mercredi 2 juillet 2025

Anton Pannekoek : « La destruction de la nature » (1909). Un texte pionnier de l’éco-socialisme. Suivi d’une réflexion sur la politique environnementale

« De nombreux écrits scientifiques se plaignent avec émotion de la destruction croissante des forêts. Or ce n’est pas seulement la joie que chaque amoureux de la nature éprouve pour la forêt qui doit être prise en compte. Il existe aussi d’importants intérêts matériels, voire des intérêts vitaux pour l’humanité. Avec la disparition des riches forêts, des pays connus dans l’Antiquité pour leur fertilité, densément peuplés, véritables greniers pour les grandes villes, sont devenus des déserts pierreux. La pluie n’y tombe que rarement, ou des pluies diluviennes dévastatrices emportent les minces couches d’humus qu’elle doit fertiliser. Là où la forêt des montagnes a été anéantie, les torrents alimentés par les pluies de l’été roulent d’énormes masses de pierres et de sable, qui dévastent les vallées alpines, déforestent et détruisent les villages dont les habitants sont innocents « du fait que le profit personnel et l’ignorance ont détruit la forêt dans les hautes vallées et la région des sources ». 

« Intérêt personnel et ignorance » : les auteurs, qui décrivent avec éloquence ce désastre, ne s’attardent pas sur ses causes. Ils croient probablement qu’il suffit d’en souligner les conséquences pour remplacer l’ignorance par une meilleure compréhension et en annuler les effets. Ils ne voient pas qu’il s’agit d’un phénomène partiel, l’un des nombreux effets de nature similaire du capitalisme, ce mode de production qui est le stade suprême de la chasse au profit.

Comment la France est-elle devenue un pays pauvre en forêts, au point d’importer chaque année des centaines de millions de francs de bois de l’étranger et de dépenser beaucoup plus pour atténuer par le reboisement les conséquences désastreuses de la déforestation des Alpes ? Sous l’Ancien Régime, il y avait beaucoup de forêts domaniales. Mais la bourgeoisie, qui a pris les rênes de la Révolution française, ne voyait dans ces forêts domaniales qu’un instrument d’enrichissement privé. Les spéculateurs ont rasé trois millions d’hectares pour transformer le bois en or. L’avenir était le cadet de leurs soucis, seul comptait le profit immédiat.

Pour le capitalisme, toutes les ressources naturelles ont la couleur de l’or. Plus il les exploite rapidement, plus le flux d’or s’accélère. L’existence d’un secteur privé a pour effet que chaque individu essaie de faire le plus de profit possible sans même penser un seul instant à l’intérêt de l’ensemble, celui de l’humanité. Par conséquent, chaque animal sauvage ayant une valeur monétaire, toute plante poussant à l’état sauvage et dégageant du profit est immédiatement l’objet d’une course à l’extermination. Les éléphants d’Afrique ont presque disparu victimes d’une chasse systématique pour leur ivoire. La situation est similaire pour les hévéas, qui sont victimes d’une économie prédatrice dans laquelle tout le monde ne fait que détruire les arbres sans en replanter de nouveaux. En Sibérie, on signale que les animaux à fourrure se raréfient de plus en plus en raison d’une chasse intensive et que les espèces les plus précieuses pourraient bientôt disparaître. Au Canada, de vastes forêts vierges sont réduites en cendres, non seulement par les colons qui veulent cultiver le sol, mais aussi par les « prospecteurs » à la recherche de gisements de minerai ; ceux-ci transforment les versants montagneux en roches dénudées pour avoir une meilleure vue d’ensemble du terrain. En Nouvelle-Guinée, un massacre d’oiseaux du paradis a été organisé afin de se plier à la lubie dispendieuse d’une milliardaire américaine. Les folies de la mode typiques d’un capitalisme gaspillant la plus-value ont déjà conduit à l’extermination d’espèces rares ; les oiseaux de mer de la côte est-américaine n’ont dû leur survie qu’à la stricte intervention de l’État. De tels exemples pourraient être multipliés à l’infini.

Mais les plantes et les animaux ne sont-ils pas là pour être utilisés par les humains à leurs propres fins ? Ici, nous laissons complètement de côté la question de la conservation de la nature telle qu’elle se poserait sans l’intervention humaine. Nous savons que les humains sont les maîtres de la terre et qu’ils transforment complètement la nature pour leurs besoins. Pour vivre, nous sommes complètement dépendants des forces de la nature et des richesses naturelles ; nous devons les utiliser et les consommer. Ce n’est pas de cela dont il est question ici, mais uniquement de la façon dont le capitalisme en fait usage.

Un ordre social raisonnable devra utiliser les trésors de la nature mis à sa disposition de telle sorte que ce qui est consommé soit en même temps remplacé, en sorte que la société ne s’appauvrisse pas et puisse s’enrichir. Une économie fermée qui consomme une partie des semis de céréales s’appauvrit de plus en plus et doit infailliblement faire faillite. Tel est le mode de gestion du capitalisme. Cette économie qui ne pense pas à l’avenir ne fait que vivre dans l’instantanéité. Dans l’ordre économique actuel, la nature n’est pas au service de l’humanité, mais du Capital. Ce ne sont pas les besoins vestimentaires, alimentaires et culturels de l’humanité, mais l’appétit du Capital en profit, en or, qui régit la production.

Les ressources naturelles sont exploitées comme si les réserves étaient infinies et inépuisables. Avec les néfastes conséquences de la déforestation pour l’agriculture, avec la destruction des animaux et des plantes utiles, apparaît au grand jour le caractère fini des réserves disponibles et la faillite de ce type d’économie. Roosevelt reconnait cette faillite lorsqu’il veut convoquer une conférence internationale pour faire le point sur l’état des ressources naturelles encore disponibles et prendre des mesures pour prévenir leur gaspillage.

Bien sûr, ce plan en soi est une fumisterie. L’État peut certes faire beaucoup pour empêcher l’impitoyable extermination d’espèces rares. Mais l’État capitaliste n’est après tout qu’un triste représentant du bien commun [...] Il doit se plier aux intérêts essentiels du Capital.

Le capitalisme est une économie décérébrée qui ne peut réguler ses actes par la conscience de leurs effets. Mais son caractère dévastateur ne découle pas de ce seul fait. Au cours des siècles passés, les êtres humains ont exploité la nature de manière insensée sans penser à l’avenir de l’humanité tout entière. Mais leur pouvoir était réduit. La nature était si vaste et si puissante qu’avec leurs faibles moyens techniques, ils ne pouvaient lui faire subir que d’exceptionnels dommages. Le capitalisme, en revanche, a remplacé le besoin local par le besoin mondial, créé des moyens techniques pour exploiter la nature. Il s’agit alors d’énormes masses de matière qui subissent des moyens de destruction colossaux et sont déplacées par de puissants moyens de transport. La société sous le capitalisme peut être comparée à la force gigantesque d’un corps dépourvu de raison. Alors que le capitalisme développe une puissance sans limite, il dévaste simultanément l’environnement dont il vit de façon insensée. Seul le socialisme, qui peut donner à ce corps puissant conscience et action réfléchie, remplacera simultanément la dévastation de la nature par une économie raisonnable." 

-Anton Pannekoek, « La destruction de la nature », 1909.

 

Post-scriptum sur la politique environnementale :

On peut mettre en dialogue les conceptions nettement éco-socialistes avant la lettre de Pannekoek avec les thèses d’un défenseur du capitalisme libéral comme Pascal Salin.

Salin a intitulé le chapitre 16 de son ouvrage Libéralisme (éditions Odile Jacob, 2000, 506 pages, pp.381-399) « La défense de l'environnement : bien public ou bien privé ? ». Il soutient que la thèse que « seules l'instauration du capitalisme, c'est-à-dire d'un régime de droits de propriétés privés, et la suppression du collectivisme permettent de défendre les espèces animales menacées et l'environnement. »

Salin donne l’exemple, assez convaincant, du rôle bénéfique de la privatisation des troupeaux d’éléphants, qui a permis de réduire le braconnage sur des terres publiques : « A partir du moment où les éléphants appartiennent à des individus ou des groupes d'individus bien spécifiés, ces derniers ont intérêt non seulement à exploiter les éléphants, mais à les "créer", c'est-à-dire à favoriser les naissances et à protéger leur croissance, puisque la possession d'un droit de propriété permet d'exclure autrui de l'usage d'une ressource: le propriétaire d'un éléphant et lui seul peut décider de l'abattre, de vendre son ivoire et sa viande. Il a donc tout intérêt à empêcher les autres de tuer ses éléphants et à en faire apparaître de nouveaux. […]

La privatisation des éléphants n'est pas qu'une vue de l'esprit. Si elle est en fait réalisée depuis longtemps, par exemple, dans les parcs nationaux, en particulier en Afrique du Sud, elle est devenue la pratique légale normale d'un pays comme le Zimbabwe depuis quelques années. A vrai dire, il ne s'agit pas exactement de la création de droits individuels, les éléphants étant plutôt devenus la propriété de communautés villageoises ou de familles élargies. Mais il n'en reste pas moins vrai que cette modification juridique a transformé le sort des éléphants. Désormais, les villageois, au lieu d'être des spectateurs indifférents ou des acteurs conscients des massacres d'éléphants, sont devenus les gestionnaires rationnels d'une exploitation optimale des troupeaux d'éléphants. Le capitalisme pastoral a remplacé le collectivisme, pour le plus grand bienfait des populations et des éléphants… Dès lors, les villageois considèrent les éléphants comme des ressources non seulement renouvelables, mais à renouveler. Et si les troupeaux deviennent trop importants par rapport à ce que l'environnement permet de supporter, on adapte leur dimension en en tirant des ressources. Les résultats de cette privatisation sont tellement spectaculaires qu'en une quinzaine d'années, on est passé d'une situation où les éléphants étaient en voie d'extinction à une situation où ils sont au contraire surabondants, au point qu'il est nécessaire d'organiser régulièrement des ventes aux enchères au cours desquelles les résidents du pays ou d'autres pays voisins peuvent acheter des animaux -non seulement des éléphants, mais aussi des girafes, des buffles ou des impalas- qui permettront de reconstituer leurs propres troupeaux ou de se lancer à leur tour dans l'élevage. »

On retrouve le vieil argument d’Aristote -anticipant la « tragédie des biens communs »- : « On prend fort peu de soin de ce qui est commun à un très grand nombre: les individus en effet s'occupent principalement de ce qui leur est propre et moins de ce qui est commun, ou seulement dans la mesure où chacun est concerné. Et outre ces différentes raisons, on néglige plus ce qui est commun parce qu'on a l'impression que quelqu'un d'autre d'en s'occupe. » (Aristote, Les Politiques, Livre II, trad. Pierre Pellegrin, Paris, GF-Flammarion, 2015, 591 pages, p.158).

L’argument de Salin est intéressant parce qu’il montre que la privatisation des ressources naturelles et la recherche du profit n’entraînent pas nécessairement l’épuisement des ressources naturelles. Il faut au moins une condition supplémentaire pour que cela se produise. Cette condition -que Pannekoek n’a pas vu, ce qui rend sa critique quelque peu unilatérale- c’est quelque chose comme un type de variation de la demande des consommateurs.

Et c’est aussi un impensé de la perspective de Salin (ce qui rend sa critique de la régulation elle aussi unilatérale) :

En effet, la limite de l’argumentaire libéral de Salin est que la création de droits de propriété privée sur des éléments naturels ne peut favoriser leur préservation qu’à trois conditions (me semble-t-il) :

1) : Le propriétaire privé doit vouloir maximiser son gain économique. Cette considération doit primer sur tous ses autres désirs (comme celle de raser une forêt privée pour installer à la place un parc d’attraction, ou même par pur sadisme, etc.). Il doit en somme se comporter en « homo œconomicus » -un modèle psychologique hautement réducteur, et par conséquent fortement contesté en sciences humaines, y compris au sein de l’école autrichienne d’économie à laquelle se rattache Salin.

2) : Le propriétaire doit également croire qu’il peut obtenir un bénéfice économique futur plus important en préservant la ressource, en ne l’épuisant pas. Il doit croire que son profit maximal exige une gestion durable de la ressource.

3) : La ressource doit effectivement lui permettre un tel bénéfice, sans être dépendante de fluctuation du marché qui rendrait conjoncturellement très avantageux de vendre la totalité de la ressource transformée avant une longue période de déclin ou de disparition de la demande. Si cette condition n’est pas remplie, la bonne stratégie en vue du profit implique au contraire de surexploiter rapidement la ressource avant que sa valeur marchande ne s’écroule

Il est clair que ces conditions sont loin d’être toujours réunies.

Pannekoek et Salin ont tous les deux péchés par oublis des fluctuations de la demande du marché. Le marché peut parfois demander une satisfaction momentanée des préférences (par effet de mode, panique, etc.) qui rendra l’exploitation future moins profitable ou non-rentable, ce qui peut encourager la surconsommation de ressources. Mais inversement, il existe aussi des configurations de marché où l’absence de fluctuations encourage une exploitation durable de la ressource.

On peut tout de même accorder un crédit supérieur à la position antilibérale en ceci que la volonté d’interdire légalement la surconsommation des ressources naturelles permet de défendre l’intérêt des générations futures -tandis que le marché libre ne fonctionne que pour satisfaire les préférences des consommateurs présents (ou dont l’entreprise peut estimer qu’ils deviendront à court terme sa clientèle). De ce point de vue, Pannekoek a raison de dénoncer le capitalisme et sa quête du « profit immédiat ». Le libéralisme, même s’il n’encourage en soi aucun état d’esprit particulier, laisse la société et l’environnement sans défense contre le présentisme. Inversement, la rationalisation des demandes du marché exige bien l’intervention d’une instance s’imposant à l' "anarchie de la société civile" (Hegel) -la puissance publique.

Le chapitre de Salin ne laisse aucune place à un rôle positif de l’Etat, parce qu’il n’envisage de politiques écologiques que sous la forme de nationalisation des ressources. Il aura ensuite beau jeu de montrer que la propriété publique n’est le souci de personne en particulier, ce qui la rend vulnérable, économiquement inutile, etc. C’est une victoire facile parce qu’elle ne veut voir comme seule alternative au libre-marché une bureaucratie étatique soviétoïde, etc.

On peut au contraire montrer des cas concrets de régulation politique qui permette à la fois la gestion durable des ressources et une exploitation par des entreprises privées. Le modèle islandais de quotas de pèche est à cet égard un compromis tout à fait intéressant entre l’Etat et le marché. On peut parler ici d’un modèle d’« économie de marché régulée » ou d’une « économie de marché non-libérale ».

L’autre alternative antilibérale que Salin ignore délibérément, c’est bien sûr le fait qu’à la place de la propriété publique ET de la propriété privée, il existe des « faisceaux de droits » régissant des propriétés communes. Pour reprendre l’exemple des éléphants, on peut imaginer une configuration juridique où les troupeaux sont possédés en commun par une communauté locale, qui en fait une exploitation raisonnée (touristique, etc.), mais où certains droits que possèderaient un propriétaire privé leur sont retirés par l’Etat (par exemple un droit inconditionnel à l’abattage, ce qui permettrait d’éviter des comportements court-termistes -par exemple le fait de détruire la ressource en organisant une partie de chasses pour millionnaires, etc.). On peut qualifier ces modèles économiques de « communisme » (dans un sens décentralisé et autogéré, par opposition à la propriété publique -mais aussi par opposition à l’absolutisme de la propriété privée).

On verra bien sûr toujours des libéraux protester que les acteurs privés sont rationnels et assez grands pour éviter par eux-mêmes les pièges de l’avidité et du court-termisme. Mais il est facile de trouver des exemples du contraire.

Depuis plusieurs décennies, la destruction de l’environnement naturel connaît l’accélération que l’on sait, alors même que le capitalisme a triomphé de son rival soviétique durant la Guerre froide et s’est étendu plus qu’à n’importe quelle autre période de l’Histoire. Cette conjonction est une bonne raison pour tenir les prétentions du libéralisme à être écologique pour hasardeuses, accidentelles et au fond chimériques.

La méthode pluraliste en philosophie politique nous conduit au contraire à distinguer que la liberté individuelle est une valeur, qu’un environnement préservé est une valeur, et qu’il n’y a aucune raison que ces deux valeurs puissent toujours être conciliées. Le monisme de la liberté est autant en échec face aux exigences légitimes de protection environnementale que face à nos attentes de protection sociale, de santé publique, d'éducation, etc.

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