« Intérêt personnel et ignorance » : les auteurs, qui
décrivent avec éloquence ce désastre, ne s’attardent pas sur ses causes. Ils
croient probablement qu’il suffit d’en souligner les conséquences pour
remplacer l’ignorance par une meilleure compréhension et en annuler les effets.
Ils ne voient pas qu’il s’agit d’un phénomène partiel, l’un des nombreux effets
de nature similaire du capitalisme, ce mode de production qui est le stade
suprême de la chasse au profit.
Comment la France est-elle devenue un pays pauvre en
forêts, au point d’importer chaque année des centaines de millions de francs de
bois de l’étranger et de dépenser beaucoup plus pour atténuer par le
reboisement les conséquences désastreuses de la déforestation des Alpes ? Sous
l’Ancien Régime, il y avait beaucoup de forêts domaniales. Mais la bourgeoisie,
qui a pris les rênes de la Révolution française, ne voyait dans ces forêts
domaniales qu’un instrument d’enrichissement privé. Les spéculateurs ont rasé
trois millions d’hectares pour transformer le bois en or. L’avenir était le
cadet de leurs soucis, seul comptait le profit immédiat.
Pour le capitalisme, toutes les ressources naturelles
ont la couleur de l’or. Plus il les exploite rapidement, plus le flux d’or
s’accélère. L’existence d’un secteur privé a pour effet que chaque individu
essaie de faire le plus de profit possible sans même penser un seul instant à
l’intérêt de l’ensemble, celui de l’humanité. Par conséquent, chaque animal
sauvage ayant une valeur monétaire, toute plante poussant à l’état sauvage et
dégageant du profit est immédiatement l’objet d’une course à l’extermination.
Les éléphants d’Afrique ont presque disparu victimes d’une chasse systématique
pour leur ivoire. La situation est similaire pour les hévéas, qui sont victimes
d’une économie prédatrice dans laquelle tout le monde ne fait que détruire les
arbres sans en replanter de nouveaux. En Sibérie, on signale que les animaux à
fourrure se raréfient de plus en plus en raison d’une chasse intensive et que
les espèces les plus précieuses pourraient bientôt disparaître. Au Canada, de
vastes forêts vierges sont réduites en cendres, non seulement par les colons
qui veulent cultiver le sol, mais aussi par les « prospecteurs » à la recherche
de gisements de minerai ; ceux-ci transforment les versants montagneux en
roches dénudées pour avoir une meilleure vue d’ensemble du terrain. En
Nouvelle-Guinée, un massacre d’oiseaux du paradis a été organisé afin de se
plier à la lubie dispendieuse d’une milliardaire américaine. Les folies de la
mode typiques d’un capitalisme gaspillant la plus-value ont déjà conduit à
l’extermination d’espèces rares ; les oiseaux de mer de la côte est-américaine
n’ont dû leur survie qu’à la stricte intervention de l’État. De tels exemples
pourraient être multipliés à l’infini.
Mais les plantes et les animaux ne sont-ils pas là
pour être utilisés par les humains à leurs propres fins ? Ici, nous laissons
complètement de côté la question de la conservation de la nature telle qu’elle
se poserait sans l’intervention humaine. Nous savons que les humains sont les
maîtres de la terre et qu’ils transforment complètement la nature pour leurs
besoins. Pour vivre, nous sommes complètement dépendants des forces de la
nature et des richesses naturelles ; nous devons les utiliser et les consommer.
Ce n’est pas de cela dont il est question ici, mais uniquement de la façon dont
le capitalisme en fait usage.
Un ordre social raisonnable devra utiliser les trésors
de la nature mis à sa disposition de telle sorte que ce qui est consommé soit
en même temps remplacé, en sorte que la société ne s’appauvrisse pas et puisse
s’enrichir. Une économie fermée qui consomme une partie des semis de céréales
s’appauvrit de plus en plus et doit infailliblement faire faillite. Tel est le
mode de gestion du capitalisme. Cette économie qui ne pense pas à l’avenir ne
fait que vivre dans l’instantanéité. Dans l’ordre économique actuel, la nature
n’est pas au service de l’humanité, mais du Capital. Ce ne sont pas les besoins
vestimentaires, alimentaires et culturels de l’humanité, mais l’appétit du
Capital en profit, en or, qui régit la production.
Les ressources naturelles sont exploitées comme si les
réserves étaient infinies et inépuisables. Avec les néfastes conséquences de la
déforestation pour l’agriculture, avec la destruction des animaux et des
plantes utiles, apparaît au grand jour le caractère fini des réserves
disponibles et la faillite de ce type d’économie. Roosevelt reconnait cette
faillite lorsqu’il veut convoquer une conférence internationale pour faire le
point sur l’état des ressources naturelles encore disponibles et prendre des
mesures pour prévenir leur gaspillage.
Bien sûr, ce plan en soi est une fumisterie. L’État
peut certes faire beaucoup pour empêcher l’impitoyable extermination d’espèces
rares. Mais l’État capitaliste n’est après tout qu’un triste représentant du bien commun [...] Il doit se plier aux intérêts
essentiels du Capital.
Le capitalisme est une économie décérébrée qui ne peut
réguler ses actes par la conscience de leurs effets. Mais son caractère
dévastateur ne découle pas de ce seul fait. Au cours des siècles passés, les
êtres humains ont exploité la nature de manière insensée sans penser à l’avenir
de l’humanité tout entière. Mais leur pouvoir était réduit. La nature était si
vaste et si puissante qu’avec leurs faibles moyens techniques, ils ne pouvaient
lui faire subir que d’exceptionnels dommages. Le capitalisme, en revanche, a
remplacé le besoin local par le besoin mondial, créé des moyens techniques pour
exploiter la nature. Il s’agit alors d’énormes masses de matière qui subissent
des moyens de destruction colossaux et sont déplacées par de puissants moyens
de transport. La société sous le capitalisme peut être comparée à la force
gigantesque d’un corps dépourvu de raison. Alors que le capitalisme développe
une puissance sans limite, il dévaste simultanément l’environnement dont il vit
de façon insensée. Seul le socialisme, qui peut donner à ce corps puissant
conscience et action réfléchie, remplacera simultanément la dévastation de la
nature par une économie raisonnable."
-Anton Pannekoek, « La destruction de la nature », 1909.
Post-scriptum sur la politique environnementale :
On peut mettre en dialogue les conceptions nettement éco-socialistes avant la lettre de Pannekoek avec les thèses d’un défenseur du capitalisme libéral comme Pascal Salin.
Salin a intitulé le chapitre 16 de son ouvrage Libéralisme
(éditions Odile Jacob, 2000, 506 pages, pp.381-399) « La défense de
l'environnement : bien public ou bien privé ? ». Il soutient que la thèse que
« seules l'instauration du capitalisme, c'est-à-dire d'un régime de
droits de propriétés privés, et la suppression du collectivisme permettent de
défendre les espèces animales menacées et l'environnement. »
Salin donne l’exemple, assez convaincant, du rôle
bénéfique de la privatisation des troupeaux d’éléphants, qui a permis de
réduire le braconnage sur des terres publiques : « A partir du
moment où les éléphants appartiennent à des individus ou des groupes
d'individus bien spécifiés, ces derniers ont intérêt non seulement à
exploiter les éléphants, mais à les "créer", c'est-à-dire à favoriser
les naissances et à protéger leur croissance, puisque la possession d'un droit
de propriété permet d'exclure autrui de l'usage d'une ressource: le propriétaire
d'un éléphant et lui seul peut décider de l'abattre, de vendre son ivoire et sa
viande. Il a donc tout intérêt à empêcher les autres de tuer ses éléphants et à
en faire apparaître de nouveaux. […]
La privatisation des éléphants n'est pas
qu'une vue de l'esprit. Si elle est en fait réalisée depuis longtemps, par
exemple, dans les parcs nationaux, en particulier en Afrique du Sud, elle est
devenue la pratique légale normale d'un pays comme le Zimbabwe depuis quelques
années. A vrai dire, il ne s'agit pas exactement de la création de droits individuels,
les éléphants étant plutôt devenus la propriété de communautés villageoises ou
de familles élargies. Mais il n'en reste pas moins vrai que cette modification
juridique a transformé le sort des éléphants. Désormais, les villageois, au
lieu d'être des spectateurs indifférents ou des acteurs conscients des
massacres d'éléphants, sont devenus les gestionnaires rationnels d'une
exploitation optimale des troupeaux d'éléphants. Le capitalisme pastoral a
remplacé le collectivisme, pour le plus grand bienfait des populations et des
éléphants… Dès lors, les villageois considèrent les éléphants comme des
ressources non seulement renouvelables, mais à renouveler. Et si les troupeaux
deviennent trop importants par rapport à ce que l'environnement permet de supporter,
on adapte leur dimension en en tirant des ressources. Les résultats de cette
privatisation sont tellement spectaculaires qu'en une quinzaine d'années, on
est passé d'une situation où les éléphants étaient en voie d'extinction à une
situation où ils sont au contraire surabondants, au point qu'il est nécessaire
d'organiser régulièrement des ventes aux enchères au cours desquelles les
résidents du pays ou d'autres pays voisins peuvent acheter des animaux -non
seulement des éléphants, mais aussi des girafes, des buffles ou des impalas-
qui permettront de reconstituer leurs propres troupeaux ou de se lancer à leur
tour dans l'élevage. »
On retrouve le vieil argument d’Aristote -anticipant la « tragédie des biens communs »- : « On prend fort peu de soin de ce qui est commun à un très grand nombre: les individus en effet s'occupent principalement de ce qui leur est propre et moins de ce qui est commun, ou seulement dans la mesure où chacun est concerné. Et outre ces différentes raisons, on néglige plus ce qui est commun parce qu'on a l'impression que quelqu'un d'autre d'en s'occupe. » (Aristote, Les Politiques, Livre II, trad. Pierre Pellegrin, Paris, GF-Flammarion, 2015, 591 pages, p.158).
L’argument de Salin est intéressant parce qu’il montre
que la privatisation des ressources naturelles et la recherche du profit n’entraînent
pas nécessairement l’épuisement des ressources naturelles. Il faut au
moins une condition supplémentaire pour que cela se produise. Cette condition
-que Pannekoek n’a pas vu, ce qui rend sa critique quelque peu unilatérale-
c’est quelque chose comme un type de variation de la demande des
consommateurs.
Et c’est aussi un impensé de la perspective de Salin
(ce qui rend sa critique de la régulation elle aussi unilatérale) :
En effet, la limite de l’argumentaire libéral de Salin
est que la création de droits de propriété privée sur des éléments naturels ne
peut favoriser leur préservation qu’à trois conditions (me semble-t-il) :
1) : Le propriétaire privé doit vouloir
maximiser son gain économique. Cette considération doit primer sur tous ses
autres désirs (comme celle de raser une forêt privée pour installer à la
place un parc d’attraction, ou même par pur sadisme, etc.). Il doit en somme se
comporter en « homo œconomicus » -un modèle psychologique
hautement réducteur, et par conséquent fortement contesté en sciences humaines,
y compris au sein de l’école autrichienne d’économie à laquelle se rattache
Salin.
2) : Le propriétaire doit également croire
qu’il peut obtenir un bénéfice économique futur plus important en
préservant la ressource, en ne l’épuisant pas. Il doit croire que son profit
maximal exige une gestion durable de la ressource.
3) : La ressource doit effectivement lui permettre
un tel bénéfice, sans être dépendante de fluctuation du marché qui
rendrait conjoncturellement très avantageux de vendre la totalité de la
ressource transformée avant une longue période de déclin ou de disparition de
la demande. Si cette condition n’est pas remplie, la bonne stratégie en vue
du profit implique au contraire de surexploiter rapidement la ressource avant
que sa valeur marchande ne s’écroule…
Il est clair que ces conditions sont loin d’être
toujours réunies.
Pannekoek et Salin ont tous les deux péchés par
oublis des fluctuations de la demande du marché. Le marché peut parfois
demander une satisfaction momentanée des préférences (par effet de mode,
panique, etc.) qui rendra l’exploitation future moins profitable ou
non-rentable, ce qui peut encourager la surconsommation de ressources. Mais
inversement, il existe aussi des configurations de marché où l’absence de
fluctuations encourage une exploitation durable de la ressource.
On peut tout de même accorder un crédit supérieur à la position antilibérale en ceci que la volonté d’interdire légalement la surconsommation des ressources naturelles permet de défendre l’intérêt des générations futures -tandis que le marché libre ne fonctionne que pour satisfaire les préférences des consommateurs présents (ou dont l’entreprise peut estimer qu’ils deviendront à court terme sa clientèle). De ce point de vue, Pannekoek a raison de dénoncer le capitalisme et sa quête du « profit immédiat ». Le libéralisme, même s’il n’encourage en soi aucun état d’esprit particulier, laisse la société et l’environnement sans défense contre le présentisme. Inversement, la rationalisation des demandes du marché exige bien l’intervention d’une instance s’imposant à l' "anarchie de la société civile" (Hegel) -la puissance publique.
Le chapitre de Salin ne laisse aucune place à un rôle
positif de l’Etat, parce qu’il n’envisage de politiques écologiques que
sous la forme de nationalisation des ressources. Il aura ensuite beau
jeu de montrer que la propriété publique n’est le souci de personne en
particulier, ce qui la rend vulnérable, économiquement inutile, etc. C’est une
victoire facile parce qu’elle ne veut voir comme seule alternative au
libre-marché une bureaucratie étatique soviétoïde, etc.
On peut au contraire montrer des cas concrets de régulation politique qui permette à la fois la gestion durable des ressources et une exploitation par des entreprises privées. Le modèle islandais de quotas de pèche est à cet égard un compromis tout à fait intéressant entre l’Etat et le marché. On peut parler ici d’un modèle d’« économie de marché régulée » ou d’une « économie de marché non-libérale ».
L’autre alternative antilibérale que Salin ignore délibérément, c’est bien sûr le fait qu’à la place de la propriété publique ET de la propriété privée, il existe des « faisceaux de droits » régissant des propriétés communes. Pour reprendre l’exemple des éléphants, on peut imaginer une configuration juridique où les troupeaux sont possédés en commun par une communauté locale, qui en fait une exploitation raisonnée (touristique, etc.), mais où certains droits que possèderaient un propriétaire privé leur sont retirés par l’Etat (par exemple un droit inconditionnel à l’abattage, ce qui permettrait d’éviter des comportements court-termistes -par exemple le fait de détruire la ressource en organisant une partie de chasses pour millionnaires, etc.). On peut qualifier ces modèles économiques de « communisme » (dans un sens décentralisé et autogéré, par opposition à la propriété publique -mais aussi par opposition à l’absolutisme de la propriété privée).
On verra bien sûr toujours des libéraux protester que les
acteurs privés sont rationnels et assez grands pour éviter par eux-mêmes
les pièges de l’avidité et du court-termisme. Mais il est facile de trouver des
exemples du contraire.
Depuis plusieurs décennies, la destruction de l’environnement naturel connaît l’accélération que l’on sait, alors même que le capitalisme a triomphé de son rival soviétique durant la Guerre froide et s’est étendu plus qu’à n’importe quelle autre période de l’Histoire. Cette conjonction est une bonne raison pour tenir les prétentions du libéralisme à être écologique pour hasardeuses, accidentelles et au fond chimériques.
La méthode pluraliste en philosophie politique nous conduit au contraire à distinguer que la liberté individuelle est une valeur, qu’un environnement préservé est une valeur, et qu’il n’y a aucune raison que ces deux valeurs puissent toujours être conciliées. Le monisme de la liberté est autant en échec face aux exigences légitimes de protection environnementale que face à nos attentes de protection sociale, de santé publique, d'éducation, etc.
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