d’errements ou de paralysie de la pensée."

"Il est bon qu’un mot ait des significations différentes afin que la question de son sens soit posée et qu’il soit clair qu’un mot n’est qu’un mot, auquel nous sommes libres de donner le sens que nous voulons. Ce pluralisme est indispensable. Mais il faut aussi chercher sans cesse, en chaque temps et chaque lieu, la synthèse la plus juste, celle qui donne le plus grand pouvoir d’agir."

"L’idée d’une énergie universelle tantôt subtile et insaisissable, tantôt grossière et matérielle, est devenue, sous les Song (960-1279), le fondement commun de toute la pensée chinoise et l’est restée [même chez les bouddhistes]. Or elle a pour moi un défaut majeur. Le ts’i est conçu comme le fond de tous les phénomènes, qu’ils soient objec­tifs ou subjectifs. Il implique une continuité foncière entre les uns et les autres. Les transformations qui se produisent au sein du ts’i font que les uns passent dans les autres, que l’objectif devient subjectif et vice versa. Rien n’est irréversible dans un monde ainsi conçu. Il ne peut s’y produire de rupture radicale, de commencement véritable. Le sujet ne peut y être conçu comme le lieu d’où surgit le nouveau, qui n’a jamais été.

J’ai essayé de formuler cette objection majeure durant le colloque, mais je n’ai pas été compris, et sans doute ne pouvais-je pas l’être. Mes inter­locuteurs m’ont assuré que les philo­so­phies du ts’i rendaient compte de l’autonomie du sujet. Pour illustrer leur pensée, cependant, ils alléguaient uniformément les moments de l’expérience où nous avons un sentiment de continuité, d’unité ou de fusion de nous-mêmes et du monde extérieur –et ceux-là seuls. C’était l’expérience de la méditation, de l’appréhension poétique du monde ou de l’action supérieurement exercée, telle que la connaissent les arts martiaux par exemple. Pour eux, c’étaient là les moments de vérité, qui prouvaient que le sujet n’est pas disso­ciable du ts’i, ou ne s’en dissocie que par l’effet d’une illusion."

"En plaçant la source créatrice dans l’univers, la conception traditionnelle met en effet l’indi­vidu devant le choix suivant : se considérer soit comme un être déterminé dans son essence même par l’ordre universel qui émane de la source première, et donc entièrement soumis à cet ordre ; soit comme un être susceptible de capter en lui-même une part de l’énergie créa­trice émanant de cette source. Dans le second cas, l’accès à cette énergie créatrice est nécessairement conçu comme une rétrogression, comme un retour au commencement insituable et insai­sissable de toutes choses. C’est une ascèse qui demande à l’individu de se faire diaphane et ductile, donc de se nier d’une autre façon. Il ne peut en aucun cas se concevoir lui-même comme cause, comme lieu d’apparition du nouveau.

L’histoire de la pensée chinoise de l’époque impériale confirme cette thèse. Il va sans dire que, dans les faits, les personnalités capables de juger et d’agir par elles-mêmes n’ont jamais manqué. D’éminents philosophes confucianistes ont placé l’action personnelle au centre de leurs préoccupations et se sont activement enga­gés dans les affaires, parfois dans les plus grandes. Sur le plan des idées, cependant, et malgré de grandes différences d’un penseur à l’autre, ils ont toujours conçu l’action comme émanant en dernier ressort, non du sujet individuel, mais d’une totalité animée située au-delà de lui et se manifestant à travers lui. Cette conception, apparue chez les philosophes confucianistes des Song (960-1279), se retrouve chez tous leurs suc­cesseurs et jusque chez leurs héritiers contemporains, même les plus occidentalisés. C’est cette continuité qui permet de parler de “tradition” confucianiste. Cette conception du sujet s’est répandue au fil des siècles dans toute la société chinoise et a fini par devenir un trait de culture.

Son corollaire politique était le suivant. Cette conception générale permettait au pouvoir impérial de se présenter comme l’inter­mé­diaire par lequel la grande source une et créatrice, insi­tuable et insaisissable en elle-même, pro­duisait et réglait sans cesse la totalité du monde humain. Cette prétention n’a jamais été vérita­blement contestée sous l’ancien régime parce qu’aucun principe différent n’a pu lui être opposé. Dans ce système, le pouvoir était fort, l’individu faible. Aujourd’hui, la permanence de cette conception, encore répandue sous une forme atténuée, contribue à perpétuer la prépondérance du pouvoir et la faiblesse des individus."

"L’idée que François Jullien répand inlassablement depuis vingt ans, selon laquelle la pensée chinoise serait une “pensée de l’immanence”, est donc fausse. Le Tao n’est pas un “procès”, ou ne l’est que secondairement. Il est en premier lieu une source créatrice insituable et insaisissable, que l’homme ne peut appréhender que dans ses effets, de sorte qu’il ne peut la concevoir que négativement. Le Tao est, en quelque sorte, une transcendance “diffuse” opposable à la transcendance “concentrée” de la tradition judéo-chrétienne."

"Durant toute la période impériale, cette conception du sujet est allée de pair avec l’idée de l’unité foncière de toute la réalité, dont la subjectivité et l’action humaines étaient des manifestations parmi d’autres. La Chine n’a pas connu la rupture juive, c’est-à-dire l’expérience fondatrice de l’exil et de la déréliction, suivie de la tâche qui échoit aux hommes de construire par eux-mêmes une société dont le modèle ne leur est pas donné. Elle n’a pas connu non plus le doute abyssal qui s’est emparé des esprits à la suite de la révolution copernicienne, qui s’est étendu à la religion et qui a mené Pascal à fonder sa défense de la foi sur un pari. Sur le plan de l’esprit, c’est principalement par l’absence de ces grandes crises que la Chine nous est étrangère. Elle en est toujours restée à l’affirmation de l’harmonie naturelle de toutes choses et, devant les imperfections du monde, à la déploration élégiaque, partout présente chez ses poètes, ou à la dénégation, au refoulement – quand ce n’était pas, dans les faits, à la répression."

"En plaçant la source créatrice dans l’indi­vidu, les philosophes chinois d’aujourd’hui accompliraient donc une transformation aux implications multiples. Elle aurait pour effet de conférer à l’individu une valeur qu’il n’a jamais eue dans la pensée chinoise."

"Si la perspective d’un tel perfectionnement de soi n’est pas étrangère à Tchouang-tseu, sa curiosité s’est étendue bien au-delà. Il s’est intéressé à la quête de la sagesse, mais aussi aux illusions dont les sages sont victimes, aux erreurs dans lesquelles ils tombent, à leurs échecs, à leur incompréhension face à ceux qui ne leur ressemblent pas. Il s’est interrogé, de façon plus générale, sur le fonctionnement de notre esprit, sur ses dysfonctionnements et sur les apories devant lesquelles il nous met. Or cette curiosité-là ne se retrouve chez aucun penseur chinois ultérieur."

"Tchouang-tseu présente une autre puissante originalité : il a le sens du dialogue véritable. Je veux dire : du dialogue où les uns agissent sur les autres, où se produisent des prises de conscience et des retournements. J’en ai étudié des exemples dans les trois premiers chapitres des Études sur Tchouang-tseu. Ces dialogues ont un caractère dramatique parce qu’ils provoquent un changement inattendu et profond chez l’un des protagonistes ou transforment le rapport de deux ou plusieurs personnages. Il convient de les distinguer d’autres types de dialogues présents dans la littérature philosophique chinoise, en premier lieu du dialogue didactique dans lequel un maître transmet un savoir à un disciple, dans le respect du rôle dévolu à chacun. Le dialogue didactique a certes une qualité particulière quand le maître tente de transmettre au disciple une expérience morale ou spirituelle et le guide dans sa recherche. Mais, dans ce cas aussi, les rôles sont stables et le but est de communiquer une vérité censée préexister au dialogue, et que le dialogue ne modifie pas. Un autre genre très présent dans la littérature ancienne est le dialogue entre un souverain et son ministre ou conseiller, ou un philosophe de passage. Ce sont des entretiens inventés de toutes pièces ou reconstruits après coup par un penseur qui veut se donner le beau rôle. Les dialogues de Mencius sont le modèle du genre.

La présence de dialogues “véritables” chez Tchouang-tseu est un fait important parce que, dans son ensemble, la philosophie chi­noise a toujours conçu le sujet, tout à l’opposé, comme une monade isolée. Elle n’a jamais pris conscience de la pluralité comme d’une donnée fondamentale de l’existence humaine, du moins durant la période impé­riale. Kai Marchal en a récemment fait la remarque, en se référant à Lao Sze-kwang (Lao Siguang). Ce constat s’est imposé à moi aussi avec une netteté grandissante. Il m’a semblé de plus en plus évident qu’il y avait dans ce système, entre la grande source une et créatrice d’une part et la monade isolée du sujet de l’autre, non pas une simple analogie, mais un rapport nécessaire. Ce rapport était présent dans les deux cas de figure mentionnés plus haut : celui où le sujet reçoit sa place et sa fonction d’un ordre qui le dépasse et celui où il s’approprie une part de la puissance de la source invisible, par un perfectionnement de soi solitaire, et devient à son tour une source se suffisant à elle-même. On trouve ce rapport entre le “grand tout” et la monade, sous dif­férentes formes, dans toute la philosophie confucianiste des Song jusqu’à nos jours. La “sainteté” cheng (sheng) que recherchent ces philosophes est une capacité d’agir sponta­nément juste, de façon à ce que l’acte sorte de la même source insaisissable et insituable que l’ordre des choses, et soit donc naturellement en accord avec lui.

Cette conception générale me paraît indis­sociable de l’ordre impérial, de façon évidente depuis les Song, de façon plus cachée aux époques antérieures. On assiste à sa genèse durant les deux ou trois siècles d’effervescence intellectuelle qui précèdent l’empire. A-t-elle contribué à préparer son avène­ment ? Selon une idée audacieuse de Jean Levi, elle pourrait même l’avoir imposé malencontreusement, contre les tendances profondes de l’époque, parce qu’elle se serait emparée de l’imaginaire des classes dirigeantes. Ce qui m’intéresse ici, c’est que cette conception est devenue l’expres­sion du nouvel ordre sur le plan de la pensée –et qu’elle a accessoirement déterminé la lec­ture du Tchouang-tseu durant toute la période impériale. On lui a attribué une philosophie du sujet que ses dialogues contredisent. J’ai deux raisons de défendre Tchouang-tseu contre cette interprétation réductrice. La première est qu’à cause de cela, on l’a mal lu et que l’on continue à le faire aujourd’hui. La seconde est qu’en le lisant bien, on découvre en lui un penseur différent de tous les penseurs chinois ultérieurs sur la question du sujet, et donc susceptible de servir de point d’Archimède à qui voudra faire basculer la conception traditionnelle."

"Le chapitre 4 du Tchouang-tseu s’ouvre sur un dialogue imaginaire entre Confucius et Yen Houei (Yan Hui), son disciple préféré. Ce der­nier annonce à son maître qu’il se rend à la cour de Wei. Le jeune prince de Wei est en train de mettre son royaume à feu et à sang et Yen Houei veut tenter de porter remède à cette situation catastrophique. Il sait que le prince est violent et imprévisible, mais veut tout de même agir. Confucius tente de l’en dissuader, mais le disciple ne se laisse pas décourager. Confucius lui demande alors comment il pense s’y prendre et lui démontre méthodiquement qu’aucun des procédés auxquels il compte recourir ne le sauvera de l’échec. Vient alors le passage suivant :

Je n’ai pas d’autre ressource, dit Yen Houei. Sauriez-vous que faire, vous ?
Jeûne, lui répond Confucius ; car crois-tu qu’on puisse agir facilement quand on le fait intentionnellement ? Si tu crois cela, le Ciel ne te sera pas favorable.
Je suis pauvre, voilà des mois que je n’ai pas bu de vin ni mangé de viande. Puis-je considérer que j’ai jeûné ?
Cela, c’est le jeûne rituel, ce n’est pas le jeûne de l’esprit.
Qu’est-ce que le jeûne de l’esprit ?
Unifie ton intention, explique Confucius. N’écoute pas avec ton oreille, mais avec ton esprit. N’écoute pas avec ton esprit, mais avec ton énergie. Car l’oreille ne peut faire plus qu’écouter, l’esprit ne peut faire plus que reconnaître tandis que l’énergie est un vide entièrement disponible. L’acte s’assemble seulement dans ce vide. Et ce vide, c’est le jeûne de l’esprit.

C’est le passage le plus connu du dialogue, voire le seul connu. C’est un passage canonique –mais qu’on a mal lu. Tous les commentaires qui nous sont parvenus l’attestent, et la lecture traditionnelle se maintient aujourd’hui. L’erreur tient en deux points :

1. Le “jeûne de l’esprit” sin-tchaï (xin­zhai) est considéré comme une méthode de méditation pratiquée dans le but de s’abstraire des contingences déplaisantes de la réalité sociale et politique. Mais il suffit de tenir compte du contexte et de lire le dialogue entier de façon non prévenue pour se rendre à l’évidence : du début à la fin, Confucius et Yen Houei parlent des conditions que doit remplir celui qui se propose d’agir dans des circonstances dange­reuses, au péril de sa vie, et le “jeûne de l’esprit” dont parle Confucius est une préparation à l’action.

2. Les exégètes n’ont pas vu cela parce qu’ils ont tous tenu Tchouang-tseu pour un penseur de la préservation de soi et d’une liberté spirituelle se déployant hors du monde. Dans leur esprit, il ne pouvait pas s’être intéressé à l’idée d’un acte réel mettant fin à la carrière d’un tyran. Ils ne pouvaient donc pas voir autre chose, dans le “jeûne de l’esprit”, qu’une manière de sortir du monde.

Leur cécité a quelque chose d’extraordinaire, car quand on lit le dialogue les yeux ouverts, il est parfaitement explicite. Dès le début, Confucius avertit son disciple du danger qu’il va courir en lui disant :

Tu vas te faire exécuter ! Car l’action doit avoir un but précis, sinon elle se divise, elle se brouille, elle tourne mal et cause à la fin des dégâts irréparables.

Confucius ne dit pas à son disciple que l’action qu’il projette est vaine ou impossible, mais qu’elle ne réussira qu’à certaines condi­tions, et c’est sur ces conditions que porte toute la suite de l’entretien. Après le passage du “jeûne de l’esprit”, le maître conclut par une remarquable évocation de l’acte inspiré qui a seul quelque chance de détourner le prince de ses funestes entreprises. C’est un acte où sou­dain s’unissent, en une synthèse imprévue et imprévisible, toutes les ressources, forces et facultés d’une personne. Ce que la théologie chrétienne interprète comme un effet de la grâce divine, Tchouang-tseu le conçoit comme la manifestation d’un régime supérieur de l’activité.

L’intérêt de Tchouang-tseu pour ce genre d’acte décisif est attesté par d’autres dialogues où de tels actes sont mis en scènes. Ils sont pour moi une preuve supplémentaire que j’ai bien lu l’entretien de Confucius et Yen Houei. On peut certes m’objecter que le Tchouang-tseu, notamment dans le même chapitre 4, comporte aussi des pièces où s’exprime l’idée qu’il faut avant tout se méfier des hommes de pouvoir et se mettre autant que possible hors de leur atteinte. Mais c’est que les deux thèmes sont présents : celui de l’intervention qui coupe à la racine la soif de pouvoir d’un potentat, mais aussi celui de la prudence et de la pré­servation de soi. Si l’entretien de Confucius et son disciple était la seule et unique pièce à évoquer ce genre d’intervention, dans tout l’ouvrage, il faudrait encore le lire comme je l’ai fait. Quand on modifie la profondeur de champ et que l’on prête attention au dialogue entier, ce qui semblait n’être que le fond du tableau prend un relief extraordinaire et l’on découvre d’abord que le dialogue a un sens et une portée tout autres que ce qu’on croyait. On découvre ensuite un chef-d’œuvre –celui d’un écrivain-dramaturge par l’invention et la subtile progression du propos, d’un moraliste par l’acuité des observations relatives au pouvoir, d’un philosophe enfin, par sa réflexion sur les conditions d’un passage à un régime supérieur de l’activité. C’est un chef-d’œuvre d’humour aussi, car tout le monde sait que Confucius a échoué dans tout ce qu’il a entrepris pour remettre les princes de son temps dans ce qu’il estimait être le droit che­min. Ici, il expose avec une grande péné­tration ce qu’il n’a pas su faire dans la réalité."

"Ce même passage a aussi été cité plusieurs fois à l’appui de l’idée que la philosophie de Tchouang-tseu est une philosophie du ts’i. Confucius dit en effet à Yen Houei : “N’écoute pas avec ton esprit, écoute avec ton énergie (ts’i).” Mais de quoi parle-t-il ? Il explique à son disciple comment préparer l’acte qui mettra fin à l’égarement du prince. Il cherche à lui faire comprendre dans quel état se mettre pour que cet acte efficace puisse surgir. Le ts’i que Yen Houei est invité à percevoir en lui-même n’est donc pas l’énergie subtile qui constitue le fond de toutes choses, mais l’énergie diffuse qu’il a en lui. C’est pourquoi j’ai traduit ts’i par “ton énergie”. Elle est “un vide entièrement dis­ponible”, précise Confucius. Elle est “un vide” ou “du vide” su (xu), dit simplement le texte. J’ai traduit par “vide entièrement disponible” pour marquer qu’il s’agit de l’énergie encore indéterminée dont surgira l’acte. “L’acte s’assem­ble seulement dans ce vide”, poursuit Confucius. Une entière disponibilité est la condi­tion de l’acte. [...]

Dans ce dialogue (et d’autres pièces du Tchouang-tseu), le ts’i n’est pas le fondement de l’univers entier, dont nous ne savons rien, mais celui de notre réalité cor­porelle et de notre subjectivité. Ce ts’i-là, qui est activité, connaît en nous différents régimes et peut, dans certains de ces régimes, engen­drer des idées nouvelles ou des actes inspirés qui sont des événements pour ceux qui les accomplissent comme pour ceux que ces actes touchent, ou qui en sont les témoins. Telle est l’idée qu’exprime magnifiquement ce dialogue et qui n’a été comprise ni des exégètes de l’époque impériale, ni des critiques contem­porains. Et voilà pourquoi Tchouang-tseu peut fournir un appui à qui voudrait procéder à une critique de la “pensée chinoise traditionnelle” et la transformer en procédant, en son sein, à un déplacement."

"Quand l’imaginaire qui a assuré la cohésion d’une société et la soumission du grand nombre à l’ordre établi perd de sa substance et apparaît comme un mensonge, il peut, le moment venu, disparaître en un instant. La fin de l’Union soviétique et d’autres régimes communistes l’atteste."

"Pour Castoriadis, la prise de conscience radi­cale qui a eu lieu en Grèce au Ve siècle avant notre ère était un événement historique unique et l’Europe était seule a en avoir recueilli l’héri­tage. Seule la Grèce avait produit une société autonome, qui se donne librement et cons­ciem­ment sa forme et son sens –ce sens étant en premier lieu cette liberté même. Ailleurs dans le monde, et en Europe durant la plus grande partie de son histoire, il n’y a eu, estimait-il, que des sociétés hétéronomes, qui se sont conçues comme soumises à une loi extérieure à elles-mêmes –transcendante, historique ou naturelle selon les cas.

Je me demande si la Chine ne doit pas être associée à la Grèce dans cette vision de l’histoire. Il y a en effet tout lieu de penser que l’ébranlement que les sociétés chinoises traditionnelles ont connu aux IVe et IIIe siècles avant notre ère, avant la fondation de l’empire, a produit çà et là une prise de conscience analogue de l’autonomie humaine, et que certains textes du Tchouang-tseu en sont un signe.

Dans le chapitre 2, le texte philosophique le plus dense de l’ouvrage, se manifeste une conscience aiguë du rôle de l’imagination qui, par l’entremise du langage, donne forme à la réalité. L’imagination nous asservit, pour notre malheur, quand nous ignorons son rôle. Elle est le remède quand nous découvrons ce rôle et nous mettons à user librement du langage. Nous avons alors le pouvoir de dissoudre les formes déjà données à la réalité et d’en faire naître d’autres. Dans ce texte, Tchouang-tseu postule l’autonomie de l’homme. À la même époque, qui fut un moment de crise et d’audace, d’autres l’ont illustrée par leurs propos ou leurs actes. Il est admis que cette période, dite des Royaumes combattants, a été l’âge d’or de la philosophie chinoise. Elle l’a été en effet, mais il importe de remarquer que toutes les doc­trines qui sont apparues à ce moment-là et qui ont ensuite exercé une influence durable à l’époque impériale sont nées d’une réaction contre l’autonomie et d’une affirmation de l’hété­ronomie du social. Après l’unification, elles se sont fondues dans l’idéologie impériale, qui est devenue l’un des systèmes les plus puissants et les plus durables de négation de l’auto­no­mie. Je ne pense pas qu’on puisse vraiment com­prendre, en dehors de cela, l’histoire de la philosophie chinoise et, plus largement, celle de la pensée chinoise. C’est du moins une problématique qui m’intéresse parce qu’elle confère à cette histoire une dimension uni­ver­selle."

"Le tragique est inséparable de la liberté, il en est la beauté particulière. Quand l’homme sait qu’il crée lui-même les mondes dont il a besoin pour vivre, et ne peut recourir pour cela à une autorité supérieure, il sait aussi que ses œuvres sont faillibles et mortelles, comme lui-même. C’est pourquoi les Athéniens du Ve siècle, qui ont inventé la liberté, ont aussi découvert le tragique, et l’ont magnifiquement exprimé. Ils ont vu que la liberté est un bien redoutable et que l’homme paie cher les erreurs et les aveu­glements auxquels il est exposé. C’est du moins ce qu’ont vu certains d’entre eux, comme Sophocle.

Ayant aperçu dans certaines parties du Tchouang-tseu, en particulier dans le chapitre 2, une conscience comparable de notre liberté, je n’ai pas été étonné de découvrir çà et là dans cet ouvrage une vision tragique de la condi­tion humaine. Ce sont des scènes brèves auxquelles nul n’a prêté attention parce qu’elles sont perdues dans la masse du texte. Les com­mentateurs de l’époque impériale ne s’y sont pas arrêtés parce qu’ils ne pouvaient les rat­tacher à leurs systèmes. Ils n’en ont pas vu la signification parce qu’ils n’avaient pas eux-mêmes le sens du tragique. Ils ne pou­vaient l’avoir."

-Jean-François BilleterNotes sur Tchouang-tseu et la philosophie, Allia, Paris, 2002, 152 pages.

1 commentaire:

  1. Merci pour cet extrait intéressant et dense. Tchouang-tseu m’a fasciné quand je l’ai découvert, et j’ai lu les deux premiers essais que Jean François Billeter lui a consacrés. Je dois dire qu’il ne m’en est pas resté grand-chose. Il semble que ce terrain de la sinologie soit un terrain extrêmement polémique, comme en témoigne la virulence de l’opposition entre J.-F. Billeter et François Jullien. L’extrait que vous proposez illustre bien l’angle de recherche de Billeter. Il estime que toutes les traductions de Tchouang-tseu sont fautives. Il estime que l’exégèse traditionnelle qui fait de Tchouang-tseu une sorte de quiétiste métaphysique (ce qu’il est indubitablement) est insuffisante. Il voit dans son œuvre (surtout dans le deuxième chapitre) une richesse philosophique sans équivalent, apte à tout remettre en cause. Pour ma part j’ai toujours su apprécier Tchouang-tseu dans une perspective plus modeste, avant tout comme un critique très fin du moralisme de Confucius. J’aime beaucoup la traduction simple et belle du père Léon Wieger (1913), que J.-F. Billeter jugerait sans nul doute « désuète »…

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